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First international conference on Economic De-growth for Ecological Sustainability and Social Equity, Paris, April 18-19th 2008 Actes du premier colloque sur Penser l’écologie politique Sciences sociales et interdisciplinarité Paris, 13-14 janvier 2014 1

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First international conference on Economic De-growth for Ecological Sustainability and Social Equity, Paris, April 18-19th 2008

Actes du premier colloque sur

Penser l’écologie politiqueSciences sociales et interdisciplinarité

Paris, 13-14 janvier 2014

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Coordinateur scientifique: Fabrice Flipo

Site internet du colloquehttp://events.it-sudparis.eu/ecologiepolitique/ou: ecologiepolitique.tk

Contactfabrice.flipo @it-sudparis.e u

RemerciementsCe colloque a reçu le soutien de TELECOM & Management SudParis, de l’Institut Mines-Télécom, du Ministère du Développement Durable et de l’Energie, et de l’Université Paris 7.

Nous remercions les co-organisateurs

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Table des matièresDeléage J.-P. - Penser l’écologie politique...........................................................................................12

Jappe A. - Éloge de la « croissance des forces productives » ou critique de la « production pour la production » ? Le « double Marx » face à la crise écologique. ...........................................................14

Gun O. & F.-D. Vivien - Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une perspective lacano-marxiste pour la décroissance de Serge Latouche ?...............................................................17

Desguerriers G. - Fonder l’écologie politique »...................................................................................21

Briey de L. - Peut-on vouloir renoncer au productivisme sans renoncer à l’Etat-Providence ? ...........26

Tonaki Y. - Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima....................................................29

Villalba B. - Temporalités négociées, temporalités prescrites. L’enjeu du délai..................................32

Grisoni A. & R. Sierra - L’écologie politique comme perspective : la reformulation des catégories du politique sur l’espace public oppositionnel.........................................................................................33

Sauvêtre P. - Governmentality studies et écologie politique...............................................................37

Bertina L. - Ecologistes mais pas verts : des catholiques aux prises avec la question politique. .......41

Vecchione E. - Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas.......45

Chansigaud V. - Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides (1880-1970)........................................................................................................................................ 49

Beaurain C. - Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des interactions entre l’économie et la nature..........................................................................................50

Naranjo I. - Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire................................56

Feger C. & A. Rambaud - Apports et rapports mutuels de la gestion et de l’écologie politique : essai d’articulation par la comptabilité........................................................................................................60

Ribeiro M. - Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne........65

Hurand B. - Les déchets : une question d’intégration.........................................................................73

Kazic D. - La bistronomie versus slow food : les solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où on les attendait…...............................................................................................................................77

Prignot N. - L'écosophie de Félix Guattari : sur les ondes électromagnétiques...................................81

Tessier A. & al. - « Faire de la science » interdisciplinaire : une complication nécessaire ou superflue ? Exemple d’un cas d’étude avec les Récifs Artificiels en Languedoc-Roussillon................85

Dutreuil S. - Pourquoi des écologies politiques font-elles appel à Gaïa ? ...........................................88

P. Corcuff - Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire..........................99

Sambo A. - L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique. Application à la gestion du lac Tchad............................................................................................................................................... 102

Guest B. - Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? ...................................................................109

Hache E. - L’écologie politique au prisme de la science fiction : du monde clos à l’univers infini et retour ? ............................................................................................................................................ 112

Ferdinand M. - Écologie politique et pensées postcoloniales : Tentatives du « postcolonial ecocriticism »...................................................................................................................................113

Gautero J.-L. - La vallée de l’éternel retour, la science et l’écologisme radical.................................116

E. Bourel - Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable .. . .120

Gervais M. - Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature..............................................124

Lewis N. & J. Rebotier - L’environnement en partage: affirmer la modernité pour (re)lier nature et sociétés............................................................................................................................................ 129

Bonneuil C. & J.B. Fressoz - L'histoire, la Terre et nous. Quelle histoire de l'anthropocène ?............133

Audet R. - Une écologie politique du discours de la transition..........................................................137

Bécot R. – Interroger la production de l'oubli autour des mouvements sociaux et écologistes.........141

Boudet F. - Le concept d’espèce humaine : un défi pour les sciences humaines et sociales ?.........144

Cochet Y. - L'aversion des SHS pour l'écologie politique..................................................................147

Boudes P. & S. Ollitrault - La sociologie de l’environnement et des mouvements sociaux face à l’écologie politique ..........................................................................................................................150

Martin F. & R. Larsimont - L’écologie politique depuis l’Amérique Latine.........................................155

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Flipo F. - L’écologie politique définie par les controverses générées par sa réception......................160

Vioulac J. - Exploitation de la nature et exploitation de l‘homme: le Capital comme « sujet dominant »......................................................................................................................................................... 163

Lamizet B. - L‘écologie: une sémiotique politique de l‘espace..........................................................168

Bouleau G. - Pour une écologie politique scientifique de terrain.......................................................172

Hoyaux A.F. & V. André-Lamat - Construction des savoirs et enseignements de l’écologie politique : du conformisme à l’interobjectivation de la nature..........................................................................176

Tassin E. - Propositions philosophiques pour une compréhension cosmopolitique de l’écologie ......180

Lamarche & al. - Les services écosytémiques face à l’écologie politique : perspectives interdisciplinaires et interscalaires...................................................................................................184

Renault M. - Dire ce qui compte : une conception pragmatique de la formation des valeurs...........188

Harribey J.-M. - Retour à la critique de l’économie politique pour examiner la question de la valeur de la nature........................................................................................................................................... 192

Canabate A. - Puissance des subjectivités et réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la « sortie civilisée » (Gorz) du capitalisme.............................................................................................197

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Penser l'écologie politique : sciences sociales et interdisciplinarité

13 et 14 janvier 2014 – Paris Diderot

Bâtiment Buffon - 15 rue Hélène Brion 75013 Paris

Ce colloque part du constat d'une difficulté : de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’« écologie politique » ? Parle-t-on de développement durable ? D'après-développement, de buen vivir, d'écosocialisme, de décroissance, d'écosophie etc. ? Comment écologie et politique, politique et écologie s’articulent-elles dans cette expression à la signification des plus plastiques ? Quelle place prennent les travaux en sciences sociales tant dans les recherches en environnement que dans la discussion engagée dans le champ de l’écologie politique ? Le mouvement écologiste distingue, de son côté, depuis les origines, « l'écologisme » de « l'environnementalisme », au motif que le premier cherche à modifier les causes profondes de la dégradation de la nature et plus largement du monde vécu, tandis que le second s'en tient à la protection de la nature. Ces enjeux n'ont jamais été plus actuels, les écologistes obtiennent des scores parfois élevés aux élections (autour de 20 % tous partis confondus aux Européennes de 2009), et les questions écologiques font l'objet de tensions internationales croissantes (sommet Rio+20). Académiquement parlant, en dépit de cette dimension politique et sociétale évidente, le champ a surtout été occupé par les sciences dites « dures » (écologie, ingénierie, etc.). A l’heure où les sciences humaines et sociales en France investissent toujours plus ces questions, mais de manière inégale, il apparaît nécessaire de faire le point pour cerner les enjeux, les problèmes et les défis à relever. Dans une bibliothèque, l'étagère la plus fournie, en matière d'écologie politique, se nomme « développement durable ». L’économie est la discipline la plus représentée, mais on y trouve également la géographie, la sociologie, le droit, la philosophie, l’anthropologie et l’histoire. Certes, la thématique écologique s’est construite comme une critique de la société industrielle et de ses aspects productivistes et de consommation, que la poursuite de la croissance symbolise. Mais comment aller plus loin ? La critique du capitalisme est-elle suffisante ?

Il est admis que différentes conceptions de la nature se partagent l’histoire : prémoderne, moderne et « écologique ». A l’observation chez les Grecs aurait succédé l’expérimentation chez les Modernes, et le respect serait à venir. Or le statut de la troisième conception fait problème, dans la série. L'analyse politique tient en effet pour acquis que le passage du prémoderne (ou « antique ») au moderne implique des changements massifs : émergence de l’État, de l'économie de marché, du développement technologique, passage de la « liberté des Anciens » à la « liberté des Modernes », d’Aristote au constructivisme social, etc. Entre le prémoderne et le moderne, l'écart est souvent considéré comme étant celui de l’émergence de la science et de la technique elles-mêmes. Si l’écart entre la deuxième et la troisième conception devait être de la même magnitude, reste à savoir dans quel sens il faut s’engager pour opérer la conversion souhaitée de l’expérimentation au respect. On accuse fréquemment les écologistes de vouloir « revenir à l’âge de pierre » (ou de la lampe à pétrole). La protection de la nature n’est-elle pas plutôt un « souci moderne », qui ne se fait jour que lorsque l'agir humain atteint une certaine magnitude ? La question taraude les études sur l'écologisme, sans trouver de réponse claire.

Si, pendant des années, voire des décennies, il y a eu si peu de travaux et qu'ils ont été si peu lus, c'est parce que les auteurs qui se sont engagés à l’époque dans cette voie ont été marginalisés au motif que, pour s'intéresser à l'écologie, il fallait être écologiste, c'est-à-dire « croire » aux dangers dont les « écologistes » de l’époque disaient qu’ils menaçaient, « croire » aux « prédictions » de ces Cassandre. Nous sommes loin aujourd’hui de cette marginalisation. On n’a jamais autant parlé d’écologie (ou d’environnement) en France et

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

dans le monde. Les voix les plus soucieuses de correction et les moins soupçonnables de vouloir changer quoi que ce soit à l’ordre établi ont même rejoint le chœur des marginaux d’hier et ne sont pas les moins radicaux. Les rapports, articles, livres, émissions, films « écologistes » sont aujourd’hui nombreux et accessibles, mais qu’en est-il de la place de l’« écologie politique » en tant que paradigme dans le champ des études académiques ? La communauté savante serait-elle aussi neutre qu'elle le prétend ? Ou au contraire a-t-elle tendance à s'aligner sur les positions de la diplomatie française, à l'échelle internationale, qui est celle d'un pays riche ?

Si elle circule bien mieux qu’avant dans la société, la littérature écologiste reste méconnue de la très grande majorité des universitaires qui la jugent a priori bigarrée et « nébuleuse ». Les auteurs « écologistes » ne sont pas nécessairement passés par l'université et, s'il arrive qu’ils soient universitaires, ils écrivent sur l’écologie en marge de leur domaine principal de recherche. Mobiliser la communauté universitaire des sciences humaines et sociales autour des enjeux de l’écologie politique, c’est certes travailler à lui faire comprendre la pertinence intellectuelle et politique de ce paradigme mais aussi travailler à réconcilier les universitaires avec les « intellectuels organiques » issus du mouvement écologiste, intellectuels qu’ils ne connaissent pas mais qui, eux, se sont formés en lisant parfois les mêmes auteurs que certains universitaires…

L’objectif de ce colloque sera donc d’examiner pourquoi les sciences humaines et sociales ont-elles tant de mal à intégrer la question écologique, comment l’écologie politique en tant que paradigme pourrait-elle être pensée ? En quoi consiste-t-elle ? Ces difficultés sont-elles les mêmes dans toutes les disciplines ? Comment les expliquer ? Comment les surmonter ?

Parmi les thèmes qui seraient à aborder (non exhaustif) :

1 questions épistémologiques liées à l'intégration de « la nature » en sciences humaines et sociales : le risque d’introduire du déterminisme (« biologisme » etc.), le rapport aux sciences dites « de la nature » (lesquelles etc.), et plus généralement aux savoirs et savoir-faire (techniques, technologies) mis en œuvre par une société dans son rapport au milieu ;

2 difficulté de « faire science » (même « humaine et sociale ») à propos d'un objet qui entremêle science, politique, engagement citoyen... Comment constituer un champ ? Quel est le corpus (livres, tracts, documents etc.) ? Est-ce souhaitable ? Est-ce possible ? Doit-il être interdisciplinaire ? Mais alors est-ce encore un champ ?

3 liens entre sciences humaines et sociales et intellectuels organiques du mouvement écologiste ;

4 la communauté des sciences humaines et sociales intègre-t-elle mieux l’écologie politique en tant que paradigme dans d’autres pays qu’elle ne le fait en France ?

5 de quel secours les SHS sont-elles capables, au regard du défi posé à la société et plus largement au monde dont elles émanent ? Quelles sont les perspectives politiques de l’écologie politique ? Quelles sont les spécificités de ce champ politique, par rapport à d’autres, déjà balisés ? Est-elle porteuse seulement de politique, ou plus généralement d’un « grand récit », susceptible de prendre le relais de ceux qui se sont épuisés ? Ou est-ce autre chose encore ?

Ce colloque fait le pari de la pluridisciplinarité (problématisation de l’écologie politique à partir de différents cadres disciplinaires) et de l'interdisciplinarité (travail sur les cadres disciplinaires, dans ce qu’ils peuvent avoir d’aveuglant). Le postulat est que les difficultés rencontrées dans chaque discipline, pour saisir l'écologie politique, s'éclaireront mieux par le concours des autres. Pour éviter toutefois que l’éclairage multidisciplinaire et interdisciplinaire de l’écologie politique ne vire à l'éclectisme, il sera demandé que les contributions interrogent autant l'objet étudié que les difficultés rencontrées dans leur discipline pour le cadrer, ce qui suppose de rendre visibles les fondements d'une discipline

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

pour les autres contributeurs, permettant ainsi au dialogue de s'instaurer. Il n'y a pas de dialogue possible entre deux secteurs trop spécialisés de la recherche, car les présupposés d'un secteur sont si nombreux qu'aucun autre ne peut pleinement les maîtriser. C'est aux spécialistes de remonter en généralité, et situer leur position au sein de courants théoriques plus vastes, qui seuls peuvent être confrontés les uns aux autres. Chaque intervenant sera donc invité, à partir de son objet de réflexion et de son positionnement, à penser la place présente et à venir de sa discipline au sein d’une réflexion globale sur l’écologisme.

Site internet de la rencontre: http://events.it-sudparis.eu/ecologiepolitique ou ecologiepolitique.tk

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Comité d’organisationArnauld de Sartre, Xavier, chargé de recherches au CNRS, géographe, Directeur adjoint du SET

Blanc, Nathalie, Directrice de recherches au CNRS en géographie urbaine, LADYSS

Boudes, Philippe, sociologue, chercheur associé au LADYSS

Flipo, Fabrice, Maître de Conférences, philosophe, TELECOM & Management SudParis

Carnino, Guillaume, Enseignant-chercheur, historien, Université de Technologie de Compiègne) et post-doctorant (CRH : CNRS/EHESS)

Hache, Emilie, maître de conférences, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense

Lamarche, Thomas, maître de conférences HDR, économiste, LADYSS

Murard, Numa, Professeur, sociologue, Directeur du CSPRP

Villalba, Bruno, maître de conférences, sciences politiques, CERAPS, Sciences Po Lille

Comité scientifiqueArnauld de Sartre, Xavier, chargé de recherches au CNRS, géographe, SET

Belaïdi, Nadia, chargée de recherches au CNRS, juriste à l'UMR PRODIG

Blanc, Nathalie, Directrice de recherches au CNRS en géographie urbaine, Ladyss

Bonneuil, Christophe, maître de conférences, historien, EHESS CNRS centre Koyré

Chartier, Denis, maître de conférences, géographe, Université d'Orléans

Corcuff, Philippe, maître de conférences, sociologue, Sciences Po Lyon

David, Christophe, maître de conférences, philosophe, Université de Rennes 2

Dobré, Michelle, professeure, sociologue, Université de Caen

Duclos, Denis, directeur de recherches, sociologue, CNRS

Flipo, Fabrice, maître de conférences, philosophe, TEM

Gruca, Philippe, philosophe, Université de Bordeaux

Haber, Stéphane, professeur, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense

Hache, Emilie, maître de conférences, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense

Jany-Catrice, Florence, professeure, économiste, Université de Lille 1

Jappe, Anselm, chargé de cours à l'EHESS

Lamarche, Thomas, maître de conférences HDR, économiste, Ladyss

Laval, Christian, professeur de sociologie, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense

Locher, Fabien, Chargé de recherche, historien, EHESS

Lowy, Michael, professeur, philosophe, EHESS

Méda, Dominique, professeure, sociologue, Paris Dauphine

Monédiaire, Gérard, professeur, juriste, Université de Limoges

Rodary, Estienne, chargé de recherche à l'IRD, géographe, Université de Montpellier, co-rédacteur en chef d'Ecologie & Politique.

Salmon, Jean-Marc, sociologue, professeur associé TEM

Villalba, Bruno, maître de conférences, sciences politiques, CERAPS, Sciences Po Lille

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Programme

Lundi 13 janvier, matin. Quel débat démocratique à l’heure de l’urgence écologique ?9h Accueil

9h15 Ouverture. Jean-Paul Deléage.

10h00 / 12h00 Ateliers Atelier 1. Amphi Buffon. Marx est-il nécessaire pour penser l'écologie politique ?

• S. Latouche (économiste, Université Paris Sud)

• Eloge de la "croissance des forces productives" ou critique de la "production pour la production" ? Le "double Marx" face à la crise écologique. A. Jappe (philosophe, écrivain)

• Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une réflexion à partir de l’œuvre de Serge Latouche. O. Gun & F.-D. Vivien (économie, Université de Reims Champagne-Ardennes)

Atelier 2. Salle RH02A. Urgence sociale ou écologique ?

• Fonder l’écologie politique. G. Desguerriers (société civile - UFAL, Union des Familles Laïques)

• Peut-on vouloir rompre avec le productivisme sans renoncer à l’Etat-providence ? L. De Briey (philosophie, Université de Namur)

• Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima. Y. Tonaki (philosophie, Université Tokyo / CSPRP Paris 7)

• Temporalités Politiques et écologiques. Confrontations et limites. B. Villalba (sciences politiques, Sciences Po Lille)

Atelier 3. Salle RH04A. Le rapport des écologistes à la politique

• De la naissance des partis verts au développement d’un clivage productivistes/écologistes. Un regard de science politique sur l’écologie politique. ( F. Gougou & S. Persico, sciences politiques, Sciences Po Paris)

• Le politique à l’épreuve de l’écologie : une perspective des SHS . A. Grisoni (sociologie, ENS Lyon) & R. Sierra (philosophie, Université de Francfort-sur-le-Main)

• Governmentality studies et écologie politique . P. Sauvêtre (sciences politiques, IEP Paris)

• Définir l’écologie politique par l’étude de la stratégie des acteurs : le cas de l’écologie dans le milieu des catholiques en France . L. Bertina (sciences politiques, EPHE)

Atelier 4. Salle RH02B. Face aux réponses de la technocratie

• Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas. E. Vecchione (économiste, EHESS)

• Ce que la stratégie du mouvement antinucléaire apporte en propre . C. David (histoire des idées, Université de Rennes 2, CSPRP Paris 7)

Atelier 5. Salle RH04B. La nature vue du don. (à l’occasion du numéro du Mauss d’octobre 2013, Que donne la nature ?)

• La nature donne-t-elle pour de bon ? L’éthique de la Terre vue du don . Ph. Chanial (sociologie, Paris Dauphine)

• Que donne la nature ? A. Caillé (sociologie, Paris 10)

12h-13h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.

Lundi 13 janvier, après-midi. Quelle place/attention l'écologie politique accorde-t-elle à nos vies, à nos corps ?

14h30-16h30 Ateliers.

Atelier 1. Amphi Buffon. Les choix techniques comme enjeu politique

• Les déchets : une nouvelle question politique. B. Hurand (philosophie)

• L’écologie politique via l’alimentation , D. Kazic (sciences politiques, AgroParisTech)

• L'écosophie de Félix Guattari : outils de transversalité pour situations écologie : des ondes hertziennes aux ondes électromagnétiques. N. Prignot (philosophie, Université Libre de Bruxelles)

• Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides (1880-1970) . V. Chansigaud (histoire, Paris 7)

Atelier 2. Salle RH02A. Repenser la ville

• Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des interactions entre l’économie et la nature . C. Beaurain (urbanisme, Université de Limoges)

• Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire . H. Naranjo (géographie, Université de Nantes)

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

• L’écologie politique, de la critique de la technologie à la constitution d’un véritable projet politique . A. Diemer (économie, Université de Clermont-Ferrand)

Atelier 3. Salle RH04A. Redéfinir les missions de l’entreprise

• Apports et rapports mutuels de la gestion et de l'écologie politique : essai d'articulation par la comptabilité . C. Feger (gestion de l’environnement, AgroParisTech) & A. Rambaud (sciences de gestion, Paris Dauphine)

• Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne . M. Dos Santos Ribeiro (anthropologie, Université de Sao Paolo)

Atelier 4. Salle RH02B. Des sciences naturelles à l’écologie politique

• « Faire de la science » interdisciplinaire : complication essentielle ou superflue ? Exemple d’un cas d’étude de récifs artificiels en Languedoc-Roussillon . A. Tessier (biologie marine, Seaneo), E. Asan, N. Dalias et Ph. Lenfant (sociologie, Université de Perpignan)

• Pourquoi faire “appel à Gaïa” pour fonder une écologie politique ? S. Dutreuil (philosophie, Université Paris 1)

• Les pratiques cynégétiques en France et leurs sociologies. Un objet scientifique du clivage quant aux écologies politiques. C. Baticle (socio-anthropologie, Université de Picardie)

16h45-18h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.

Mardi 14 janvier, matin. Quels temps nouveaux pour l’écologie politique ? Entre deuil des idéologies et (des)espoir d’un avenir meilleur, quel sens pour l’aventure humaine ?

9h30. Plénière introductive. Giovanna Di Chiro (Siena College), Amphi Buffon.

10h00-12h00. Ateliers

Atelier 1. Amphi Buffon. Vers un pluralisme ontologique ?

• Les modernes rappelés à la nature : L’histoire et l’anthropologie comme sources de la pensée écologique. P. Charbonnier (philosophie, CNRS)

• Penser l'écologie politique dans un pays en « développement » : le Brésil à la recherche de ses racines environnementalistes . A. Acker (histoire, Institut Universitaire Européen)

• L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique (un exemple à partir de la gestion du lac Tchad en Afrique) A. Sambo (Enseignant-chercheur, Université de Maroua, Cameroun)

• Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire , Ph. Corcuff (sciences politiques, IEP Lyon)

Atelier 2. Salle RH02A. De nouveaux récits ?

• Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? Questions sur une transversalité invisible à la lueur du cas Fukushima. B. Guest ( littérature comparée, Université Montaigne Bordeaux 3)

• Science fiction et écologie dans l’histoire. E. Hache (philosophie, Paris X-Nanterre)

• Écologie politique et théories postcoloniales. Tentatives du « postcolonial ecocriticism ». M. Ferdinand (sciences politiques, CSPRP)

• La vallée de l’éternel retour , la science et l’écologisme radical. J.-L. Gautero (histoire des sciences, Université de Nice).

Atelier 3. Salle RH04A. L’écologie politique, modernité ou retour à la tradition ?

• Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable E. Bourel (anthropologie, Université Lyon 2)

• Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature à partir des sciences humaines et sociales. M. Gervais (sciences politiques, EPHE)

• À la rescousse de la Modernité : (re)lier nature et sociétés. N. Lewis (sociologie, UQAR) & J. Rebotier (géographie, CNRS)

• Penser et critiquer la technique dans les milieux personnalistes des années 1930 : une source française de l'écologie politique. Q. Hardy (philosophie, Paris 1)

Atelier 4. Salle RH 02B. Écrire l’histoire

• L'histoire, la Terre et nous. Quelle histoire de l'anthropocène ? C. Bonneuil (histoire, EHESS)

• Une écologie politique du discours de la transition. R. Audet (sociologie, UQAM)

• Interroger la production de l'oubli autour des mobilisations sociales et écologistes. R. Bécot (histoire, Centre Maurice Halbwachs)

12h-13h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Mardi 14 janvier, après-midi. Enquêter et théoriser. Construire l'écologie politique / De quelle sciences (théories, institutions, pratiques) a-t-on besoin ?

14h30-16h30. Ateliers

Atelier 1. Amphi Buffon. Les SHS face à l’écologie politique

• La résistance à la prise en compte de « la nature » . F. Boudet (philosophie, Paris X-Nanterre)

• L'aversion des SHS pour l'écologie politique. Y. Cochet ( Eurodéputé EELV, ancien Ministre de l'environnement)

• Reclaim la sociologie? Ou la sociologie à l'épreuve de l'écologie. B. Zitouni (sociologie, Université Saint-Louis Bruxelles)

• La sociologie de l’environnement et des mouvements sociaux face à l’écologie politique. Ph. Boudes et S. Ollitrault (sociologie, INRA Rennes et CNRS)

Atelier 2. Salle RH02A. Vers une théorie de l’écologie politique ?

• Faut-il de nouvelles sciences pour penser la transition écologique ? D. Méda (sociologie, Paris Dauphine)

• L’écologie politique définie par les controverses générées par sa réception. F. Flipo (philosophie, Institut Mines-Télécom/Tem CSPRP Paris 7)

• Exploitation du travail et exploitation de la nature selon Marx : le Capital comme « sujet dominant ». J. Vioulac (philosophie)

• L’écologie politique latino-américaine : un apport au chantier d’une version internationale. L. Robin & M. Facundo (géographie, CONICET)

Atelier 3. Salle RH04A. Théories de l’écologie politique

• L’écologie : une sémiotique politique de l’espace . B. Lamizet (sciences de l’information et de la communication, IEP Lyon)

• Political Ecology, constructivisme et pragmatisme. G. Bouleau (sociologie, IRSTEA)

• De la prudence distanciée à l’hypothèse paradigmatique : trajectoires de la théorie politique verte. L. Semal (sciences politiques, Université Lille 1)

• Construction des savoirs et enseignements de l'écologie politique : du conformisme à l'interobjectivation de la nature. A.F. Hoyaux & V. André-Lamat (géographie, Bordeaux III)

Atelier 4. Salle RH02B. Les enjeux du global

• Propositions philosophiques pour une compréhension cosmopolitique de l’écologie . E. Tassin (philosophie, CSPRP Paris 7)

• Globaliser l’écologie politique : une nécessité politique. E. Rodary & D. Chartier (géographie, IRD et Université d’Orléans)

• De la globalisation à l’âge global : conception du monde et acteurs émergents. G. Pleyers (sociologie, IEP Paris)

• Les services écosytémiques face à l’écologie politique : perspectives interdisciplinaires et interscalaires . T. Lamarche (économie, Ladyss), N. Blanc (géographie, Ladyss), S. Glatron (géographie, CNRS), A. Sourdril (ethnologie, Ladyss)

Atelier 5. Salle RH04B. La valeur et les valeurs. Quelles articulations ?

• Dire ce qui compte : une conception pragmatique de la formation des valeurs , M. Renault (économie, Université de Rennes)

• Le produit de la nature et le temps des hommes : don, service et rendement , F. Vatin (sociologie, Paris 10)

• Quel sens donner à la richesse et à la valeur à l'époque de la crise du capitalisme mondial ? J.-M. Harribey (économie, Université Bordeaux IV)

• Puissance des subjectivités et réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la « sortie civilisée » (Gorz) du capitalisme. Alice Canabate (sociologie, Paris 5)

17h-18h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.

18h Clôture du colloque.

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

Deléage J.-P. - Penser l’écologie politique

C’est d’une belle ambition dont ont fait preuve les initiateurs de ce colloque ; et je les remercie de m’avoir permis de participer à cette séance d’ouverture. Je ne résiste pas à la formulation d’emblée de quelques idées critiques, tenant dans le simple rappel des difficultés que les intervenants ici présents vont devoir affronter pendant ces jours de débats qui ne manqueront pas d’être vifs.

Première difficulté : le débat sur la réalité de la crise écologique a ses imposteurs dans le champ scientifique. Mais en la matière, les plus grandes impostures se situent dans le champ politique. Et lorsque l’écologie émerge dans le débat public au début des années 1970, ceux que je nomme ici par euphémisme les grands de ce monde ont déjà perçu les dangers qui se profilent.Alors que la mondialisation du capitalisme se met en route grâce à la stratégie du libre-échange, à l’intensification du commerce international et aux délocalisations vers les pays à bas coût de main-d’oeuvre, un pacte tacite s’est instauré : au sein des gouvernements et des institutions internationales, ne seraient prises que des mesures à la marge, qui ne remettaient jamais en cause les dogmes du capitalisme néo-libéral bientôt à l’œuvre sous la férule de Margaret Thatcher notamment.L’aboutissement sémantique de cette période a été l’invention de l’oxymore du développement durable, soit le comble de la mystification idéologique.

Seconde difficulté : le débat sur la science que doit aborder ce colloque est au cœur des questionnements sur l’écologie politique. En effet, les termes de démocratie technique, de science, de lanceur d’alerte ou d’expertise citoyenne deviennent des mots-clés dans les débats sur la nature de l’écologie politique. Dans leur diversité ces débats partagent toutefois un postulat problématique, celui de prendre le concept de science pour un fait acquis. Le jeune épistémologue Leo Coutellec propose de donner de l’épaisseur et du relief au concept de science en le repensant à partir du pluralisme épistémique.La question est : comment faire pour que ce pluralisme épistémique ne soit pas une nouvelle forme de relativisme ? Une réponse partielle est que des valeurs comme l’équité, le bien-être, la justice sociale, la soutenabilité écologique sont des propositions importantes que les sciences ne peuvent ignorer pour exister comme vecteurs d’émancipation sociale. En ce sens, un usage essentiel de l’éthique est de faire vivre au coeur des sciences des valeurs comme le pluralisme, la coopération ou encore l’engagement, seules à même de former la matrice de la capacité des activités et des recherches scientifiques à créer un monde commun. L’éthique générique (l’expression est encore de Leo Coutellec) est ainsi une contribution pour une science ou des sciences de l’Humain et selon l’Humanité.

Troisième difficulté : la crise des institutions et des politiques scientifiques dont notre réflexion ne peut faire l’économie.Pour cela, il est nécessaire de saisir à quel point la recherche est touchée comme toutes les activités humaines par le phénomène d’accélération de la société étudié par le sociologue Hartmut Rosa.Précisons : en France (et bien au-delà), face aux mutations actuelles de l’enseignement supérieur et de la recherche, les motifs de révolte ne manquent pas : culte de l’excellence et

de la lutte de tous contre tous ; montée en puissance de la posture instrumentale, de l’économisme et des méthodes managériales (New Public Management), promotion sans ambages d’une « économie capitaliste de la connaissance ».Chacun peut reconnaître ici un ensemble de mesures dont les sigles sont connus (LRU, RGPP, AERES,…) qui visent toutes à promouvoir « la rentabilité plutôt que l’intérêt général, la compétition plus que la coopération, l’utilité productiviste plutôt que le bien-être collectif » (Appel pour une université au service d’un monde commun).Chacun et chacune d’entre nous subit évidemment cette pression et tout chercheur qui n’est pas stressé et qui refuse aujourd’hui de rentrer dans le rang est considéré au mieux comme paresseux et original, au pire, révolté et asocial.

Nous devons faire face.

Faire face à cette pression parce qu’elle a évidemment des effets délétères car chacun d’entre nous a tendance à suivre ces injonctions d’en haut afin d’éviter le pire : publier dans les « bonnes revues », et surtout ne pas franchir les marges du politiquement et académiquement correct.

Faire face, c’est contribuer à l’émergence d’une écologie politique qui pèse dans les rapports de force sociaux, c’est contribuer à un mouvement qui définisse la science comme une œuvre d’intérêt général au service d’un monde commun.

Faire face, c’est produire des savoirs critiques du productivisme industriel et agricole, de la junk-consommation qui est son corrélat, et pour nous sortir du productivisme scientifique (publier pour publier, pourvu que cela soit dans une revue classée) et de la consommation aveugle de connaissances et de techniques.

Faire face, c’est pour chacun d’entre nous ré-investir la question de la culture scientifique et technique pour ne pas réduire la science à une accumulation de savoirs stables, désincarnés, académiques et assimiler la technique à une simple application de cette science heureuse, aussi heureuse, bien entendu, que la mondialisation.

Faire face, c’est concevoir l’histoire, la sociologie, la philosophie des sciences et des techniques comme des démarches et des savoirs structurants pour développer l’esprit critique des sciences et à propos des sciences.Et cela dans un monde où des pans entiers des libertés civiles conquises au cours des siècles derniers « s’évanouissent de facto dans les réseaux de fibres optiques, les ondes émises par les antennes relais et les serveurs immenses des data-centers » (collectif Marcuse). C’est-à-dire un monde où l’information indispensable à toute recherche scientifique est diluée dans une nuit politique qui s’étend sans fin à l’ombre proliférante de nos machines dites intelligentes.

Faire face, c’est enfin non seulement résister aux régressions structurelles consubstantielles au néo-libéralisme, mais c’est aussi créer en ouvrant de front le chantier réflexif de l’écologie politique et de nouveaux lieux de production des savoirs, où le long terme pendrait le pas sur le court-termisme et où le temps de la science serait synchrone avec celui des luttes des sociétés vivantes.Ce qui signifie refuser l’écologie du laisser-faire, c’est-à-dire l’écologie qui consiste à laisser le marché orienter les investissements vers une production réputée « verte », très à

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la mode en ces temps de crise. En effet comme le démontrait dès 1971 Barry Commoner, dans le capitalisme, toutes les activités sont orientées par le seul indicateur qui vaille, au sens propre et figuré du terme, c’est-à-dire celui du meilleur taux de rentabilité à court terme.

C’est sur ce chantier que vous allez œuvrer sans vous plier aux injonctions cyniques des puissants de ce monde et de leurs communicants !Vous oeuvrerez bien entendu en opposition à l’hégémonie du Marché sur toute forme de vie, en opposition aux rapports de force antidémocratiques et au final anti-humains et anti-écologiques.Vous oeuvrerez à l’inverse en vous insérant dans une socialité faite de confiance, de liberté et de coopération, orientée vers des rapports permettant la survie de tous et la possibilité élargie de la vie bonne.

Et sans oublier, c’est essentiel, la leçon attribuée par Jean de Salisbury à Bernard de Chartres :« Nous sommes des nains installés sur les épaules des géants. Et pour cette raison, nous sommes capables de voir plus de choses, et de voir plus loin qu’eux ». Leçon reprise par Isaac Newton au XVIIIe siècle, dans une lettre à Robert Hooke : « Quant à moi, si j’ai vu un tout petit mieux, c’est parce que je me tenais sur les épaules des géants ».

A vous maintenant de nous éclairer en escaladant les épaules des géants!

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Jappe A. - Éloge de la « croissance des forces productives » ou critique de la « production pour la production » ? Le « double Marx » face à la crise écologique.

Heureusement, les temps sont passés où l’on pouvait l’emporter sur un adversaire dans un débat rien qu’en citant un passage approprié de Marx (ou en l’inventant, comme le faisait Althusser selon son propre aveu). Heureusement, sont aussi passés les temps où l’on devait avoir honte de se référer encore à un auteur que la chute du mur de Berlin aurait réfuté à jamais, selon la doxa néo-libérale. Aujourd’hui, il est difficile de ne pas utiliser les instruments de Marx pour comprendre ce qui nous arrive, et en même temps nous ne sommes pas obligés de prendre au pied de la lettre chacune de ses phrases. Dire cela n’est pas une invitation à un pillage de ses idées, à un usage éclectique où chacun puise chez Marx ce qui lui plaît le plus. Il ne s’agit pas non plus de débiter la lapalissade qu’il y a du bon et du moins bon chez Marx, que son œuvre, comme toute oeuvre, est contradictoire et qu’il était, lui aussi, fils de son temps et en partageait les limites, notamment en ce qui concerne l’admiration excessive pour le progrès. Il est plus prometteur de distinguer entre un Marx « exotérique » et un Marx « ésotérique » : dans une partie de son oeuvre – la partie quantitativement majeure – Marx est un fils dissident des Lumières, de la société du progrès et du travail, dont il prônait une organisation plus juste à réaliser à travers la lutte des classes. Dans l’autre partie, la partie « ésotérique », il critiquait les catégories de base de la société capitaliste : la valeur et le travail abstrait, la marchandise et l’argent. Il démontrait que ces modalités de la production, loin d’être des présupposés neutres ou positifs, sont déjà en tant que tels négatifs et destructeurs, mais sont aussi historiquement limités à la seule société capitaliste. Ensuite, le marxisme, dans presque toutes ses variantes, n’a retenu que le Marx exotérique et s’est battu, avec plus ou moins de succès, pour une meilleure distribution de la valeur, de la marchandise, du travail et de l’argent, en oubliant toute critique théorique ou pratique de ces catégories elles-mêmes.Une partie de l’œuvre de Marx prône indiscutablement le développement des forces productives comme présupposé de toute émancipation, et accuse même la bourgeoisie d’y faire obstacle. A ce titre, sa pensée participe de l’enthousiasme pour le progrès, typique de son époque. Une grande partie du marxisme historique a prolongé cette vue, notamment dans les pays du « socialisme réel ». Cependant, dans l’autre partie de son édifice théorique, Marx a analysé la « production pour la production », la production comme but en soi, finalité tautologique et auto-référentielle du système fétichiste de la production de marchandises. Il ne paraît pas possible aujourd’hui de comprendre la crise écologique, en tant qu’imbrication entre l’évolution technologique et le capitalisme, si l’on ne tient pas compte des contraintes pseudo-objectives qui dérivent de la valorisation de la valeur à travers le travail abstrait et qui poussent à consommer la matière concrète du monde pour satisfaire les exigences abstraites de la forme-marchande. Voilà en deux mots l’enjeu essentiel. Il est fort utile de réunir, comme l’a fait Michael Löwy dans son livre sur l’écosocialisme1, les passages où Marx exprime des doutes sur la logique productiviste et où il

1 M. Löwy, Ecosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Mille et une nuits, Fayard 2011.

reconnaît que l’accumulation du capital est indifférente tant aux besoins humains qu’aux ravages infligés à la nature. Il y a des phrases où Marx et Engels indiquent dans la pollution, la dégradation de la nourriture ou dans l’épuisement des sols des effets du capitalisme. Mais ce florilège n’arrive qu’à démontrer que Marx n’était pas productiviste jusqu’au bout et qu’il gardait des doutes. En ce qui concerne une reconnaissance explicite de la destruction des bases naturelles, il est sûr que William Morris voyait plus clair que Marx. La véritable contribution de la critique de l’économie politique de Marx, telle qu’il l’a formulée surtout dans ses œuvres de la maturité, au débat écologique réside dans l’analyse d’un mode de production où le travail possède une double nature : abstrait et concret. Ses produits, les marchandises, ont la même double nature – valeur abstraite et valeur d’usage concrète. Il en dérive une subordination du concret à l’abstrait qui constitue le noyau de la société capitaliste et qui représente sa véritable spécificité historique. Et même si Marx lui-même n’en tire pas directement des conséquences sur le plan de ce que nous appelons aujourd’hui « écologie », ces conclusions s’imposent presque d’elles-mêmes à des lecteurs attentifs. Elles sont, à mon humble avis, indispensables pour comprendre la folle logique productiviste à laquelle nous nous trouvons soumises. Développer ce noyau de la théorie de Marx à la lumière de tout ce qui est arrivé ensuite me semble plus utile pour comprendre notre époque que, par exemple, se référer directement à la pensée proto-socialiste, ou à la thermodynamique…Cela permettra surtout de reconnaître en quoi la catastrophe écologique est la conséquence inévitable d’une société où le concret – le travail concret, la valeur d’usage, les besoins et désirs humains – n’existe socialement qu’en tant que « représentation », incarnation, support matériel indispensable, mais « collatéral » de la seule réalité qui compte, même si c’est une réalité fantasmagorique : la valeur abstraite créée par le travail réduit à seule dépense d’énergie humaine indifférenciée, mesurée en temps, et qui possède sa représentation visible dans l’argent. Cela constitue la structure de base de la société capitaliste, et tout le reste en dérive. Le propre de la société capitaliste n’est pas l’injustice, la domination, l’exploitation, le vol du surproduit extorqué à des individus privés de moyens de production : tout cela a existé en bien de sociétés précapitalistes. Mais c’était toujours une lutte autour de la répartition d’un produit concret, et elle se déroulait dans des conditions qui restaient essentiellement identiques, ou ne changeaient que très lentement. Seulement le capitalisme a déchaîné un dynamisme aveugle et illimité, une poursuite de richesse sans bornes. Tout ce qui est concret a des limites. Ce n’est que la valorisation de la valeur à travers le travail et son accumulation en forme d’argent et de capital qui sont illimitées. Lorsque toute production ne sert qu’à augmenter la somme d’argent investie, quand le seul but est de transformer cent euros en cent vingt, ensuite en cent quarante, etc., le mode de production est gouverné par ce que Marx appelle le « sujet automate » : la valeur. Les êtres humains, même les plus puissants, se trouvent à la traîne du système qu’ils ont créé sans le savoir et qu’ils doivent alimenter chaque jour, même à leurs propres dépenses, sous peine de leur ruine. Marx a donné le nom de « fétichisme de la marchandise » à cette renonciation de l’homme à ses pouvoirs. Il est évident que certains individus, certains groupes sociaux tirent beaucoup plus de bénéfices que

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d’autres de ce système : mais eux-mêmes n’en sont ni les créateurs ni les véritables dirigeants. Ils ne sont que les sous-officiers du capital, comme les appelait Marx. La crise économique et écologique globale n’est pas le fruit d’une conjuration des puissants méchants et avides (même si ceux-ci peuvent en déterminer quelques développements particuliers). Dans le débat écologique on retombe souvent dans un mélange de psychologie et de moralisme qui explique tous les maux du monde avec les agissements d’individus ou de groupes prédateurs, conçus comme une espèce de conspiration permanente : « les capitalistes », les politiciens corrompus, les banquiers, les eurocrates, la Bilderberg Society, les impérialistes, les multinationales… Malheureusement, des mouvements comme Occupy Wall Street se sont largement empêtrés dans ce bourbier de la critique personnalisante qui peut porter aux pires populismes (le mouvement récent des « forconi » en Italie en a été un exemple). Il ne vaut pas beaucoup mieux de centrer l’analyse sur la seule critique des « mentalités » ou des « idéologies », par exemple en parlant du « rapport occidental à la nature » ou du « culte de l’avoir » : en effet, d’où viennent les mentalités elles-mêmes ? Comment se sont-elles diffusées dans une société donnée ? Ainsi, on ne fait que déplacer la question. Et finalement, le recours à la critique marxienne de la marchandise évite de s’en prendre simplement à une prétendue « nature humaine », comme le font certains courants écologistes pour qui c’est l’être humain en tant que telle qui s’oppose à la nature et qui la détruit. La critique marxienne nous amène à concevoir que c’est la société basée sur la valeur marchande en tant que structure presque totale, ou pour mieux dire totalisante, qui a rendu si destructif l’agir humain envers la nature. Elle existe maintenant depuis plusieurs siècles, et elle s’est étendue au globe entier. Elle n’est plus l’affaire d’un groupe restreint de « capitalistes ». Elle a colonisé toute la vie, en déterminant, à un degré majeur ou mineur, les mentalités et les comportements de presque tous les habitants de la terre. De ce point de vue, la critique marxienne ne cautionne aucune illusion quant à la facilité de sortir de l’impasse. Ni le développement durable, ni la pendaison des banquiers, ni des communautés d’autoproduction agricole, ni des protocoles climatiques vont résoudre les problèmes. De l’autre côté, la critique marxienne souligne que la racine du malheur moderne, c’est-à-dire le travail abstrait, la valeur etc., sont des phénomènes historiques, elle rappelle que beaucoup de sociétés ont vécu différemment et qu’on pourra donc également bâtir un mode de vie sur d’autres bases : un monde où le concret n’est pas réduit à être au service d’un fétiche sans contenu s’autoreproduisant et s’accumulant sans cesse. La crise écologique et l’épuisement des ressources naturelles ne sont pas des aspects accessoires du mode de production capitaliste et ne peuvent pas être évités en établissant un capitalisme plus « sage », modéré, vert, durable. Ces crises découlent de son principe de base : la « valeur » d’un produit sur le marché n’est déterminée que par le temps de travail vivant qui est socialement nécessaire pour sa production. La concurrence entre capitaux et la recherche permanente des gains de productivité, moteur du système capitaliste, poussent à utiliser toutes les inventions technologiques qui font économiser du travail : on produit toujours plus avec moins de travail. Un artisan fabriquait une chemise en une heure, un ouvrier à la machine en fait

dix en une heure. Mais les technologies ne créent pas de la valeur nouvelle : seul le travail humain au moment de son exécution a ce pouvoir. La chemise faite à la machine, dans notre exemple, ne contient donc que six minutes de travail, et donc de valeur. La partie de survaleur et de profit – le seul but de tout ce processus – sera forcément mince, quelque grand que puisse être le taux d’exploitation. La production de la chemise industrielle consomme autant de ressources que celle de la chemise artisanale – c’est le côté concret. Mais côté abstrait, côté valeur, il faut en produire dix, rien que pour éviter la contraction de la masse de valeur et de survaleur, et il faut donc consommer dix fois plus de ressources pour obtenir la même quantité de valeur et de profit – et il faut créer après coup le besoin social pour dix fois plus de chemises. Je dirais que ce petit exemple contient toute la dynamique folle du productivisme. Marx savait bien pourquoi il affirmait au début du Capital que la découverte de la double nature du travail était sa découverte la plus importante et pourquoi il commence son exposition avec elle, bien avant de faire intervenir les classes sociales. On peut donc difficilement expliquer la crise écologique d’une manière structurelle sans avoir recours aux motivations subjectives des acteurs, si l’on récuse les catégories de la critique marxienne de l’économie politique. Il devient alors également difficile de comprendre la force énorme de la contrainte exercée par ce mécanisme en évolution permanente. C’est ce qui manque à des larges pans de la critique anti-productiviste et qui la fait souvent apparaître tronquée, voire naïve. De l’autre côté, on n’arrive pas non plus à cerner le problème si l’on réduit la théorie marxienne à une critique de la domination personnelle exercée par les propriétaires juridiques des moyens de production, au lieu de voir dans les propriétaires, ou leurs substituts, les gestionnaires d’un procès qui les dépasse. Cette difficulté à saisir la nature profonde du mode de production capitaliste comporte ensuite régulièrement des propositions « pratiques » qui tiennent en général plus de l’altercapitalisme que de l’anticapitalisme, malgré leurs intentions affichées. L’approche que je viens d’ébaucher présente donc des points de convergence et de divergence avec l’écosocialisme défendu par Löwy et la décroissance avancée par Latouche. L’écosocialisme se propose d’unir la pensée marxiste et l’écologie et rappelle le fait qu’on ne peut pas sortir du productivisme et de la croissance forcée sans sortir du capitalisme. Mais – et c’est une question de taille – qu’est-ce qu’on entend ici par capitalisme ? Et où l’écosocialisme situe-t-il l’essence de la pensée marxiste ? Löwy cite Hervé Kempf qui parle d’ « une classe dirigeante prédatrice et cupide [qui] fait obstacle à toute velléité de transformation effective ; presque toutes les sphères de pouvoir et d’influence sont soumises à son pseudo-réalisme… cette oligarchie, obsédée par la consommation ostentatoire et la compétition somptuaire » et Löwy y ajoute « les décideurs de la planète – milliardaires, managers, banquiers, investisseurs, ministres, parlementaires et autres ‘experts’ »2. Donc, les capitalistes et les ennemis de la nature, c’est toujours les autres ? Les immigrés et les travailleurs chinois qui se tuent au travail pour avoir leur portable ou leur voiture ne sont que victimes de la publicité ? Est-ce sont seulement les riches qui détruisent la planète, comme le dit le titre du livre de Kempf ? Ou s’agit-il plutôt d’un mode de vie accepté par

2 Löwy, Ecosocialisme, p. 9.

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presque tous actuellement – ce qui cependant n’en fait pas l’expression d’une « nature humaine », mais reste spécifiquement capitaliste ? Quoi dire de la lutte grotesque contre l’écotaxe en Bretagne ou de la résistance qu’opposent les petits cueilleurs de cuivre au Pérou au gouvernement qui leur impose d’arrêter leurs activités, assurément très nocives, ou des ouvriers qui défendent bec et ongles leurs postes de travail cancérogènes ?Critiquer le rôle que le mouvement ouvrier a toujours attribué au prolétariat, ou à ses successeurs, ne veut pas dire de rompre avec la théorie de Marx ! Un des premiers à le faire a été André Gorz, cité comme nom tutélaire autant par Löwy que par Latouche. Gorz a été un des premiers à démontrer que le travail ne peut pas constituer la base de l’émancipation sociale. Cependant, un autre point en commun de mes deux co-conférenciers est d’insister encore sur la « sauvegarde de l’emploi »3. Ce qui n’est pas seulement « irréaliste » - au mauvais sens du terme - mais surtout incompatible avec l’enseignement central qu’on peut tirer de Marx : il faut rompre avec le travail comme forme d’organisation sociale et comme créateur de « valeur » - ce qui implique de penser en fonction des besoins, et non du travail. Mais Latouche tombe dans le keynésianisme, quand il arrive aux « propositions immédiates » : sortie de l’euro, inflation contrôlée, plein emploi… et ce seraient les premiers pas pour « sortir de l’économie »4 ! Löwy, pour sa part, parle d’une « abolition graduelle du marché »5 – tandis que Marx avait déjà dit clairement dans sa Critique du Programme de Gotha que l’échange marchand doit disparaître dès le début de la transformation socialiste, et non à sa fin. De sa part, Latouche veut garder les biens non-matériels dans une forme marchande6 « au moins pour partie » - comme si le secteur marchand tolérait à ses côtes un secteur non-marchand. Gorz avait finalement renoncé a cette idée après l’avoir défendue longtemps. Même la meilleure autogestion démocratique de la production, « garantie sans bureaucrates », ne sert à rien si l’on ne se libère avant du carcan de la valeur, de l’argent, de la concurrence, du travail. Le « sujet automate » de la valeur pourra être aboli, parce qu’il n’a pas toujours existé. Mais il ne se laisse pas dicter d’autres règles. Une usine gérée par les ouvriers dans un régime qui reste basé sur le marché et la concurrence va suivre la logique de la valeur comme toute autre unité de production. Faut-il alors abolir par décret argent et salaire, profit et travail, marchandise et échange, d’un jour à l’autre ? En vérité, sortir de l’argent et du travail n’est pas un programme « utopique », il n’est pas non plus nécessaire d’évoquer les Khmer rouges… parce que c’est le capitalisme lui-même qui se charge de ce programme. Mais il le fait d’une manière catastrophique, sans permettre de vivre sans travail et sans argent. Le défi pour une pensée et une pratique critiques aujourd’hui est plutôt de trouver des réponses à l’anomie qui en résulte. Les décroissants et les maussiens opposent souvent Karl Polanyi ou Marcel Mauss à Marx. Effectivement, Marx n’a

3 « Chaque transformation du système productif … doit se faire avec la garantie du plein emploi de la force de travail » (Löwy, Ecosocialisme, p. 40).4 Serge Latouche, Vers une société d’abondance frugal. Contresens et controverses sur a décroissance, Mille et une nuits, Fayard 2011, p. 23. 5 Löwy, Ecosocialisme, p. 58.6 Latouche, Société, p. 110.

pas présenté une critique explicite de l’homo oeconomicus et de l’homme prométhéen – mais la seule critique possible qui ne se limite pas à une vision « idéaliste » de l’histoire ne peut être tirée que de l’œuvre de Marx. Beaucoup de gens, de Castoriadis à Marshall Sahlins, de Louis Dumont à Habermas, et Latouche lui-même, sont partis en guerre contre l’ « économicisme » marxiste – qui est un phénomène bien réel, chez les marxistes et en partie chez Marx lui-même. Mais ils n’ont pas su voir que sa meilleure critique pouvait être prononcée sur la base de la critique marxienne de l’économie politique. La valeur de la pensée de Marx réside dans le fait de saisir la totalité du capitalisme. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’une pensée qui explique tout à partir d’un seul principe, moins encore qu’elle veut être une pensée totalitaire. Mais elle reconnaît le fait que c’est le capitalisme qui est une totalité réelle, et en même temps négative et brisée – et c’est bien sa spécificité historique. Vouloir ancrer la décroissance à gauche, mais en faisant l’économie de Marx pour se référer plutôt aux premiers socialistes, signifie se priver de la seule théorie cohérente de l’ensemble capitaliste à la faveur d’autres pensées qui peuvent avoir raison contre Marx sur un point ou l’autre, mais jamais avancer une théorie complète. Pour Latouche, les tentatives pour unir marxisme et écologie ne sont pas « convaincantes »7. En même temps, il prétend que la décroissance est le véritable héritier du marxisme, en admettant donc implicitement la dimension anti-productiviste de la pensée marxienne. Et d’une certaine manière il n’a pas tort : la critique de l’économie elle-même, et du travail qui la fond, est le legs le plus profond de la théorie marxienne, comme l’ont montré, chacun à leur manière, l’École de Francfort, les situationnistes, les théoriciens de la critique de la valeur. Mais ceux-ci savaient bien que sortir de l’économie et sortir du capitalisme vont de pair, et que ce projet ne se réalisera pas sans grands conflits et luttes. Deux aspects que la décroissance esquive volontiers, tandis que l’écosocialisme en paraît plus conscient. Mais il faut dépasser l’économie, pas seulement la ré-encastrer. Et plus que toute autre chose, il faut dépasser l’imaginaire capitaliste dans les têtes, c’est-à-dire l’identification de l’abondance marchande avec la richesse possible de la vie. Je veux donc conclure avec un auteur qui m’est cher, lorsqu’il parlait en 1957 de « la nécessité d'envisager une action idéologique conséquente pour combattre, sur le plan passionnel, l'influence des méthodes de propagande du capitalisme évolué : opposer concrètement, en toute occasion, aux reflets du mode de vie capitaliste, d'autres modes de vie désirables ; détruire, par tous les moyens hyper-politiques, l'idée bourgeoise du bonheur ».

7 Latouche, Société, p. 109.

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Gun O. & F.-D. Vivien - Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une perspective lacano-marxiste pour la décroissance de Serge Latouche ?

Ozgur Gun et Franck-Dominique VivienLaboratoire REGARDSUniversité de Reims Champagne [email protected] ; [email protected]

La question du développement durable nous invite à penser le changement social. Nous voudrions nous intéresser ici à la manière dont Serge Latouche appréhende ce problème. Certes, pourra-t-on objecter, cet auteur est connu pour être un pourfendeur de la notion de développement durable. La décroissance, dont il est aujourd'hui un des principaux théoriciens français, est toutefois une perspective qui apparaît grosse de changements sociaux radicaux et profonds ; Latouche allant même jusqu'à parler de « véritable révolution »8. Ce changement est aussi décrit par par une formule saisissante puisqu'il conviendrait, selon lui, de « sortir de l’économie » !... Pour que cette expression ait un sens, il faut admettre qu’à un certain moment on est « entré en/dans l’économie » et que, depuis, « on y vit » sur le plan de l'imaginaire, autrement dit que l'économie donne en partie sens à nos pensées et actions. Dans un premier temps, nous allons faire retour sur ce que Latouche appelle « l'invention de l'économie ». Cela nous amènera à souligner à la fois le caractère performatif de cet imaginaire économique et notre enfermement dans l’ordre symbolique. Dans un second temps, nous essaierons de comprendre ce qu'il faut entendre par « sortir de l'économie » et nous verrons alors les difficultés d’un tel déplacement. Au-delà de l'ouvrage qui porte ce titre, « l'invention de l'économie » est, de l'aveu même de Latouche9, une question qui traverse toute son œuvre. S'interroger sur cette thématique oblige à faire retour sur ses écrits les plus anciens – rappelons que Latouche n'utilise le terme « décroissance » que depuis 200210 – et à montrer la persistance de certaines thématiques tout au long de sa production intellectuelle. Pour le dire de manière plus ramassée : l'hypothèse que nous travaillons ici est que, malgré sa prise distance vis-à-vis de Marx et de Freud11, sa posture contemporaine relativement à la décroissance s'enracine dans la perspective lacano-marxiste qui a été jadis explicitement la sienne.

L'invention de l'économieLatouche reprend à son compte la déconstruction marxiste de l’économie, qui consiste à l’extraire de l’ordre naturel et

8 Latouche S. (2011) Vers une société d'abondance frugale. Contresens et controverses sur la décroissance, Paris, Mille et une nuits, p. 183. 9 L'invention de l'économie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 7. 10 Latouche S. (2002) « A bas le développement durable ! Vive la décroissance conviviale », Silence, n°280, http://www.decroissance.org/textes/latouche.htm11 « Que reste-t-il de ce parcours à travers le marxisme ?, se demande-t-il. Certainement beaucoup de choses, en ce sens que je ne serai pas ce que je suis et je n'écrirai pas ce que j'écris s'il n'y avait pas eu cette rencontre et cette traversée. Je pense, toutefois, avoir dépouillé le vieil homme et dégagé ma propre pensée sans éprouver la nécessité de revendiquer une affiliation à une école ou une tradition. », in « Oublier Marx », Revue du MAUSS, 2009, n°34, p. 313.

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transcendant pour l’inscrire dans l’histoire. Il s'en démarque cependant par son insistance sur la dimension culturelle de l'économie (1.1.) et, en conséquence, sur son caractère symbolique (1.2.). En s'inspirant des écrits de Castoriadis, Latouche12 cerne ainsi ce qu'il appelle un « imaginaire économique » qui s'est peu à peu institutionnalisé.

L'économique ? Rien de naturel, ni d'universel...Dire que l’on est entré dans l’économie signifie une idée assez sensée et commune dans l’histoire de la pensée économique : il n'y a pas de substance ou d'essence de l'économique ; l’économie n’est pas une nécessité, elle ne relève pas de la nature mais de l’histoire. On reconnaît là une posture théorique et épistémologique commune depuis l’analyse marxiste, la première à avoir insisté avec force sur le caractère historique des formations sociales, en soulignant au passage leur caractère déterminé par les modes de production. Le parcours intellectuel de Latouche a été fortement marqué par le marxisme. C'est dans cette perspective qu'il s'engage comme économiste du développement au milieu des années 1960, avant d'entreprendre vis-à-vis de celui-ci un travail critique13. Il en a cependant gardé une posture que l’on retrouve dans l’ensemble de ses travaux : l’objet de l’économie et l’économie elle-même relèvent de l’histoire. Ce discours économique – double discours, précise Latouche, puisque celui qui entoure les pratiques économiques a peu à peu vu se développer un discours théorisant ces pratiques – va progressivement se construire sur des pratiques émergentes, lesquelles vont pouvoir s'appuyer sur cette entreprise de légitimation et de théorisation. Pour autant, cette « invention » de l'économie ne s'explique pas par une théorie déterministe de l'histoire – c’est là une de ses prises de distance vis-à-vis de l’analyse marxiste. Nous avons affaire, selon Latouche, à une « suite d'accidents historiques », à une « odyssée », à un processus historique, indissociable de l’entrée dans le capitalisme. Bien qu’il ne soit pas aisé de tracer l’histoire et les modalités de cette entrée dans l’économie, certains jalons sont posés dans L'invention de l'économie, qui vont d'Aristote à Smith. Cette « naissance » de l'économie – en fait, sa progressive autonomisation – s'accompagne évidemment de résistances. C'est aussi cette histoire de l'« anti-économique »14 que content les écrits de Latouche, lesquels prennent place dans cette longue tradition intellectuelle qui a œuvré à disqualifier l'ordre économique. Cette critique est plus tranchante encore avec l'éclairage fourni par l'anthropologie. Car, comme le souligne cet africaniste qu'est Serge Latouche, l'économie est avant tout « un processus culturel »15 propre à l'occident – il n'y a donc rien d’universel dans cette création. Le regard de Latouche vis-à-vis de la notion de développement et de la culture économique va peu à peu être décillé par la lecture des ouvrages de Claude Lévi-Strauss pendant qu'il fait sa thèse au Zaïre, puis l'expérience vécue au Laos en 1966-1967,

12 Latouche juge L'invention de l'économie comme le plus « castoriadisien » de ses ouvrages, in Pour sortir de la société de consommation, op. cit., note 1, p.152. 13 Cf. Latouche S. (1975) Le projet marxiste, Paris, PUF ; Latouche S. (1984) Critique de l'impérialisme, Paris, Anthropos, 2ème éd. 14 Latouche parle de « l'anti-économique » d'Aristote, in L'invention de l'économie, op. cit., p. 20. Le sous-titre de Faut-il refuser le développement ? (Paris, PUF, 1986) est « Essai sur l'anti-économique du Tiers Monde ». 15 Latouche S., L'invention de l'économie, op. cit., p. 17.

alors qu'il est coopérant pour un organisme international. Viendront ensuite la découverte de l'anthropologie économique (avec des auteurs comme Polanyi, Salhins, Clastres, Mauss...). Comme ceux qui appartiennent à la « petite internationale anti- ou post-développementiste » réunie autour d'Illich16, Latouche n'aura de cesse de dénoncer « l'impérialisme culturel » présent dans la notion de « développement » et de ses diverses déclinaisons17. Dans les années 1960, l'économicisation/occidentalisation du monde18 est observable dans les pays du Sud. C'est aussi dans ces pays que Latouche observe des résistances à ce phénomène – c'est le thème central de La planète des naufragés19 : « dans les marges des villes, les populations bricolent une vie précaire mais décente grâce aux stratégies relationnelles fondées sur l'esprit du don et de la réciprocité »20. C'est pourquoi ces sociétés du Sud ont été une des sources d'inspiration de sa pensée de la décroissance.

L'économique ? Du symbolique et donc de l’imaginaire… Réalité culturelle, et donc symbolique, proprement occidentale dans son principe, l’économique est ainsi appréhendé comme un « mythe » ou un système symbolique général. Pour préciser ce que cela recouvre chez Latouche, il convient de souligner que sa conception de l’économique mobilise non seulement l’anthropologie culturaliste mais aussi l’approche psychanalytique (plus précisément, la lecture lacanienne de Freud). Selon cette conception, si la réalité ne se réduit pas aux représentations, ni aux signifiants – au sens où elle n’est pas un effet du discours, ni une illusion –, elle relève de la mise en forme symbolique du réel. Cette position ontologique de Latouche est posée de manière frontale, notamment dans son ouvrage Le procès de la science sociale. On peut en présenter les grands traits en reprenant la triade, bien connue, de la linguistique saussurienne entre le signifiant (ou plus généralement le symbole), le signifié (l’idée, la représentation ou encore la réalité psychique) et le référent (le matériel réel qui ne parle pas mais qui est parlé, une fois saisi dans cette triade) : lorsqu’il est question de ce qu’il est convenu de nommer la réalité sociale, Latouche ne nie pas l’existence du référent mais souligne son caractère déjà, en soi, symboliquement structuré. Bien entendu, cette structuration symbolique (i.e. le fait que la réalité sociale soit signifiante et qu’elle puisse donc littéralement « parler ») n’est jamais achevée, ni close. La « vie sociale, aime à écrire Latouche, n’en finit pas de se dire ». « Toutefois, ajoute-t-il, elle ne se dit pas qu’avec des mots. Elle se dit aussi avec des gestes, c’est-à-dire des représentations qui impliquent un au-delà, un à côté dans la conduite animale ou l’objet sensible. C’est cela qui amène à dire que la vie sociale se fait »21.Puisque nous sommes assujettis aux systèmes symboliques et que, par conséquent, dans « notre être au monde », nous échappons à l’ordre sensible de la nature pour être enfermés

16 Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 166. 17 Voir Critique de l'impérialisme, Paris, Anthropos, 2ème éd., 1984, et Faut-il refuser le développement ?, Paris, PUF, 1986. 18 Latouche S. (1989) L'Occidentalisation du monde, rééd. 2005, Paris, La Découverte. 19 Latouche S. (1991) La planète des naufragés : essai sur l'après-développement, Paris, La Découverte. 20 Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 167. 21 Latouche S. (1984) Le procès de la science sociale, Paris, Anthropos. pp. 132-133.

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dans celui du sens, l’économie est, non pas tant ou seulement caractérisée par le symbolique, mais elle est fondamentalement symbolique. Soutenir cela, ce n’est pas nier l’existence, par exemple, des objets de consommation, mais souligner non seulement que les raisons d’être de ces objets en tant qu’objets de consommation tiennent à ce qu’ils symbolisent, mais aussi qu’il n’y aucun lien de nécessité entre ces objets et ce dont ils sont symboliquement investis (de la même manière qu’en linguistique saussurienne, le lien entre le signifié et le signifiant est arbitraire). Considérer la réalité sociale comme réalité symbolique conduit évidemment à souligner la centralité de sa composante imaginaire. Tout symbole présuppose l’imaginaire, en tant que capacité de « voir » dans une chose quelconque ce qu’elle n’est pas (en soi). Ici, l’imaginaire a trait à la capacité de représentation sans laquelle le symbolisme ne pourrait être. En outre, le mode d’existence de l’imaginaire passe nécessairement par des symboles – de la même manière qu’un signifié ne peut exister sans signifiant. Le lien entre un symbole donné (la croissance, par exemple) et sa composante imaginaire (l’opulence, le bonheur, la fin de la crise, etc.) ne relève d’aucune nécessité, sans que cela ne signifie pour autant que ce lien soit proprement farfelu ou qu’il soit sans efficacité. Cette indétermination relative est propre à tout système symbolique – comme en témoigne le fait que plusieurs signifiés soient rattachés au même signifiant ou qu’un même signifié soit attaché à plusieurs signifiants – et participe du caractère non fini du réel social ou historique. Quelles que soient les raisons des systèmes symboliques et de leurs articulations avec des systèmes imaginaires, il n’en demeure pas moins qu’en tant qu’individus nécessairement socialisés, nous avons tous à faire à eux : mieux, nous sommes au monde par ces systèmes. C’est donc peu de dire que l’économique ainsi envisagé fait système : les mots de l’économie se renvoient les uns aux autres – c'est ce que montre Latouche22 quand il étudie la sémantique économique. Ces mots légitiment des pratiques en leur donnant sens, pratiques qui, en retour, semblent donner raison aux mots. Bref, il y a là un ordre complet avec ses règles explicites et implicites. 2. Comment sortir alors de l'économique ?Etant donnée la manière dont Latouche conçoit l’économique, la question de la sortie de celui-ci est ardue (2.1.). La transformation de la réalité sociale – l’idée de révolution demeure, dans une tradition freudo-marxiste, comme quête de l’autonomie individuelle et collective – passe par une atteinte de « ses assises imaginaires »23, sans que l’on puisse compter sur une théorie totale et définitive de la réalité ou de l’histoire (2.2.).

2.1. … alors que ça résiste Avec la conception latouchienne de l’économie, il n’est plus possible d’affirmer le primat des « mots » sur les choses de l'économie (ou inversement), mais seulement de constater notre enfermement dans l’univers symbolique. Ce caractère autoréférentiel de la réalité sociale comme tout explique en grande partie pourquoi l’économie tient, envers et contre (presque ?) tout.

22 Cf. L'invention de l'économie, op. cit., p. 24. 23 Le procès de la science sociale, op. cit., p. 206. Sur ce point, à nouveau, les analyses de Latouche apparaissent fort proches de celles de Castoriadis.

Et quand le réel – parlé sous la guise de la « contrainte environnementale », par exemple – fait irruption, cela tient grâce à d’incessants phénomènes de résistance, de déni et de refoulement. Pour Latouche, le développement durable relève de ce type de phénomène. Si « durable » est, à ses yeux, un adjectif qui a du sens – il renvoie à la sagesse du paysan qui plante un arbre et sait que ce seront les générations futures qui en profiteront24 – il n’en va pas de même pour le terme « développement ». Ressortissant de l’imaginaire économique, ce terme renvoie à la figure de la croissance, du « toujours plus ». On peut éclairer ce que dit Latouche à propos du développement durable en mobilisant le concept de déni fétichiste25. On peut utiliser la formule proposée en 1969 par le psychanalyste Octave Mannoni26 : soit, une première formule : « je sais bien qu’en faisant ce que je fais (en consommant, en produisant...), je suis en train de polluer (et que c’est grave), mais quand même je crois que je ne pollue pas (ou pas tant que cela ou que ce n’est pas grave). Cette formule compte deux affirmations contradictoires : « savoir qu’on pollue » et « croire que non »… C’est là qu’intervient le déni qui rend possible le maintien de la croyance entrant en contradiction directe avec le savoir. La première formule devient alors « je sais bien que je pollue et que c’est grave, mais le développement durable (ou les avancées technologiques, ou le marché des droits à polluer, etc.) permet de limiter les effets de mes pratiques en termes de pollution ». Dans cette seconde formule, le développement durable fonctionne comme un fétiche27, i.e. l’incarnation du mensonge (à soi-même) qui permet de supporter l’insupportable réalité.

L’histoire sans théorie déterministe, ni pour autant résignation Si Latouche prend ses distances avec l’analyse marxiste, cela tient aussi à son rejet du matérialisme historique en tant que philosophie de l’histoire déterministe et rationaliste. A cet égard, il semble reprendre à son compte la critique castoriadisienne de la théorie marxiste de l’histoire28. Cette théorie d’un déterminisme quasi mécaniste relève finalement d’une croyance en un sens de l’histoire et porte en son sein le retour d’une forme de transcendance (contre laquelle Marx s’élevait pourtant lorsqu’elle prenait la guise du naturalisme de l’économie politique classique). Latouche refuse ce « déterminisme historique » revenant à soutenir l’idée « d’un trajet unique d’une histoire dont l’achèvement est la condition de l’intelligibilité » et affirme au contraire qu’il « n’y a ni totalité réelle à un moment donné, ni totalité de totalités au terme de l’histoire » car « il n’y a ni tout, ni terme de l’histoire ». Signalant donc l’impossibilité de la totale détermination comme du total achèvement, il souligne que l’histoire ne saurait avoir un sens, mais plusieurs (et non une infinité puisqu’il ne rejette pas l’idée de causalité) : « l’histoire ne dessine pas une infinité de lignes, seulement une pluralité »29.

24 Cf. Petit traité de la décroissance sereine, Paris, Mille et Une Nuits, p. 27. 25 Cf. Zizek S., Comment lire Lacan, Paris, Edition Nous, 2011. 26 O. Mannoni, « Je sais bien mais quand même… », in Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Le Seuil, 1969. 27 S. Latouche, Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 47. 28 C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit., pp. 103-104. 29 Le procès de la science sociale, op. cit. p. 198.

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Certes vertigineux, cet inachèvement du réel est aussi gros d’espoirs : le social « n’en finit pas de se dire » et l’histoire n’est pas écrite. Sur cette base, Latouche peut esquisser une sorte de point de mire prenant la forme d’un idéal politique centré sur l’autonomie individuelle et collective, laquelle, comme chez Castoriadis, renvoie clairement au registre psychanalytique. Cet idéal fonctionne aussi comme trajectoire continue, comme un ensemble de pratiques (même très générales) à entretenir afin de s’approcher, toujours de manière asymptotique et incertaine, de ce point30.Cet idéal d’autonomie passe par une voie étroite. « La question de la sortie de l'imaginaire dominant, pour Castoriadis comme pour nous, reconnaît Latouche31, est une question centrale, mais très difficile, parce qu'on ne peut pas décider de changer son imaginaire et encore moins celui des autres, surtout s'ils sont « accro » à la drogue de la croissance. »32 Etant données les positions de Latouche sur la réalité sociale et l’histoire, on ne s’étonnera pas de ne pas trouver un ensemble précis de mesures pour « changer l’imaginaire dominant ». Seules des pistes de réflexion sont offertes. Une des voies de libération des esprits, ou de décolonisation de l’imaginaire, passe par l’activité critique33. Pour Latouche, l’essentiel de la science sociale doit en effet consister en critique des discours idéologiques, critique visant à dire « le non-dit », à dénoncer les « significations non-pensées » et à démasquer les conditions de production de ces discours dominants34. Cette activité, qu’il qualifie de « bricolage théorique »35, est fondamentalement subversive, selon lui, puisqu’elle détruit les assises imaginaires de la situation socio-historique. Dans cette optique, c'est le consumérisme qui constitue aujourd'hui une des cibles privilégiées de Latouche, à travers la critique de l'obsolescence programmée36, de la publicité, du crédit à la consommation...

Conclusion

30 Cf sur ce point Prat J.-L. (2012) Introduction à Castoriadis, Paris, La Découverte, p. 86 et suiv.31 S. Latouche (2005) Décoloniser l'imaginaire, Lyon, Parangon/Vs, p. 10. 32 Voir aussi : « La conquête pacifique des esprits demande beaucoup de patience. Assurément, le pari de la décroissance n'est pas gagné ! », in Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 157. 33 Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 207. Latouche parle encore des « armes de la critique » que manient les « objecteurs de croissance », à côté d'autres armes pacifiques : non-violence, désobéissance civile, défection boycott, in Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 11. 34 S. Latouche, Le procès de la science sociale, op. cit., p. 201.35 S. Latouche, Le procès de la science sociale, op. cit., p. 200.36 Latouche S. (2012) Bon pour la casse. Les déraisons de l'obsolescence programmée, Paris, Les Liens qui Libèrent.

« On peut […] s'interroger, écrivait D. Bourg37, sur la contradiction potentielle entre les leçons que l'on peut tirer des difficultés écologiques que nous connaissons et le vieil imaginaire révolutionnaire qui a autant nourri la gauche historique que les hérauts et protagonistes des révolutions industrielles successives ». En un sens – c'est ce que montre l'heuristique de la grille de lecture lacano-marxiste pour éclairer ses propositions en matière de décroissance – Latouche entend maintenir cet idéal révolutionnaire dans la perspective de la soutenabilité. Il s'inscrit en cela explicitement dans la voie étroite dessinée par cet « incontournable précurseur de la décroissance » qu'est Castoriadis, à savoir une perspective de changement social qui « n'a pas de sujet historique porteur »38. Si la sortie du capitalisme apparaît nécessaire, elle n'est pas suffisante ; l'accent étant mis sur la « servitude volontaire » des individus, sur leur « imaginaire » manipulé par la propagande et la publicité39. Adieu, donc, au prolétariat et aux autres forces sociales repérées par d'autres penseurs pour changer le monde, le « grand chambardement » serait affaire de tous, au risque que, finalement, cela soit l'affaire de personne ! Si un autre monde est possible, c'est en s'interrogeant sur l'idée même de prise de pouvoir – Latouche40 faisant souvent référence au mouvement néo-zapatiste. Néanmoins, à ses yeux, c'est l'Occident – et, plus précisément encore, l'Europe – qui doit donner l'exemple, aidée en cela, pour accélérer le processus, par la « pédagogie des catastrophes ».

37 Bourg D. (2001) « Le nouvel âge de l'écologie », Le débat, n°113, p. 104. 38 S. Latouche, Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 176. 39 Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 106. 40 Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 13 et suiv. et Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 180.

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Desguerriers G. - Fonder l’écologie politique »

Guillaume Desguerriers, Membre du bureau national de l’UFAL (Union des FAmilles Laïques), Commission Développement Écologique et Social, www.ufal.org www.ufal.info

Cet article est sous la forme d’un entretien avec la commission DES (Développement Ecologique et Social) de l’UFAL sur la question de fonder l’écologie politique en tant que théorie politique et sociale.

Question : L’UFAL est une association familiale de gauche, connue pour ses positions républicaines et laïques. Mais pourquoi a-t-elle créé une commission sur l’écologie qui a été jusqu’à produire un ouvrage aussi conséquent sur l’écologie politique 41 ?

UFAL DES : Pour l’UFAL, la famille n’est pas la cellule élémentaire de la société, contrairement à ce que revendiquent les autres associations familiales siégeant à l’UNAF 42. Pour l’UFAL, l’élément fondamental de la société est le citoyen – et l’enfant en tant que « futur citoyen ». La famille est une modalité d’association de vie des citoyens, mais elle n’en est qu’une parmi d’autres. Par contre, son importance vient du fait que cette modalité d’association de vie est très répandue au sein de la société, et la famille est donc un vecteur d’action important. La création d’une commission axée sur l’écologie à l’UFAL vient du fait que ce champ compte de plus en plus dans la vie des citoyens et que comme pour l’école, la protection sociale ou la laïcité, le champ « écologie » est un ensemble de thématiques qui touchent de manière transverse des aspects de la vie tels que l’alimentation, la santé et la médecine, l’urbanisme, le numérique, le travail ou encore la production de biens et services ; autant de thématiques nécessaires si l’on veut être capable de produire des idées et des actions novatrices et progressistes, ce qui est la finalité de l’UFAL en tant que mouvement qui milite activement pour une transformation sociale de gauche.

Question : Comment l’UFAL a abordé le champ de l’écologie ?

UFAL DES : L’UFAL s’est d’abord intéressé à la question de l’énergie et de l’effet de serre : c’est à dire la pire méthode pour débuter l’écologie tant la question de l’énergie cristallise des tensions qui rendent toute réflexion quasi impossible. Cela a été un premier constat important : il ne sert à rien d’aborder frontalement des questions qui sont fortement verrouillés par des trajectoires historiques : il faut nécessairement les aborder de biais. Nous avons donc entrepris un gros travail de lecture et de prise d’informations.

41 « Comprendre l’Ecologie Politique », 470 pages, UFAL - 2012 (vendu sur le site de la boutique UFAL).42 UNAF : l’Union Nationale des Association Familiales est une institution de la République où siègent 7 mouvements familiaux nationaux dits « à but généraux », dont l’UFAL. Compte tenu des effectifs des 6 autres mouvements, l’UNAF est aujourd’hui très largement dominé par les associations familiales catholiques, ce qui explique le positionnement de l’UNAF comme force réactionnaire (notamment sur la loi du mariage pour tous de 2013).

Question : Quelle a été la conclusion de ce travail de recherche ?

UFAL DES : Que le champ de l’écologie a sa propre trajectoire historique, et que celle-ci l’a conduit à son état actuel qui est cet immense bazar. Pour imager, nous avons choisi de parler du « chaudron de l’écologie » où tout plein de choses bouillotent les unes à côté des autres dans une espèce de soupe informe. La métaphore n’est pas très académique, mais elle permet de faire sentir ce dont il s’agit.

Question : Et pourquoi cet état de « chaudron de l’écologie » ?

UFAL DES : Historiquement, le champ de l’écologie s’est constitué non sur une affirmation, mais sur une opposition au modèle dominant de l’après-guerre que l’on peut résumer par la bipolarité capitalisme/soviétisme, ou par le concept de « productivisme » même si ce terme apporte des analyses supplémentaires. Ainsi, l’écologie, un peu comme une terre d’accueil, a vu débarquer quantité de personnes et de théories dont le seul point commun était cette opposition aux modèles dominants. Et par exemple, dans les années 1970, les témoignages en France rendent compte des très mauvais rapports entre le courant « marxiste traditionnel » – dominé par le PCF – et le mouvement écologiste ; et les affrontements physiques n’étaient pas rares. Cette trajectoire historique de « terre d’accueil » a toujours été celle du champ de l’écologie et elle a donc fortement structuré son identité et sa culture interne ; c’est-à-dire les usages et les pratiques des militants écologistes. Ce point est important car pour assurer un minimum de cohésion interne entre tous ces courants et militants d’horizons divers – et parfois en opposition entre eux ! – il a été nécessaire de baisser le niveau d’exigence en termes de cohérence théorique ; une pratique dont le mouvement écologiste pâtit aujourd’hui à l’heure où la visibilité est atteinte et où la rigueur théorique est désormais impérative. Mais encore une fois cette culture était nécessaire pour assurer l’existence même du mouvement dans un champ social hostile et dominé par le productivisme.A ce sujet, précisons que l’idée qui consiste à prêter au champ de l’écologie une unique préoccupation pour l’environnement naturel est une caricature destinée à rompre toute forme d’intérêt pour les thèses écologistes ; le champ de l’écologie politique comporte des contributions majeures de nature politique et sociale. Mais pour s’imposer, le mouvement « marxiste traditionnel » devait rester seul maître de la question sociale. Nous sommes là sur une simple question de pouvoir sur le champ de la contestation sociale.

Question : Et à partir de là, quelle a été la réflexion de l’UFAL ?

UFAL DES : En tant qu’association républicaine et laïque, l’UFAL a un corpus à la fois très étendu et très exigeant en terme de rigueur et de cohérence interne. La cohérence est nécessaire parce que sans elle, aucune analyse globale du moment présent n’est possible, et aucune perspective alternative n’est identifiable dans ce moment présent. La cohérence est un élément fondateur de toute théorie politique et sociale ; sans cette rigueur interne un champ de connaissances n’est qu’une soupe à idées. Par ailleurs, il

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nous semble clair que l’écologie va être plus qu’un sujet important pour le XXIème siècle : elle sera une ligne de clivage majeure comme la question de la politique sociale a pu l’être au XXème siècle, donc un sujet extrêmement structurant dans les débats de société. Hélas, en l’état, le champ de l’écologie est largement incohérent ; et donc inutilisable. C’est pour cette raison que nous avons pris en charge ce travail de mise en cohérence. Pour cela, nous avons taché de rassembler les éléments progressistes du champ de l’écologie (nous n’avons pas regardé les dérives droitières ou réactionnaires) et tenté des mises en concordances. Certaines ont fonctionné, d’autres pas.

Question : C’était donc cela le but de l’ouvrage « Comprendre l’Ecologie Politique » ?

UFAL DES : Oui, l’un des buts de l’ouvrage était de fonder l’écologie politique en tant que théorie politique et sociale. C’est pour cela que l’ouvrage balaie des domaines aussi vastes car créer une cohérence interne solide ne peut se faire qu’en faisant communiquer étroitement et de manière logique des éléments qui semblent éloignés les uns des autres. Nous avons abordé l’économie, la protection sociale, le salaire universel (contre le revenu universel), les nouvelles technologies, la critique de la technique, l’agriculture, la gratuité, et la laïcité et la République bien entendu. Évidemment, ce travail n’est pas exhaustif, mais il pose une fondation sur laquelle il convient d’articuler de nouveaux éléments dans le but de compléter l’édifice.

Question : Quels sont les éléments qui manquent encore ?

UFAL DES : Parmi ceux qui manquent il y a la notion de « communs » qui est en élaboration. La question de l’énergie a été survolée. L’école est aussi une grande absente de ce livre. Enfin, il y a la question du pouvoir dans les rapports humains qui apparait comme centrale.

Question : Vous dites que fonder l’écologie politique en tant que théorie politique et sociale était « l’un des buts », il y en avait d’autres ?

UFAL DES : Oui, il y avait un autre but majeur à cet ouvrage : créer le dialogue entre l’écologie et le marxisme, ou plutôt le faire émerger de la gangue dans laquelle il se trouvait. La première partie du livre est consacrée à cela. Elle a été rendue possible par le travail de Moishe Postone publié en français sous le titre « Temps, Travail et Domination Sociale ». Postone rend compte des conditions historiques du mouvement marxiste et explique en quoi la publication si tardive des « der Grundrisses » en 1938 a rendu impossible toute lecture correcte du Capital de Marx. Cette publication intervient 21 ans après la fondation de l’URSS et un « marxisme officiel » installé. 1938, c’est aussi la veille de la seconde guerre mondiale suivie par 50 ans de guerre froide. Et là encore, le mouvement de l’écologie politique a été le refuge de tous ceux qui lisaient Marx en incluant les Grundrisses, et non ce Marx amputé imposé par le soviétisme.Postone passe au crible tous ces « marxismes traditionnels » montrant les limites qu’ils n’ont pu dépasser faute des clés nécessaires pour une lecture correcte du Capital. Grâce à son travail, il nous a été possible de généraliser des concepts marxistes pour les actualiser – puisque le travail

de Marx reste une œuvre inscrite dans le XIXème siècle – et de montrer qu’ils dialoguent parfaitement avec nombre de préoccupations inscrites dans le mouvement de l’écologie politique. « Temps, Travail et Domination Sociale » est un ouvrage incontournable pour qui veut savoir ce qu’est le marxisme de Marx et il permet de dire : « Je suis marxiste, donc antisoviétique »… et ce n’est pas rien…

Question : Mais pourquoi ce travail ? Après tout, il aurait été possible de faire une analyse économique uniquement basée sur l’écologie politique.

UFAL DES : Oui mais nous voulions un ouvrage qui s’inscrive dans son époque, c’est-à-dire dans le champ social actuel avec ses tensions et ses divisions, avec ses manques et ses complémentarités cachées ; aussi bien au niveau théorique qu’au niveau humain. Il était donc nécessaire de produire un ouvrage qui permette à des gens de dépasser la lecture qu’ils ont de l’histoire du mouvement social et de réaliser qu’ils peuvent dialoguer et penser ensemble ; un ouvrage qui leurs permette de se voir plus proches qu’ils ne le pensaient d’autres courants. L’objectif de tout cela est de construire une alternative politique et sociale dans la gauche de gauche.

Question : Et pour cela il fallait travailler à partir de Marx ?

UFAL DES : Oui parce que Marx est un objet symbolique énorme. Il n’est pas possible de se dire de gauche et non marxiste, même si avec le travail de Postone on sait désormais qu’il était nécessaire de préciser de quel marxisme il était question… Mais cette figure de Marx est telle qu’il était impératif de faire dialoguer le symbole qu’est Marx avec l’écologie politique, et de montrer non pas la compatibilité – la tolérance… ?! –, mais bien la réelle complémentarité et le prolongement qu’il y a entre toute une partie de l’écologie politique – car c’est un ensemble sans unité sur le plan théorique – et ce Marx tel qu’aujourd’hui on peut le lire, c’est-à-dire correctement.Précisons tout de même qu’avec le symbole Marx c’est toute l’histoire du mouvement social pour l’émancipation que l’on fait dialoguer explicitement avec l’écologie politique qui, elle-même, s’inscrit dans ce courant. Avec l’hégémonie soviétique, le XXème siècle a été une stérilisation considérable de la pensée à gauche ; ce qui explique notamment la panne idéologique du PCF et pourquoi, à notre avis, le prolongement impulsionnel du mouvement d’émancipation initié au XIXème siècle a trouvé en grande partie refuge dans le champ de l’écologie politique : ce champ est aujourd’hui une source qui permet de revitaliser les audaces pour une alternative de société.

Question : Et quels sont selon vous les apports du mouvement écologiste ?

UFAL DES : A notre avis, le champ de l’écologie politique apporte trois prismes majeurs qui éclairent et vivifient profondément la réflexion pour la gauche de gauche (où les partis politiques sont à la remorque des idées issues du mouvement social).Le premier prisme est la réintroduction de « l’environnement de vie ». Bien sûr, cela ne se limite pas à la caricature de la protection de l’environnement naturel : il

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s’agit de la prise en compte de l’environnement « de vie » sous toutes ses formes : urbanisme, lien social, cadre de vie, etc. Tout ceci va jusqu’à l’alimentation et l’impact sur la santé psychologique. Cet apport n’est pas que « matériel », il est spirituel, non au sens religieux bien entendu, mais au sens éthique et laïque du terme. En écologie, un arbre n’est pas que du papier en devenir, un patrimoine génétique ou un puis de carbone contre le dérèglement climatique : il est un être vivant faisant partie d’un équilibre naturel et avec lequel nous interagissons. Or nous en faisons l’expérience tous les jours : notre équilibre physique, psychique et intellectuel ne se réduit pas à manger, boire et dormir. Le second prisme est une réflexion sur l’organisation du pouvoir dans la société. Une grande partie du mouvement de l’écologie politique porte la critique du pouvoir et de l’organisation humaine qui lui est liée, mais nous y reviendrons plus loin. Enfin, le troisième prisme est celui du bonheur, de la vie heureuse. Pour illustrer le propos, nous prenons souvent comme exemple la fête de l’Huma et un salon bio. La fête de l’Huma est un rassemblement très convivial où le contact humain est facile, et où les débats et les échanges se font sur des sujets variés : travail, système de santé, protection sociale, production, logement, relations internationales, etc. Tous traitent des « conditions de vie ».Dans un salon bio, on trouve aussi des ateliers sur les « conditions de vie » : créer une AMAP, construire sa maison en bois, le logement participatif, etc. Mais on trouve également une grande proportion de débats (entre un quart et la moitié) sur des sujets tels que : la vie de couple, l’amour, développer l’écoute de ses émotions, l’éveil de soi, vivre son vieillissement, comment soigner son enfant intérieur, la sexualité, etc. Or, là nous sommes dans le registre de la vie heureuse et du bonheur. Et c’est cela le troisième prisme apporté par l’écologie politique : la distinction explicite entre, d’une part, les conditions de vie, et, d’autre part, la vie heureuse, le bonheur. Le « marxisme traditionnel » a complètement inféodé la question de la vie heureuse à la question des conditions de vie alors que l’incurie d’une telle subordination est évidente. Il suffit de dire à quelqu’un : « Vous avez une maison, un travail, une bonne santé, donc vous êtes nécessairement heureux dans votre vie » : personne ne répondra « oui, c’est vrai ! » à une telle affirmation parce que n’importe qui sait faire – même intuitivement ! – la distinction entre « des conditions de vie » et « une vie heureuse ». Le champ écologiste change le paradigme du marxisme traditionnel et explicite clairement le fait que ces deux sujets – « les conditions de vie » et « la vie heureuse » – ne peuvent être ramenés à l’un des deux et qu’ils doivent être traités dans leurs spécificités propres puisqu’aucune hiérarchisation n’est possible entre ces deux domaines absolument essentiels. Mieux, l’histoire montre que toutes les logiques de subordination de la vie heureuse à la question des conditions de vie ont ouvert sur des dérives qui finissent tôt ou tard par une impasse sociale. Par ce troisième prisme, le mouvement écologiste réintroduit une distinction qui réhabilite l’individu non comme un simple individu social, mais d’abord comme un être humain dont le but dans l’existence n’est pas le travail ou la consommation mais une vie heureuse, avec toutes les conséquences que cela peut ouvrir, y compris sur le plan politique. De même qu’il est difficile de vivre heureux sans lieu où dormir ; il est tout aussi difficile d’être heureux

lorsque l’on est en errance psychologique ou incapable de percevoir clairement ses émotions. Et contrairement à ce que d’aucuns peuvent penser, la réactivation et l’éveil des capacités à vivre heureux chez un individu relève de la lutte contre le productivisme (capitaliste ou soviétique) puisque précisément ces systèmes ne peuvent survivre sans éteindre ce qui est humain chez l’individu pour ne faire de lui qu’un pion dans un système économique et politique. Qu’il s’agisse du modèle consumériste ou de l’homo soviéticus : éteindre ce qui est humain chez l’individu c’est créer des êtres de souffrance incapables de se percevoir et donc incapables de contester. C’est très exactement le propos développé par George Orwell dans « 1984 »… En ce sens, le productivisme peut être analysé comme une « névrose » individuelle, portée collectivement et dont les conséquences sont sociales, environnementales, humaines, etc.

Question : Comment voyez-vous l’introduction de ces prismes dans le champ politique actuel ?

UFAL DES : C’est précisément cela fonder l’écologie politique : trier le chaudron de l’écologie avec une rigueur et une recherche de cohérence globale et systémique que l’on trouve typiquement dans l’héritage républicain et laïque – au sens de Jaurès – ainsi que dans le marxisme de Marx. Voilà le travail de l’UFAL, et somme toute il n’est pas aberrant que la prise de conscience quant à la nécessité d’un tel travail soit apparue justement dans le milieu républicain et laïque de gauche. Fonder l’écologie politique permet de créer un outil utile et efficace, mais également d’éloigner ce qui stérilise la pensée sociale alternative, le « marxisme traditionnel » ou « l’écolo bobo » par exemple. Rappelons qu’une théorie politique et sociale est par essence « révolutionnaire » ! C’est cela sa fonction et sa finalité 43.A ce titre, j’attire l’attention sur le travail de Bernard Friot qui rappelle que l’attitude révolutionnaire ce n’est pas de verser dans le mythe de la « table rase » – une vision somme toute très immature de l’action politique… – ; l’attitude révolutionnaire c’est de détecter dans le présent autour de soi – mais parce qu’on les cherche ! – les alternatives novatrices et progressistes, qui sont à l’état d’embryon, afin de les généraliser à l’ensemble de la société. C’est cela « avoir une attitude révolutionnaire » !

Question : Vous êtes revenu plusieurs fois sur la question du pouvoir, est-ce que vous pourriez développer ?

UFAL DES : Au travers des divers sujets qu’il traite avec son approche, le champ de l’écologie politique porte une critique du pouvoir dans son organisation, dans sa manière de se structurer et de se pérenniser dans toutes les interactions humaines et à tous les niveaux. Le pouvoir est traité de manière explicite, c’est-à-dire en abordant les comportements et comment les gérer : il n’y a pas seulement « le pouvoir », mais des comportements humains qui ont pour but le pouvoir, c’est une approche très différente.

43 « L’économie politique » d’Adam Smith ne visait ni plus ni moins qu’à un reversement du paradigme de l’ancien régime par le paradigme bourgeois : l’économisme, dans lequel nous vivons depuis deux siècles. Donc oui, il faut oser ! Il faut de l’audace pour s’imposer ; on ne peut rien changer sans percuter les règles du jeu, en se conformant aux cases et aux rôles prédéfinis par le système lui-même.

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La gauche de gauche est en panne sur la question du pouvoir car elle ne le pense que comme systémique et non comme le résultat de comportements humains, y compris en son sein ! Le sujet des comportements visant le pouvoir n’est jamais abordé en interne des associations ou des partis politiques. Jamais il n’est question du pouvoir tel qu’il se structure en interne de ses mouvements entre les militants, il n’est question que du « pouvoir des dominants ». Ce sujet est « le » grand absent qui est à l’origine du très grand nombre de déconvenues dans le milieu militant et qui explique que quantité de gens se détournent de cette activité alors que paradoxalement une majorité souhaitent du lien social et un vrai changement de société. Ce que le champ de l’écologie politique apporte c’est une critique « pratique » du pouvoir.

Question : Quels sont les domaines qui portent cette critique du pouvoir ?

UFAL DES : Ils sont nombreux et complémentaires, la critique du pouvoir est un élément transverse. On peut citer la réflexion sur Internet qui oppose un système d’information en réseau a-centré contre un système de diffusion centralisé – télévision ou radio. On peut également citer la réflexion sur les techniques et les organisations de la production qui favorisent l’autonomie ou l’hétéronomie. Le secteur médical est propice à cette réflexion car on y voit comment l’accès au savoir remet en cause l’hégémonie du médecin. Enfin, et c’est l’apport du troisième prisme : le pouvoir – en tant qu’élément individuel présent dans la vie quotidienne – est pensé comme un objectif implicite de comportements que l’on peut apprendre à reconnaitre chez soi et chez les autres, dans l’objectif de le contrer.Partout on retrouve la manière dont le pouvoir se structure et les modes d’organisation qui le pérennisent. La réflexion sur l’éducation populaire est exemplaire en ce domaine : on a longtemps pensé que l’éducation populaire consistait à diffuser du savoir, et on l’a présentée comme un orateur expert venant parler à des personnes ignorantes – des élèves en somme ! Or, ce modèle est néfaste car il entretient une structuration scolaire des esprits où seuls ceux qui sont préparés à devenir orateur arriveront à sortir de leur « mentalité d’élève » : ce système descendant maintient la structure du pouvoir dans la société en la reproduisant là où précisément l’éducation populaire devrait la combattre. Tout ceci peut être mis en parallèle avec le fait que, par exemple, aucun statut de l’élu ne soit mis en place. Or, un statut de l’élu permettrait de ramener l’élu à une proximité avec les autres citoyens, mais entretenir la structuration actuelle du pouvoir demande de maintenir la distanciation artificielle qui existe entre l’élu et le citoyen qui repose sur celle entre l’ignorant et le spécialiste ou l’expert. Notons également que lorsqu’une décision politique apparait trop directement inféodée à des intérêts économiques particuliers alors des experts entre en scène en appuyant précisément sur cette mentalité d’élève afin de fléchir les opinions. Donc mettre fin à l’inculcation de cette « mentalité d’élève » – dans l’enseignement ou l’éducation populaire par exemple – est vraiment un enjeu pour la société dans son ensemble.

Question : Qu’est-ce que l’éducation populaire alors ?

UFAL DES : La domination c’est d’inculquer aux gens qu’ils sont juste bons à échanger sur le foot, la cuisine, la mode ou les séries télé car leurs vies n’auraient pas de valeur sociale en elles-mêmes. Contre cette croyance, l’éducation populaire consiste à briser ce regard que les gens portent sur leurs propres vies en leurs faisant réaliser que leurs expériences de vie sont d’une richesse politique et sociale considérable, et qu’ils n’ont qu’à les partager avec d’autres sous cet angle-ci pour s’élever en compréhension du monde dans lequel ils vivent. Mais ceci suppose une chose : mettre fin à l’enjeu de pouvoir sur le savoir en expliquant qu’il n’y a pas qu’un seul type de savoir, mais deux ! Le savoir tel qu’on l’entend est un savoir de type « universitaire » basé sur la conceptualisation ; et la totalité de notre système d’ascension sociale par l’école est une sélection sur la maitrise de ce type de savoir à l’exclusion de l’autre type de savoir : le savoir « pratique » qui n’est pas un savoir conceptuel mais un savoir concret, basé sur l’expérience. Mais l’a priori sur le logos comme étant la seule forme de savoir possible joue à fond contre 90% de la population, car l’expérience de vie des personnes est pratique, et non conceptuelle. Sur ce constat, le rôle de l’éduc-pop est d’expliciter ces deux savoirs et de les positionner sur un pied d’égalité. La chute est rude pour le tribun-orateur-expert et pour celui qui croit en celui-ci. L’éduc-pop c’est expliquer que le rôle du porteur de « savoir universitaire » n’est pas de faire une leçon magistrale à un auditoire d’élèves, mais de venir poser des concepts sur le « savoir pratique » qui se sera exprimé par les échanges entre les personnes dans le but de rendre les concepts palpables et opérationnels. C’est-à-dire que de l’orateur-expert qui parlait 80% du temps pour diffuser la « lumière du savoir » devient celui qui intervient en dernier et ne parle que 20% du temps pour seulement mettre des références sur ce que les personnes auront construit à partir de leurs échanges sur leurs expériences de vie. Le changement de méthode remet en cause la structuration du pouvoir.Ainsi, l’éduc-pop illustre ce rapport de pouvoir et les enjeux qui lui sont liés : on ne changera pas de système sans expliciter les comportements humains et adopter des pratiques, des mots et des attitudes qui brise la pérennisation implicite du pouvoir. Expliciter le pouvoir sous forme de comportements humains qui pérennisent des modes d’organisation, c’est cela le second prisme majeur de l’écologie politique ; le but de tout cela étant de conforter la force du collectif et la sureté de l’individu car les seuls perdants sont ceux qui visent à accaparer le pouvoir précisément parce que leurs comportements n’étaient pas explicités et compréhensibles par tous.

Question : Evidemment ceci se retrouve dans la domination au sein de la société entre les différents groupes sociaux…

UFAL DES : Bien sûr ! La domination dans la société rend compte de ces comportements. L’effet est d’autant plus dévastateur qu’au sein de la société le pouvoir politique est lié au pourvoir économique. Mais ce qu’il faut éviter c’est d’en rester à une dénonciation macroscopique dans la société ; d’abord cela a déjà été fait maintes fois, mais surtout la mise en lumière macroscopique a souvent tendance à cacher que la structuration du pouvoir suppose

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une logique de comportements entre individus à n’importe quelle échelle ! Si on en reste à la dénonciation macroscopique, on risque de stériliser l’idée même qu’il y a des alternatives, c’est-à-dire des comportements alternatifs que l’on peut enseigner et transmettre. Or, c’est sur ce point que l’écologie politique interpelle : elle met en lumière ces comportements de pouvoir à n’importe quelle échelle ainsi que les alternatives de fonctionnement, de gestion et de décision. La différence sur la formation et la circulation de l’information par la télévision et sur Internet en est un exemple flagrant.

Question : Donc la question du pouvoir est à expliciter n’importe où puisque reposant sur des comportements que l’on retrouve partout. Pouvez-vous citer un autre champ d’activité comme exemple ?

UFAL DES : Celui de la production. Que l’on soit commercial en assurances, boulanger, agriculteur, employé de banque, garagiste, éboueur, la production de chacun structure le monde où nous vivons et les gens savent les implications de leur production lorsqu’ils fabriquent un médicament comme le médiator ou des graines OGM. Mais force est de constater que la structuration du pouvoir dans la production vise à interdire la prise de parole ou la décision : le citoyen n’est acteur – législatif indirect… – que devant l’urne alors que son travail fabrique le monde au jour le jour. A ce titre, l’ESS est aujourd’hui un champ de l’économie où il est possible de tester d’autres modes de fonctionnement et d’expliciter les comportements de pouvoir afin d’en changer la pratique par l’alternative. Voilà pourquoi l’ESS doit oser ! Et elle doit le faire car elle n’existe que dans la mesure où elle n’est que marginale dans le secteur économique. Qu’elle devienne intéressante, et elle sera broyée comme le sont aujourd’hui les mutuelles de santé. L’ESS n’a d’autre choix que celui d’innover.

Question : Par exemple ?

UFAL DES : Par exemple les coopératives pourraient se réunir et créer des caisses de salaires et d’investissements, et créer un statut du travailleur ESS qui serait payé selon une grille de qualification commune à tous. La caisse garantit le salaire à la personne quelle que soit la coopérative où cette personne va travailler. Avec une telle sécurisation du salaire par la qualification attachée à la personne (et non au poste de travail), un nombre considérable de personnes vont venir travailler dans l’ESS et augmenter ainsi son poids en tant qu’alternative sociale. Les coopératives sont également porteuses d’une réflexion alternative sur la propriété : il est nécessaire d’aller vers une propriété d’usage en rompant fermement avec la propriété lucrative. Cette pratique alternative, qui existe déjà dans des coopératives, doit servir à une extension sur le foncier, qu’il s’agisse du secteur du logement ou des terres arables. L’intérêt de l’écologie politique réside dans sa dimension transverse qui permet de montrer que les idées, logiques et comportements alternatifs sont globaux.

Question : Un dernier mot sur comment fonder l’écologie politique ?

UFAL DES : Tel que le voit l’UFAL, il apparait nécessaire d’innover dans la manière dont nous formulons une théorie

politique et sociale sous peine de rester dans les carcans idéologiques des XIXème et XXème siècles et de perdre un potentiel alternatif dont les femmes et les hommes ont impérativement besoin aujourd’hui. La rupture d’avec le productivisme – capitaliste ou soviétique – se fera avec des lignes directrices politiques permettant de structurer des voies alternatives ; sans cela, et même si nous allons certainement assister à l’émergence d’un grand nombre d’alternatives concrètes dans la société afin de faire face à la crise sociale, le risque d’un pouvoir liberticide et de la misère est grand car n’en doutons pas : l’adversaire de classe saura se structurer et agir pour durcir le ton comme il a toujours su le faire... voilà pourquoi fonder l’écologie politique comme théorie politique et sociale est nécessaire pour structurer les alternatives concrètes.C’est un grand chantier, et fonder l’écologie politique nécessitera, entre autres, un nouveau regard sur l’organisation sociale et la propriété, l’intégration du psychologique et l’égalité d’importance entre « conditions de vie » et « vie heureuse », une égalité des savoirs – universitaire et pratique –, une réflexion sur l’environnement de vie, etc. Et bien entendu, tout cela sous-tend une réflexion sur le pouvoir en tant que structure mise en place par des comportements humains précis qui sont identifiables par tous pour peu qu’ils soient explicités et enseignés, et que des pratiques et de usages alternatifs soient proposés et transmis.

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Briey de L. - Peut-on vouloir renoncer au productivisme sans renoncer à l’Etat-Providence ? 44

Laurent de Briey, Professeur de philosophie, Université de Namur

Texte provisoire

Deux points retiennent mon attention dans cette communication. Premièrement, l’étude de contradictions éventuelles entre, d’une part, la critique des politiques d’austérité et l’appel à une relance de l’économie par un « Green Deal »45 et, d’autre part, la remise en cause de l’objectif de croissance au profit d’une « prospérité sans croissance »46 ou d’une « sobriété heureuse »47. Deuxièmement, je m’intéresserai aux critiques des réformes sociales visant à transformer l’Etat-providence en un Etat social actif. Si un collectif comme les économistes atterrés, mais aussi de nombreux écologistes, paraissent voir dans ce projet un cheval de Troie du néolibéralisme, on peut se demander si la défense de l’Etat-providence ne témoignerait pas d’une curieuse nostalgie des Trente Glorieuses, ces trente années qui ont suivi la Deuxième Guerre et durant lesquelles une forte croissance économique était porteuse d’emplois et de hausses salariales, tout en rendant possible le développement des droits sociaux. Je serai ainsi conduit à m’interroger sur la cohérence interne des contreprojets politiques inspirés par les critiques sociales et écologiques. Je conclurai par conséquent en me demandant si, au lieu d’opposer la réforme du système économique et financier, porté par les mouvements politiques dits de gauche, aux réformes du modèle social grâce auxquelles les libéraux entendent dynamiser le marché du travail, il ne faudrait pas en affirmer la complémentarité.

Une relance par la croissance verte ?Les travaux des économistes atterrés constituent un excellent exemple d’une critique sociale de la politique économique européenne actuellement à l’œuvre. Alors que, pour les partisans des politiques d’austérité, le retour à l’équilibre budgétaire, combiné à des réformes structurelles qui renforceront la compétitivité des économies européennes, va rassurer les investisseurs et permettre le retour de la croissance, les économistes atterrés inversent le lien de causalité : l’équilibre des finances publiques sera la conséquence d’une hausse des recettes générées par le retour de la croissance rendu possible par des investissements publics. C’est sur la croissance également que repose leur conviction de l’acceptabilité d’un léger déficit structurel puisqu’elle permet qu’une dette publique grandisse en volume tout en restant stable en pourcentage du PIB. La croissance est ainsi le socle des contre-propositions des économistes atterrés comme elle était le moteur des Trente Glorieuses. Or, la croissance forte durant les Trente Glorieuses s’explique notamment par une exploitation à faible prix des ressources naturelles, incompatible avec les impératifs écologiques actuels. La nécessité de réorienter notre économie, pour la rendre moins consommatrice en 44Ce texte destiné à la diffusion papier est composé d’extraits d’un article plus long. Celui-ci peut-être téléchargé sur le site du colloque.45Voir par exemple J.-M. Nollet, Le green deal. Proposition pour une sortie de crise, Bruxelles, Le Cri, 2008.46T. Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, Bruxelles, De Boeck, 2010.47P. Rabbi, Vers la sobriété heureuse, Paris, Actes Sud, 2010.

ressources naturelles et moins productrice de pollutions, n’implique-t-elle pas de relativiser la recherche de la croissance économique, voire d’accepter une certaine décroissance48 ? Les économistes atterrés semblent croire que non. Au contraire, il y aurait une parfaite cohérence entre relance économique et transition écologique, dans la mesure où le plan de relance devrait consister dans des investissements nécessaires à la transition écologique : développement des énergies renouvelables, travaux économiseurs d’énergies, investissements dans les transports publics, mais aussi soutien aux secteurs de l’éducation, de la santé, des services aux personnes... Toutefois, leur discours n’est-il pas trop idyllique pour être crédible ?Mes inquiétudes ne sont pas tant relatives à l’emploi qu’à l’endettement. L’emploi ne devrait pas manquer – au contraire, une telle économie serait logiquement beaucoup plus intensive en travail, j’y reviendrai. Par contre, alors que la relance exigera une augmentation initiale de la dette publique, une large partie des effets retours attendus prendront la forme d’une amélioration de la qualité de vie et d’une baisse de notre empreinte environnementale, non d’une hausse de l’activité économique. Or en l’absence d’une croissance suffisamment forte, le poids de la dette risquerait de devenir rapidement problématique. La démonstration reste donc à faire que le soutien à la croissance comme réponse à l’endettement public est réellement compatible avec un modèle de développement plus qualitatif.

Une objection de croissance ?Ceux que Bayon, Flipo et Schneider dans leur excellent livre, La décroissance, appellent les objecteurs de croissance49 jugent pour leur part incohérente l’ambition de réaliser un découplage entre croissance économique et croissance de l’empreinte écologique. Faisant le deuil de la croissance, ils en appellent à une « remise en cause radicale du système des besoins50 ». Une vie plus simple serait non seulement plus conforme aux impératifs de la soutenabilité écologique mais également plus heureuse parce qu’affranchie de la frustration propre à une société de consommation devant créer continuellement des désirs insatisfaits afin de relancer continuellement la demande de biens et de produits. Cette remise en cause constitue une critique du néolibéralisme, mais également du marxisme traditionnel et du socialisme démocratique, dans la mesure où ces derniers sont des productivismes qui ne remettent pas en cause l’objectif de croissance, mais entendent assurer une plus grande égalité dans l’accès à la consommation51.Les objecteurs de croissance se détournent d’autant plus volontiers de la recherche d’une croissance continuelle – même durable –qu’elle s’accompagnerait de fortes inégalités sociales et écologiques52. Je suis moins convaincu par cet argument. Ce n’est pas parce qu’on observe généralement une corrélation entre croissance économique et croissance des inégalités53 qu’une société

48S. Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.49D. Bayon, F. Flipo, F. Schneider, La décroissance. Dix questions pour en débattre, Paris, La Découverte, 2012.50Ibid. p. 23.51Ibid. p. 54.52Ibid., p. 22-23.53T. Piketti, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 455.

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décroissante serait une société plus égalitaire. A mon sens, pour essayer d’anticiper le caractère plus ou moins égalitaire d’une société décroissante, il faut s’interroger sur le rapport entre les types de revenus – capital vs. travail – qui y seraient générés, d’une part, et sur le degré de redistribution sociale qui pourrait y être à l’œuvre. Les objecteurs de croissance paraissent curieusement se préoccuper essentiellement des inégalités générées par les revenus du travail. Cela les conduit à prôner, tout comme les économistes atterrés, un partage du temps de travail et une limitation des salaires. Toutefois, dans une société sans croissance, faiblement intensive en travail, la détention du capital serait cruciale. Il y aurait certes une transformation profonde de ce capital, en raison d’un effondrement potentiel du capital financier et d’une revalorisation du capital foncier, mais la tendance naturelle à la concentration du capital persisterait. Cette dynamique serait d’autant plus forte si le taux de natalité demeurait faible, ce qui est écologiquement souhaitable54. Je crains donc qu’une société sans croissance soit une société fortement inégalitaire si, à l’instar du travail, le capital n’était pas redistribué. Cela signifie que, contrairement aux aspirations libertaires de certains objecteurs de croissance55, une société sans croissance ne pourrait pas être une société désétatisée et débureaucratisée. S’assurer de la répartition du travail et du capital requiert un contrôle public important. Une société sans croissance ne pourrait pas non plus s’organiser sous la forme de petites communautés localisées sur un territoire donné. Une solidarité organisée à une trop petite échelle se heurterait à la répartition inégale des ressources naturelles qui serait source de conflits pour l’appropriation de ces ressources, mais également aux conséquences des aléas climatiques. Est ainsi posée la question du modèle social compatible avec une société sans croissance. Il n’y a pas à ma connaissance de réel consensus à cet égard entre les objecteurs de croissance. Le partage du temps de travail et, imaginons-le, du capital, d’une part, la fixation d’un revenu maximal, l’allocation d’un revenu inconditionnel et l’accès gratuit, ou à faible coût, aux services publics pourraient toutefois constituer un point de convergence. Il paraît également difficile de renoncer à une assurance maladie. On peut douter toutefois qu’un tel programme soit réellement finançable dans une société sans croissance, notamment lorsque la population est vieillissante. Personnellement, j’ai le sentiment qu’une société sans croissance serait à bien des égards une société extrêmement libérale, avec des prestations sociales relativement faibles, et très exigeante en termes de temps de travail. Certes, le temps de travail serait officiellement partagé, mais il ne s’agit là que du travail formel. Or la caractéristique principale d’une société sans croissance serait l’augmentation considérable des activités informelles afin d’autoproduire des services et des biens actuellement rendus disponibles par le marché ou les services publics. Or, si dans une société où le travail est formalisé et fortement divisé, cultiver ses légumes peut être perçu comme le prototype même de l’activité qui ait du sens et qui soit source d’autonomie, il n’en reste pas moins que je n’aime pas jardiner et que je ne suis certainement pas le seul dans ce cas. De même, le partage du temps de travail est supposé permettre de retrouver du temps pour s’occuper

54Ibid., p. 599 et sv.55D. Bayon, F. Flipo, F. Schneider, op. cit., p. 46.

des siens. Le père de quatre enfants que je suis applaudis, mais il n’ignore pas non plus que la garde d’enfants est bel et bien un travail. L’émancipation des femmes a d’ailleurs notamment consisté à s’affranchir du travail informel. A l’opposé de la vision romantique portée par les objecteurs de croissance, le travail informel n’est donc pas nécessairement plus épanouissant que le travail formel. J’irais même plus loin. Là où le néolibéralisme veut inciter à la participation de tous au marché du travail formel par la réduction des prestations sociales, il me semble que les objecteurs de croissance contraindront tout le monde à la participation informelle par la pénurie et par la valorisation de l’autosubsistance. L’adoption d’un mode de vie décroissant ne conduit à une vie de temps libéré que lorsqu’elle est le fait d’une minorité au sein d’une société essentiellement productiviste. La généralisation d’un telle mode de vie pourrait par contre menée à une société très exigeante en termes de travail – formel et informel – afin de produire non plus le superflu, mais simplement le nécessaire et l’utile.

Un conservatisme social ?Mes craintes quant à l’impossibilité de financer notre modèle social ne concerne pas que les objecteurs de croissance. Comme je l’ai dit, je doute qu’une réorientation de notre économie rende possible, au-delà d’un effet de relance à court terme, une forte croissance économique. Mais douter de la possibilité de renouer avec une croissance structurelle forte impose de s’interroger sur la soutenabilité du financement du modèle social de l’Etat-providence. Or qu’ils s’inspirent de la critique sociale ou de la critique écologique, les mouvements de gauche assimilent toute réforme du modèle social de l’Etat-providence à une régression. Sur ce point à nouveau, les économistes atterrés sont un excellent exemple, notamment lorsqu’ils critiquent le projet de transformations de l’Etat-providence en un Etat social actif au cœur de la Stratégie européenne de Lisbonne. Ce projet dénonce la passivité de l’Etat-providence qui se contente d’assurer un revenu de remplacement aux personnes n’étant plus en mesure de travailler sans favoriser leur réinsertion. Au contraire, financé principalement par des charges sur le travail, l’Etat-providence affaiblirait la compétitivité économique et freinerait la création d’emplois, alors que le vieillissement progressif de la population ferait exploser les dépenses sociales. Il serait par conséquent nécessaire d’activer l’Etat social en réorientant ses prestations vers le soutien de l’activité professionnelle : accompagnement personnalisé des demandeurs d’emplois, programme de formation initiale et continue, démantèlement des régimes de prépensions, etc. Considérant que les réformes réalisées au nom de l’Etat social actif ont servi un programme néolibéral en permettant, au nom de la compétitivité économique, une flexibilisation du marché travail et une stigmatisation des demandeurs d’emploi56, tandis que la baisse des charges sociales aurait réduit les recettes publiques sans créer d’emplois, les économistes atterrées se positionnent en défenseurs de l’Etat-providence et comptent sur la réduction du temps de travail et les investissements publics pour faire baisser le chômage. Pourtant, comme les

56Voir P. Batifoulier, P. Concialdi, J.-P. Domin et D. Sauze « Pour un renouveau de la protection sociale » in Les économistes atterrés, Changer d’économie !, op. cit., p. 137.

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économistes atterrés le reconnaissent eux-mêmes, la politique keynésienne pratiquée durant les Trente Glorieuses « reposait sur des facteurs structurels : l’ampleur des gains de productivité, la force de la demande, l’autonomie des pays les uns par rapport aux autres »57. La forte croissance était également rendue possible par la colonisation des pays du Sud et une démographie qui assurait une augmentation progressive de la population active. Le modèle des Trente Glorieuses et l’Etat-providence ne sont plus des références pertinentes à l’heure du défi écologique, du vieillissement de la population et de l’émergence de pays du Sud et de l’Est.

Un contremodèle cohérent ?La lecture des économistes atterrés et la confrontation aux idées des objecteurs de croissance font surgir un doute quant à la possibilité de concilier quatre éléments paraissant tous souhaitables : des investissements publics devant permettre la transition écologique ; l’adoption d’un modèle de croissance faible, voire négative ; la réduction du temps de travail ; la défense de l’Etat-Providence. L’élaboration d’un contreprojet politique cohérent me paraît imposer de choisir entre ces différents éléments. Tout comme les économistes atterrés, je plaiderais volontiers pour des investissements publics devant rendre possible une réorientation de notre économie vers des modes de production et de consommation plus soutenables. Je ne crois toutefois pas que ces investissements soient susceptibles de nourrir une croissance économie forte, mais qu’il faut s’attendre au contraire à des taux de croissance structurellement faibles, voire potentiellement négatifs. Cela invite à s’intéresser sérieusement aux positions développées par les objecteurs de croissance. C’est en particulier la critique du système de besoins inhérent à une société de consommation de masse qui retient mon attention. La consommation est actuellement inutilement stimulée en favorisant l’obsolescence des produits – par leur fragilité technique ou par la multiplication de pseudo-innovations –, mais également en faisant des modes de consommation des marqueurs identitaires et des vecteurs de reconnaissance sociale. Se détacher d’un tel modèle demandera donc de privilégier des modes d’interactions économiques favorisant l’allongement de la durée de vie des biens produits, mais également de redéfinir des modes alternatifs de distribution de la reconnaissance sociale.Croire par contre que l’adoption d’un système de besoins plus sobre signifierait que nous vivrions dans une société de l’abondance et qu’il nous serait possible de célébrer la fin du travail, me paraît excessivement optimiste. Même en modérant notre consommation, adopter des modes de production moins énergivore réduira fortement la productivité du travail. De plus, l’importance des besoins en termes de services aux personnes, en particulier dans une société vieillissante, est telle qu’il me paraît plus pertinent d’en appeler à une revalorisation de la participation sociale qu’à la célébration d’une société du loisir. Une telle revalorisation demande que soit définie quelles sont les activités socialement utiles et les formes de participation sociale qu’ils importeraient de revaloriser. A l’encontre donc de tout individualisme libéral, il faut s’attacher à

57H. Sterdyniak, « Quelle politique économique ? Mort et renaissance du keynésianisme » in Les économistes atterrés, Changer d’économie !, op. cit., p. 25.

redonner un contenu à l’idée de prospérité qui dépasse la seule aisance économique58.L’une des implications concrètes d’une telle redéfinition de la prospérité serait une réforme en profondeur de la fiscalité afin de la rendre plus redistributive mais aussi plus incitative. Dans une société où près de 50% des prix des biens et services est déterminé par le système fiscal, celui-ci a un rôle crucial à jouer pour assurer une internalisation des effets externes. S’engager dans cette voie plaiderait pour une profonde réduction de la fiscalité et de la parafiscalité sur le travail financée par un renforcement de la fiscalité sur les revenus du capital et par le développement de la fiscalité environnementale. Cela justifierait également le renforcement des mesures de soutien aux services aux personnes.Un tel programme reste dans la ligne défendue par les économistes atterrés. Je me dissocierai par contre de ceux-ci en considérant que la revalorisation de la participation sociale plaide également pour une réforme de notre système social afin de favoriser des politiques visant à soutenir la participation plutôt qu’axées essentiellement sur le maintien du pouvoir d’achat. L’héritage de la Troisième voie ne peut être accepté que sous bénéfice d’inventaire. Il me semble néanmoins relever d’un projet politique fondamentalement différent du capitalisme financier. Si le projet de transformation de l’Etat-providence en un Etat social actif a pu être récupéré par le néolibéralisme, c’est parce que ces partisans n’ont pas compris qu’il était totalement incompatible avec l’acceptation de la financiarisation. Celle-ci impose une recherche de rentabilité à court terme, alors que le modèle de l’Etat social actif impose des investissements publics massifs dans l’éducation, la recherche ou l’innovation dont les effets retours ne peuvent apparaître qu’à moyen, voire long terme. Dès lors, la critique du capitalisme financier portée par les économistes atterrés ne justifie pas une condamnation du modèle de l’Etat social actif. Elle me semble au contraire être la condition de la réussite de ce modèle.En retour, la réforme de l’Etat-Providence me paraît être la condition de la faisabilité politique des réformes économiques souhaitées par les économistes atterrés. L’expression d’une nostalgie trop forte à l’égard d’un modèle social et économique définitivement dépassé risque de donner l’impression qu’un conservatisme de gauche défendant les acquis sociaux de uns fait face à un conservatisme de droite s’accrochant aux privilèges financiers des autres, alors que les changements souhaités ne seront possibles que s’ils font l’objet d’un consensus social important. Or, celui-ci ne pourra émerger que si tous les groupes sociaux acceptent que certains avantages qu’ils tirent du système actuel puissent être remis en question. Seuls les efforts faits par les uns légitimeront ceux consentis par les autres.

58Voir L. de Briey, « Prospérité et crise du politique » in I. Cassiers (éd.), Redéfinir la prospérité, Aube, Paris, 2011, pp. 213-238.

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Tonaki Y. - Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima

Yotetsu TONAKI, Université Toyo (Japon) / Université Paris Diderot (CSPRP)

Il serait évident que le « 11 mars » a marqué une nouvelle page à l’histoire des crises écologiques. Catastrophe complexe, composée de différents éléments – naturels, industriels, économiques, politiques, techno-scientifiques etc. –, cet événement nous impose sans aucun doute à reconsidérer les enjeux mêmes de l’écologie politique. Mais quels sont exactement les défis qu’il nous pose ? A partir de l’observation des situations complexes ou même déchirées où se trouve le Japon après la catastrophe de « Fukushima », surtout de celles pour les habitants du département portant le même nom, nous nous proposons d’en dégager des points capitaux qui nous incitent à réexaminer la tâche de l’écologie politique.

1. Commençons par rappeler ce que signifie le mot « Fukushima ». Comme on le sait, c’est avec l’accident de la centrale nucléaire Fukushima-Daïichi de TEPCO (Tokyo Electric Power Company,), que le nom de « Fukushima » est répandu dans le monde entier. Mais « Fukushima » a plusieurs noms ou visages, du moins du point de vue géographique. « Fukushima » est tout d’abord le nom du département où se situe cette centrale. Il est en vérité le troisième plus grand département du Japon en superficie, équivalente à la moitié de la Belgique. Puis la préfecture de ce département porte le même nom : la ville de Fukushima, située à 60 km au nord-est de la centrale, abrite à peu près 300,000 habitants. Or le département est divisé en trois parties par deux chaînes de montagnes qui vont du nord au sud. Le tsunami du 11 mars a frappé uniquement la partie à l’est du département, où se trouve la centrale nucléaire. Dans la partie centrale, avec l’autoroute et les grandes lignes qui lient Tokyo et le Nord-est du Japon, il y a des villes principales avec une grande population, y compris la ville de Fukushima. L’ouest du département est une région de montagnes, beaucoup moins contaminée que les deux autres. Il serait ainsi permis de dire que, sauf certains villages et quartiers au bord de la mer, ni le tsunami ni le séisme n’a provoqué autant de dégâts dans la plupart du département de Fukushima. C’est ainsi que beaucoup de gens continuent d’y habiter comme avant.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de « catastrophe » à Fukushima, mais, tout au plus, que l’écart est tellement grand entre ces régions qui sont toutes de « Fukushima », qu’il faut voir de plus près, au-delà d’une simplification et une exagération, le problème fondamental qui se trouve derrière les images, voire les illusions, suscitées par ce dénominateur commun. S’il y a une catastrophe, elle se trouverait plutôt dans cette normalisation des états catastrophiques. Nous y reviendrons. En tout cas, à titre d’illustrations, voyons du moins trois lieux typiques de « Fukushima » :

1) D’abord, les images répandues de « Fukushima » peuvent se trouver bien évidemment dans et autour de la zone interdite. Les maisons ruinées ou détruites, délaissées depuis l’accident, restent comme telles encore actuellement et resteront non habitable. On n’y voit que des voitures, camions, et bus qui circulenet entre la centrale et la ville voisine, embarquant les liquidateurs.

2) De là, à environs 40 km au sud, il y a la ville d’Iwaki, où vivent plus de 300 mille d’habitants. Certains quartiers ont été gravement endommagés par le tsunami. Mais, il est à noter que, en général, le taux de radioactivité n’est pas aussi élevé dans cette ville, qui a pu échapper aux nuages contaminés en mars 2011. Actuellement, le problème capital pour elle est plutôt l’afflux de population et la hausse du prix des terrains, puisque les évacués et les travailleurs pour le démantèlement, la décontamination, et donc pour la « reconstruction », cherchent à y fixer leur logement. Or, j’ai visité récemment un quartier au bord de la mer : dans cette commune de Usuiso, presque totalement détruite par le tsunami, les habitants ont quand même de l’espoir : ils fondent une « commission de concertation pour la réforme » et se réunissent réglièrement dans une petite cabane, bâtie toute seule sur le quartier ruiné, afin de délibérer sur le plan de leur future commune.

3) Au centre du département, comme je l’ai dit, il y a deux grandes villes, Fukushima et Koriyama. Sans aucun dégât direct du tsunami, ni beaucoup de dommages du séisme, il paraît, à première vue, que rien ne s’est passé dans cette zone fortement peuplée. Cependant, la radioactivité émise de la centrale nucléaire sont allée au nord-ouest, dans la direction de la ville de Fukushima, et puis au sud, vers Koriyama. C’est ainsi qu’un niveau très élevé de radioacivité se détecte dans certains quartiers de ces villes. Le problème pour elles n’est donc pas simplement celui de « reconstruction », mais comment vivre avec une « faible » dose de radioacitivité. Bien sûr que certain nombre d’habitants, notamment femmes et enfants, se sont déplacés dans d’autres régions. Mais ce type d’évacuation provoque plusieurs problèmes : beaucoup d’entre eux se sont évacués de façon spontanée, c’est-à-dire en dehors de la protection administrative ou de l’aide communautaire ; il y a aussi des séparations familiales et des divorces. Si l’on se décide par contre de rester, comme le font beaucoup de ses voisins, autant de problèmes s’imposent : stresse physique et psychique, violences domestiques, problèmes sanitaires surtout chez les enfants qui doivent s’abstenir de jouer à l’extérieur. Il faut noter par ailleurs que, 2 ans et quelques mois passé, on reconnaît actuellement l’augmentation anormale des cancers de la thyroïde chez les enfants.

Il me semble nécessaire d’élucider une logique (ou une idéologie) qui pénètrent dans toute cette situation que l’on est amené, de gré ou de force, à reprendre la vie normale. La question touche justement le noyau de ce que c’est que l’écologie. Dès sa première définion par E. Haeckel, ne s’agissait-il pas d’une logique capable d’expliquer les relations entre les organismes et l’environnement qui les entoure ? Si « Fukushima » signifie cette scène où l’on s’adapte à l’environnement plus ou moins contaminé en vue de réhabiliter la « normalité » de la vie, il faut savoir ce qui la promeut et ce qui en empêche une réforme radicale.

2. On doit d’abord admettre que le Japon a connu après le 11 mars un remarquable mouvement politique qui proclame cette sorte de réforme radicale. Remarquable non simplement parce que la population avait resté avant la catastrophe quasiment indifférente à la politique nucléaire du pays, mais que jusqu’alors les Japonais avaient été presque muets à l’égard de toutes sortes de mouvement politique. Après l’échec du mouvement étudiant dans les

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années 60 (zenkyoto) et notament à la suite du jusqu’au-boutisme de l’extême gauche japonaise, c’était l’indifférence à la politique qui régnait sur l’espace public de ce pays. Le 11 mars a réveillé pour ainsi dire la conscience politique chez eux. Plusieurs manifestations ainti-nucléaires sont réglièrement organisées avec une forte participation de la société civile. Particulièrement, il faut noter une série de manifestations hebdomadaires devant la résidence officielle du premier ministre à Tokyo, qui proclame chaque vendredi soir « non au redémarrage ».

Cependant, ces mouvements étaient loin d’atteindre leur but ; ils n’ont même pas réussi à former une opinion publique. Cela est attesté par la victoire massive du parti conservateur (PLD) lors de l’election de la Chambre des représentants en décembre 2012, et affirmé encore davantage par celle de la Chambre des conseillers en juillet 2013. Ayant promu la politique nucléaire du pays pendant un demi-siècle, PLD a déclaré de renier la décision du gouvernement précédent d'arrêter progressivement la production nucléaire sur 30 ans, tout en fournissant en même temps diverses politiques plus attractives de la réhabilitation économique. Le nouveau gouvernement n’affirme pas seulement le redémarrage des réacteurs nucléaires en suspension, mais entend accélérer l’exportation du nucléaire vers des pays en voie de développement comme la Turquie, la Lituanie, le Viet-nam, l’Inde etc.

L’échec du mouvement populaire peut s’expliquer par nombreuses raisons. Traditionnellement, le mouvement « écologiste » reste très faible au Japon ; c’est ainsi que la naissance du parti vert japonais en 2012 n’a pas attiré l’attention des gens. L’affaiblissement général de la gauche a empêché de former une opinion publique assez solide. En définitif, les mesures prises par le gouvernement de centre-gauche qui était au pouvoir au moment du 11 mars sont jugées insuffisantes – voire criminelles aux yeux de certains –, ce qui aurait incité les électeurs à remettre leur espérance au parti conservateur, qui proclame avant tout la reconstruction économique. Ajoutons en passant que le mouvement politique plus visible se trouverait plutôt à la droite, comme en témoigne la montée du nationalisme et du discours xénophobe ostensible et même raciste des groups extrême-droites, soutenu surtout par des jeunes. En tout cas, on arrive ainsi à retrouver la vie « normale », en laissant de côté le problème de « Fukushima ». Relatant le résultat de la victoire du PLD, Le Monde a intitulé un de ses reportages « On publie Fukushima »59 : tout se passe comme s’il s’agissait d’une sorte d’« apathie » générale, refoulement pour ainsi dire à l’égard de l’événement traumatique.

3. Or, derrière tous ces motifs, il me semble rester une exigence consistante qui soutient cette quête de normalisation. Comme on le sait, il s’agit précisément de l’exigence de la croissance, partagée par les acteurs dominants de la politique et de l’industrie. En fait, l’une de ses expressions explicites peut se trouver dans un rapport publié le 15 octobre 2013 par la Fédération des organisations économiques japonaises (Keidanren), syndicat patronal de grandes entreprises du Japon et principal groupe de pression du PLD. Intitulé « Propositon pour une future politique énergétique », ce rapport résume bien les idées qu’elle partage avec l’actuel gouvernement60.

59 Grégoire Allix,«On oublie Fukushima», le 12 décembre 2012, Le Monde. 60 Keidanren, ‘‘A proposal for Future Energy Policy”, le 15

D’après ce rapport, l'augmentation des prix de l'électricité, à cause du remplacement des centrales nucléaires en suspension avec des centrales thermiques, « freine l’amélioration de la compétitivité industrielle et la croissance économique ». Pour avoir une amélioration souhaitée, dit-il, « le processus de redémarrage des centrales nucléaires doit être accélérée le plus rapidement possible, avec la sécurité comme une condition indispensable ». Le nucléaire n’est pas considéré simplement comme une des sources énergétiques requises pour la croissance ; il en est l’élément essentiel. Enérgie plus efficace et propre à une « société post-carbonne » qu’on prétend viser, il peut contribuer à « la résolution des problèmes mondiaux de l'énergie et du changement climatique ». C’est ainsi que « la taxe contre le réchauffement climatique, qui est l'un des facteurs augmentant les prix de l'énergie, devrait subir une révision fondamentale ». Quant à l’énergie renouvelable, elle doit elle aussi être entièrement révisée à cause de sa « faible efficacité, de instabilité et des coûts élevés ». Il n’oublie pas de mentionner le prolongement de l’installation du cycle du combustible nucléaire, capable de contribuer à la « utilisation pacifique de l’énergie nucléaire ».

C’est vrai que toutes ces citations ne font que répéter ce que l’on n’a cessé de dire : l’utilisation constante de l’énergie nucléaire constitue une condition nécessaire de la croissance durable. Mais s’il y a quelque chose de neuf dans ce rapport, ce serait le fait même qu’il le répète encore à l’époque qualifiée d’« après Fukushima ». Certes, on pourrait objecter sans difficulté à sa proposition optimiste de la relance du nucléaire : l’accident de la centrale Fukushima Daï-ichi n’a-t-il pas apporté des dégâts littéralement « imprévus » ? N’atteste-t-il pas une limite de la maîtrise prométhéenne ainsi que de la faculté de l’imagination des hommes ? Est-on sûr d’oser redémarrer les centrales qui comportent des risques tellement graves ? etc. Mais il faudrait y répondre : toutes ces tragédies ne sont jamais oubliées ; ces risques sont déjà pris en compte... Ce type de réponse est déjà inscrite dans la tentative de prolonger le processus de croissance. Il faut donc savoir quelle est l’idée sous-jacente qui soutient une telle tentative. A cet égard, on peut se référer par exemple au « calcul préalable du coût du risque de de l’accident nucléaire », présenté le 25 octobre 2011 lors de la 3e commision d’examen de la technologie concernant l’énergie atomique et le cycle du combustible nucléaire, située dans le Bureau du Cabinet61. Tous les « coûts (costs) » des éventuels « risques » sont déjà calculés de façon managériale : on multiplie d’abord tous les coûts des dégâts (y compris celui pour l’indemnisation et le démantèlement), par le taux de fréquence des accidents ; et tout cela est divisé par la quantité d’électricité produite. Au fur et à mesure qu’on produit plus en plus d’électricité par les moyens assez sûres, les « coûts » des risques peuvent diminuer, quelque soit leur grandeur réel. Ces « coûts » seront compensés, en vue d’attendre au bien plus grand et plus général.

4. On pourrait qualifier une telle logique d’« optimiste », au sens etymologique du termes. En effet, elle peut se rapprocher facilement d’une idée traditionnellement admise à chaque moment catastrophique. En l’occurence, il s’agit bien évidemment de la querelle sur

octobre 201361 http://www.aec.go.jp/jicst/NC/tyoki/hatukaku/siryo/siryo3/siryo3.pdf (en japonais)

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le mal et la providence, entretenue autour du fameux poème de Voltaire sur le tremblement de terre à Lisbonne en 1755. Dans la lettre adressée à Voltaire, Rousseau a écrit : « il peut donc, malgré sa bonté, ou plutôt par sa bonté même, sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la conservation du tout »62. Les « coûts » individuels peuvent être « sacrifiés » au profit du bien général : « le mal particulier d’un individu contribue au bien général », dit Rousseau. Une telle vision optimiste était partagée, à la même époque, par le jeune Kant. Quelle que soit la relation ambiguë de Kant au concept leibnizien d’optimisme, ces écrits de jeunesse consacrés au tremblement de terre de Lisbonne montrent clairement que Kant suit Leibniz, notamment lorsqu’il affirme que ce monde est plus parfait que tous les autres mondes possibles. Seulement, c’est la finitude humaine qui empêche que les hommes aboutissent à la perfectivité divine. Ce qui reste pour les hommes, c’est, dit Kant, d’essayer d’y attendre, en « subordonnant les buts inférieurs aux buts supérieures, pour pouvoir atteindre au but le plus haut de l’infinité qui dépasse à jamais les moyens qu’on trouve dans la nature »63. Voilà donc la fameuse voie de providence. Le bien – ou le mal – individuel et donc inférieur peut être « sacrifié » ou « subordonné » au bien plus élevé, en vue du développement constant vers l’infini.

Il va sans dire que notre quête actuelle de la croissance n’est pas du tout la même que celle où vivaient Kant et Rousseau. Surtout, l’invention de l’énérgie nucléaire, constituant la source essentielle de la présente quête, sert à la réalisation d’une civilisation hautement modernisée, beaucoup plus avancée qu’on ne la pensait. Mais, il faudrait ajouter en même temps qu’elle multiplie, de la même vitesse que le développement industriel, la grandeur du moins potentielle des catastrophes imprévues ; et que cette potentialité ne vient pas de l’extérieur mais est intrinsèquement liée à cette modernité elle-même. Le terme « modernité réflexive », mis en avant par Ulrich Beck et Anthony Giddens, montre bien que la modernisation techno-scientifique « se réfléchit », comme le double visage de Janus, sur la société elle-même en en imposant les conséquences inversées ; c’est cette « réflexibilité » qui constitue donc la « société du risque »64.

Mais le terme « risque » ne saurait plus être adéquat pour désigner le problème de notre époque, dans la mesure où il est conceptuellement inséparable du calcul, de l’estimation ou de la prévision préalablement pris par le sujet, ce que l’atteste justement le calcul du coût du risque que nous avons cité plus haut. « Fukushima » n’est-il pas le nom pour une société où la potentialité des catastrophes imprévues et immaîtrisables devient l’horizon même de notre vie ? C’est justement ce que Jean-Luc Nancy a montré dans son petit livre intitulé L’équivalence des catastrophes. Après Fukushima65, dont j’ai publié la version japonaise en collaborant avec lui. Nous sommes entrés, selon Nancy, dans une étape où, à la suite de la dissolution du système ordonné ou hiérarchique, toutes les choses sont

62 J.-J. Rousseau, « Lettres à Voltaire sur la providence », 1776.63 Kant, « Histoire et description du tremblement de terre de l'année 1755 et considérations sur les tremblements de terre observés depuis quelque temps », 1756.64 U. Beck, La société du risque : Sur la voie d'une autre modernité, Paris, Flammarion, 2003 ; U. Beck, A. Giddens et S. Lash, Reflexive Modernization: Politics, Tradition and Aesthetics in the Modern Social Order, Stanford University Press, 1994.65 Jean-Luc Nancy, L’équivalence des catastrophes. Après Fukushima, Paris, Galilée, 2012.

absorbées dans un système complexe de l’interdépendance technique, social et économique, pour devenir échangeables et équivalentes l’une à l’autre. Dans cette perspective, l’accident catastrophique de Fukushima doit être saisi comme un événement qui révèle une configuration plus vaste, au niveau planétaire même, de l’interdépendance de tous ces facteurs : quelle que soit la singularité de chaque facteur, une fois qu’il est entré dans ce système d’interdépendance, il peut déclencher des conséquences imprévues. Cette conception nous incite à penser que nous vivons dans un monde où la possibilité des catastrophes imprévisibles et immaîtrisables , forme une normalité de la vie.

Pour conclure, je voudrais remarquer rapidement qu’une telle idée n’est pas uniquement avancée par la philosophie occidentale post-moderne, mais se trouve employé par le discours de l’ingénierie japonaise, qui voudrait contribuer quant à elle à la sûreté du système social et technologique, y compris nucléaire. Alors qu’il avait essayé depuis longtemps de construire la théorie managériale de la sécurité concernant les accidents technologiques, ce discours, étant conscient après le 11 mars de l’incapacité pour une telle théorie de saisir la spécificité des catastrophes contemporaines, s’intéresse désormais à une notion qui permettrait d’inclure les éléments « imprévus » dans sa théorie de la gestion de la sécurité. Il s’agit précisément de la notion de « résilience ». Selon un appel intitulé « Vers quoi s’oriente l’ingénierie d’après la catastrophe ? », publié le 9 mai 2011par l’École de l’ingénierie de l’Université de Tokyo, on met ses espérances en cette nouvelle notion : « tandis que l’ingénierie d’avant était celle qui ‘‘ne pensait pas à des imprévus’’, l’ingénierie de résilience est celle qui vise ‘‘à bien arranger même si un imprévu arrivera’’ ». Mais comment peut-on « arranger » si le « coût » de cet imprévu sera miltiplié par l’interdépendance indéfinie et dépassera sa prévision initiale ?

Si l’écologie politique est « difficile » au Japon d’après le 11 mars, ce n’est pas simplement parce que le mouvement politique des écologistes ou de la gauche en général n’arrive pas, structurellement ou non, à sortir de l’impasse, mais parce que le discours de la croissance s’installe assez solidement dans tous les champs de la politique, de l’industrie et de la science pour empêcher de penser à une autre voie. Si, comme l’a dit André Gorz déjà depuis les années 1970, la question principale pour l’écologie politique ne réside plus dans cette alternative de poursuivre la croissance ou bien en limiter l’excès par les moyens plus ou moins soutenables, mais de remettre en question ce régime de la rationalité économique en général66, il nous semble important de prolonger un tel travail tout en le resituant à l’époque d’« après Fukushima ».

66 Voir André Gorz, Écologie et politique, édition refondue et augumetée, Paris, Seuil, 1978.

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Villalba B. - Temporalités négociées, temporalités prescrites. L’enjeu du délai

Bruno Villalba, maître de conférences science politique, Sciences Po Lille, Membre du Ceraps, Rédacteur en chef d'Études Rurales (EHESS - Collège de France - CNRS)

La communication s’insère dans une réflexion construite à partir d’une analyse de sociologie politique sur la confrontation des temporalités politiques et écologiques. Partant du constat de l’échec répété des négociations internationales à produire une réorganisation des politiques environnementales ou une constatation des limites actuelles des projets politiques dans ce domaine (La Charte de l’environnement est sensée, avec la constitutionnalisation du principe de précaution, pourtant engager une vaste réorientation des objectifs de la puissance public), l’enjeu est d’analyser la compatibilité des temporalités démocratiques (régime d’historicité, perspectives continuistes du temps du projet politique, rythmes de prise de décision, etc. Hartog F., 2003) avec les temporalités de l’écologie, marquée par les irréversibilités (Dupuy J.-P., 2002). Le long terme — qui structure l’organisation de la décision politique (Rosanvallon, Gauchet…) — est de plus en plus questionné par l’irruption du court terme (Rosa sur le plan social ; Meadows et plus récemment Bourg, Dobson… sur le plan écologique). Cela révèle un décalage fondamental — qu’il nous est encore difficile d’explorer— entre la manière dont nous imaginons le long terme et la réalité matérielle des phénomènes écologiques (dérèglement climatique, pénuries énergétiques, épuisement des ressources, sixième extinction de la biodiversité, empoisonnement de l’environnement, explosion des inégalités sociales, développement de la surveillance généralisée, guerre pour les ressources y compris pétrolières en Irak…). Autrement dit, cela révèle le décalage entre, d’une part, notre capacité à créer les conditions pour que le long terme ne puisse jamais advenir et, d’autre part, notre ingéniosité pour sans cesse repousser la prise en compte du délai qu’il nous reste… Car, en matière d’écologie politique (la manière dont la politique actuelle se saisie de l’enjeu écologique), ces dispositifs supposent que nous disposons d’un temps conséquent, d’une durée suffisante pour adapter, lentement, notre représentation du futur aux contraintes de plus en plus actuelles de l’urgence écologique. Or, l’environnement n’est pas un simple problème de long terme, de responsabilité vis-à-vis des générations futures. Au contraire, l’environnement est un problème historiquement enraciné dans l’élaboration de notre société productiviste, consumériste, basée sur une construction continuiste du temps politique (Arendt). Mais, si on croise le problème climatique (en insistant notamment sur l’imminence des points de rupture et des effets d’emballement) avec la question énergétique (pic pétrolier imminent, déclin inéluctable des matières premières, risques de ruptures d’approvisionnement électrique dès cet hiver…), alors le problème climatique est moins un problème de long terme qu’un problème de compte à rebours, moins un problème de durée qu’un problème de délai. Dès lors, l’enjeu n’est pas tant d’arriver à penser le long terme (puisqu’en fait nous le faisons déjà à travers le prisme du mythe du développement, du progrès technoscientifique ou de la croissance continue), mais plutôt d’arriver à penser le

compte à rebours (comme nous y invite certains théoriciens de l’écologie politique) et donc la possibilité de l’inexistence du long terme, la possibilité de « la fin de tout but possible » (Günther Anders). L’enjeu climatique ne nous laisse pas le choix : la politique —notamment en démocratie— doit désormais construire ses objectifs non plus en fonction d’une vision idéale d’un temps sans cesse renouvelé, mais comme inscrits dans un délai nous imposant de réaliser des choix qui seuls permettront la continuité réelle de l’existence de nos sociétés. Le délai est donc caractérisé par une double face : la prise en compte d’un compte à rebours (résultant du cumul des crises environnementales et sociales) et l’acceptation d’une courte période pendant laquelle nous serons contraints à effectuer les choix salutaires. Pour faire face à cette cécité des temps politiques qui frappe nos sociétés démocratiques, nous devons donc accepter de faire un effort d’imagination pour enfin regarder en face ce décalage entre l’urgence actuelle et la faiblesse des réponses collectivement élaborées. Cet effort d’imagination passe, tout d’abord, par la nécessité d’accepter cette urgence. Rien n’est moins facile, tant nous continuons à nous bercer —au Nord comme au Sud— de l’illusion que la corne d’abondance de la science et du progrès pourra résoudre tous les problèmes, dans l’égalité et la justice universelle… L’imagination passe ensuite dans notre capacité collective à explorer des pistes qui pour l’instant, n’ont rien d’attrayantes. Ces pistes concernent la possibilité d’envisager en premier lieu la contrainte temporelle : nous sommes face à un ultimatum que nous ne pouvons continuer à nier. Elles concernent ensuite la contrainte exogène (perspective de l’anthropocène, Grinevald J., 2008) De plus en plus, nous devons faire face à une contrainte égalitaire, qui redessine les relations entre humain et non-humains. Enfin, elles évoquent la contrainte sociale : la sobriété devient une condition nécessaire du partage dans un monde fini (la carte carbone, le revenu maximum autorisé…). La démocratie ne pourra faire l’économie d’explorer, rapidement, ces pistes, au lieu de se mettre l’accent sur les procédures à choisir pour envisager, un jour, plus tard, de construire un débat à la hauteur de l’enjeu écologique (Bourg et Whiteside). Ces pistes conditionnent la possibilité de maintenir des choix pour les générations futures. Elles peuvent apparaître comme restrictives de nos libertés de choix actuelles. Mais elles seules peuvent permettre de reculer l’échéance et la brutalité de la fin de nos idéaux démocratiques.

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Grisoni A. & R. Sierra - L’écologie politique comme perspective : la reformulation des catégories du politique sur l’espace public oppositionnel

Par Anahita Grisoni et Rosa Sierra

Introduction générale

Cette communication à deux voix, croisant une approche philosophique et une analyse sociologique, s’interroge sur la manière dont l’écologie politique s’exerce en dehors des cadres institutionnels du politique pour faire évoluer la formulation des problèmes publics en général. Elle s’inscrit dans un travail mené en parallèle, dans le cadre du réseau de recherche franco-allemand, qui consiste à inscrire une réflexion sociologique sur la dimension écologiste des luttes sociales dans une posture philosophique pour laquelle l’écologie politique serait à appréhender en tant que perspective.Cette reformulation des catégories du politique s’exprime sur des espaces d’émancipation, comme dans le cas du « mouvement populaire » italien NoTav. Ce mouvement populaire, crée en 1993 dans la vallée de Suse dans le nord de l’Italie suite à la déclaration de l’Etat italien visant à réaliser la ligne de train à moyenne vitesse entre Lyon et Turin, sixième projet du réseau transeuropéen de transports, vise à empêcher l’aménagement de ce projet. Depuis vingt ans, il s’est manifesté par un grand nombre de mobilisations aux formes diverses – manifestations, marches entre différentes villes, occupations de chantiers – et s’est diffusé dans l’ensemble de l’Italie, rejoignant les revendications opposées à la construction du tunnel dans le détroit de Messine (Della Porta et Piazza, 2008). Aujourd’hui, le mouvement NoTAV occupe une place considérable dans les forums sociaux internationaux, à la tête des réseaux de mobilisations opposés aux grands projets d’aménagement. Dans cette communication, nous avons pris le parti d’approcher l’écologie politique comme perspective à partir des luttes sociales venant reformuler les catégories du politique. Cette écologie là sera considérée comme une « contre-culture créative » (Latour, 1994) et non comme « la montagne accouchant d’une souris » d’une écologie politique institutionnelle, réduite aux partis écologistes. Au début des années 1980, Alain Touraine avait su voir l’émergence d’un nouveau mouvement social, autour d’enjeux environnementaux –le nucléaire -, porteur de prises de positions écologistes, sans pour autant poursuivre des recherches sur ce qui aurait du être, d’après lui, l’un des principaux éléments des mobilisations dans la société postindustrielle.Pour cela, nous nous interrogerons dans un premier temps sur le statut de l’écologie politique en sciences humaines et sociales d’un point de vue philosophique, avant de proposer, dans un second temps, une grille d’analyse à partir de la notion d’espace public oppositionnel.

1. L’écologie politique comme perspective ?La nature des relations entre écologie et science semble porter deux perspectives : d’un point de vue épistémologique, on pourrait la considérer soit comme un objet d’étude pour les SHS, soit comme une « perspective », soit comme un processus en formation, à la manière dont Walter Mignolo définit la notion d’« expérience frontalière », comme un élément qui s’inscrit tant dans la culture dominante que dans une histoire de la

colonisation. Bien qu’une « expérience » telle puisse être traitée comme objet pour la science (être décrite, éclairée, analysée), elle demeure cependant essentiellement un « locus d’énonciation » et comporte des spécificités la rattachant à un sujet, à l’exclusion de tout autre. Ce dernier élément permet saisir la différence entre « objet » et « perspective ». Dans ce contexte, on ne peut considérer l’écologie politique comme un objet d’étude, dont nous sommes les observateurs distanciés et supposément neutres, dans la mesure où, en tant que sujet, nous sommes engagés dans une interaction avec cette notion, à travers laquelle nous pouvons approcher le « locus d’énonciation » qui la caractérise. Ici, la notion d’énonciation désigne non seulement le discours, mais également l’action incluant les engagements sociaux et politiques.Plusieurs questionnements succèdent à ce constat : en quoi consisterait la perspective dans le cas de l’écologie politique ? Quels seraient les sujets, les expériences spécifiques à cette notion? Est-il possible d’identifier un « locus d’énonciation » propre aux discours écologistes et aux manifestations de l’écologie politique ? Quelles « énonciations » résultent d’une conception de l’écologie politique excluant la fonction d’objet d’étude pour les SHS ? Dans quelle mesure la compréhension du post-colonialisme en tant que perspective permet de comprendre l’écologie politique ?Ces questions sont abordées par Jean-Paul Deléage et Jean Zin, qui s’interrogent sur le sens de l’écologie politique, l’un en le reliant à l’existence de l’anthropocène, le second en la définissant explicitement comme un « mouvement émergent » (Zin 2010, 41)3, à travers un questionnement sur les « contenus définitoires » de l’écologie politique c'est-à-dire sur son « corps de doctrine ». Pour l’auteur, cette notion peut se traduire dans l’action non pas en tant que « conversion morale », mais au titre de « projet politique », abordé comme une question de responsabilité, d’aspiration morale et de valeurs (bien qu’il ne soit pas clair, du point de vue de la philosophie pratique, si la notion de responsabilité appartient à la sphère de la politique plutôt qu’à celle de la morale ».La conception de Zin partage des points communs avec la vision de Hans Jonas. L’un comme l’autre soulignent la dimension de l’engagement inhérente aux enjeux environnementaux, et cette responsabilité se traduit dans les deux cas, en posant des limites à nos capacités techniques de transformation du monde comme de nous-mêmes. Pourtant, si Hans Jonas formule cette responsabilité dans le cadre générale d’une alternative éthique ou de transformation morale, éloignée de l’engagement politique, c’est bien de cela qu’il s’agit chez Jean Zin, qui considère comme nécessaire la réalisation « d’une définition plus conceptuelle et critique de l’écologie politique comme nouveau stade cognitif ». Il décrit ce stade comme « celui de la postmodernité et de l’unification du monde dont nous sommes devenus responsables (jusqu’au climat de l’ère de l’anthropocène), avec toutes les implications pour la politique de la prise en compte des enjeux écologiques ».

2. D’Habermas à la Théorie critique, vers un espace public européen et oppositionnel ? La dimension écologique du mouvement populaire NoTAV.A partir de cette posture définissant l’écologie comme perspective tendant à l’engagement, cette seconde partie aborde la manière d’interroger cette notion dans ses manifestations sociales. Ici, la notion de politique sera

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exposée à partir du mouvement social, non institutionnalisé et des grammaires de l’action légales et illégales qui le constitue, en ce qu’elles sont porteuses de sens pour les acteurs sociaux. Le mouvement NoTav ne se définit pas comme un mouvement écologiste ou environnemental, mais comme un mouvement populaire. Il ne figure pas à l’agenda politique du principal parti écologiste italien i verdi, mais alimente néanmoins une réflexion sur le politique et sur l’écologie en général, au niveau local comme au niveau national, et ce à partir d’un positionnement individuel et collectif qui peut être qualifié d’écologiste, à travers les trajectoires militantes, les modes de consommation des acteurs du mouvement, allant de la décroissance au buycott.L’intérêt de ce mouvement réside justement dans la conjugaison entre les dimensions populaires mises en avant par les organisateurs, plaidant pour leur droit à la participation, et la mise en exergue d’éléments liés à la naturalité de la zone à défendre, mais également des populations vivant sur ce territoire. Certes, les arguments mis en avant pour justifier l’opposition sont en partie d’ordre esthétique, liés à la patrimonialisation d’un site naturelle d’exception, au cœur de la chaîne des Alpes. Mais c’est également sur un registre de santé publique que porte le débat, dans la mesure où les opposants considèrent que le chantier du tunnel tant que la présence de la ligne à moyenne vitesse portent préjudice au bien-être des travailleurs et des habitants. Au-delà de ces arguments, certains principes édictés par l’Union européenne sont remis en question, comme par exemple la libre circulation des marchandises, et le financement national d’une grande partie du projet. Ces thématiques font indirectement références à des modes de production, de diffusion, de transport et de consommation critiqués en raison même de leurs carences en termes de naturalité. Pourquoi, en effet, l’essentiel de la production sicilienne en fruits et légumes devrait être acheminée vers le nord de l’Europe ? En atteste les modes de consommation développés par les acteurs du mouvement, souvent liés à des circuits courts ou à des réseaux comme Slow Food ou no-global.Après cette brève introduction visant à montrer que le mouvement NoTav est tant écologique que politique, il convient de préciser que, tout au long de son histoire, il a suscité de nombreuses controverses environnementales sur l’espace public. L’analyse de l’expression des mouvements sociaux à caractère écologique à travers la notion d’espace public n’est pas une nouveauté, notamment dans le cadre de la sociologie des problèmes publics. La question est ici de savoir quelle définition de l’espace public serait fertile pour traiter le phénomène du mouvement NoTav, dans le contexte d’un fort ancrage local et national d’une lutte dont les grammaires d’action et les mots d’ordre circulent néanmoins dans les pays européen, réalisant ainsi une « européanisation par le bas ».

a) La notion « d’espace public européen » chez Habermas

Dans une conférence en 2001, intitulée Pourquoi l’Europe a-t-elle besoin d’un cadre constitutionnel, Jürgen Habermas propose le projet d’un « espace public européen » comme condition même de la légitimation de l’Union européenne. Reprenant l’histoire des Etats-nations européens, il s’interroge : pourquoi la formation de ce type de solidarité civique entre personnes étrangères les unes aux autres serait-elle condamnée à s’arrêter précisément aux frontières des États-nations ? Et proclame la nécessité d’étendre ce

processus à l’ensemble du territoire de l’Union européenne. Cette option présuppose l’existence d’une « société civile européenne», dont l’identité reposerait sur des valeurs et sur une « culture politique » communes.Cet espace public se présenterait comme une interpénétration entre « d’un côté, la délibération institutionnalisée et la prise de décision à l’intérieur des parlements, des Cours et des corps administratifs, et, de l’autre, le processus inclusif d’une communication de masse informelle. »S’il est vrai que l’auteur ne conçoit pas cet espace public européen comme une simple extension des espaces publics nationaux, mais comme une réelle construction émanant du partage de valeurs et de savoirs communs, il n’en demeure pas point qu’il n’envisage pas sur cet espace l’expression d’une société « incivile ». Ce qu’il décrit comme « l’infrastructure communicationnelle d’un espace public démocratique » aurait pour fonction de « transformer les problèmes sociaux en thèmes de débat et de permettre aux citoyens de se référer au même moment à des thèmes identiques de même importance, en apportant des contributions ou simplement en adoptant une position affirmative ou négative par rapport à des nouvelles et des opinions. ». Or, ce mécanisme devant assurer la transformation de « problèmes sociaux » en « débats » est, bien des fois, inopérant et ne permet pas de rendre compte de la dimension conflictuelle de mouvements ne visant pas à la négociation. Dans le cas du mouvement NoTav, il ne s’agit donc pas d’assurer le passage d’un problème social à un débat, mais d’observer la concurrence autour du sens que les différents types d’acteurs donnent aux termes relatifs au milieu et de la manière dont ils formulent les catégories écologiques, mais aussi sociales et économiques. Les bases du conflit ne portent donc pas sur une opposition homme/nature, souvent mise en avant par les sociologues eux-mêmes67, mais sur l’équivocité des sens des termes environnement, écologie, développement durable, protection de la nature, en fonction des catégories d’acteurs qui les mobilisent. Si la notion de développement durable fait déjà massivement figure d’impasse pour la plupart des acteurs sociaux (Flipo, 2007), il n’en demeure pas moins que c’est au nom de ce principe que le réseau transeuropéen de transports plaide pour la réalisation de cette ligne, s’opposant ainsi aux arguments de protection de l’environnement et de bien-être avancés par les participants au mouvement.Faut-il pour autant renoncer à la notion d’espace public européen ? Ou, dans la continuité d’Oskar Negt, peut-on considérer cette notion dans la tension qu’elle suppose, entre espace public bourgeois et espace public oppositionnel ?

b) L’espace public oppositionnel, un espace d’expression de l’écologie politique ?Rappelant le caractère commun de la notion d’espace public, Oskar Negt, ancien collaborateur de Jürgen Habermas dont la pensée s’inscrit pleinement dans la perspective intellectuelle de l’Ecole de Francfort soulève d’une part la dimension prospective du « modèle d’espace public idéal », « lieu de délibération par excellence » de

67Plusieurs auteurs, à l’instar de Michelle Dobré, dans la préface du très récent Manuel de sociologie de l’environnement ou encore John Bellamy Foster en ce qui concerne le champ international de la sociologie, imputent à cette impasse le manque d’intérêt des sociologues pour les questions environnementales.

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cette définition et d’autre part sa dimension bourgeoise : En fait, quand espace public il y a eu historiquement, les bourgeois l'ont utilisé pour régler leurs divergences, certains de leur problèmes et défendre leurs intérêts, en écartant ou en neutralisant des secteurs entiers de la société. Sous leur contrôle, l'espace public est « une synthèse sociale illusoire ». Ces groupes sociaux écartés de la délibération publique agissent et prennent la parole lors de révolutions et divers mouvements dans des lieux et des cadres tels que les clubs, les comités, les coordinations ou conseils qu'ils inventent et font vivre en dehors de l'espace public bourgeois qui a la prétention de représenter toute la société.»Dans un article paru en 2009, L’expérience, le concept, l’imprévu : la sociologie de l’Ecole de Francfort, Alexandre Neumann, traducteur d’Oskar Negt en langue française rappelle la définition d’espace public oppositionnel : « L’espace public d’Habermas rappelle le modèle kantien de la république des savants, dans un registre jamais démenti de la philosophie classique, alors que l’espace public oppositionnel fait appel aux groupes en action et aux acteurs qui jusqu’à nos jours s’affirment publiquement à travers les mouvements démocratiques ou révolutionnaires. » (Neuman, 2009 p.185). Pour lui, il est nécessaire de considérer l’usage que l’auteur fait de la notion de bourgeoisie. L’espace public oppositionnel, également désigné comme espace public prolétarien, ne serait pas animé par les seuls représentants du monde ouvrier. De la même façon, il ne s’agit pas de réduire « tous les acteurs des mouvements dans un grand tout indifférencié, les citoyens ou la société civile » (Neuman, 2007). Dans ce contexte, l’espace public oppositionnel pourrait s’apparenter à « l’espace des mouvements sociaux », notion développée par Lilian Mathieu. Dans le contexte de la lutte NoTav, cette dimension prolétarienne de l’espace public oppositionnel pose un certain nombre de questions : dans la perspective d’une « concurrence » autour de la légitimité entre les luttes, peut-on réellement considérer que le mouvement populaire NoTav est l’émanation de la population la plus fragile de la Valle di Susa ? A l’échelle de la confrontation avec les autorités politiques locales, nationales et européennes, peut-on considérer les habitants de cette vallée comme des populations opprimées ? Dans une perspective écologiste, peut-on considérer que le rapport de force introduit par le développement durable et la crise environnementale, à la fois culpabilisante et facteur de risques et de craintes, introduit-il une nouvelle précarité, la précarité environnementale, qui loin de remplacer les autres, viendrait s’y ajouter ? C’est davantage vers cette seconde hypothèse que tend notre proposition. Les développements d’Alexandre Neuman autour de la définition de l’espace public oppositionnel/ prolétarien de Negt, mettent en avant deux éléments en lien avec la dimension ontologique de l’environnement définie par Arturo Escobar, tant au niveau du sujet, comme expérience charnelle, qu’en termes de variable de la lutte.C’est à partir de modifications des conditions du milieu – la construction d’un tunnel – telles qu’elles sont intégrées dans un contexte culturel – celui de la Valle ; et socioéconomique – bien commun, Etat mafia - que les militants construisent un espace public oppositionnel qui s’insère dans la vie politique de l’Etat à échelle nationale.

D’une manière générale, c’est l’argument du coût de ce projet, considéré comme « insoutenable », qui est présenté de manière prioritaire. Loin de représenter un élément purement économique, cette dimension est approfondie dans le discours du mouvement dans son lien intrinsèque au bien commun. Cet extrait tiré du site « NoTav » reprend les catégories du développement durable pour contrer la faisabilité du projet, en le mettant en relation avec les autres dimensions de l’Etat social : «Diciamo no al TAV perché sarebbe un’opera […] dal costo insostenibile tutto a debito della spesa pubblica e proiettato sulle generazioni future erodendo ulteriormente risorse dedicabili a scuola, sanità, pensioni e stato sociale68 »Aborder les nouveaux mouvements sociaux à travers la notion d’espace permet de mettre en exergue non pas les classes sociales et les catégories liées à la ségrégation spatiale, mais bien davantage la multiplicité des identités des acteurs (Eisenstadt, 2000) et la transversalité des stratégies d’opportunité à travers les interactions et les confrontations. Ainsi, au-delà d’un simple conflit d’acteurs opposant schématiquement aux pouvoirs publics les acteurs locaux que l’on imagine volontiers désarmés et partisans d’une protection de leur patrimoine local, fidèlement au principe de l’effet Nimby, le cas du mouvement NoTAV rompt avec les catégories traditionnelles à travers la transversalité des sujets en fonction des différents moments de la mobilisation et des espaces de lutte. Cette remarque permet en premier lieu de rompre avec l’illusion d’un mouvement local, confiné au territoire rural de la vallée et partisan protectionniste d’un patrimoine naturel que l’on voudrait protéger. L’histoire du mouvement est celle d’une expansion territoriale, à travers une cartographie militante de plus en plus complexe et interpénétrée. S’il est vrai que l’essentiel des mobilisations se déroule dans les villages et les villes situés aux alentours des sites de construction, dans la région du Piémont, il n’en demeure pas moins que l’on milite tout autant pour cette cause dans les centres sociaux autogérés de Milan ou de Turin. Le quotidien national Il fatto quotidiano constitue d’ailleurs un espace médiatique visant à produire et à faire circuler l’information de premier ordre. De la même façon, les forums sociaux internationaux, comme le récent forum de Tunis en avril 2013 ou les événements marqués à gauche ou altermondialistes, tels que la Fête de l’Humanité qui s’est tenue en septembre 2012 au Bourget, apparaissent également comme autant de lieu de diffusion de l’information sur les événements en cours dans la vallée de Suse, mais sont aussi des espaces de rencontre et d’interaction autour d’une cause commune, porteuse d’autres définitions de la nature, de l’environnement, de la crise et d’un modèle de société contestataire et alternatif.Or, le cas du mouvement NoTAV permet de donner de la consistance au cadre général des conflits d’acteurs à travers la superposition des échelles territoriales, au sein d’un espace public oppositionnel européen. Le rôle joué par certains maires des communes attenantes au projet depuis le début de la mobilisation est, à ce titre, particulièrement illustratif. Alors que les négociations menées en amont et impliquant les élus avait été majoritairement favorables à la réalisation de la ligne Lyon-Turin, plusieurs représentants

68« Nous disons non au TAV parce que ce serait une œuvre [...] au coût insoutenable, au détriment des dépenses publiques et des générations futures, en portant atteinte à des ressources qui pourraient être dédiées à l’école, à la santé publique, aux retraites et à l’Etat social »

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politiques sont passés progressivement du côté du non, notamment suite à la modification du projet en 2003, allant jusqu’à se positionner comme leaders du mouvement. Cette posture d’interface entre le pouvoir local et la population, entre les cadres communaux, nationaux et supra-nationaux auxquels les maires sont confrontés, met en lumière le caractère pluriel des identités des sujets impliqués, ainsi que la transversalité de leur passage d’un espace de consensus à un espace de lutte, d’un cadre à l’autre.

ConclusionRevisiter la sociologie critique de Negt à la lumière de l’écologie politique permet d’observer la manière dont les catégories du politique sont reformulées par les acteurs engagés dans des luttes sociales porteuses d’une dimension écologiste. Cette perspective ne doit pas pour autant masquer les limites de ce modèle, qui permet difficilement d’envisager les conflits inhérents à cet espace public oppositionnel, et ce à plus forte raison dans le contexte sociohistorique du Piémont marqué par la continuité des luttes ouvrières. Dans ce contexte, l’engagement écologiste individuel et collectif ont un rôle, pas seulement comme prétexte pour l’action sociale, mais dans la continuité avec les autres éléments de la représentation de soi en tant que groupe et en tant que sujet.

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Sauvêtre P. - Governmentality studies et écologie politique

Pierre Sauvêtre, Docteur en science politique de l’IEP de Paris, chargé de cours en science politique à Paris VIII, Paris, X, Paris XIII et l’IEP de Paris.

L’objet de ce texte est double. Il vise d’abord à chercher à expliciter ce que signifierait l’adoption du point de vue des Governmentality studies – courant d’abord anglo-saxon qui s’est constitué au début des années 1990 avec le projet de développer des enquêtes empiriques sur les manières de gouverner les sociétés en prenant pour référence une notion de Michel Foucault – pour l’étude de l’écologie politique à travers sa compréhension comme un art de gouverner les hommes en société. A l’intérieur même de ce courant, il voudrait ensuite souligner la possibilité de considérer l’écosocialisme comme un art alternatif de gouverner les hommes en société qui a été négligé par des études qui se sont surtout intéressées à la « gouvernementalité verte » ou à l’ « éco-gouvernementalité ».

Être gouverné par l’écologieQue peut apporter d’abord le point de vue des Governmentality studies à l’étude de l’écologie politique ? Le point de vue des Governmentality studies sur l’écologie politique ne consiste ni dans la réflexion sur l’écologie comme concept et ensemble plus ou moins systématique de propositions philosophiques ni dans l’analyse sociologique des idées et des pratiques des élus ou des militants des partis écologistes, mais il consiste à s’intéresser à la manière dont l’écologie comme forme rationnelle de pensée contribue à transformer les formes de gouvernement des sociétés contemporaines, et à travers elles aux techniques de gouvernement écologistes, dans leur double dimension de techniques objectives de gouvernement des populations et de techniques de soi, suivant la définition de la gouvernementalité chez Foucault comme articulation des techniques de gouvernement des autres et des techniques de soi. L’écologie devient « politique » dès lors que la considération qualitative des rapports entre l’homme et son environnement devient l’index de référence des techniques suivant lesquels les hommes sont gouvernés en société. Ce point de vue s’intéresse au « rapport des écologistes à la politique » en un sens élargi, puisque les « écologistes » ne désignent pas tant les individus qui se revendiquent de l’écologie politique comme doctrine, mais tous les individus dont les conduites se rapportent à l’écologie comme référence pour l’action, y compris lorsque ces conduites ne sont pas réfléchies et revendiquées par soi mais conduites par d’autres.

Les Governmentality studies ne forment cependant pas une école homogène et on peut distinguer plusieurs vagues associées à des orientations différenciées dans l’émergence de ce courant. Une première vague anglo-saxonne a consisté à comprendre les études de gouvernementalité comme l’analyse des formes de gouvernement extra-étatiques à travers la volonté d’attirer l’attention sur le fait que les modes et les espaces de gouvernement des hommes, loin de se limiter à l’État, étaient en réalité multiples69 : le gouvernement ne se limite précisément pas au « gouvernement » au sens du pouvoir

69 Cf. Graham Burchell, Colin Gordon et Peter Miller (dir.), The Foucault Effect. Studies in governmentality, Chicago, University of Chicago Press, 1991.

exécutif mais il inclut aussi le gouvernement des hommes sur les femmes, des parents sur les enfants, des maîtres sur les élèves, des médecins sur les patients, des juges sur les condamnés, etc. Dans le cas de l’écologie, Stephanie Rutherford70 a récemment montré comment quatre dispositifs de gouvernementalité, se situant en-deçà ou au-delà de l’État, cherchaient, chacun d’une façon différente, à encadrer notre compréhension et notre expérience du traitement de l’environnement : la galerie de la biodiversité du muséum américain d’histoire naturelle à New-York propose une évaluation scientifique de la nature globale menacée ; le parc à thème du Royaume des Animaux Disney à Orlando montre qu’une entreprise peut organiser avec succès un projet environnemental ; l’éco-tour des parcs nationaux de Yellowstone et Grand Teton cherche à fonctionner comme une école pour la formation d’une sensibilité esthétique naturelle en fournissant la grammaire visuelle d’une nature originelle nationale; enfin le film An Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange) présenté par Al Gore conduit à considérer le rapport à l’environnement d’un point de vue moral. Selon Rutherford, ces dispositifs disparates s’articulent néanmoins dans la formation d’une « gouvernementalité verte » (green governmentality) reposant sur la vérité partagée de la préservation nécessaire d’une nature (fantasmée comme) originelle contre sa marchandisation destructrice, et quand bien même – ainsi que David Harvey l’a montré à propos de la valorisation capitaliste des « terroirs » dans le cas du commerce du vin71

– cette nature originelle est elle-même le produit de la valorisation capitaliste. Ils contribuent ensemble à la formation d’un soi dont les expériences consuméristes sont écologiquement gouvernées. L’effet tactique du dispositif de « gouvernementalité verte » ou d’ « éco-gouvernementalité » ainsi réfléchi, en promouvant la « nature » comme un espace sanctuarisé72, est de rendre impensable toute nouvelle approche de la « nature », toute autre manière de réinvestir l’environnement à partir d’une autre rationalité que la rationalité marchande, au nom même de la nocivité de cette dernière.

La question ainsi portée par les Governmentality studies : « quels sont les différents modes du gouvernement par l’écologie, dans la multiplicité de leurs dispositifs et de leurs usages ? », permet de sortir du piège de la question abstraite et simplificatrice : « comment faire progresser la conscience écologiste ? » qui permet à n’importe quel dispositif de détourner le problématique écologique à son profit. Slavoj Žižek souligne par exemple comment la marque Starbucks a fait sa publicité en reversant à des paysans pauvres le coût supplémentaire de ses cafés ce qui a pour effet d’inclure dans l’expérience de la consommation elle-même la « bonne action écologique » qui pouvait résulter jusqu’ici du sursaut d’un sujet divisé se sentant coupable d’avoir participé à l’immoralité du capitalisme73. Le problème n’est donc pas celui de la progression de la conscience écologique mais celui du type de rationalité à

70 Cf. Stephanie Rutherford, Governing the Wild. Ecotours of power, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011. 71 Cf. David Harvey, Géographie de la domination, tr. fr. N. Vieillescazes, Paris, Les prairies ordinaires, 2008. 72 Ce qui, comme le souligne l’appel à contribution de ce colloque, la place davantage du côté de l’environnementalisme comme protection de la nature que de l’écologisme comme transformation des causes de sa dégradation et de celle du monde vécu. 73 Cf. Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce !, tr. fr. D. Bismuth, Paris, Flammarion, 2010, p. 86-87.

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l’intérieur duquel on choisit de se situer pour inscrire la question écologique dans un projet politique.

Gouverner l’État par l’écologieUne deuxième vague du courant des

Governmentality studies, davantage allemande, a cherché à remettre la question de l’État au centre des recherches sur les formes de gouvernementalité74, plus conformément à la démarche de Foucault qui réfléchissait l’État comme « l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples »75. L’État est moins un état qu’un procès qui consiste dans la convergence, l’articulation et la centralisation de gouvernementalités multiples. Si cela ne doit pas signifier pour autant que toute forme de gouvernementalité se résorbe dans l’État, celui-ci appartient pleinement au champ de la gouvernementalité qui consiste précisément à étudier, en relation avec une histoire contingente de la rationalité, les transformations contingentes, historiques mais aussi spatiales76, de l’articulation entre différentes formes de gouvernementalité à différents niveaux. De ce point de vue, la question qui mérite alors d’être posée est celle de la possibilité d’un art de gouverner l’État qui prendrait l’écologie pour index de vérité de ses pratiques gouvernementales. C’est là une question qui, nous semble-t-il, a été négligée par les travaux sur la « gouvernementalité verte » ou « l’éco-gouvernementalité » qui se sont surtout intéressé à la manière dont la problématique de l’écologie avait été intégrée comme une composante des politiques publiques77, mais non pas comme référence globale pour le gouvernement des hommes en société. En un sens, ces travaux ont adressé, du point de vue de la gouvernementalité, la question de l’écologie en politique mais pas celle de l’écologie politique à proprement parler, au sens d’un projet de gouvernement reposant sur une rationalité de type écologique.

Cela tient aussi pour partie au fait qu’ils se sont focalisés sur les techniques de gouvernement en place en laissant dans l’ombre les contre-conduites cherchant à faire face à la gouvernementalité officielle. Or ce sont parmi ces contre-conduites que l’on peut trouver les réflexions et les pratiques associées à la référence à l’écologie comme critère général de vérité pour un nouvel art de gouverner. L’histoire des arts de gouverner – Foucault l’a souligné – fonctionne par crises successives : c’est lorsque les techniques objectives associées à une forme de rationalité gouvernementale cessent de pouvoir motiver les processus de subjectivation d’une partie de la population que la gouvernementalité officielle rentre en crise et que peuvent émerger sur le devant de la scène les formes de contre-conduites qui la critiquaient dans l’ombre. De ce point de

74 Cf. Bob Jessop, « Constituting Another Foucault Effect: Foucault on Statehood and Statecraft », in Ulrich Bröckling, Susanne Krassman et Thomas Lemke (dir.), Governmentality: current issues and future challenges, New York/Oxon, Routledge, 2011, p. 56-73. 75 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1979, Paris, Seuil/Gallimard/EHESS, p. 79. 76 Cf. James Ferguson et Akhil Gupta, « Spatializing States : toward an ethnography of neoliberal governmentality », American ethnologist, vol. 4, n°29, 2002, p. 981-1002. 77 Cf. Arun Agrawal, Environmentality : Technologies of government and the making of subjects, Durham, Duke University Press, 2005; Timothy Luke, « Environmentality as Green Governmentality », in Eric Darier, Discourses of Environment, Oxford, Blackwell, 1999.

vue, l’histoire de la crise de l’État de police qui a débouché à la fin du XVIIIème siècle sur l’émergence du libéralisme comme matrice du gouvernement des hommes est instructive pour comprendre les rapports qui lient aujourd’hui la crise de la gouvernementalité néolibérale à l’émergence d’un projet écologique de gouvernementalité étatique. A l’époque, le surcroît de réglementation qui entourait le marché s’avérant incapable de résoudre les crises répétées de famine associées à la mauvaise répartition des denrées a fait basculer le marché d’un lieu de justice distributive à un lieu de véridiction, au sens où les prix n’étaient plus ce que les pratiques gouvernementales devaient réguler, mais se sont constitués au contraire sous l’effet de la problématisation libérale comme l’étalon de vérité sur lequel les pratiques gouvernementales devaient à présent se réguler78. « Révolution copernicienne » en quelque sorte dans les rapports entre l’économie et les pratiques de gouvernement. Or c’est bien le même type de révolution copernicienne qu’il faut aujourd’hui accomplir mais en renversant non plus les rapports entre l’administration gouvernementale et le marché comme objet de réglementation indéfinie, mais à l’inverse entre le marché comme lieu de véridiction et de sollicitude du gouvernement néolibéral – que Foucault qualifie de gouvernement « pour le marché » – et la nature comme objet d’économicisation indéfinie – de marchandisation ou de dé-marchandisation, car cette dernière relève encore de la logique économique, fût-ce négativement. De même que la crise économique des grains a permis à l’économie politique d’enfoncer un coin dans la gouvernementalité hyperadministrative de l’État de police en faisant émerger le marché comme lieu de véridiction du gouvernement des hommes, de même la crise écologique que nous vivons doit permettre à l’écologie politique d’enfoncer un coin dans la gouvernementalité hyperéconomique de l’État néolibéral en faisant émerger la nature comme lieu de véridiction du gouvernement des hommes.

En somme, l’abord de l’écologie politique par les Governmentality studies implique d’une part de décaler la focale sur les contre-conduites tout en remettant l’État au centre du champ de la gouvernementalité. D’autre part, il est probable que l’avenir de l’écologie politique tienne dans la capacité de la réflexion et de la pratique politique à donner une réalisation concrète et viable à la problématisation écologique en cours dès lors que celle-ci consiste à faire de la nature un nouveau critère général de vérité pour les pratiques gouvernementales.

A la recherche d’une gouvernementalité éco-socialisteIl y a précisément dans l’émergence, à la lisière du champ académique et du champ politique, d’un ensemble de réflexions et de pratiques actuelles sur l’ « écosocialisme » de quoi satisfaire la volonté de déplacer les « Eco-governmentality studies » sur le terrain des contre-conduites tout en remettant l’État au centre.

Mentionner le rapport entre les Governmentality studies et l’écosocialisme doit être l’occasion de rappeler que Foucault, devant le besoin de combattre le néolibéralisme et sous le constat des échecs des politiques inspirés du marxisme, a pointé, sans la développer plus avant, la nécessité de l’invention d’une « gouvernementalité socialiste ». Invention car si le socialisme dispose d’une

78 Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 31-35.

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rationalité historique et sociale – l’histoire de la lutte des classes –, d’une ou de plusieurs rationalité économique – l’économie planifiée, l’économie autogérée, etc. –, il ne dispose pas en revanche, souligne Foucault, d’une rationalité gouvernementale, d’un art de gouverner les hommes qui lui soit propre. L’histoire des formes de gouvernementalité socialistes est ainsi l’histoire des branchements de la gouvernementalité socialiste sur d’autres formes de gouvernementalité : soit en se branchant sur la gouvernementalité hyperadministrative de l’État de police, ce qui donne les États socialistes autoritaires voire totalitaires, soit en se branchant sur la gouvernementalité libérale, ce qui donne l’État social, soit en se branchant sur la gouvernementalité néolibérale, ce qui donne le social-libéralisme contemporain. Ce que Foucault résume en disant qu’ « il n’y a pas de gouvernementalité socialiste autonome, il n’y a pas de rationalité gouvernementale du socialisme »79. Par conséquent, « ce qui manque au socialisme, […] c’est une raison gouvernementale, c’est la définition de ce que serait dans le socialisme une rationalité gouvernementale, c’est-à-dire une mesure raisonnable et calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de la raison gouvernementale »80. Ce que Foucault reproche en général à l’analyse marxiste et aux politiques se réclamant du socialisme, c’est d’être passé à côté de l’existence des relations de pouvoir. La lecture de la division de la société en classes et sa conséquence politique dans le projet de la formation d’une prise de conscience et d’une union de la classe dominée pour renverser la domination de la classe dominante ne prémunit pas contre la reproduction des relations de pouvoir entre les membres d’une même classe, comme l’a montré l’existence de l’Union soviétique. En sus de sa rationalité sociale, il est nécessaire que le socialisme se dote d’un système politique d’organisation et de codification des conduites, un dispositif général de gouvernementalité articulant des techniques calculables de gouvermement des populations à des techniques de soi désirables. Tout le problème est de savoir alors sur quelle vérité ce dispositif peut être indexé afin de réussir cette articulation.

L’écologie pourrait-elle être alors la rationalité générale dont le socialisme se soutient pour élaborer une gouvernementalité socialiste autonome et inédite en l’espèce de la gouvernementalité éco-socialiste ? C’est en ces termes nous semble-t-il que la question doit être posée pour susciter et justifier l’intérêt des Governmentaliy studies pour l’écologie en général et pour l’écosocialisme en particulier. Il s’agit moins de voir dans la crise écologique la nouvelle contradiction qui va enfin conduire le capitalisme à sa perte que de faire de la problématisation écologique l’occasion d’un nouvel art de gouverner les hommes et la matrice de leur désir de s’associer librement.

En quoi pourrait consister une gouvernementalité éco-socialiste ? L’écosocialisme, selon la définition qu’en propose Michael Löwy, est un « courant de pensée et d’action écologique qui fait sien les acquis fondamentaux du marxisme tout en le débarrassant de ses scories productivistes »81. Mathieu Agostini précise que le

79 Ibid., p. 93.80 Ibid.81 Michaël Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe écologique capitaliste, Paris, Mille et une nuits, 2011. Pour une brève histoire de l’écosocialisme, cf. aussi Michael Löwy, « Sources et ressources de l’écosocialisme », Ecorev’. Revue Critique d’Ecologie Politique, n°41, p. 14-16.

« mouvement écosocialiste se différencie de certains mouvements de l’écologie politique en ce qu’il analyse l’urgence écologique non comme une crise du rapport de l’Humain en général avec la Nature mais comme une crise du lien entre un mode de production historiquement déterminé, et son environnement »82. Löwy souligne, suivant un parallèle avec la position marxienne sur l’État, que la construction d’un mode de production écosocialiste ne nécessite pas seulement de s’emparer du mode de production capitaliste, mais aussi de le détruire, tout en transformant du même coup radicalement les modèles de consommation dominants.

Le point de vue de la gouvernementalité implique cependant de se déplacer vis-à-vis de l’analyse du mode de production pour rechercher une « mesure raisonnable et calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de la raison gouvernementale ». Cette orientation, sans qu’il se réfère à Foucault, c’est chez Jean-Luc Mélenchon qu’on la trouve la plus clairement affirmée : « Qu’est-ce qu’il faut avoir comme objectif ? Un objectif raisonnable et raisonné »83. La mesure raisonnable de l’étendue et des objectifs des pratiques gouvernementales écosocialistes, il la trouve dans la « règle verte » – par opposition à la règle d’or du respect d l’équilibre budgétaire et du remboursement de la dette économique – qui consiste dans le remboursement de la « dette écologique » calculée à partir du retard pris à la reconstitution de ressources naturelles vis-à-vis de leur ponction : « Il y a une dette écologique à solder. Voilà ce que nous allons mettre aux postes de commande. Par bassins d’emplois, par bassins de vie, la planification écologique se donne pour objectif, par le moyen de la relocalisation, par le moyen de la modification des process de production, par le moyen de l’étude attentive de la façon avec laquelle les objets sont produits et échangés, de solder la dette écologique »84. Ce qui est ici conforme à notre point de vue, c’est que l’environnement ici n’est plus d’abord un lieu d’appropriation, de marchandisation ni même de juridiction, mais un lieu de véridiction fournissant le critère de la pratique gouvernementale. Cet objectif est en outre énoncé plus précisément encore dans les 18 thèses pour l’écosocialisme qui donnent le contenu du Premier Manifeste des Assises pour l’écosocialisme tenues en 2012: « Instaurer la règle verte comme boussole politique. La "règle verte" est notre indicateur central de pilotage de l’économie. […] Elle vise à assurer notre responsabilité devant l'humanité et son écosystème en supprimant la dette écologique. Elle associe la nécessaire réduction de certaines consommations matérielles et la nécessaire relance de certaines activités avec la prise en compte systématique de l'empreinte écologique générée. […] nous adoptons comme moyen d'évaluation des politiques publiques, de retarder chaque année le "jour du dépassement global". Il s'agit de la date où nous avons prélevé à l'échelle mondiale le volume de ressources renouvelables égal à ce que la planète est en mesure de régénérer et où nous avons produit les déchets qu'elle est capable de digérer. Notre objectif est de la repousser au 31 décembre, c'est-à-dire de neutraliser notre empreinte écologique »85. La « règle verte » est bien en ce

82 Mathieu Agostini, « Quel mode de production écosocialiste ? », Ecorev’, op. cit., p. 104. 83 Jean-Luc Mélenchon, La règle verte, Paris, Bruno Leprince, 2012, p. 124. 84 Ibid., p. 125-126. 85 Premier Manifeste des Assises pour l’écosocialisme, 18 thèses

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sens un critère calculable d’évaluation de l’action publique qui définit l’étendue des modalités, les objectifs et les domaines que se donne la planification écologique.

Pour définir une gouvernementalité écosocialiste, la planification écologique ne doit cependant pas seulement venir d’en haut et se limiter à un outil d’objectivation des techniques de gouvernement. Elle doit articuler ce « socialisme objectiviste » lié à des instruments d’objectivation scientifique à un « socialisme subjectiviste » associé à des « conduites socialistes de soi »86. A ce titre, Mathieu Agostini remarque que la planification écologique est aussi une planification démocratique consistant dans une intervention populaire, d’en bas, pour définir les besoins sociaux et les grandes orientations écologiques. Dans le cas de l’énergie par exemple, plutôt que produire de l’énergie et d’en chercher ensuite à tout prix les débouchés, un service public de l’énergie pourrait « produire des économies d’énergie autant que de l’énergie »87 en s’appuyant sur les savoirs techniques des salariés (et comme cela aurait pu être le cas du procédé ULCOS soutenu par les ouvriers de Florange pour la production d’acier, s’il n’avait été finalement rejeté). La planification écologique se définit finalement comme la rencontre entre des pratiques gouvernementales indexées à la règle verte et les conduites des gouvernés orientées par l’environnement comme horizon de socialisation de la production, de la consommation et de l’existence commune. La démarcation que doit accomplir l’écologie politique vis-à-vis de la conscience environnementale se situe entre une conception de la nature comme espace à préserver et une conception de l’environnement comme lieu de véridiction pour un processus socialiste de subjectivation collective.

sur l’écosocialisme, http://ecosocialisme.com/.86 Ce vocabulaire est celui de Laurent Jeanpierre, Séminaire sur « La gouvernementalité socialiste », 31 janvier 2012, http://savoirscommuns.org/tag/gouvernementalite-socialiste/.87 Mathieu Agostini, « Quel mode de production écosocialiste ? », art. cit., p. 108.

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Bertina L. - Ecologistes mais pas verts : des catholiques aux prises avec la question politique.

Ludovic Bertina, doctorant en Sciences politiques, EPHE-GSRL.

Revendiquer une double appartenance comme catholique et comme écologiste induit dès les origines une ambigüité dans le positionnement politique de ces personnes. Cette ambivalence n’est bien sûr pas spécifique aux catholiques écologistes, puisqu’elle a pu s’exprimer chez nombre de catholiques qui investissent le monde au nom de leur foi. Dans les milieux de l’extrême droite française, la condamnation de l’Action française en 1926 a ainsi marquée une génération de penseurs qui voyaient dans les positions de Charles Maurras les ferments nécessaires à la recomposition d’une nouvelle chrétienté88. Les catholiques de gauche ont également eux à souffrir d’une suspicion analogue. « Sans domicile fixe » au sortir de la seconde guerre mondiale, ils firent le choix d’investir des structures parallèles fondées sur l’éducation populaire et l’apostolat social avant que Vatican II n’esquisse une brèche leur permettant de prendre part à la vie politique du pays89. Rien de tel chez les catholiques écologistes qui n’ont pas le même rapport avec la politique. Jean-Louis Schegel s’interrogeant sur l’héritage des chrétiens de gauche qu’il identifie dans la fédération des Réseaux du Parvis, fédération sensible aux problématiques écologistes, déplore le défaitisme politique de ceux-ci : « Ces chrétiens de gauche, constate-t-il, ne semblent plus compter sur la politique, mais plutôt tabler sur une parole ou des engagements individuels ou communautaires, qui réveilleraient les politiques… et les Eglises.90 »En nous appuyant sur une analyse de quarante entretiens effectués auprès de catholiques écologistes rencontrés dans des groupes revendiquant cette double appartenance, nous tenterons de comprendre les raisons qui poussent plus généralement les catholiques écologistes à se détourner de la politique partisane. Nous verrons ainsi que de cette difficile adaptation au système politique français émerge une nouvelle définition du politique. Reprenant à leur compte la valorisation de l’agir local propre aux principes de l’écologie politique, il leur sera ainsi possible d’édifier un espace où pourront se rencontrer tous citoyens, qu’ils soient croyants ou non, sensibilisés aux questions écologiques.

Un milieu catholique suspicieux envers des écologistesOfficiellement, l’Eglise encourage une prise de conscience écologique. La crise environnementale, révélatrice selon Jean-Paul II de la crise morale touchant nos sociétés, est de nombreuses fois mentionnée dans les textes solennels du Vatican et de l’Eglise de France91. Au niveau diocésain,

88L’itinéraire de Jacques Maritain témoigne de ces difficultés. Il lui faudra insister sur la primauté du spirituel sur le temporel pour éviter une condamnation de la part de la hiérarchie catholique. P. Chénaux, Humanisme intégral de Jacques Maritain, Paris, Cerf, 2006.89Cf. l’introduction de Denis Pelletier dans D. Pelletier, J.-L. Schlegel (dir.), A la gauche du christ, les chrétiens de gauche en france de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 2012.90Ibidem, p.543. 91Voir notamment Benoit XVI, Caritas in veritate, Paris, Salvator, 2009, p.155 ; Conférence des Evêques de France, Enjeux et défis pour l'avenir, Paris, Bayard, 2012, p.78.

des groupes se constituent sous la houlette de diacres nommés à cet effet, tandis que sont organisés des ateliers au sein des différents ordres religieux. Si bien que les lieux de socialibilité pour les croyants préoccupés par la situation de la création ne manquent pas. Pourtant ce discours officiel doit être nuancé, l’engagement écologiste étant ressenti par ces derniers comme facteur de marginalisation au sein d’une communauté catholique moins portée sur les questions écologistes que le reste de la population92. Au quotidien, les catholiques écologistes se plaignent ainsi des moqueries qu’ils ont à subir de la part des équipes paroissiales qui n’hésitent pas à les taxer d’« écolos de service qui causent toujours » pour reprendre les mots de Giselle. Dans ce contexte, on ne s’étonnera donc pas que leurs multiples initiatives ne soient pas toujours relayées en interne.La faute peut-être à un fossé générationnel - les prêtres âgés étant souvent désigné par ces catholiques écologistes comme un facteur aggravant - mais également à une double crainte répandue à tous les échelons de l’Eglise. Ces écologistes doivent ainsi contourné le premier écueil du lobbying : pour ne pas être marginalisé, il est essentiel à tous groupes de ne pas devenir trop marqué politiquement93. Un atelier dénommé Chrétien Co-responsable de la Création fondé au sein de la Communauté Vie Chrétienne (CVX) d’obédience jésuite a ainsi pu pâtir d’une mauvaise réputation. Son accompagnateur, René, qui a été désigné par le comité nationale de CVX afin de « recrédibiliser l’atelier au sein de la Communauté » fixe ainsi la ligne de conduite à suivre pour l’Atelier : « Ça ne doit pas être un syndicat, une association qui milite en faveur de l'environnement. Car la Bonne Nouvelle de Jésus n'était pas dans l'atelier, c’était une association d’écologistes parmi d’autres. »Néanmoins cette crainte d’une action politique est couplée à une suspicion plus profonde de nature dogmatique. Préserver la nature ne doit pas aboutir sur sa sacralisation. Si ce point fait consensus parmi les catholiques rencontrés, qui rejettent donc les théories de l’écologie profonde, il traverse l’ensemble des textes officiels de l’Eglise consacrés à ces questions, structurant ainsi les relations entre ces derniers et le reste des pratiquants.

En réponse à cette méfiance, les interviewés reconnaissent volontiers des phénomènes d’autocontrainte. Ils éviteront notamment de débattre de thèmes trop controversés. Monique, membre d’une équipe paroissienne en Loire Atlantique, avouera ainsi ne pas s’être encore intéressée au processus de fabrication des hosties : « Pour l’instant personne n’a dit : « J’en prends pas parce que c’est plein de pesticides ! » Non, on n’en parle pas, on parle de liturgie, de grosses choses.94 »

92Selon un sondage Ifop sur le catholicisme en France en 2010, si 10,3% de la population française se disent proche des écologistes, ce pourcentage tombe à 8,3% parmi les catholiques, et à 5,3% chez les pratiquants (allant à la messe au moins pour les fêtes).93Cette méfiance à l’égard des groupes de catholiques écologistes s’assimile aux critiques historiques adressées par l’Eglise aux mouvements d’Action catholique se rapprochant trop des partis et syndicats institués. On pense notamment à la crise de la JEC, voir C. Prudhomme, Les Jeunesses chrétiennes en crise, dans D. Pelletier, J.-L. Schlegel, Op. cit., p.325-330. 94On peut remarquer pourtant que l’Appel aux Evêques en faveur de l’écologie réclame, en premier point, l’utilisation de produit issu de l’agriculture biologique lors des célébrations. http://www.lavie.fr/actualite/ecologie/appel-aux-eveques-pour-l-

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Lorsqu’on interroge prêtres et diacres sur leur pratique, la réserve est également de mise. Benjamin, diacre du diocèse de Nantes n’exposera pas ouvertement ses choix de vie : « Je suis souvent mal vu quand je dis que je fais parti (d’EELV), d’ailleurs, je me fais discret sur la question pour ne pas mélanger les genres. Quand je m’exprime comme diacre, en chaire ou au nom de l’évêque, je ne veux pas qu’on me dise : « oui, d’accord, mais c’est le relai d’un parti politique ! » ça serait très dangereux. » Tout membre du clergé sensible à la sauvegarde de la création, évêque compris, s’imposera donc une séparation entre ministère et conviction politique, afin de préserver une crédibilité auprès des catholiques non écologistes. Dans ce contexte, pour Thomas, diacre à Bar-Le-Duc, la seule présence physique devient alors une forme de témoignage : « C’est très difficile d’écrire ou de dire quelque chose, de s’en faire l’écho. Mais le seul fait que je célèbre à côté des célébrants, avec tout ce que je vis ici, c’est porteur de sens en soi-même. » La sensibilité écologique ne va pas de soi dans le contexte catholique, et suppose, pour ne pas être marginalisée, une certaine retenue dans les actions entreprises au sein de l’Eglise. On est donc loin d’une mobilisation d’ampleur en faveur de l’écologie. Il n’existe pas de mouvements ou associations confessionnelles rattachés officiellement à la mouvance écologiste comme il put y en avoir pour accueillir les catholiques de gauche dans les années 196095. Pour expliquer ce manque, les contraintes externes que nous venons d’observer sont déterminantes sans pour autant être suffisantes. Il faut encore percevoir l’ambivalence du rapport entre ces catholiques et le milieu de l’écologie politique.

Etre écologiste tout en se démarquant d’Europe Ecologie les Verts : Bien que le contact soit, en règle générale, jugé plus aisé à établir avec le milieu écologiste, des règles de conduite sont ici prescrites par les catholiques écologistes qui entendent garder leur spécificité. Comme pour le milieu catholique, les catholiques écologistes doivent dans un premier temps surmonter un certain nombre d’a priori circulant dans les milieux écologistes. Comme nous le raconte Ana de Ménilmontant, une conférence organisée conjointement par un groupe de paroissiens parisiens et les Amis de la Terre ne sera pas relayée par le réseau environnementaliste : « car ça sentait l’eau bénite ». La présence de Marie-Françoise lors d’une chaine humaine à Notre-Dame des Landes étonnera de même ces voisins : « Par rapport aux responsabilités que je peux avoir dans l’Eglise, ils en déduisent que je ne pouvais pas être écolo. » Mais au-delà de ces a priori, toute conscience catholique écologiste se construit en réaction à un argumentaire écologiste antichrétien. Distinguer anthropocentrisme catholique et moderne pour sortir des accusations portées par Lynn White Jr, s’impose donc comme un second pas96. Il faudra enfin écarter les charges portant sur les positions

ecologie-02-11-2011-21493_8.php Consulté le 26/11/2013.95V. Soulage, « L’engagement politique des chrétiens de gauche », dans D. Pelletier, J.-L. Schlegel (dir.), Op. cit., p. 425-446. 96I. Turina, « L'Eglise catholique et la cause de l'environnement », Terrain, L’imaginaire écologique, n°60, p.20-22 ; F. Euvé, « Ecologie et théologie : une alliance salutaire et universelle », dans E. Charmetant et al., Ecologie et christianisme : les chantiers de l’avenir, Médiasèvres, n°168, 2012, p.80-85.

de l’Eglise en faveur du développement technologique notamment dans l’après-guerre. Ce qui n’est pas sans soulever un certain malaise chez certains de ces catholiques.

Malgré tout, une fois ces obstacles passés, ces derniers s’invitent régulièrement aux actions organisées par les associations écologistes autour de luttes concrètes. Ces enjeux locaux permettent aux différences de s’affiner tandis que s’affirment des points communs. Pour Ophélie, le contact est d’autant plus facile avec cette catégorie de non-croyants qu’ils sont naturellement plus ouverts aux questions spirituelles : « On se sent très proche de ceux qui luttent pour le monde, pour la nature, pour l’univers mais sans Dieu. On a jamais eu de points de frottement, parce qu’ils ont quand même cette dimension verticale. Nous, on appelle ça Dieu, et eux, ils appellent ça : Le grand tout ! » Proximité spirituelle qui s’explique également par une sociologie des trajectoires écologistes proposée par ces catholiques qui distinguent aisément dans la nébuleuse environnementaliste les personnalités et régions fortement marquées par le christianisme. Des lieux de socialisation et des terrains de lutte s’imposent alors plus naturellement du fait des valeurs communes partagées.

Une fois rentrés de manifestations, les catholiques écologistes tiennent néanmoins à tenir un rapport distancé avec l’écologie politique représentée par l’écologie politique. Rarement encartés, ils considèrent nécessaire de conserver une liberté de parole afin de ne pas être les relayeurs d’un discours considéré comme trop radical pour être productif : « J’ai toujours un peu horreur des écologistes militants, nous avoue un évêque en pointe sur la question. Parce qu’ils manquent parfois un peu de distance. (…) Comme homme d’Eglise, je ne dois pas être récupéré par des gens de parti pris. C’est pour ça qu’en général, quand je suis en public, je ne me prononce jamais. Je ne dis pas, je suis pour, je suis contre. Jamais. Je dis : « Je me pose des questions. » Mon discours, les questions que je pose aboutissent au contre, mais je me refuse à ce qu’on dise : on est pour ou contre. » Ainsi si adhésion au parti, il y a, elle est de circonstance, car la crainte de voir l’écologie politique tomber dans l’idéologie persiste97. Finalement, les positions sociétales prises par EELV justifient le mieux cette marge de manœuvre réclamée par les catholiques écologistes. Incohérences pour les plus critiques, mauvaises définitions des priorités, pour les autres, les Verts oublient que la préservation de la nature et la dénonciation d’un système productiviste constituent leur fond de commerce. Benjamin témoigne en ce sens : « Alors j’avoue que moi-même comme catho, des fois des positions de mon parti politique m’agace. Quand je vois EELV mettre en priorité un certain nombre de problématiques d’ordre sociétale, même si je fais parti des cathos dont la critique est très modérée sur ces questions-là… Mais quand je vois qu’EELV avance en pointe là-dessus et que quelque fois se montre beaucoup plus discrète, ou pareil pas assez bagarreux à mon goût sur les problématiques écologiques et sociales, ça m’agace. »

97A en croire Sylvie Ollitrault, ce trait n’est pas spécifique aux seuls catholiques, puisque les écologistes se montrent critiques envers ce parti censé incarner l’alternative dans la manière de faire la politique. Cf. S. Ollitrault, Militer pour la planète, sociologie, Paris, PUR, 2008, p.14.

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L’identité des catholiques écologistes ne peut donc pleinement s’épanouir dans le cadre défini schématiquement par l’écologie politique. S’ils construisent au quotidien des relations avec les écologistes non-croyants qu’ils retrouvent sur le terrain des luttes concrètes, ils tendent à s’en démarquer dès lors qu’il s’agit de juger globalement la politique des Verts. « Sans domicile fixe » pour se réapproprier l’expression de Denis Pelletier, ils sont amenés à se détourner de la politique partisane pour valoriser l’action, entendu comme langage universel.

Des catholiques écologistes qui rejettent la parole partisane au profit de l’actionLorsque l’on interroge des catholiques écologistes, on peut s’étonner de la propension qu’ils ont à dissocier certains sujets très polémiques du thème général et englobant qu’est l’écologie. Un prêtre rencontré lors d’une réunion contre l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure m’affirma ainsi qu’il ne parlait jamais de ce thème avec ses fidèles. Mais lorsque je lui demandai s’il parlait d’écologie, il remarqua qu’il le faisait sans difficulté car celle-ci était acceptée de tous. Dans un autre contexte, alors que je visitais des membres de la Paroisse de Blain dans laquelle est inclus Notre-Dame des Landes, Jean-Michel déplorait l’absence de débat au sujet du projet d’aéroport : « Il faut savoir aborder le sujet de façon convenable : ce n’est pas un problème politique, mais écologique. Et dans ce cas-là, il a tout à fait sa place dans l’Eglise. Il faut savoir « l’aborder », le placer pour ne pas faire un débat politique, parce que c’est un peu la crainte. » Ces remarques illustrent les représentations de l’écologie à l’œuvre dans la population étudiée. Pour un sujet aussi complexe que celui de l’aéroport du Grand Ouest, il est possible de dissocier un aspect purement écologique, celui portant sur l’artificialisation des terres notamment, d’un aspect politique, plus englobant mais également plus conjoncturel, touchant à l’approbation ou au rejet du projet d’aéroport pour des raisons économiques, de développement des territoires, etc. Dans cette optique, « aborder » le sujet de Notre-Dame des Landes par le biais écologique serait légitime, car touchant à une thématique structurelle censée atténuer les passions. La portée universelle du message écologiste occupe donc une place importante dans la légitimation de l’action militante. Ce procédé vise évidemment à surmonter les réticences d’un milieu catholique réfractaire à toute politisation de son discours, mais enclin à se mobiliser sur des questions plus générales, de nature morale ou sociale (famille, sexualité, travail, immigration). Les catholiques écologistes se prennent ainsi à rêver d’une encyclique équivalente à Populorum progressio qui inviterait les catholiques à s’engager à tous les niveaux, individuel comme collectif, sur la voie de l’écologie en posant le principe d’une alliance avec les « hommes de bonne volonté »98. Etre écologiste, pour nos catholiques, implique donc de dépasser les clivages politiques attisés par des discours politiques d’intention sans effets réels, pour s’engouffrer dans le domaine de l’action perçue comme exemplaire et donc universalisable. « Les mots ça ne sert à rien, nous dit Pierre, l’action exemplaire vaut tous les mots car elle fait avancer. Mais cette action ne fait pas de bruit. Quelqu’un

98La publication d’une encyclique du pape François sur cette thématique est justement espérée pour dans deux ans. http://ecologyandchurches.wordpress.com/2013/11/25/mr-hulot-nest-pas-en-vacances-au-vatican Consultée le 26/12/2013.

qui ramènera un délicieux pain bio à un repas de famille fera certainement plus que tout discours culpabilisant sur l’agriculture conventionnelle. » Or ce que l’on reproche à la politique peut s’appliquer également à la religion. Elle ne doit pas être clivante, ce qui explique le scepticisme des catholiques écologistes progressistes à l’égard du « Courant pour une écologie humaine » qui se construit autour de l’opposition au « mariage pour tous ». Parallèlement, la prière n’aura pas de valeurs en soi, si elle n’est pas suivie d’une mise en pratique, nous explique Juliette, jeune militante au MRJC, qui constate qu’être croyant de nos jours : « c’est aussi savoir comment mettre en œuvre toutes ces belles paroles. » Pour ne pas perdre de fidèles, l’Eglise doit, de ce fait, prôner la cohérence entre la parole et les actes ; autrement dit devenir exemplaire99. Cette argumentation aboutit sur la principale critique adressée à la papauté qui ne doit plus s’arrêter aux discours de principes et actions symboliques, d’où l’espoir soulevé par le pape François, qui semble aux yeux de Louis capable : « de faire bouger les choses un peu, car il pose des actes dérangeants. »

Si l’écologie ne doit pas être partisane, pour les catholiques écologistes, mais bien plutôt reposer sur l’action exemplaire et universalisable, doit-on conclure que cette écologie n’est plus un discours politique ? Nous allons voir que c’est justement parce que l’action est hautement politique quand elle est guidée par une conviction forte que nous pouvons espérer d’elle qu’elle rétablisse un espace de rencontre entre citoyens et plus particulièrement entre croyants et non-croyants.

L’action écologiste constitutive d’une communauté spirituelle d’action.

L’action relève de la plus haute importance pour tout écologiste car elle est le marqueur d’une véritable conversion, où la recherche de cohérence entre l’intention et l’acte devient essentielle100. En cela, l’acte exemplaire pourrait être rapproché de la catégorie de l’action proposée par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne. Fondée sur l’interrelation, elle est constitutive de la conscience de chacun et d’une communauté de vie pourvu qu’elle s’épanouisse dans un espace d’apparence, qui n’existe que « lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas, lorsque les mots ne servent pas à voiler des intentions mais à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire mais à établir des relations et créer des réalités nouvelles.101 » L’action exemplaire, toute fragile est-elle, occupe donc pour Arendt le cœur de la Cité puisqu’elle prélude à toute discussion politique et est moteur de l’Histoire, puisqu’elle conditionne l’avènement de l’inédit. Les chrétiens rencontrés ne seront pas d’un autre avis. Ana nous explique ainsi que l’écologie est « peut-être une occasion de rapprochement avec des personnes qui se posent la question du rapport à la société et au monde avec des présupposés éthiques qui sont partageables. Une façon

99Conférence des Evêques de France, Op. cit., p.45-47.100Cf. notamment S. Ollitrault, Op. cit., p.42-47 et E. Chiapello et A. Hurand, « Se détacher de la consommation : enquête auprès des objecteurs de croissance en France », in S. Barrey et E. Kessous (dir.), Consommer et protéger l’environnement : Opposition ou convergence ?, Paris, L’harmattan, 2011, p.118-119. 101H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1983 (1961), p.260 et suivante.

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de voir le christ dans l’autre, même s’il n’est pas baptisé. On peut voir Jésus dans un prochain par son action, et son élévation d’esprit. » L’acte écologiste, en tant que révélateur d’une recherche de cohérence, est donc ce qui rend possible l’échange, l’imitation, le perfectionnement. Il permet, de ce fait, aux catholique écologistes de se rapprocher de la société écologiste, si bien qu’en se fondant sur le témoignage de Monique, on peut parler de communauté spirituelle d’action : « A l’ACIPA102, on rangeait tout le matériel ; et dieu sait qu’il y avait du boulot physique. Et je me suis dit : « Mais mince, je fais Eglise en fait ! » J’ai trouvé ça extraordinaire, parce que si ça se trouve, ils ne sont pas du tout dans l’Eglise, mais je vis avec eux ce que je peux vivre dans ma communauté, où ensemble parce qu’on a la même foi, on fait, on se rassemble et on est uni. Et là, j’ai eu ce sentiment pareil, quand on a débarrassé tout ce matériel. » . » Cette communauté spirituelle d’action a l’avantage de permettre à chacun de partir de sa propre vérité pour la confronter aux autres, comme en témoigne David : « Dans le débat écologiste, il faut savoir d’où on part et d’où on vient, mais en même temps, accepter le fait que l’on ait besoin des autres pour avancer. J’aime bien cette idée-là que dans le dialogue, l’important ce n’est pas de penser tous pareils, mais c’est de montrer comment être vrai, chacun dans sa tradition. Ça veut dire être capable de challenger l’autre, pour qu’il soit plus vrai dans sa propre tradition. » L’action devient donc centrale dans le rapport que les catholiques écologistes veulent établir avec le monde, car elle permet de ne pas dénaturer les convictions de chacun. L’antagonisme structurel entre les tenants de la modernité et ceux de la tradition thomiste autour de la subjectivité s’estompe dès lors que l’acte prime. L’engagement concret évite de poser la question de l’autonomie du sujet, et donc celle de la phénoménologie des valeurs, rendant de ce fait possible la coopération entre croyants et non-croyants.

Si les catholiques interrogés sont attirés par l’écologie, c’est donc bien pour des raisons politiques. Dans un contexte de recul du catholicisme et de communautarisation de ses pratiquants103, l’écologie est clairement un des lieux où peut s’opérer une coexistence pacifique avec la modernité. Le travail des catholiques écologistes en interne comme en externe est donc de prouver au reste de la population que la tradition chrétienne a des ressources spécifiques pour répondre aux défis écologiques d’aujourd’hui. Ce défi rejoint les perspectives de l’intégralisme catholique104. En insistant sur l’acte plus que sur les valeurs, les catholiques écologistes parviennent pourtant à déconstruire la corrélation mise en évidence par les travaux d’Emile Poulat sur le catholicisme, entre l’intrégralisme catholique, qui entend répondre aux problèmes de ce monde à partir d’une grille de lecture unique, et l’intransigeantisme, qui entendait rejeter en bloc la modernité politique105. De ce point de vue, il devient possible de proposer une vision du monde fondée sur l’hétéronomie sans pour autant rejeter le dialogue avec les partisans de l’autonomie.

102Association citoyenne intercommunale des populations concernées par le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes.103Cf. 104Cf. Eglise contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Berg, 2006 (1977). 105Pour une présentation succincte de l’intransigeantisme, cf. P. Portier, La pensée de Jean-Paul II, la critique du monde moderne, Paris, L’Atelier, 2006, p.10-14.

Ce dialogue prépolitique fondé sur l’acte plus que sur les valeurs sera néanmoins des plus fragiles. Il suppose en effet qu’une vision consensuelle de la techno-science croise les préceptes de la foi, d’où l’importance accordée à l’éthique par ces catholiques écologistes106. Si les inquiétudes environnementales remplissent ces conditions, les questions bioéthique ou démographique aboutissent nécessairement sur un débat normatif, dès lors qu’entre en jeu le consentement de l’être humain. Les catholiques écologistes se divisent donc à ce stade de l’argumentation entre partisans de l’identité et partisans du perfectionnement107. Alors que les premiers insisteront sur l’émergence d’une communauté de valeurs rendue possible par le processus de conversion opérée par les actes même sur les individus. Les seconds s’enthousiasmeront de l’établissement d’une communauté des meilleurs, où la confiance régnant au sein de la communauté spirituelle d’action permettrait à chacun de renforcer ses convictions tout en se fondant sur un pluralisme idéologique.

106On est de ce fait loin de la démocratie dialogique prônée par Callon, Bourg ou Latour, qui repose sur la confrontation et la résolution des controverses. 107Cette distinction recoupe celle proposée par P. Portier entre « catholiques d’ouverture » et « catholiques d’identité ». P. Portier, « Pluralité et unité dans le catholicisme français », dans C. Béraud et al. (dir.),Catholicisme en tensions, Editions Ehess, 2012, p.25-28.

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Vecchione E. - Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas

Elisa VecchioneLondon School of Hygiene and Tropical Medicine (London, UK) et EHESS, Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive

1. IntroductionDans un article paru récemment dans le journal NewStatement, Naomi Klein108 explique que les modèles climatiques prévoient une seule chance pour la Terre de se sauver à l’égard du changement climatique : cette chance est que les résistances politiques à l’inaction globale se multiplient. Citant le travail de l’expert Brad Werner, les modèles climatiques annoncent majoritairement l’insoutenabilité de nos modes de consommation et de production, un processus qui semble inexorable à moins de ruptures majeures, y comprises celles crées par la contestation. L’idée que nos modes de vies sont insoutenables n’est certes pas nouvelle. Mais ce qui est intéressant de l’article cité est de mettre en valeur non pas la nécessité d’une action en tant que solution, mais la nécessité d’une action en tant que contestation du statu quo, en laissant totalement inexplorées ses possibles conséquences. L’utilisation que l’article de Naomi Klein fait de la modélisation climatique est différente du celui que je vais proposer. Les modèles n’ont pas à nous fournir des preuves sur la nécessité de contester, mais plutôt peuvent dégager des éléments de jugement politique tels à fournir des éléments organisateurs de la contestation. Cette capacité, d’ailleurs, est un engrainage principal du moteur démocratique.109

Dans le cadre du changement climatique, cette capacité semble être tragiquement absente au niveau des états, à moins qu’elle ne soit pas suscitée par des événements majeurs et/ou indirectement liés. Mais, faut-il avoir toujours des preuves pour juger, contester et agir ? Et la science des modèles climatique est-elle en capacité d’en fournir sur le changement climatique? La réponse au deux questions est non. La sciences des modèles et particulièrement la science des modèles économiques conduit alors à une réflexion politique et épistémologique sur l’utilité d’une science en contexte d’expertise qui est moins assurée que d’autres du point de vue de la production de preuves scientifiques. La question ci-posée n’est pas limitée au caractère « problem solving » du calcul économique, mais plus profondément elle porte sur la capacité du paradigme économique dominant à promouvoir un type de rationalité délibérative. La question est donc si les modèles peuvent être performatifs110 dans la création d’une rationalité partagée,

10829 Octobre 2013, « How science is telling us to revolt »109 Comme Nadia Urbinati le met bien en avant, le processus de représentation démocratique est lié non seulement à la volonté du people de conférer le pouvoir au souverain, mais aussi à sa capacité de le juger et le contester. Nadia Urbinati, "Representative democracy and its critics " in The Future of Representative Democracy, ed. Sonia Alonso, John Keane, and Wolfgang Merkel (New York: Cambridge University Press, 2011).110Sur le caractère performatif des sciences et en particulier de la science économique, voir Donald MacKenzie, Fabian Muniesa, and Lucia Siu, Do Economists Make Markets? On the Performativity of Economics (Princeton: Princeton University

collective, et utile à la formation de jugements politiques en vue d’un futur qui n’existe pas et dont, cependant, la science du climat nous dit de nous préoccuper.

2. La modélisation entre réduction de l’incertitude et quête de l’évidence

Nous assistons aujourd’hui à une prolifération spectaculaire des modèles climatiques et notamment des Modèles d’Evaluation Intégrée (MEI) qui étudient la co-évolution du comportement du système socio-économique avec les mutations physiques liées au changement climatique. D’une part, cette prolifération est supportée par le caractère extrêmement ductile et puissant de ces modèles qui ont la capacité à mettre en relation plusieurs facteurs de manière simultanée et cohérente, jusqu’à calculer les conséquences de leurs interactions au moyen de simulations.111 D’autre part, la prolifération des MEI répond à une attente politique très précise vers la capacité des sciences à produire des preuves ou des « évidences » quant à l’action à engager. Cette quête de l’évidence semble insatiable et conduit à une forme presque pathologique (car la frustration de certains scientifiques est palpables à cet égard) de tentative à réduire l’incertitude pour pouvoir « éclairer » les choix politiques. Cependant, les modèles ne sont pas voués à produire une convergence de vues ni de résultats112 et leur multiplications n’est pas censée créer une masse critique telle à accoucher, in fine, « le » modèle parfait. La modélisation vise à structurer l’incertitude plus qu’à la réduire. Cependant, cette course à l’ « évidence » se poursuit et semble dominer à la fois le monde scientifique et le monde politique, créant un mécanisme de renforcement mutuel et de production d’une impasse décisionnelle. Le moteur de ce mécanisme est justement l’incapacité à savoir traiter l’incertitude au-delà de la production de preuves.

Les sciences prédictives et le confort de la symétrie entre passé et futurDe manière générale, les connaissances scientifiques sont censées appuyer l’élaboration des politiques grâce à un sentiment de contrôle sur la fonction. Ce sentiment provient d’une propriété spécifique que l’on attribue à la science notamment prédictive: sa capacité à construire des séquences d’événements en s’appuyant sur une logique de réplication, indépendamment de leur éventuelle occurrence113 et permettant de reconstruire le passé,

Press, 2007).111Les modèles d’interactions climat-économie mettent en relation deux types d’informations, les unes liées aux comportements des systèmes naturels (l’océanographie, la dynamique atmosphérique, la volcanologie, la physique solaire, l’analyse du cycle du carbone, les calculs de rayonnement, la modélisation de la calotte glaciaire, la paléoclimatologie et la chimie atmosphérique), et les autres liées aux vecteurs socio-économiques des émissions de gaz à effet de serre (l’économie, l’ingénierie, l’énergie, l’agriculture, les sciences de la santé, l’épidémiologie, les écosystèmes, la gestion de l’eau, les processus côtiers, la pêche et l’écologie des récifs coralliens). Pour une introduction, voir Marcus C. Sarofim and John M. Reilly, "Applications of integrated assessment modeling to climate change," Wiley Interdisciplinary Reviews: Climate Change 2, no. 1 (2010).112Pour une introduction à la discussion, voir Uskali Mäki, Philosophy of economics. Handbook of the philosophy of science, vol. 13 (Great Britain: Elsevier, 2012).113Harry M. Collins, Changing order: replication and induction in scientific practice (USA: University of Chicago Press, 1992).

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expliquer le présent et projeter ce dernier dans l’avenir. Cette propriété implique que la logique des séquençages est symétrique entre passé et futur. La conséquence politique de cette symétrie est une réflexivité parfaite entre l’explication fournie ex-ante et la justification produite ex-post d’un certain phénomène ou d’une décision. Ainsi se trouve assurée de façon préalable la rationalité d’une action politique donnée qui parait à la fois contrôlable par sa projection rassurante dans le futur et justifiable dans le sens juridique de s'acquitter d'une charge de la preuve, incombant à l'action politique, à travers une connaissance scientifique anticipative. L’effet politique est celui d’une surcroit de légitimité et de rassurance sur un avenir qui, supporté par un effet de vérification et contrôle assuré par les sciences, ne demande pas à être traité comme ontologiquement distinct du présent : normativement, il est donné comme extension du présent et, instrumentalement, il informe le présent. Le chevauchement de sources de légitimité entre science et politique dérive directement d’une épistémologie des sciences aussi simpliste que confortable. La légitimité d’une décision politique ne devrait pas reposer sur la logique de validation scientifique et de démonstration de l’atteinte de certains objectifs;114 au contraire, la légitimité devrait s’appuyer sur la capacité à démontrer l’engagement à poursuivre certains objectifs. Cependant, rendre compte d’un engagement est beaucoup plus facile lorsque nous disposons de preuves que l’objectif engagé sera finalement achevé, ce qu’une science prédictible est capable de fournir avant même que l’objectif soit atteint.115 Nous comprenons alors bien pourquoi l’incertitude pose un problème: quand une séquence d’événements n’est pas entièrement comprise ou est incorrecte, la symétrie est cassée et ainsi son effet confortable. Une science incertaine est une science qui met mal à l’aise dans la mesure où nous considérons que son utilité consiste à réduire l’incertitude quant à la façon dont va se dérouler l’avenir afin de savoir justifier les décisions dans le présent comme rationnelles.116

La science économique est-elle confortable ?La science économique - la plus impérialiste des sciences117 - ne peut certes pas mettre les politiques mal à aise. Son traitement de l’incertitude et son appréhension de l’avenir suivent la même perspective ci-évoquée en raison de son individualisme méthodologique qui est tenu à postuler la répétitivité des séquences temporelles pour faire le passage entre préférences individuel et préférences collectives, ces dernière étant la base de tout choix publique. C’est notamment le problème du choix social et de l’agrégation des utilités individuelles. Appliquée aux choix de long terme, tels que la réduction des gazes à effet de serre, la théorie du choix social n’arrive pas à appréhender la dimension du temps au delà de son

114Daniel Sarewitz and Roger Pielke, "Prediction in science and policy," Technology in Society 21, no. 2 (1999).115L’importance de l’acceptation et justification de l’autorité en termes de rationalité instrumentale dans la stabilisation d’un certain ordre social n’est d’ailleurs pas nouvelle, comme déjà souligné par Weber (Economie et société, Paris : Pocket, Agora, 1995 [1971]).116Sarewitz and Pielke, "Prediction in science and policy."117Lee Sigelman and Robert Goldfarb, "The influence of economics on political science: by what pathway?," Journal of Economic Methodology 19, no. 1 (2012); Uskali Mäki, "Economics Imperialism: Concept and Constraint," Philosophy of the Social Sciences 39, no. 3 (2009).

intérêt à instruire le processus d’allocation des ressources selon la logique optimisatrice d’égalisation des utilités marginales au revenus. Cette logique demande de disposer toujours d’un terme comparatif pour informer un changement de politique tel à savoir améliorer le bien-être et à restaurer une situation d’équilibre. L’extraction de ce terme comparatif est faite notamment en supposant la répétitivité de la logique du comportement individuel telle à « multiplier » l’individu en deux individus différent à deux moments différents de leur consommation (un plus riche et un moins riche). Dans le cadre de décisions publiques intertemporelles, le taux d’actualisation informe la comparaison entre présent et futur, en la déduisant, justement, de la même logique à peine citée. Le cœur du débat sur sa valeur est notamment lié à la manière dans laquelle ce paramètre permet d’ « arrêter » les générations futures comme terme comparatif afin d’instruire la comparaison et la mise en balance avec les générations présentes. En supposant la réplication des préférences dans le temps, le taux d’actualisation rend compte et prend en compte l’avenir en combinant deux opérations ontologiquement distinctes: celle de projeter le présent dans le futur pour « arrêter » un futur et celle de reporter le futur à l’instant présent pour faire une comparaison entre les deux. Cette opération de projection du présent et de retour au présent passe à travers la maitrise de l’incertitude. La détermination de la valeur « correcte » du taux d’actualisation devient alors fonctionnelle à la maitrise de la distance entre présent et futur (l’incertitude) pour appuyer la formation d’une rationalité politique qui soit à la fois justificative et instrumentale. Cette opération, toutefois, suppose un avenir pour traiter l’incertitude, quand l’incertitude porte justement sur l’avenir. La contradiction de devoir supposer un avenir pour traiter l’incertitude dérive directement de l’individualisme méthodologique du calcul économique qui porte à la collision de deux idées : non seulement nous ne connaissons pas l’avenir, mais aussi nous allouons les ressources selon un calcul du coût d’opportunité – parce que nous nous soucions de l’avenir.118 Aussi similaires soient-ils, les deux enjeux ne sont pas identiques. Cela d’autant plus dans le cadre du changement climatique, où il est très difficile de prétendre que nous nous soucions d’un avenir lointain, le cœur du problème étant incontestablement que nous ne connaissons pas l’avenir.

3. Pour une délibération au-delà de la preuve : le rôle de la modélisation

Comme je le détail dans un autre article,119 la relations entre présent, futur et incertitude ainsi faite par le calcul économique est la source de toute une série d’incohérences témoignées dans la littérature économique qui éclatent lorsque la logique optimisatrice est appliquée aux choix de long-terme et à la modélisation. L’individualisme méthodologique et la relation entre passé et futur conduit notamment à l’idée que nous nous préoccupons d’un futur qui n’existe pas. Ce résultat est à la fois un paradoxe et le défi précis du changement climatique.

118Tyler Cowen, "Caring about the Distant Future: Why It Matters and What It Means," The University of Chicago Law Review 74, no. 1 (2007).119Elisa Vecchione, "Deliberating beyond evidence: lessons from Integrated Assessment Modeling," Iddri working papers, no. 13 (2012).

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En tant que paradoxe, il est tout simplement dépassé par la logique optimisatrice de l’économie du bien-être, dont la solution est justement de faire exister préalablement le futur. Mais dans le cadre d’un horizon temporel très étendu, il est très difficile de faire exister rationnellement un futur très lointain, quelque soit la puissance du taux d’actualisation. Surtout, la rationalité politique telle que décrite jusqu’à présent resterait compromise par la nécessité de justifier que ce futur ait une quelconque importance pour l’amélioration du statu quo. Le résultat est une impasse : d’une part il est difficile d’arrêter une vision fiable du futur, de l’autre part toute tentative de le faire semble vouée à produire une sorte d’ « irrationalité politique » quant à l’instrumentalisation du futur pour le présent. La conséquence est tant l’inaction politique justifiée sur la base d’un manque de preuves, que la perte de repères normatives partagés tels à susciter une action délibérative, à partir d’un résistance collective. Mais faut-il vraiment savoir justifier la prise en compte du futur dans la décision politique pour qu’elle soit rationnelle? N’est-elle pas, cette prise en compte, déjà inhérente à toute décision politique ? N’est-elle pas son moteur, permettant de positionner le présent par rapport à un avenir comme représentation d’une projection collective? Repenser la rationalité politique en ces termes est le point de départ pour regarder à l’incertitude scientifique à travers une nouvelle perspective : non pas comme mesure du futur, mais comme possibilité de choix.

L’élimination du contrefactuelLe premier pas est de se libérer du besoin du contrefactuel en cherchant à arrêter la « bonne » imagine du futur. La première raison est que le seul contrefactuel qui serait à portée de main est le statu quo. En le pensant comme un axe de comparaison, le statu quo aurait un rôle à jouer que si nous étions capables de le déplacer dans le futur sans devoir le modifier, c’est-à-dire si nous supposions sa répétitivité. La supposition contraire, de non-répétitivité, est certes plus plausible, mais dans toute exercice scientifique la supposition d’une différence demande à être détaillée dans sa déviation par rapport à une situation de confirmation. Les Modèles d’Evaluation Intégrée (MEI) ont un rôle à jouer dans ce cas, car ils fonctionnent exactement sur le principe de projeter un scénario de référence pour ensuite injecter des mesures qui le déforment.120 Le véritable défi consiste alors à produire des idées sur les futurs possibles qui soient rationnelles sans compter sur un contrefactuel scientifique de validation.

La délibération sur les hypothèses…La modélisation repose sur la transduction, c’est-à-dire sur la construction d’objets virtuels, ou, de même, d’existences multiples qui ne sont ne pas à confondre avec les réalités à vérifier.121 Le principe de la modélisation est en effet de donner un aperçu – et non pas la preuve – de la façon dont se déroulera l’avenir, en partant de l’hypothèse que certaines parties de celui-ci se dérouleront d’une certaine

120Jean-Charles Hourcade, "Les modèles dans le débats de politique climatique: entre le Capitole et la Roche tarpéienne?," in Les modèles du futur. Changement climatique et scénarios économiques: enjeux scientifiques et politiques, ed. Amy Dahan Dalmedico (Paris: La Découverte, 2007).121Gaston Berger, Phenomenologie du temps et prospective (Paris: P.U.F., 1964).

manière. Les hypothèses jouent alors un rôle de charnier entre controverse scientifique et délibération publique. Chaque scénario dépend du choix d’un certain nombre d’hypothèses qui ne sont pas à l’égard de controverse – comme le taux d’actualisation par exemple.122 Et, comme il est évident, une hypothèse est une hypothèse et ne peut donc pas être sûre. Mais comme les modèles ont la fonction de savoir « isoler » et rendre théoriquement observables les « capacités » du système analysé afin d’en dégager des éléments de prédiction et contrôle,123 cette information pourrait être utilisé comme nouveau élément de jugement. Les scénarios ont en effet une propriété fondamentale : si non pas celle de la prévision, du moins celle de la « retro-vision ». Leur propriété strictement scientifique à mettre en séquence et en cohérence les mécanismes intéressés permet toujours de retrouver, voire recomposer, une séquence explicative a posteriori du phénomène étudié. La « retrodictivité » des scénarios permettrait ainsi une sorte d’ « ingénierie inverse » :124 comme des miroirs posés dans le futur et vers le présent, les scénarios reflèteraient l’image du présent en tant qu’engagement vers l’avenir. Vu que les hypothèses ont justement la fonction d’engager une certaine possibilité du futur, celles dont la normativité est scientifiquement irréductible mais politiquement significative à l’évolution du système vers une certaine direction, fonctionneraient comme des anticipations du futur et au même temps comme épreuves d’engagement vers un certain avenir. A moins de croire que les anticipations sur les préférences collectives soient plus pertinentes quand elles reposent sur des calculs que non pas sur les valeurs politiques,125 les hypothèses – au contraire des preuves qui n’arriveront jamais - auraient la force d’ouvrir l’espace d’un jugement politique.

… ou comment faire expérience d’une réalité virtuelleAinsi, les MEI permettraient non pas de faire exister le futur, mais d’en faire expérience.126 Plus précisément, ils permettraient de faire expérience de l’erreur : lorsqu’un scénario révèle la possibilité d’effets catastrophiques du changement climatique, une charge de l’incertitude – et non pas de preuve – émergerait et demanderait une épreuve pour être acquittée.127 Cette charge de l’incertitude consisterait à justifier l’engagement présent à poursuivre ce scénario.128

122En dehors des lois orthodoxes de la nature, les hypothèses peuvent relever de convention, d’extrapolation historique, d’observations empiriques ou de jugements de valeur.123Nancy Cartwright, "If no capacities then no credible worlds. But can models reveal capacities?," Erkenntnis 70, no. 1 (2009). 124Je remercie Claude Henry de m’avoir donné cette expression. Tout éventuel mauvais usage de celle-ci est bien sûr de ma responsabilité.125Comme l’explique bien Guillaume Hollard en citant Yves Crozet, les politiques peuvent jouer un rôle déterminant dans l’anticipation des données futures. Yves Crozet, "Calcul economique et democratie : des certitudes technocratiques au tatonnement politique " Cahiers d'economie Politique / Papers in Political Economy 2, no. 47 (2004); Guillaume Hollard, "Presentation," Cahiers d'economie Politique / Papers in Political Economy 2, no. 47 (2004).126Berger, Phenomenologie du temps et prospective 127Fournir une preuve de l’incertitude est impossible et ne peut passer que par de multiples épreuves.128Sur le concept de « charge de l’incertitude », voir Elisa Vecchione, "Science for the environment: examining the allocation of the burden of uncertainty," European Journal of Risk

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Si réinventer la légitimité démocratique mobilise la capacité de la soumettre à différentes épreuves de contrôle et de validation,129 les modèles auraient la possibilité de soutenir ce processus de réinvention : au lieu de se réconforter du type de validation qui se fait dans les sciences positivistes à travers la production de « preuves » ou « évidences », les politiques bénéficieraient d’un type de validation plus instable quoique jugeable, basée sur des épreuves qui changeraient au fil de l’évolution des scénarios et des hypothèse connectées à ceux-ci.

4. Note conclusive: l’interdisciplinarité pour une science délibérative

Ce type d’appréhension des modèles comporte enfin un changement de culture épistémique, notamment il engage à une définition plus rigoureuse de l’interdisciplinarité. L’appréhension de l’incertitude scientifique est notamment le point de départ de ce défi combinant jugement scientifique et politique. Si nous considérons l’incertitude comme élément de « porosité » des frontières disciplinaires – c’est-à-dire l’élément qui ouvre au doute et, ainsi, incite au dialogue – et si nous considérions l’identification des incertitudes scientifiques comme point de jonction normative entre disciplines, il serait alors intéressant de chercher à traduire les incertitudes en enjeux de choix collectives. Ces incertitudes sont notamment contenues dans les hypothèses qui engagent à la construction de scénarios. Vu que l’incertitude ouvre au choix bien plus que l’évidence, faudrait-il ouvrir le choix des hypothèses à des évaluations ne relevant pas seulement de la discipline économique. Pour ce qui est du jugement des hypothèses à partir de scénarios sélectionnés, faudrait-il penser à la composition des publiques appelés à juger.

Regulation, no. 2 (2011).129Pierre Rosanvallon, Democratic Legitimacy: Impartiality, Reflexivity, Proximity (Woodstock, UK: Princeton University Press, 2011).

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Chansigaud V. - Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides (1880-1970)

Valérie ChansigaudHistorienne des sciences et de l’environnementChercheuse associée à SPHERE (UMR 7219 CNRS-Paris 7) www.valerie-chansigaud.fr

L’usage de substances diverses, chimiques ou naturelles, pour lutter contre les insectes nuisibles remonte à l’Antiquité. Il faut attendre le développement de l’agriculture industrielle aux États-Unis durant la deuxième moitié du XIXe siècle pour que l’utilisation d’armes chimiques contre les « nuisibles » entre dans son âge moderne. L’arsenal chimique est d’abord limité à des sulfates (notamment de cuivre) et à de l’arsenic puis, à partir de la Première Guerre mondiale et grâce à elle, l’éventail des molécules commence à se diversifier. C’est la Seconde Guerre mondiale qui va donner un élan à l’élaboration et à la diffusion de la chimie en agriculture avec la mise au point du DDT. Les succès foudroyants de ce produit, qualifié de « bombe atomique des insectes », bouleversent non seulement les recherches scientifiques (qui s’orientent dès lors avant tout vers la sélection de nouvelles molécules et la mise au point de protocoles d’application), mais joue un rôle essentiel dans la diffusion d’un certain modèle de société où dominent l’agriculture industrielle et les logiques productivistes. Dès le début, quelques voix s’élèvent contre les risques potentiels du DDT, soulignant notamment le fait qu’il tue de façon indifférenciée tous les insectes, suivant la formule choc de Roger Conant (1909-2003) No Joy in an Insect-Free World (1944). Durant les années suivantes, paraissent des textes de plus en plus nombreux sur les conséquences négatives de l’usage inconsidéré du DDT, d’autant que les quantités utilisées augmentent rapidement. Ces études, parues dans de bonnes revues scientifiques ne circulent pas en dehors des cercles spécialisés et n’ont aucune influence sur l’orientation des activités agricoles. Il faut attendre 1962 pour que Rachel Carson, une femme réputée pour ses livres sur la biologie marine, fasse connaître à un large public l’impact des pesticides et notamment celui du DDT. Elle se base justement sur cette vaste littérature scientifique déjà existante et, pour les domaines où sa formation scientifique s’avère insuffisante, n’hésite pas à solliciter des experts extérieurs. La réaction est violente, tant de la part des industriels, ce qui semble logiquement, que de la part de nombreux scientifiques qui voient leur légitimité et leur autorité contestée. Son livre contribue à briser le cercle formé par les scientifiques, les industries et l’État et permet à une quatrième voix de se faire entendre : le grand public. On cite souvent son livre comme l’un des éléments fondateurs de l’environnementalisme moderne.Si le public découvre en 1962 que les pesticides de synthèse posent de nombreux problèmes (accumulation dans la chaîne trophique, impact méconnu mais effrayant sur la santé humaine, désordre des « équilibres » naturels, etc.), ceux-ci ne sont pourtant pas nouveaux et l’on peut en retrouver la trace dès le milieu du XVIIIe siècle lorsque l’arsenic commence à être utilisé pour protéger récoltes ou semences (les autorités hésitant entre tolérance et réglementation en fonction des forces en présence). On se retrouve alors face à un paradoxe omniprésent dans tous les débats relatifs aux relations entre santé et environnement :

la connaissance ne conduit pas toujours à une bonne gestion du risque mais souvent à la poursuite d’un risque en toute connaissance de cause. Un autre élément d’analyse se trouve masqué par les questions d’impact sanitaire : le rôle des pesticides dans la mise en place d’un certain type d’agriculture (agriculture industrielle basée sur la recherche d’un profit sans cesse croissant) comme d’un certain rapport au monde naturel. Dès lors, on doit quitter les champs scientifiques traditionnellement sollicités (écotoxicologie, médecine, hygiène publique, science agricole, entomologie, chimie…) pour aborder la question des pesticides sous l’angle du choix d’une certaine forme de société dont l’agriculture industrielle est l’un des symboles.

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Beaurain C. - Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des interactions entre l’économie et la nature

Christophe BeaurainUniversité de Limoges Géolab, UMR [email protected]

IntroductionLe développement de la ville comme espace de

production s’est construit sur une mise à distance progressive de l’environnement, relégué au rang de fournisseur de ressources naturelles et d’espace de rejet des pollutions engendrées par les processus de production. La théorie économique, dans ses diverses composantes, a largement nourrit cette vision de l’environnement naturel. En réduisant le rapport à la nature à une rationalisation productive, réductible à l’expression de préférences individuelles, cette théorie a clairement entretenu l’idée d’une extériorité de la nature dans les rapports entre les hommes et leur environnement naturel. Le paradigme de l’écologie industrielle, développé depuis la fin des années 1980, s’est explicitement présenté comme porteur d’une rupture à l’égard de cette vision économiste de l’environnement, notamment par l’adhésion à une vision écocentrique des rapports économiques, qui replace les processus de production au sein de leurs milieux écologiques. L’écologie industrielle repose ainsi sur une approche globale du système industriel et met en avant l’importance des interactions dans la mise en place d’un fonctionnement circulaire de l’économie, moins gourmand en consommation de matières premières et d’énergie et moins producteur de déchets. Un peu partout dans le monde industrialisé se sont multipliées, avec plus ou moins de réussite, les démarches tendant à constituer des réseaux locaux de bouclage des flux de matières et d’énergie et de réutilisation des déchets et des coproduits.

L’analyse du discours propre à l’écologie industrielle montre toutefois que ce paradigme peine à surmonter les échecs de l’économie orthodoxe sur quelques aspects essentiels de la relation entre l’économie et l’environnement : la prise en compte de l'intentionnalité humaine et des interactions qui composent la collectivité, l’intégration de l’influence du contexte socio-culturel, les conflits d’intérêts et de valeurs en jeu au sein de cette collectivité, ou encore la construction collective de l’objectif et des règles de fonctionnement de la communauté à partir d’une délibération collective. On peut déplorer ainsi l'absence complète de réflexion sur les rapports sociaux au sein des processus de production comme au sein de la société de manière plus générale. En définitive, la référence aux lois de fonctionnement de la communauté biotique accessibles par la raison humaine légitime l’imposition de règles qui limitent singulièrement la connaissance issue de l’expérimentation et la prise en compte des effets de l’action humaine.

Face à ces limites du paradigme écocentrique de l’écologie industrielle, nous faisons l’hypothèse qu’une approche pragmatiste semble à même d’intégrer la dimension humaine, en ce qu’elle associe une analyse des effets de l’action à une procédure de construction collective de l’objectif de la communauté et de prise en compte des

interactions et des conflits entre acteurs portant sur l’environnement. En ce sens, l’analyse pragmatiste offre selon nous des perspectives intéressantes pour la construction d’une approche territoriale de l’écologie industrielle, qui s’écarte à la fois de l’écocentrisme et du réductionnisme économique.Nous développons tout d’abord une analyse critique du paradigme de l’écologie industrielle, puis nous évoquons quelques pistes de réflexion pour une approche pragmatiste de l’écologie industrielle. Cette réflexion s’appuie sur un travail d’enquête mené à propos de la démarche d’écologie industrielle au sein de l’agglomération de Dunkerque130, que nous n’évoquons pas ici, faute de place.

Analyse critique du paradigme de l’écologie industrielle

L’écologie industrielle est présentée par la communauté de chercheurs qui la défendent comme porteuse d’un nouveau paradigme dans lequel l’économie serait désormais ré-encastrée dans la Nature et dans le système d’ensemble des relations entre les écosystèmes naturels qui fonde la communauté biotique131.

Nous abordons l’analyse critique de ce paradigme à travers trois débats qui traversent cette communauté des chercheurs en écologie industrielle, pour en montrer les limites, notamment en ce qui concerne ses capacités à fournir une grille de lecture des expériences concrètes.

1.1. Au cœur de l’écologie industrielle : l’analogie entre les systèmes naturels et les systèmes industriels… et ses limitesSi les premières applications d’écologie industrielle

dans le monde datent de la fin du 19ème siècle, c’est bien un article de R. Frosh et N. Gallopoulos132 qui a relancé véritablement la proposition de développer l’écologie industrielle, sur la base d’une analogie possible entre les systèmes naturels et les systèmes industriels. Constatant les impacts négatifs de l’industrie sur l’environnement, l’écologie industrielle préconise d’appliquer le fonctionnement des écosystèmes naturels à notre activité industrielle, et de considérer celle-ci comme un écosystème parmi d’autres. Nos modes de production et de consommation pourraient ainsi fonctionner de manière cyclique comme le fait la Nature, où chaque déchet généré peut espérer trouver un débouché. D’une manière générale, les matières résiduelles pourraient ainsi servir de matières premières ou être utiles à une entreprise voisine. Les dimensions systémique et évolutionniste de l’écologie industrielle sont clairement posées par l’article de T. Graedel133, à travers la référence aux trois types d’écosystèmes identifiés par l’auteur et la conceptualisation d’un mouvement général de complexification des écosystèmes existants (écosystème de type I, II, III). Le modèle pour ce type de flux est représenté par un bouclage

130VARLET D., Enjeux, potentialités, contraintes de l’écologie

industrielle. Le cas de Dunkerque, Thèse de doctorat en sciences de gestion, Université du Littoral Côte d’Opale, décembre 2012.131INSENMAN, R., « Industrial ecology : shedding more ligtht on its perspective of understanding nature as model, Sustainable Development », vol.11, June, 2003, 143-158.132FROSH, R.A., GALLOPOULOS, N.E., « Strategies for Manufacturing », Scientific American, vol. 261, Special Issue « Managing Planet Earth », September, 1989, 144-152.133GRADAEL, T.E., « On the concept of industrial ecology ». Annual Review Energy Environment, 21, 1996, 69-98

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complet des flux (écosystème de type 3) : dans ce modèle, il n’y a plus aucun flux entrant ou sortant de « l’éco-système industriel », et tout est intégralement recyclé dans le cadre des flux internes. La notion de « symbiose industrielle » exprime précisément cette vision systémique et idéale des flux à caractère industriel, fondée sur le regroupement d’entreprises reliées entre elles par des échanges physiques de matières, d’énergie et de sous produits et développant des formes de coopération134. La réussite de cette démarche réside bien souvent dans la coopération et la proximité géographique et organisationnelle entre les acteurs135.

D’autres principes, comme la dématérialisation et la décarbonisation de l’économie, ont également été mis en avant. Dans tous les cas, l’écologie industrielle met clairement l’accent sur l’analyse des flux de matières et d’énergie entre les acteurs

Les notions essentielles de l’écologie industrielle, en particulier celle de bouclage des flux et de symbiose industrielle, sont fondées sur l’analogie affirmée entre les systèmes industriels et les écosystèmes naturels. Si cette analogie constitue de toute évidence un point de ralliement des différents auteurs136, elle ouvre néanmoins un large espace de débat à l’intérieur même de la communauté des chercheurs sur les limites et les risques qu’elle présente pour l’analyse des systèmes économiques et sociaux.

Certains évoquent les risques qu’il y a de vouloir analyser l’évolution des sociétés humaines à partir d’une analogie fondée sur une mauvaise interprétation des principes des sciences naturelles. C. Bey va plus loin dans la critique à l’égard d’une mauvaise utilisation de l’analogie, en affirmant que la plupart de ceux qui la mobilisent conservent en définitive un point de vue « individualiste », et non systémique, en privilégiant l’analyse de la firme et en laissant à l’écart les autres acteurs du circuit économique (consommateurs, recycleurs)137 (Bey, 2001).

134CHERTOW, M., « Industrial symbiosis :litterature and taxonomy », Annual Review Energy Environment, n° 25,2000, 313-317135BEAURAIN, C., BRULLOT, C., « L’Écologie industrielle comme processus de développement territorial : une lecture par la proximité », Revue d’Economie Régionale et Urbaine, n° 2, 2011, 313-340.136Cette analogie renvoie à une posture que l’on peut qualifier d’écocentrée au regard de la typologie des « éthiques de l’environnement » existantes. On sait que les débats sur l’éthique environnementale se sont focalisés sur la question de l’attribution d’une valeur intrinsèque aux éléments composant les systèmes naturels. L’éthique individualiste biocentrique reconnaît à chaque entité vivante une telle valeur et interdit ainsi toute priorité attribuée à l’une d’entre elles. L’éthique écocentrique, d’inspiration holiste, se définit comme conséquentialiste et pose comme critère fondamental de la justice l’intégrité et la stabilité de la communauté biotique dans son ensemble (Afeissa, 2007). De manière générale, l’approche écocentrique développe ainsi une théorie objectiviste de la valeur intrinsèque des entités du monde naturel, à l’exception notable de la position de J. Baird Callicott, l’un de ses plus éminents représentants, qui plaide quant à lui pour une éthique des valeurs « anthropogénique », soulignant par là que toute valorisation a nécessairement une origine humaine, et repose par conséquent sur l’existence d’un sujet qui évalue. Pour cet auteur, il y a donc lieu de distinguer les propriétés des entités naturelles de la conscience évaluatrice qui va déterminer le caractère intrinsèque ou instrumental de la valeur associée à cette entité, sous le critère ultime du bien de la communauté biotique. 137BEY, c., « Quo vadis industrial ecology ? Realigning the

Mais plusieurs auteurs soulignent également la nécessité d’articuler l’analogie biologique à la reconnaissance de la dimension humaine de l’écologie industrielle, et aux différences qui peuvent exister entre les écosystèmes et les systèmes industriels, sans que cela n’aboutisse à un rejet de la philosophie éco-centrique. Comparant les deux systèmes, S. Levine constate ainsi que les différences ne sont pas sans importance pour la conduite des démarches d’écologie industrielle. Plus généralement, la plupart des auteurs mettent l’accent sur la nécessité de tenir compte du contexte culturel et social dans lequel évoluent les acteurs de l’écologie industrielle car celui-ci influence leurs prises de décision et la nature des choix réalisés, et traduit donc fondamentalement la présence de l’intentionnalité humaine.

De manière générale, on peut s’interroger sur les implications épistémologiques d’une posture écocentrique dans l’analyse des interactions entre les sociétés et leur environnement naturel. D’une part, la référence à l’ensemble et au tout conduit à mettre l’accent de manière prioritaire, sinon même exclusive, sur la connaissance des échanges internes à la communauté, c’est à dire sur les flux qui structurent l’ensemble. D’autre part, cette approche, résolument holiste, conduit à une représentation des individus fondée essentiellement sur la place qu’ils occupent dans la communauté plutôt que sur une valeur en eux-mêmes. Il en résulte effectivement une difficulté réelle à penser l’interaction et l’articulation des comportements individuels autrement que sous la forme d’une nécessité liée au fonctionnement de la communauté biotique138 (Larrère, 2010).

Ces quelques réflexions illustrent la difficulté de fonder les bases d’une analyse d’un système de flux industriels à partir d’une analogie avec le fonctionnement des écosystèmes. La posture éco-centrique revendiquée par l’écologie industrielle soulève notamment des difficultés en ce qui concerne la compréhension des intentionnalités individuelles et de leur appariement avec le contexte socio-culturel, alors même que cette question est essentielle dans le développement de l’écologie industrielle. La multiplication des acteurs engagés et des valeurs auxquelles ceux-ci font référence constitue de ce point de vue une difficulté majeure pour une grille de lecture fondée sur l’analogie, dans laquelle les comportements des acteurs économiques sont censés pouvoir être analysés à partir des principes dégagés par l’écologie scientifique. Dénonçant les méfaits d’une approche anthropocentrique (économique) de la gestion des ressources naturelles, l’écologie industrielle montre alors, a contrario, une certaine incapacité à intégrer les valeurs attachées aux éléments du monde naturel par les acteurs sociaux.

1.2. L’écologie industrielle, « science de la durabilité » ?L’ambiguïté sur le caractère objectif ou normatif de

l’écologie industrielle (Allenby, 2006) alimente un deuxième thème de réflexion au sein de la communauté des chercheurs, portant sur le rapport de l’EI à la durabilité. De manière générale, l’écologie industrielle est présentée par beaucoup d’auteurs comme jetant les bases d’une « science

Discipline with its Roots », Greener Management International, GMI 34, Summer, 2001, 35-42.138LARRÈRE, C., « Les Éthiques environnementales », Natures, Sciences, Sociétés, vol.18, n°4, 2010, 405-413.

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de la durabilité », dans la mesure où elle repose sur les principes de fonctionnement des écosystèmes, et parce qu’elle contribue au renouvellement en profondeur des pratiques industrielles requis par le changement de paradigme social (Allenby, 1994 ; Ehrenfeld, 1997). Pour autant, la position écocentrique des chercheurs en écologie industrielle les amène à développer une critique assez forte à l’égard de la définition de la durabilité issue du rapport Brundtland, trop associée selon eux à une vision anthropocentrique (Ehrenfeld, 2000). De fait, la notion de soutenabilité est centrale dans l’argumentaire des chercheurs en écologie industrielle, dans la mesure où elle sert de point d’appui à l’articulation entre les dimensions objective et normative de l’écologie industrielle. Si la soutenabilité est ainsi fondamentalement rattachée à l’ancrage du système industriel dans les règles de fonctionnement des écosystèmes, la reconnaissance de la dimension nécessairement normative de l’écologie industrielle amène certains d’entre eux à esquisser les traits d’une soutenabilité intégrant des objectifs d’amélioration de la société qui prennent en compte la dimension humaine de l’écologie industrielle (Ehrenfeld, 2007). Pour Ehrenfeld, la soutenabilité associe l’analyse des flux de matières et d’énergie à la définition d’une vision systémique de la société dans laquelle les dimensions humaines (justice, épanouissement individuel…) apparaissent comme des propriétés émergentes et sans cesse changeantes du système. En ce sens, selon Ehrenfeld, la soutenabilité ne peut se réduire ni à la définition individualiste du développement durable donnée par le rapport brundtland (en termes d’éco-efficience notamment), ni à l’analogie symbiotique et métabolique représentative de la dimension objective de l’écologie industrielle. Mais la position d’Ehrenfeld reste isolée au sein de cette communauté scientifique qui, dans sa grande majorité, demeure attachée à la dimension objective de l’écologie industrielle, issue du postulat de l’analogie.

1.3. Les difficultés d’une confrontation au réel La « symbiose de Kalundborg », mise en place dans

les années 1960 au Danemark, a servi d’illustration empirique à la communauté des chercheurs en écologie industrielle pour justifier la faisabilité et l’efficacité des principes de l’écologie industrielle. Dans la continuité de ces exemples, les études de cas se sont multipliées. Cette association immédiate de la théorie à l’expérience de la pratique renvoie à la volonté des chercheurs de l’écologie industrielle d’ancrer celle-ci dans les sciences de l’ingénieur, et de justifier l’objectivité des principes issus des règles de fonctionnement des écosystèmes par la mise en valeur des expérimentations existantes. Pour autant, ce rapport de la théorie à la réalité ne va pas de soi, comme le montrent les débats au sein de la communauté des chercheurs en écologie industrielle.

Depuis quelques années en effet, les argumentaires relativisant l’exemplarité du modèle de kalundborg se sont multipliés, en mettant l’accent notamment sur les limites de la symbiose danoise : l’absence d’intervention publique et de politique publique associée, l’absence d’innovations technologiques et le caractère figé des échanges, un fonctionnement d’ensemble de la symbiose peu compatible avec la soutenabilité exigée par l’écologie industriell. En outre, les études de cas menées sur les expériences d’écologie industrielle à travers le monde ont surtout mis en évidence les décalages existant entre les principes et la

réalité. Beaucoup d’analyses soulignent ainsi l’importance des contextes territoriaux et la nature des interactions locales, l’extrême difficulté à impulser des synergies pérennes, le caractère très incomplet des synergies mises en place, voire la faible efficacité écologique. Selon Deutz et Gibbs139, il y aurait en définitive très peu d’exemples de sites fonctionnant réellement comme un système clos, et les interactions, lorsqu’elles existent, porteraient souvent sur autre chose que les flux de matières et d’énergie. En définitive, les études de cas mettent surtout en lumière la singularité des contextes territoriaux et l’impossibilité de généraliser à des échelles plus vastes les pratiques observées140.

Pour Korhonen, cet écart entre la théorie et la pratique s’explique, au niveau de l’analyse des flux de matières et d’énergie, par les différences dans les flux d’information entre les écosystèmes et les systèmes culturels et économiques (rapidité, motivation, évaluation…). Il s’explique également, du point de vue des structures organisationnelles des écosystèmes industriels, par le fait que la caractéristique essentielle des écosystèmes naturels, la diversité, n’a pas les mêmes conséquences au sein des écosystèmes industriels : au sein des sociétés humaines, en effet, elle est source d’une fragmentation croissante de la société, et d’une régression de la confiance et de la coopération entre les acteurs. Parce qu’elle provoque la multiplicité des valeurs invoquées, des intérêts et des préférences, la diversité est potentiellement source d’une augmentation des conflits et rend plus difficile la réalisation d’un écosystème industriel141. En définitive, reconnaît ainsi l’auteur, la théorie de l’écologie industrielle ne paraît pas en capacité de nous indiquer comment agir en pratique.

Au total, ces débats internes à la communauté des chercheurs en écologie industrielle mettent en exergue les limites de la grille de lecture proposée. Les références à l’analogie avec les écosystèmes et à la dimension objective de l’écologie industrielle ferment la porte à une compréhension des intentions humaines. La mise à l’écart du contexte socio-culturel dans lequel se développent les pratiques d’écologie industrielle au profit d’une vision éco-centrique des relations amène alors logiquement ces auteurs à présenter les conflits et la diversité des acteurs comme un obstacle majeur, sinon insurmontable, pour la pérennité de ces pratiques, en faisant notamment l’hypothèse d’une augmentation des conflits et d’une régression inévitable de la confiance avec l’augmentation de la diversité des acteurs. Ces affirmations contredisent en outre les enseignements tirés de l’expérience dunkerquoise, dans laquelle, on l’a vu, l’écologie industrielle s’est nourrie d’un contexte territorial marqué par des conflits d’usage très importants, résultant des multiples valeurs en jeu, et par une réflexion sur les modalités d’interaction entre les différents participants aux flux, s’appuyant notamment sur une confiance renforcée entre les acteurs. En outre, dans le cas dunkerquois il faut également souligner la capacité des acteurs du territoire à faire converger les valeurs mobilisées, en s’attachant

139GIBBS, D., DEUTZ, P., « Reflections on implementing industrial ecology through eco-industrial park development », Journal of Cleaner Production,vol 15, 2007, 1683-1695.140KORHONEN, J., « Industrial ecology in the strategic sustainable development model : strategic applications of industrial ecology », Journal of Cleaner Production, vol. 12, 2004, 809-823. 141Ibid.

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notamment aux conséquences attendues des actions entreprises.

Les références à l’analogie et à l’objectivité du monde naturel auxquelles l’écologie industrielle se raccroche nous ramènent à la critique formulée par B. Latour à l’endroit des théories affirmant que le domaine de la nature et celui de la société relèvent de deux ordres distincts142. Rappelons en effet que, pour cet auteur, les théories écologiques ou socio-politiques se focalisent pour l’essentiel sur la définition des ontologies respectives des êtres peuplant le monde naturel et le monde humain, en laissant de côté la question pourtant cruciale à ses yeux de la connexion entre les acteurs humains et non humains, et des «collectifs » qui peuvent assurer la réalisation de ces connexions. L’écologie industrielle comme l’approche économique de la gestion des ressources naturelles peuvent ainsi se définir comme les deux faces d’une même volonté d’isoler la nature du monde socio-politique. Ramenant les décisions économiques à la conformité des comportements aux règles de fonctionnement de la nature, l’écologie industrielle fait de l’objectivité des lois de la nature le critère central du bon fonctionnement du système industriel et, par conséquent, de la science révélatrice de ces lois la seule force capable d’établir la priorité absolue de la nature dans l’ordre d’importance respective de la nature et de la société. Ce primat de l’incontestable point de vue de la nature dans le monde politique exclut toute forme de délibérations publiques sur les conditions de médiation entre l’environnement et la société et sur les objectifs d’amélioration de la société, ce que traduit précisément la crainte des conflits et de la diversité des valeurs exprimée par le paradigme de l’écologie industrielle.

En définitive, ce qui ressort assez nettement c’est incontestablement une incapacité de la théorie à fonder les bases d’une analyse des comportements et pratiques réellement observés.

Ceci nous amène effectivement à considérer l’intérêt de mobiliser une autre grille de lecture, fondée en particulier sur une approche pragmatiste des rapports entre l’homme et la nature. Le « pragmatisme environnemental », comme le souligne H.S. Afeissa143, met en effet l’accent sur le pluralisme des valeurs associées à l’environnement, qui amène à considérer le caractère inévitablement anthropocentrique de toute valorisation, rejetant ainsi l’opposition entre les ontologies spécifiques aux mondes humain et naturel.

2. Éléments de réflexion pour une approche pragmatiste de l’écologie industrielle.

2.1. Quelques rappels sur la philosophie pragmatiste. La philosophie pragmatiste, apparue aux Etats-Unis à

la fin du 19ème siècle, a développé tout au long du vingtième siècle une approche particulière des comportements humains144. Mais l’apport de la philosophie pragmatiste, en

142LATOUR, B., Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999143AFEISSA, H.S (ed), Éthique DE l’environnement, Paris, Vrin, 2007144C.S Peirce, J. Dewey et W. James sont considérés comme les auteurs fondateurs de la philosophie pragmatiste à l’orée du vingtième siècle, aux Etats-Unis. Un peu oublié entre 1930 et 1960, ce courant réapparaît à travers de multiples orientations

particulier chez ses auteurs fondateurs, va bien au-delà du seul pluralisme des valeurs : il faut considérer également le fait que le pragmatisme doit se comprendre comme une philosophie de l’expérience, qui tente d’associer la réflexion à la pratique, et comme une philosophie de la communication et de l’interaction145. C’est précisément sur ces deux points, que nous considérons comme essentiels pour une lecture pragmatiste de l’écologie industrielle, que nous insistons maintenant dans notre présentation de la philosophie pragmatiste. Nous utilisons pour cela les travaux menés depuis quelques années par J.P. Cometti ou J. Zask, qui ont largement contribué à la diffusion en France des idées de John Dewey, et plus généralement de la philosophie pragmatiste.

La philosophie pragmatiste se présente comme une philosophie de l’expérience qui tente de se démarquer à la fois de l’empirisme et du rationalisme, en s’appuyant sur une méthode scientifique fondée sur la logique de l’enquête. Cette logique est centrale dans l’approche pragmatiste, en tant qu’elle constitue la base d’une nouvelle conception de la rationalité. Pour les pragmatistes, l'enquête est un processus lié à la remise en cause d’une croyance existante et d'un problème à régler, à rebours donc d’une vérité transcendante qu’il convient de révéler. L'enquête installe la recherche et la pensée au coeur d'un contexte public de discussion et d'expérience, loin par conséquent d'un effort d'introspection individuel dont l'objectif serait d'arriver à la révélation d'une vérité transcendante. L'expérience se définit précisément comme un ensemble de transactions qui placent l'homme en relation avec son milieu, et ni la connaissance ni la morale n'échappent à ce processus d'expérimentation146.

Comme méthode d’accès à la connaissance, mais aussi en tant que réflexion sur l’éthique, la philosophie pragmatiste associe délibérément la croyance à des modes et règles d’action, et réfute ainsi catégoriquement les philosophies qui, d’une manière ou d’une autre, séparent initialement l’idée de la réalité147. Pour cette raison, la définition d'un concept ne peut être dissociée de ses effets observables. Il faut souligner les implications de cette posture épistémologique.

En premier lieu, cela signifie, comme l’affirme Dewey, qu’une discussion rationnelle s'impose également sur les fins, et non simplement sur les moyens, car les fins doivent être examinées en fonction de leurs conséquences prévisibles ou imaginables. Dès lors que les valeurs, associées à ces multiples fins possibles, ont-elles aussi une dimension objective, elles peuvent être discutées et révisées en permanence, ce qui souligne, d’une part, l’existence inévitable des conflits portant sur les fins et les valeurs et, d’autre part, le rôle central de l’expérimentation et de la délibération collective, constitutives d’une intelligence sociale qui estime en permanence les possibilités d’une situation et l’action qui y est adaptée. Cette position à l’égard des valeurs explique pourquoi J. Dewey accorde

depuis une trentaine d’année.145LÉTOURNEAU, A., « Pour une éthique de l’environnement inspirée par le pragmatisme : l’exemple du développement durable », Vertigo, vol.10, n°1, http://vertigo.revues.org/9541.146COMETTI, J.P., Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Paris, Gallimard, 2010.147Ibid.

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tant d’importance au processus de « valuation », définition pragmatiste de l’évaluation148.

Ensuite, en affirmant ainsi que les choix doivent tout autant porter sur les valeurs que sur les moyens, et donc que dans ces deux domaines le futur est ouvert, la philosophie pragmatiste, et singulièrement l’argumentaire de J. Dewey, place l’expérimentation, et les interactions qui la composent, au cœur du processus évolutif. Très influencé par la biologie et l’analyse organiciste de la société, le pragmatisme définit l’homme comme un être biologique, inséré dans un milieu naturel et culturel, auquel il s’adapte et qu’il modifie lui-même, à rebours donc des conceptions mécanistes définissant l’individu comme un être isolé et mû simplement par des lois physiques. Selon J. Dewey, cet ajustement adaptatif, exprimé par les interactions permanentes de l'homme avec son milieu, s'inscrit dans l'environnement spécifiquement humain que constitue la culture149.

Enfin, du fait du caractère pratique de la connaissance et de l'attention portée aux conséquences, l'accord recherché par les membres d'une société est un « accord dans les activités », celui-ci constituant, comme le souligne J. Zask, « les bases objectives de l'arbitrage des conflits sociaux, de la convergence des intérêts, et de la formation des convictions communes »150. Cet accord porte plus précisément sur les conséquences des activités et sur les conditions d'un retour à la continuité des expériences. Le pragmatisme de J. Dewey propose ainsi d'analyser les conflits à partir des conséquences attendues des activités de certains individus sur d'autres et la rupture dans la continuité des expériences individuelles et collectives qui s'en suit.

L'enquête sociale, qui porte fondamentalement sur les interactions, permet alors de définir les conditions d'un retour à la continuité des expériences, qui assure à la fois l'épanouissement de l'individu et l'accord commun sur les conséquences des décisions prises. Ni l'individu, ni la société ne peuvent être pensés en dehors des interactions, et le pragmatisme affirme alors la priorité absolue du fait culturel pour analyser les comportements de l'homme et son intentionnalité151.

Sur la base de ces quelques rappels à propos de la philosophie pragmatiste, il est possible alors de mettre en évidence les apports d’une lecture pragmatiste de l’écologie industrielle vis-à-vis du corpus théorique présenté dans le paragraphe précédent. Pour ce dernier, on l’a vu, la référence aux lois de fonctionnement de la communauté biotique accessibles par la raison humaine renvoie à l’imposition de règles qui limitent singulièrement la connaissance issue de l’expérimentation et la prise en compte des effets de l’action humaine. A l’inverse, la philosophie pragmatiste souligne le rôle central de l'intentionnalité humaine, du point de vue des fins poursuivies et des valeurs qui y sont associées, des

148DEWEY, J., La formation des valeurs, Paris, La Découverte, 2011149ZASK, J., « Nature, donc culture. Remarques sur les liens de parenté entre l’anthropologie culturelle et la philosophie pragmatiste de John Dewey », Genèses, vol.1 n°50, 2003, 111-125.150ZASK, J., « De quelle sorte d’accords l’union sociale dépend-elle ? Le point de vue pragmatiste », Cynos, vol. 17, mis en ligne le 15 juillet 2008, http://revel.unice.fr/cycnos/index.htlm?id=1633151Ibid.

interactions qui composent la dynamique sociale, de l’influence du contexte socio-culturel, et enfin des conflits d’intérêts et de valeurs en jeu au sein de la collectivité, pour la résolution desquels un accord sur les conséquences attendues des actions envisagées paraît essentiel, notamment pour rétablir la continuité des expériences.

De la même manière, les comportements observés dans le cadre de la démarche dunkerquoise d’écologie industrielle semble pouvoir être interprétés à l’aune de ces principes de la philosophie pragmatiste. Nous avons souligné en effet l’importance des conflits dans l’émergence d’une action collective favorisant les tentatives de conciliation entre l’industrie et l’environnement, dans lesquelles s’inscrit en partie la démarche d’écologie industrielle. De même, avons-nous insisté également sur la confrontation des valeurs en jeu, en rappelant notamment que c’étaient tout autant des préoccupations sanitaires, écologiques et économiques qui ressortaient des actions entreprises pour le développement de l’écologie industrielle. On peut ajouter que cette action collective, à laquelle participe la démarche d’écologie industrielle, s’est stabilisée sur la base d’un accord au sujet des conséquences attendues des actions entreprises, notamment en termes de qualité environnementale du territoire mais aussi d’attractivité économique.

Ces différentes observations conduisent en définitive au constat que la philosophie pragmatiste semble à même d’offrir une grille de lecture des différentes interactions en jeu dans les démarches d’écologie industrielle, alors que nous avions insisté au contraire sur l’incapacité du corpus de l’écologie industrielle à appréhender ces interactions. C’est précisément ce point que nous développons pour terminer notre réflexion sur l’intérêt de mobiliser la philosophie pragmatiste

2.2. Approche pragmatiste des interactions au sein des démarches d’écologie industrielle

Compte tenu de ce que nous avons dit précédemment, il apparaît qu’une approche pragmatiste de l’écologie industrielle doit insister plus particulièrement sur deux points : le pluralisme des valeurs et l’analyse des interactions. Nous rejoignons ici la problématique essentielle du pragmatisme « environnemental » ou « écologique »152. Comme le souligne en effet H.S.

Afeissa153, ce pragmatisme met clairement l’accent sur le pluralisme des valeurs associées à l’environnement, constitutif de la complexité de l’expérience humaine du rapport à la nature, et qui oblige à considérer la pluralité des choix possibles en matière de politique environnementale. Se démarquant à la fois de l'éthique écocentrique et de l'éthique biocentrique individualiste, le pragmatisme environnemental affirme au contraire que les multiples intérêts que la nature peut revêtir aux yeux de l'homme suffisent à légitimer des programmes de protection de la nature qui associent l'expression publique des différentes évaluations à des actions concrètes en faveur de l'environnement. B.G. Norton, l'un des représentants majeurs de ce courant, plaide ainsi pour la notion de « valeur transformative », renvoyant à l’idée que le processus de valorisation relève d’une transformation des préférences en accord avec l’idéal poursuivi et avec les

152Pour une présentation de ce courant, voir LIGTHT, A., KATZ, E., Environmental Pragmatism, Londreset New York, Routledge, 1996.153AFEISSA, H.S., Qu’est-ce que l’écologie ?, Paris, Vrin, 2009

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expériences de la nature vécues par les individus. Ce « pluralisme expérimental », selon Norton, repose alors sur trois fondements essentiels : une position initiale résolument pluraliste ; une discussion visant à protéger toutes les valeurs naturelles défendues, et la recherche de compromis lorsqu’aucune valeur ne peut s’imposer complètement aux autres154. Ainsi, parallèlement aux revendications en faveur d’une protection de l’environnement, l’engagement de relations économiques au sein de l’écologie industrielle invite à prendre en compte également les motivations purement économiques des acteurs.

Le caractère décisif des interactions renvoie à la question des modes de coordination entre les acteurs au sein des démarches d'écologie industrielle, notamment entre les entreprises et leur environnement industriel et territorial. Pour saisir la complexité des interactions développées dans le cadre des démarches d'écologie industrielle, il apparaît indispensable en effet de comprendre les procédures de négociation des buts et des finalités entre les différents acteurs engagés dans ces démarches. De ce point de vue, nous rejoignons les diverses analyses menées par M. Renault sur les apports d'une conception "transactionnelle" de la firme issue des approches pragmatistes, qui donne un fondement scientifique à la notion d'entreprise responsable évoquée de manière croissante155. A rebours des approches orthodoxes de la firme et de ses relations partenariales (théorie des droits de propriété...) qui postulent le caractère antérieur des préférences individuelles, l'approche pragmatiste fait de la transaction le coeur d'un processus communicationnel permanent par lequel chaque acteur, confronté au sein d'une situation à l'expérience des autres, est amené à reconnaître les multiples attentes qui composent cette situation et à définir les conditions d'une résolution des problèmes posés. Les espaces de conflits/dialogue constituent alors des lieux de reformulation des préférences en fonction de l'identification partagée de buts communs. Comme le souligne ainsi M. Renault, il ne s'agit plus tant pour les acteurs de se conformer à des normes préexistantes mais plutôt de déterminer des accords dans l'action, par le biais de ces processus communicationnels156. Cette approche transactionnelle de la firme ouvre une piste pour la compréhension de l’évolution des préférences individuelles des acteurs, économiques ou non, dans l’appariement de l’industrie à l’environnement. Mais elle ouvre également un espace de réflexion sur la question, également centrale dans l’écologie industrielle, des relations inter-entreprises. Plus précisément, cette approche pragmatiste semble à même de saisir le rôle central de la confiance dans les partenariats inter-firmes157. L’exemple dunkerquois, que nous n’avons

154AFEISSA, H.S.,2007, op.cit.155RENAULT M., RENOU Y., « Une conception pragmatique de la firme partenariale », Economie Appliquée, tome LX, n°4, 2007, 51-80 ; RENAULT M., « Perspectivisme, moralité et communication. Une approche transactionnelle de la Responsabilité sociale des entreprises », Revue Française de Socio-Economie, n°4, 2009, 15-37.156Renault M., 2009, op.cit.157BROUSSEAUE., « Confiance ou contrat, confiance et contrat », in AUBERT F., SYLVESTRE J-P., Confiance et rationalité, Paris, INRA éditions, 2000 ; BRULART F., FAVOREU C., « Le lien contrôle – confiance – performance dans les relations de partenariat logistique inter-firmes », Finance, Contrôle, Stratégie,

pas mentionné ici mais qui a servi de base à notre réflexion, illustre bien l’importance de ces deux dimensions : l’écologie industrielle s’est inscrite en effet dans les conflits-dialogues entre l’industrie et les revendications pour la qualité de l’environnement, amenant à une évolution des différentes préférences individuelles ; mais elle s’est construite en outre sur des partenariats entre les firmes dont on a dit qu’ils s’étaient bâtis et développés conjointement sur l’établissement de contrats et sur la confiance entre les partenaires. A l’inverse, la théorie de l’écologie industrielle, en postulant le caractère négatif de la diversité des intérêts et des valeurs et la régression de la confiance qui en découle entre les éléments du système paraît peu à même de fournir les bases d’une compréhension des motivations de l’écologie industrielle.

ConclusionPorteuse de nouvelles représentations de

l’environnement, la posture résolument écocentrique du paradigme de l’écologie industrielle constitue néanmoins un obstacle majeur pour l’intégration de la dimension humaine et culturelle de l’écologie industrielle et par conséquent pour l’analyse des interactions constitutives des démarches d’écologie industrielle. L’analyse critique des fondements de ce paradigme met en lumière les potentialités offertes par une approche pragmatiste de l’écologie industrielle. Celle-ci offre en effet un cadre pertinent pour l’intégration de la diversité des valeurs en jeu, pour l’appariement des comportements d’acteurs, et pour la formulation d’un accord collectif basé sur les conséquences attendues des actions entreprises. Elle offre en outre une clé de lecture pour la compréhension des multiples interactions constitutives des relations entre l’économie et la nature, qui se démarque à la fois de l’argumentaire mettant en avant le bio-mimétisme et du réductionnisme économiste, en considérant que ces relations ne peuvent se résumer à des interactions développées à l’intérieur d’une activité productive.

vol. 9, n°5, 2006, 59-96 ; PHILLIPART P ., « La dialogique contrat-confiance dans la gestion des alliances interentreprises : une illustration de l’industrie automobile », Finance, Contrôle, Stratégie, vol. 8, n° 4, 2006, 177-203.

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Naranjo I. - Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire

Iballa NARANJO. Dr. en Géographie et en Urbanisme.

L’écologie politique, l’idée de limites naturelles et physiques à ne pas dépasser, et la dimension immatérielle du territoire.

L’écologie politique est pour certains un courant idéologique de l’écologisme qui se s'oppose aux systèmes productivistes (tant capitalistes que communistes), pour d’autres l'écologie politique s’occupe d’organiser la coexistence entre les êtres vivants et l’environnement. Pour d’autres encore il est l’ensemble des actions conduites pour qu’une société se développe durablement. Pour nous, l’écologie politique est une nouvelle manière de saisir le système de gestion et de projection158 des sociétés qui s'inscrit dans l’idée d’adaptation aux limites naturelles et physiques à ne pas dépasser afin de respecter la vie présente et future de leur territoire.

Deux idées sont apportés par le Club de Rome en 1972, à travers du dossier commandé à l’Institute de Technologie Massachusetts (MIT, Massachusetts Institute of Technology) : la première est que les ressources dont la planète dispose sont limitées, et la deuxième est que le système mondial a des limites de croissance. A partir de ce moment, l’idée de limite de ressources de la planète est confrontée à celle de la croissance continue de la population et des activités humaines. Cette nouvelle manière de saisir le système de gouverner les sociétés à travers de l’idée d’adaptation aux limites naturelles et physiques à ne pas dépasser (pour respecter la vie sur terre, présente et future) touche touts les domaines et milieux humains et elle s’éloigne des approches exclusivement administratives, gestionnaires et/ou réformistes des problèmes sociaux et environnementaux. Nous allons traiter ce sujet en abordant le territoire et les modes d’occupation de l’espace, leur développement et évolution.

Le territoire est composé de deux dimensions : l’une matérielle et l’autre immatérielle159. Par dimension matérielle nous comprenons ce qui concerne les pratiques sur l'espace physique et leur résultat sur l’espace visible ; par dimension immatérielle, ce qui concerne les représentations des ces pratiques, ainsi comment les représentations des ces résultats. Nous partons de l’idée que la prise en compte de la dimension immatérielle du territoire peut nous aider à définir les idées d’adaptation aux limites avec plus de précision (tant naturelles que physiques à ne pas dépasser) et ainsi contribuer à une gestion améliorée de notre cadre de vie (à divers échelles). Notre objectif est de montrer comment la prise en compte de la dimension immatérielle peut participer à la définition de l’écologie politique par l’étude du territoire.

Le cadre à travers lequel ceci va être abordé est celui de l’urbanisme et de la géographie humaine culturelle. A ses origines l’urbanisme s’occupait de l’organisation des

158 Projection est comprise comme l’acte de s’anticiper sur l'avenir.159 Vue depuis la différenciation d’Yves Luginbühl dissociant la dimension matérielle du paysage - dimension de l’appréhension d’ordre physique, quantifiable- de la dimension immatérielle du paysage - dimension de l’appréhension d’ordre psychique, non-quantifiable-.

villes de façon théorique et pratique, aujourd’hui sont domaine s’élargie à l’organisation, au développement, a la rénovation et a l'évolution des activités humaines selon ses besoins et cela à diverses échelles. La géographie humaine culturelle est la science qui s’occupe de l’étude de la relation d’une société avec son territoire et explore les espaces de vie comme expression d’une culture. Elle affirme que la prise en compte des représentations est fondamentale pour la compréhension des espaces de vie. Le territoire est ainsi un produit social et culturel qui influe sur le mode de vie des personnes et ses diverses relations. Les représentations que l’homme se fait de son environnement sont indissociables de ses pratiques et inversement. Les sciences humaines et sociales permettent ainsi de prendre en compte la dimension immatérielle qui influe nos espaces de vie.

Écologie urbaine et éco-participation pour une approche durable du territoire.

La considération de préceptes écologiques dans les méthodes et outils d’aménagement de l’espace et le développement et l’évolution du territoire commencent en occident à partir des années 80160. En 1987, la notion de développement durable et née à échelle mondial (traduction de l’anglais : sustainable development) et les réflexions autour des villes durables commencent. En 1994 a lieu la première conférence européenne sur les villes durables et une charte est rédigé, la charte d’Aalborg 161. Un peu plus tard, en 1998, la conférence d’Arhuus promue la participation citoyenne dans les processus décisionnels concernant l’environnement. La première souligne l’importance de la dimension sociale des politiques de développement durable et du rôle de la planification162, particulièrement à échelle local, et, la deuxième, l’importance de la participation des habitants pour l’établissement d’un climat de confiance envers les institutions et leur fonctionnement démocratique. Ainsi aujourd’hui nous trouvons un nombre considérable de mots faisant le lien entre l’urbanisme, la société et l’écologie : éco-urbanisme, écovillages, urbanisme durable, écodéveloppement urbain, ville durable, écoquartiers, écocitoyenneté, …

En effet, depuis les années 90 les réflexions associant l’urbanisme et l’écologie augmentent et les exemples d’éco-urbanisme à divers échelles se multiplient. Les lois et les codes qui participent à la construction de notre cadre de vie prennent de plus en plus compte les idéales de respect de l’environnement. En France, le cadre actuel législatif de l’urbanisme reflète un engagement ferme pour l’environnement au niveau national, notamment au travers des lois Solidarité, Renouvellement Urbain (SRU) et Grenelle I et II163. Le Code de l’Urbanisme modifié par ces lois témoigne ainsi d’une volonté de prise en considération des soucis environnementaux. Pour aider a la réalisation des aménagements urbains adaptés a ce nouveau cadre législatif de nombreuses méthodologies pour un urbanisme « vert »

160 DAWSON, Jonathan. Les Écovillages. Laboratoires de modes de vie éco-responsables. Gap, Yves Michel, 2010 (2006). p.28.161 La charte d’Aalborg a été signée lors de la 1ère Conférence européenne des villes durables tenue en 1994 à Aalborg, au Danemark.162 Planification est comprise dans cet article comme l’élaboration des processus méthodiques afin de réguler les conditions de transformation du territoire et/ou sa conservation. 163 Lois portants sur la programmation et l’engagement national pour l'environnement.

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se développent et évoluent. Parmi les diverses méthodologies crées ces dernières années nous avons : Haute Qualité Environnementale-Aménagement164 (HQE-A), Haute Qualité Environnementale Renouvellement urbain165 (HQER), Approche environnementale de l'urbanisme (AEU crée par l'entité interministérielle : Agence de l'Environnement et de la Maitrise de l'Energie, ADEME), fiches CERTU (Centre d'études dur les Réseaux, les Transports, l'urbanisme et les constructions publiques), documents du Ministère de l'écologie, du développement durable et de l'Environnement (MEDDE), documents du Moniteur (maison d'édition des libres d'urbanisme, architecture et paysage). Si dans un premier temps ces méthodologies ne prenaient pas suffisamment en compte la complexité de la réalité territoriale, dans un deuxième temps elles ont été améliorés afin d’y inclure un plus grand nombre de paramètres d’études et des démarches d’évaluation. La recherche d’un meilleur contrôle sur les résultats afin de garantir la réussite des objectifs fixés a impliqué une rationalisation des méthodologies à travers la prise en compte d'indicateurs permettant une évaluation et un suivi.

Rappelons que, tel que nous la concevons, l’écologie politique est une manière de saisir le système de gestion et projection de la société dans laquelle l’idée d’adaptation aux limites à ne pas dépasser afin de respecter la vie présente et future sur le territoire a une grande importance. Sur le plan de la dimension matérielle ces limites ont été largement étudiées. Des indicateurs ont été développes a travers diverses méthodologies établies sur divers critères. Ces indicateurs nous permettent d'évaluer, de comparer et de faire évoluer les points nécessaires à la mise en œuvre d'un développement durable dans le cadre de l’écologie urbaine. Voici à titre d'exemple certains de ces indicateurs : densité urbaine, taux de la surface d’espaces vertes par habitant, qualité de l’air, consommation d’eau potable par habitant, orientation des bâtiments,…

D'une autre part, la participation des acteurs non-institutionnels aux processus décisionnels a pris de l’ampleur ces dernières années. Dès 1980, le théoricien de l’urbanisme Christopher Alexander préconisait, depuis une approche culturaliste, une planification participative2. Un des vingt-sept principes de la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, élaboré en 1992 à échelle mondial, défend la participation citoyenne dans le développement durable. Cette convention propose aussi que, à échelle locale, un plan d’actions, « Agenda 21 », soit développé afin de faire participer activement la population aux processus décisionnels de leurs communes. Egalement, les villes qui signent la Charte Aalborg à échelle européenne s’engagent moralement à établir un « Agenda 21 ». Ainsi des mécanismes de consultation et de participation aux décisions en matière d’urbanisme durable se sont mise en place, notamment à travers des commissions locales composés par des habitants volontaire souhaitant améliorer leur cadre de vie et défendre

164 HQE-A est un outil de gestion de projet destiné aux opérations d’aménagement avec une visée de développement durable que définit un cadre pour la réalisation d’opérations d’aménagement intégrées dans un territoire concret.165 Démarche pour intégrer le développement durable dans les projets d'aménagement et de renouvellement urbain.2 ALEXANDER, Christopher, ISHIKAWA, Sara et SILVERSTEIN, Murray. A pattern language : un lenguaje de patrones. Ciudades, Edificios Construcciones. Barcelona, Gustavo Gil, 1980.

l’environnement par la prise en compte des préceptes du développent durable. Plus tard, en juin 1998, une convention au niveau européen voit le jour : la convention d’Arhuus. Celle-ci défend le droit à toute personne d’être informée, de participer dans les décisions et d’exercer des recours en matière d’environnement. En France la concertation en matière d’urbanisme devient obligatoire en 2000 avec la loi Solidarité, Renouvellement Urbain, loi SRU. Depuis, des étude sur la participation citoyenne dans la planification ou opérations urbaines ont été réalisées en France, notamment par le ministère de la Ville et la Rénovation urbaine. Aussi la démarche HQER à amélioré la connaissance que l'on a de cette participation dans des projets de territoire et à distingué six niveaux d’intervention selon l'engagement des citoyens dans les processus : 1. coercition, 2. information, 3. sensibilisation, 4. consultation, 5. concertation et 6. coopération2. Les citoyens soucieux de participer à l’amélioration du cadre de vie ou à la préservation de la nature deviennent alors écocitoyens.

Cette participation a pour objectif la prise en compte des idées et des avis des citoyens aux processus décisionnels. Celle-ci se fait dans la projection des souhaits d’évolution du territoire des acteurs non-institutionnels volontairement investis. Ces actions permettent à ces acteurs d’augmenter la connaissance de leur territoire, a travers des donnés physiques et statistiques propres à leur territoire. Cette participation permet aussi aux citoyens de parfaire leur connaissance des différentes procédures des politiques urbaines. Celle-ci permet de rendre plus réaliste et plus efficace la participation des citoyens mieux conscients des enjeux de ces politiques. Ceci crée un dialogue vertueux entre acteurs institutionnels et non-institutionnels, entre décideurs et citoyens communs.

Cependant, l’étude de la dimension immatérielle fait par des acteurs institutionnels sur le mode dont les acteurs non-institutionnels voient, sentent, représentent leur territoire, peut encore et sous un autre angle, enrichir les processus décisionnels autour du territoire. Cette étude de la dimension immatérielle permet de dégager les éléments constitutifs d’un territoire, leur signification et importance relative donnée par les habitants d’un lieu. La prise en compte des méthodologies d'analyse et de projection de la dimension immatérielle dans l'urbanisme durable ne guère développée.

La prise en compte de la dimension immatérielle dans les processus de planification : pour quelles limites, pour quelles adaptations ?

Les limites à ne pas dépasser sur le cadre vital des animaux et des plantes, de la faune et de la flore, sont bien définies par diverses disciplines : la biologie, la éthologie, la zoologie,… participants aux sciences de l'écologie, dont les principes peuvent nourrir l'écologie politique. En ce qui concerne le cadre vital de l'homme les sciences comme la médecine, la biologie, l’économie permettent de définir les limites matérielles à ne pas dépasser. Elles permettent de déterminer quels sont les conditions de vie de l'homme en bonne santé, écartant la pollution, garantissant la gestion des déchets, l'emploi équilibré des ressources, etc.

Cependant en ce qui concerne la dimension immatérielle, qui parfois supplante cette dimension matérielle et quantifiable de la vie humaine, il est difficile

2 CHARLOT-VALDIEU, Catherine et OUTREQUIN, Philippe. Urbanisme Durable. Concevoir un écoquartier. Deuxième édition. Paris, Le Moniteur, 2011 (2009), p. 165.

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de circonscrire les limites à ne pas dépasser. Ne pas tenir compte de ces limites dans la gestion et projection d’une société sur son territoire peut perturber les représentations fondamentales parfois vitales que celles-ci a d’elle-même. La dimension immatérielle latente à tout territoire est d’autant plus importante que celle-ci prend, dans les représentations que se font les habitants de ce dernier, le dessus sur les réalités physiques. Un décalage substantiel entre les dimensions matérielles et immatérielles est alors présent.

Comment approcher les limites immatérielles d’un territoire à ne pas dépasser? La géographie humaine et culturelle propose pour cela un cadre théorique ou les idées et les représentations des acteurs non-institutionnels peuvent s'étudier. Nous concevons l'étude de la dimension immatérielle du territoire dans le cadre de l'approche développé par divers enseignants166 de l'ancien Diplôme d'Etudes Avancées "Jardins, Paysages, Territoires" où le paysage, et le territoire par extension (en y rajoutant sa dimension politique et social), elle se présente comme une notion complexe, alliant des dimensions matérielles et immatérielles. Pour dessiner les limites immatérielles nous proposons l'approche développée par l'auteur de cet article dans le cadre de l'élaboration de sa thèse doctorale.

L'étude de la dimension immatérielle du territoire de l’île de Grande Canarie (Iles Canaries, Espagne) était abordée par la réalisation d’entretiens semi-directifs des acteurs institutionnels et d’enquêtes semi-directives d'une partie représentative des habitants du territoire étudié167. Puis, des analyses on été réalisées afin de déterminer la façon dont les habitants se représentent les transformations et les diverses actions menées sur leur territoire. Ces enquêtes et entretiens ont permis de récolter de nombreux récits reflétant la perception immatérielle que se font les personnes interrogées. Le recueil de ces récits permet de dessiner des cartes des représentations et de laisser apparaitre un récit collectif faisant consensus. Le cadre défini par ce consensus nous donne les limites et le sens que doivent prendre les interventions futures sur le territoire dans le respect des représentations pour éviter de créer des ruptures entre dimensions immatérielles et matérielles. Les enquêtes et entretiens ont posé 6 catégories des questions : la première, une série des questions personnelles afin d’appréhender leur pratique du territoire ; la deuxième des questions directes par rapport à certains indicateurs physiques du territoire ; la troisième, cinq questions autour de diverses transformations concrètes contemporaines du territoire physique de Grande Canarie ; la quatrième, des questions sur les sentiments que ces transformations ont provoqué chez eux ; la cinquième sur les relations entre les acteurs et les jugements qu’ils ont les uns des autres ; enfin, la sixième catégorie de questions porte sur ce que le terme «l’épuisement du territoire » leur inspire.

Lors de ma thèse doctorale168 j’ai peut constater également de nombreux décalages entre la réalité physique

166 Principalement par Yves Luginbulh, Augustin Berque, Jean Marc Besse et Pierre Donadieu.167 Les annexes (Tomo II. 260 pages) de la thèse sont constituées la transcription des enquêtes et entretiens semi-directives des 8 acteurs institutionnels et 52 acteurs non-institutionnels, respectivement.168 Thèse intitulé : ”Agotamiento del Territorio. El caso de Gran Canaria”. Soutenue en 2010 à l’Université Polytechnique de Catalogne. Réalisé en cotutelle : à l’Université Polytechnique de Catalogne (Département d’Urbanisme et à l’Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne (École doctorale de Géographie).

et les représentations des acteurs non-institutionnels. Par exemple, la zone la plus à l’ouest de l’île de Grande Canarie, territoire de l’étude de thèse, présentait un décalage considérable entre la pensée de ses habitants qui considérait que l’occupation du sol n’était pas dispersée et déséquilibrée et l’étude matériel qui montrait que dans cette zone de l’ile il y avait une occupation du sol très dispersée et déséquilibrée. Suite à l’étude de la dynamique urbaine sur le territoire (évolution de la population et des constructions) c’est la zone la plus à l’ouest de l’île de Grande Canarie qui montrait le plus grand décalage entre la réalité et sa représentation. La dynamique étant élevé et la représentation était faible. J’ai pu constater que lorsque cet écart est trop important et que cette réalité matérielle vient à la conscience des habitants contredire les représentations que se font ces derniers de leur territoire, la notion d’ « épuisement du territoire » (objet de ma thèse) trouvait métaphoriquement son sens. Cela montre pourquoi l’étude de la dimension immatérielle du territoire est important pour une écologie politique.

En France, à titre d’exemple, une étude menée récemment par un cabinet de paysagisme dans la commune de Saint Sauvant en Charente-Maritime montre que les habitants perçoivent leur territoire lié historiquement à une activité viticole importante (dimension immatérielle) alors qu’aujourd’hui cette activité est réduite et a un impact marginal sur le territoire physique. Nous pouvons observer que les représentations des espaces de vie par leurs habitants ne suivent pas toujours les transformations de leur territoire. Ceci montre l’existence d’un décalage entre réalité physique et représentation immatérielle.

L'ensemble des idées ressorties selon que l'importance qui leurs est donnée permet de saisir la manière de sentir et de vouloir le territoire de ses habitants. Une hiérarchisation des divers problèmes touchant le territoire a été établi. Elle permet, sur certaines questions, de placer des limites d’intervention à la politique territoriale. A titre d'exemple citons les trois phénomènes, les plus évoquées par les acteurs institutionnels et non-institutionnels interrogées, facteurs d’ «épuisement du territoire» dont les limites soutenables ont pour eux été dépasses : densités de population et de construction trop élevés, trop faible participation citoyenne et impression générale de dégradation169 des paysages.

De l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire

Les divers facteurs mis en avance par l’étude immatérielle du territoire sont à privilégier dans les réflexions menant à une planification du territoire d’ordre réglementaire ou opérationnel. Ces réflexions doivent se faire dans la recherche d’un consensus entre les divers acteurs du territoire afin d’assurer la réussite des planifications, c’est-a-dire, faire en sorte que celles-ci répondent aux questions d’ordre immatériel les plus représentatives. Ceci éviterait les solutions toutes faites souvent critiquables des divers outils méthodologiques développés pour répondre aux exigences juridiques des lois SRU et Grenelle (I et II). La standardisation des réponses étant ainsi évitée, celles-ci sont mieux adaptées aux enjeux environnementaux locaux tant dans leur dimension

169 Dégradation associé principalement à une forte présence d’ordures ménagères dans des espaces urbains, agricoles et/ou naturels.

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matérielle comme immatérielle.Les limites immatérielles sont le fruit de l’histoire

collective vue par chaque personne, de l’expérience de chacun, elles peuvent aussi être le produit d’un projet collectif tourné vers l’avenir. Nous pouvons ainsi mesurer comment la prise en compte de la dimension immatérielle dans la méthodologie d’aménagements du territoire contribue à dessiner les limites à ne pas dépasser afin d’assurer le respect de la vie, présente et future sur terre, et participe ainsi à la définition de l’écologie politique (telle que nous la concevons).

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Feger C. & A. Rambaud - Apports et rapports mutuels de la gestion et de l’écologie politique : essai d’articulation par la comptabilité

FEGER Clément*

Discipline : Gestion (de l’Environnement)AgroParisTech/Muséum National d’Histoire [email protected]

RAMBAUD Alexandre*

Discipline : Sciences de Gestion (Comptabilité)Université Paris [email protected]

I. Penser l’entreprise à la lumière de l’écologie politique: quelles perspectives ?

I.a L’entreprise et l’écologie politique : une relation traditionnellement conflictuelleLe modèle dominant actuel de l'entreprise a conduit une large part des écologistes à adopter une certaine méfiance vis-à-vis de la notion même d'entreprise. Celle-ci est en effet devenue progressivement un simple nœud de contrats, une entité fictive définie uniquement comme alternative au marché, faisant de ce mode de relations le seul tolérable. Sa réalité repose sur un agrégat d'individus170 cherchant à maximiser leurs intérêts personnels171, et dont la finalité consiste à maximiser le profit des propriétaires/actionnaires. Cette vision de l'entreprise contemporaine, désespérément isolée de la société et de son environnement, atomisant les individus et se campant dans une sorte de repli autistique, ne peut que susciter un rejet de la plupart des écologistes. Mais même une conceptualisation de l'entreprise plus ancienne, telle que celle des économistes classiques du XIXe siècle qui insistait sur l'importance de la production notamment, et s'inscrivait dans une idée d'économie stationnaire à terme172, ne permet pas de réconcilier même partiellement l'écologie et le monde de l'entreprise173. En effet, l'entreprise Moderne reste un élément central du capitalisme et de la marche irrésistible du progrès ainsi que de la déconnexion de l'Homme et de son environnement. Cette entité est donc comprise par l'écologie plus comme une cause de la crise environnementale voire sociétale qu'une solution ou un agent de changement possible. Plusieurs approches ont été ainsi proposées jusqu’à présent pour traiter de la question de l'entreprise au niveau de l'écologie politique : − ignorer peu ou prou cette entité ;− ne l'aborder que par le « haut », comme un point

institué dans le monde économique et qu'il faudrait

*Membres du Groupe de Réflexion sur l'Ecologie Politique et son Institutionnalisaiton (GREPI)170M. J. Phillips (1992) Corporate moral personhood and three conceptions of the corporation, Business Ethics Quarterly, 2, 435-459171M. P. Koza & J.-C. Thoenig (2003) Rethinking the Firm: Organizational Approaches, Organization Studies, 24, 1219–1229172A. Smith (1776) An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, W. Strahan & T. Cadell 173Même si la notion d'économie stationnaire a été reprise comme l’une des bases possibles de l'économie écologique (c.f. H. E. Daly (1977) Steady-State Economics, W. H. Freeman et H.E Daly & J. Farley (2003) Ecological Economics: Principles And Applications, Island Press)

mettre au pas : cette idée n'est pas éloignée de la perception actuelle de l'entreprise comme un simple atome juridico-économique ontologiquement clos qui conduit inévitablement à n'envisager une coordination sociétale avec elle que par le biais d'incitations économiques et de régulations légales (à l'origine des fameux « command-and-control » au cœur des politiques environnementales actuelles notamment). Le dépassement de ces outils macro-économiques n'est éventuellement pensé qu'à travers l'auto-régulation qui peut se révéler n'être qu'une tentative de légitimation du modèle capitaliste;

− ou ajuster à la marge le modèle actuel de l'entreprise, voire créer des sortes de « réserves naturelles » d'entreprises « responsables » coupées du monde174.

A titre d'exemple, la présence de l'entreprise dans le manifeste électoral des Verts britanniques175 se décline à travers une insistance sur la question de l'impôt sur les sociétés, puis des mentions au contrôle du lobbying, la priorisation des entreprises locales (à ce sujet l'entreprise est différenciée de la ferme176) et une certaine impuissance des entreprises (« Private enterprise can’t bring the jobs » (p.6)). L'entreprise apparaît donc à la fois sous un jour négatif (impuissance ou lobbying), à l’horizon duquel seules les entités locales pourraient avoir un rôle positif (sans autres explications), et comme une entité dont la relation est dominée par une approche externe macro-économique (impôt sur les sociétés). Se posent donc les questions suivantes : l'écologie politique a-t-elle envie de penser l'entreprise et si oui, que peut apporter l'entreprise ainsi que son univers à l'écologie politique ? Et finalement, pourquoi l'entreprise existe-t-elle ?A l'approche maintenant traditionnelle reposant sur la notion de coût de transaction et aboutissant à l'entreprise telle que décrite en introduction, s'oppose une vision beaucoup plus globale et historique. L'entreprise, dans ces conditions, doit être envisagée comme une solution sociale à des problématiques individuelles de survie177 . La stabilité de cette forme d'organisation est expliquée par le fait que « the evolutionary process led to the human ability to sustain cooperation among non-kin, and because the interaction between genetic and cultural mechanisms led to a subsequent historical trajectory that gave rise to a form of socio-economic organization characterized by voluntary and temporary membership. »178. L'entreprise est donc à la

174A ce propos, par exemple, « la promotion de l'économie sociale et solidaire ne doit pas s'inscrire dans la recherche d'une économie de rattrapage et de réparation des effets d'une économie libérale » (P. Houée (2001) Le Développement Local au défi de la mondialisation, L'Harmattan). L'ESS n'est pas à concevoir comme une simple alternative au modèle économique dominant où seraient isolées de « bonnes entreprises ». « Il ne faut pas rêver créer des entreprises-sociétés où le vivre-ensemble fonctionne bien [...] L'entreprise ne peut pas être la société. » (Gérard Desmedt (2012) L'entreprise réinventée, Editions de l'Atelier)175Disponible en ligne à l'adresse: http://greenparty.org.uk/assets/files/resources/Manifesto_web_file.pdf176« give priority to local firms and farms » (p. 40)177J. W. Stoelhorst (2008) Generalized Darwinism From the Bottom Up: An Evolutionary View of Socio-Economic Behavior and Organization. In W. Elsner & H. Hanappi (Eds.), Advances in Evolutionary Institutional Economics: Evolutionary Mechanisms, Non-Knowledge, and Strategy. Edward Elgar Publishers, 35-58178J. W. Stoelhorst (2005) Why Do Firms Exist? Towards an Evolutionary Theory of the Firm, Wartensee Workshop on

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fois une possibilité de réorganiser, recomposer notre monde pour nous permettre d'y survivre et d'y vivre, ainsi qu’un élément essentiel de l'évolution humaine. Dans cette perspective, l'entreprise dépasse son rôle d'agent économique en étant intégrée dans les conditions écologiques d'existence de l'humanité. L'entreprise en tant que telle, de manière intime, et non uniquement par le biais d'outils macro-économiques l'encadrant, doit donc être pensée par l'écologie politique en tant que système politique visant à une redéfinition culturelle et institutionnelle de notre société. Pour cela, comme l'affirme S. B. Banerjee, « a different ontology is needed to imagine a radically different role for corporations to enable them to become agents for positive social change »179, et notamment pour constituer de véritables acteurs d'une société « politico-écologique ». Redéfinir ce qu'est l'entreprise dans cette finalité nécessite de répondre à deux questions : qu'est-ce que l'écologie politique ? Car il est impossible d'orienter l'ontologie de l'entreprise sans connaître la direction voulue. Et par quels moyens peut-on redéfinir l'entreprise dans son intimité ?

I.b Quelles ressources de l’écologie politique peut-on mobiliser pour proposer une nouvelle approche de l’entreprise ?Un des points communs aux penseurs de l'écologie politique peut être trouvé dans une critique radicale de la pensée Moderne, qui rallie et relie des auteurs engagés dans l'écologie (soit éthiquement soit politiquement) allant d'I. Illich à B. Latour, de A. Naess à J. B. Callicott, en passant par S. Moscovici ou S. Latouche. Là où la Modernité divise le monde en un dualisme fondamental Objet/Sujet décliné à l'envie (Corps/Esprit, Technique/Ethique, Fait/Valeur, Ontologie Individualiste/Holiste, etc.) et linéarisant le temps pour en faire une autoroute sur laquelle le pouvoir des sujets progresserait sur le macadam des objets, l'écologie politique proposerait quant à elle de (re-)penser la complexité de nos attachements au monde et des « lively and responsive explorations of whatever surprises people and things have to offer us »180. Une différence centrale entre l'approche majoritaire de l'écologie en France et celle des pays anglo-saxons repose sur la recherche ou non d'un centre moral181. Alors que l'écologie anglo-saxonne va opposer anthropocentrisme et écocentrisme notamment, l'approche française se focalise plutôt sur la relation entre l'Humanité et son environnement. Tandis que les penseurs écologistes anglo-saxons recherchent généralement une sorte de conception substantielle a priori de la Nature et de notre rapport à elle (retombant éventuellement dans le dualisme Moderne qu'ils critiquent182), les penseurs français « maintain that what « nature » is shifts in relation to epistemological, social, and political-ethical changes »183. Pour eux, la Nature est multiforme et « inextricably confounded with humanity's projects and self-understandings. They are attentive to how the very meaning

Evolutionary Economics. University of St. Gallen (Switzerland))179S. B. Banerjee (2007) Corporate Social Responsibility – The Good, the Bad and the Ugly -, Edward Elgar Publishing180A. Pickering (2009) Journal of Cultural Economy, 2, 197-212181K. H. Whiteside (2002) Divided Nature – French Contribution to Political Ecology-, MIT Press182B. Norton (1992) Epistemology and Environmental Value, Monist, 75, 208-226183K. H. Whiteside (2002) Op. Cit.

of being human is tied up with our constructions of « nature » »184. En fait, partir de la recherche d'un centre moral pour définir un système politique écologiste ne peut conduire qu'à des impasses. D'un côté, l'anthropocentrisme peut mener à une soutenabilité dite faible bien en-dessous des exigences écologistes, et même l'incorporation de principes déontologiques augmentant le niveau de soutenabilité185 peut rester largement incompatible avec les attentes « minimales » de l'écologie. Par exemple, dans cette dernière vision, la pollution peut être pensée comme « mauvaise » parce qu'elle viole les droits de sujets humains innocents186. Maintenant « if we believe that pollution in the future will not violate the rights of human beings, the chances are that we will continue to pollute. »187 D'un autre côté, la réponse « centriste » à ce type de dilemme revient à attribuer un statut moral à des entités non-humaines. Cependant cette approche pose de grandes difficultés dès lors que l’on s'intéresse à la place de l'entreprise. Comme le soulignent en effet Gladwin et al.188, l'écocentrisme ne permet pas de résoudre les conflits d'intérêts entre humains et non-humains et peut éventuellement « completely paralyze pragmatic action of any sort »189, à commencer par l'activité de l'entreprise. L'écocentrisme n'offre d'ailleurs pas de solutions concernant des problématiques sociétales telles que le chômage ou les inégalités de revenus. De manière générale, cette approche échoue à prendre en compte pleinement la complexité de l'Humanité. Au final, l' « ecocentrism does not ensure sustainable livelihoods »190 pour l'Homme191. En fait, même les travaux sur l'entreprise écocentriste de P. Shrivastava192

correspondent à une simple amélioration du paradigme industriel contemporain et non à une intégration à sa pleine mesure de l'écocentrisme193.A une séparation de la réalité entre deux pôles absolus et fictifs, peut s'opposer une redéfinition de la réalité à partir de l'ontologie relationnelle194 : les relations deviennent premières et conditionnent ce que sont les entités. Toute chose devient un nœud hybride dans un réseau de relations enchevêtrées où il devient impossible de dissocier ce qui relève de manière pure de l’humain ou du non-humain, du sujet ou de l’objet. Les non-humains (que ce soit une forêt ou une entreprise) apparaissent ainsi comme des éléments

184Ibid. 185H. R. Nilsen (2010) From Weak to Strong Sustainable Development. An analysis of Norwegian economic policy tools in mitigating climate change, Thèse, Bodø Graduate School of Business (Norvège)186J. R. DesJardins (2006), Environmental ethics: an introduction to environmental philosophy, Thomson Wadsworth187H. R. Nilsen (2010) Op. Cit.188T. N. Gladwin, J. J. Kennelly & T.-S. Krause (1995) Shifting Paradigms for Sustainable Development: Implications for Management Theory and Research, Academy of Management Review, 20, 874–907189Ibid.190Ibid.191On pourra aussi consulter J. Barry (1999) Rethinking Green Politics: Nature, Virtue and Progress, SAGE192P. Shrivastava (1995) Ecocentric management for a risk society, Academy of Management Review, 20, 118-137193M. P. E. Cunha, A. Rego & J. Vieira da Cunha (2007) Ecocentric Management: An Update, FEUNL Working Paper No. 516, Nova School of Business & Economics (Portugal)194B. D. Slife (2004) Taking Practice Seriously: Toward a Relational Ontology, Journal of Theoretical and Philosophical Psychology, 24, 157-178

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essentiels de la perspective ontologique relationnelle puisque seules priment les relations : il n'est donc plus question de différencier ontologiquement a priori un être humain, une entreprise ou une forêt, ce sont les modalités des relations tissées entre ces entités qui vont être pertinentes. En outre, ces hybrides sont à comprendre dans une dimension temporelle : « la communauté d’identité et d’intérêts se reconstruit sans cesse »195 dans de tels réseaux. Les entités apparaissent donc comme des processus dans lesquels se stabilisent et se déstabilisent certaines relations : ce qui va être au cœur de l’ontologie relationnelle, c’est le trajet que suivent qualitativement et quantitativement l’ensemble des relations concernées. Les choses cessent ainsi d'être de simples objets pré-déterminés isolés les uns des autres et que nous pourrions manipuler sans avoir à penser la complexité des implications de nos actions : toutes les entités, y compris humaines, sont reliées en permanence avec d'autres et ces liaisons définissent et redéfinissent de façon interactive et dynamique ce que sont ces entités. Autrement dit, toute chose est progressivement modelée par les ré-actions à ces interrelations constantes. La question centrale devient donc : comment articuler et comment sont articulées les entités entre elles ? Sachant que le fait de les articuler d'une manière ou d'une autre va nécessairement modifier ce qu'elles sont. D'un point de vue politique, ce questionnement va notamment imposer de réfléchir à comment représenter, choisir et faire co-exister ces relations collectivement. L'écologie politique consisterait donc en une (cosmo-)politique196 des articulations multiples et de leur devenir ; son activité serait orientée vers l'institution de processus de compositions d'un monde commun, monde commun incluant notamment l'entreprise. Cette approche de l'écologie politique, dont l'intérêt et les enjeux ont été largement discutés dans la littérature197 198 199, permet donc de re-questionner la notion d'entreprise200 201 dans une perspective sociétale et écologique202 : l'entreprise renoue avec sa dimension écologique (dans le sens indiqué dans la partie II.a) dans l'évolution de l'Humanité; elle (re-)« devient » une entité relationnelle en lien avec les autres éléments composant notre monde commun et apparaît comme un constituant à part entière de la vie publique et politique ; dès lors, la question des (dé-)stabilisations des différentes relations qu'elle noue avec son environnement devient centrale, tout autant que les dispositifs permettant d'appréhender et de

195D. Kahane (2002) Délibération démocratique et ontologie sociale, Philosophiques, 29, 251-286196I. Stengers (2007) La Proposition Cosmopolitique, in J. Lolive & O. Soubeyran, L'émergence des cosmopolitiques, La Découverte197B. Latour (1999) Politiques de la Nature, La Découverte198T. Forsyth (2002) Critical Political Ecology: The Politics of Environmental Science, Routledge199R. Eckersley (2004) The Green State: Rethinking Democracy and Sovereignty, MIT Press200Cette approche a été préalablement exploitée en sciences de gestion notamment dans l'Actor-Network Theory. Le lecteur intéressé pourra consulter par exemple J. Law & J. Hassard (Eds) (1999) Actor network theory and after, Wiley201J. Ornaf & A. Rambaud (2012) From CSR to a genuine Political CSR: Corporations and global governance rethought through a reflexive, dialectical and dynamic model. 7e Colloque du Réseau International de recherche sur les Organisations et le Développement Durable (RIODD). Nantes202C. Berrier-Lucas & A. Rambaud (2013) Ontological approach of corporate sustainability: Proposal for a shift. 29th European Group for Organizational Studies (EGOS) Colloquium. Montréal

reconfigurer ses relations. C'est donc dans cette perspective de co-construction entre l'entreprise et ce type d'écologie politique que nous allons nous intéresser plus précisément à ces dispositifs.

II. La comptabilité comme levier de transformation des entreprises ?

II.a. Articuler les entreprises avec leur environnementSi l’on suit cette voie et que l’on s’efforce de sortir d’une vision fonctionnaliste de l’entreprise, que l’on rouvre ainsi des possibilités importantes de repenser les rôles qu’elle peut prendre dans cet exercice de recomposition du monde qu’appelle avec force la crise écologique, alors se pose la question des changements concrets à opérer pour rendre cette participation possible. Par où peut-on entrer au cœur de l’entreprise et où peut-on y loger les apports théoriques et pratiques de l’écologie politique ? En effet, il ne s’agit pas uniquement de changer de perspective sur l’entreprise, mais de proposer des transformations subtiles et « minutieuses »203, précisément là où ces nouvelles perspectives peuvent être accueillies, s’inscrire et produire des effets réels. Depuis les années 1980, les recherches se sont multipliées sur l’instrumentation de gestion204 205 206. Celles-ci ont mis au centre de leur analyse les outils de gestion pris dans leurs dynamiques organisationnelles et sociales. Le dénominateur commun de ces approches est de montrer que ceux-ci ne sont pas neutres et qu’ils ne peuvent se réduire à des modèles de rationalité instrumentale. A l’inverse, ils doivent être compris comme « une technologie normative invisible »207, qui constitue « un élément décisif de la structuration des situations et de leur évolution [qui] engendrent souvent mécaniquement des choix et des comportements échappant aux prises des volontés des hommes, parfois même à leur conscience » 208 créant ainsi d’importantes dépendances au sentier mais restant indispensables à l’action formalisée. Les instruments portent en effet non seulement des normes et une certaine idée de la performance, mais répartissent aussi des ressources, et s’articulent avec des discours et des représentations particulières de ce qu’est une bonne action organisée, à laquelle ils donnent des prises. Les entreprises, comme toutes les autres organisations, prennent corps autour de tout un ensemble d’outils qui instituent des routines sur lesquelles s’appuient les actions managériales en interne209, et stabilisent la manière dont elles envisagent leurs relations avec le reste du monde.

203B. Latour (2007). L’avenir de la Terre impose un changement des mentalités. Le Monde, 5 mai in A. Debourdeau (2013). Les Grands Textes fondateurs de l’écologie, Flammarion 204M. Berry (1983) Une Technologie Invisible? L’impact Des Instruments De Gestion Sur L'évolution Des Systèmes Humains, Centre De Recherche En Gestion De L’école Polytechnique205J.-C. Moisdon (1997) Du Mode D’existence Des Outils De Gestion, Seli Arsla206E. Chiapello & P. Gilbert (2013) Sociologie Des Outils De Gestion, La Découverte207M. Berry (1983) Op. Cit.208Ibid.209Comme le rappellent E. Chiapello et P. Gilbert (p34), l’institution de routines organisationnelles a été mise en évidence par la théorie comportementaliste de la firme (c.f. Richard M. Cyert & J. G. March (1963) A Behavioral Theory of the Firm, Blackwell Publishers)

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Les outils comptables occupent une place toute particulière au sein des entreprises par l’articulation qu’ils permettent entre une organisation et son environnement. La comptabilité permet ainsi non seulement une communication avec de nombreux acteurs210 211

(actionnaires, employés, Etat, ONG, etc…) mais elle évolue et est organisée en fonction de principes et normes socialement décidés212, plus ou moins liés à des contraintes politiques, sociales, économiques, etc. La comptabilité reflète donc en partie le système politique et culturel dans lequel elle vit et est d’ailleurs « un d’étude central des débuts de la sociologie »213. Ainsi, même si dès le début de la période Moderne, celle-ci a joué un rôle important dans l’établissement de la rationalité capitaliste214, la réflexion comptable ne peut se réduire à la forme qu’elle a prise pour structurer cette pensée. Il existe une grande variété de techniques comptables, et selon que l’on utilise l’une ou l’autre, ou que l’on choisisse des classifications et des modes d’interprétation des résultats différents, ou que l’on se dote de normes comptables européennes ou américaines, c’est à dire en réalité que l’on change les conventions sur lesquelles reposent la manière dont une firme tient et rend des comptes, c’est toute la définition de la firme en action dans son monde socio-économique que l’on transforme215. On préfèrera donc ici une définition plus large de la comptabilité comme « ensemble de systèmes d'information subjectifs ayant pour objet la mesure de la valeur des moyens et des résultats d'une entité »216. Ainsi, lorsque nous pensons « comptabilité », nous avons surtout en tête les développements comptables correspondant au capitalisme libéral actuel, mais il existe (et a existé) en réalité une variété de systèmes comptables correspondant à des définitions historiquement et politiquement situées des firmes marchandes, et à des contextes institutionnels, sociaux et même religieux variés: la comptabilité autogestionnaire Yougoslave217 est en effet fort différente de la comptabilité indigène utilisée en Thaïlande au 19e siècle, largement influencée par la cosmologie Bouddhiste218. Loin de n’être que le simple miroir passif de ces différents systèmes politico-économiques, et en premier lieu le notre, les systèmes

210S. Schaltegger & R. Burritt (2000) Contemporary Environmental Accounting, Greenleaf Publishing211H. Stolowy, M. J. Lebas, Y. Ding & G. Langlois (2010) Comptabilité et Analyse Financière, De Boeck212La comptabilité est ainsi régie par des normes dont l’élaboration en France est confiée actuellement à l’Autorité des Normes Comptables. Sur ce sujet, le lecteur intéressé pourra consulter C. Hoarau (2003) Place et rôle de la normalisation comptable en France, Revue française de gestion, 147, 33-47 213N. Berland & A. Pezet (2009) Quand la comptabilité colonise l’économie et la société. In I. Huault, D. Golsorkhi & B. Leca (Eds.), Les études critiques en management, Presses de l'Université de Laval 214B. G. Carruthers & W. N. Espeland (1991) Accounting for Rationality: Double-Entry Bookkeeping and the Rhetoric of Economic Rationality, The American Journal of Sociology, 97, 31–69215E. Chiapello (2008) La construction comptable de l’économie. Observatoire du management alternatif, Cahier de recherche HEC Paris216J. Richard, C. Collette, D. Bensadon & N. Jaudet (2011) Comptabilité Financière, Dunod217Ibid.218N. Kuasirikun & P. Constable (2010) The Cosmology of Accounting in Mid 19th-century Thailand, Accounting, Organizations and Society, 35, 596–627

comptables et leur utilisation jouent un rôle important dans leurs performations219 et leurs institutionnalisation. Les systèmes comptables remplissent des fonctions de quantification, classification et communication de l’information220. Ils imposent des modes d’analyse et des métriques spécifiques ; ils choisissent les entités dont l’existence mérite d’être prise en compte et suivie dans le temps ainsi que la manière dont elles doivent être représentées, créant ainsi différentes sortes de visibilités et d’invisibilités221 ; ils construisent des régimes de responsabilités (qui doit être comptable de ses actes et auprès de qui222) et organisent la communication et la discussion autour de ces informations. En somme, ils sont un phénomène organisationnel et institutionnel clé dont les effets et évolutions doivent être étudiés dans leurs relations avec le monde économique, politique et social plus large223. Plus encore, ils posent des questions fondamentalement politiques : quelles places ont telle ou telle entité dans le monde socio-économique ? Quelle visibilité leur donne-t-on ? De leurs différentes actions, lesquelles comptent ou ne comptent pas pour la composition du monde commun ? Comment les comptabilités peuvent contribuer au renouvellement du contrôle démocratique des citoyens sur les entreprises ?224

II.b. La comptabilité renouvelée par l’écologie politiqueLa comptabilité apparaît à cet égard comme une porte d’entrée particulièrement pertinente pour mener une réflexion sur les articulations à imaginer entre l’écologie politique et l’entreprise, et ce de manière bidirectionnelle : premièrement, quels types de transformations comptables l’écologie politique et tous les êtres actuellement en défaut de représentation dont elle se fait l’écho, appelle-t-elle au niveau organisationnel? Réciproquement, comment la comptabilité peut-elle contribuer à l’institutionnalisation progressive d’économies satisfaisant aux principes clés de l’écologie politique ? Une partie de la réponse peut être trouvée dans les réflexions qui animent les approches comptables dites socio-environnementales225 développées depuis le début des années 1990 (1970 pour les premières expérimentations) et qui cherchent de diverses manières, à rendre visibles des articulations de l’entreprise à son environnement social et environnemental, offrant parfois des prises pour l’action. J. Richard propose dans son

219M. Ezzamel (2009) Order and Accounting as a Performative Ritual: Evidence from Ancient Egypt, Accounting, Organizations and Society, 34, 348–380220J.-G. Degos (2010) Introduction à la pratique de la comptabilité fondamentale, E-theque221P. Miller & T. O’Leary (1987) Accounting and the Construction of the Governable Person. Accounting, Auditing & Accountability Journal, 12, 235–265222Notons que le terme accounting correspondant au mot comptabilité en anglais est associé au terme accountability, désignant la notion de responsabilité dans un sens plus fort que le mot responsibility. 223C. S. Chapman, D. J. Cooper & P. B. Miller (2009) Linking Accounting, Organizations, and Institutions. In Accounting, Organizations, and Institutions. Essays in Honour of Anthony Hopwood, 1–29. Oxford Uni.224J. Brown (2009) Democracy, Sustainability and Dialogic Accounting Technologies: Taking Pluralism Seriously, Critical Perspectives on Accounting, 20, 313–342 225Alternativement dénommées « comptabilités de développement durable », « comptabilités vertes » ou « comptabilités écologiques »

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ouvrage une typologie des comptabilités environnementales existantes, et distingue ainsi les comptabilités en coût classique inspirées des théories néo-classiques et cherchant à mesurer les dommages causées à l’environnement (Genuine Savings, Triple Bottom Line, etc.) de celles inspirées des théories écologiques plutôt centrées sur les coûts de restauration ou de conservation du capital naturel (programme IDEA, empreinte écologique, méthode Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement (CARE)226 systématisée par la Triple Depreciation Line227). Il fait également la distinction entre les comptabilités qui s’intéressent à l’impact de l’organisation sur l’environnement, de celles mesurant l’impact de l’environnement sur l’organisation. Ces dernières sont communément appelées comptabilités de gestion environnementales, et visent à rendre visible dans les systèmes comptables conventionnels les coûts associés ou causés par des actions environnementales (par exemple sous la contrainte de normes)228. Toutefois, ces développements ont été accompagnés de nombreuses critiques portant sur l’incapacité de ces innovations en pratique à changer les entreprises et leurs représentations et actions sur l’environnement229 ou encore sur le danger d’appropriation et de réduction de la complexité des problématiques écologiques et des entités concernées à des langages et des catégories incapables d’en rentre compte fidèlement, sans en affecter la richesse intrinsèque230, et qui ne feraient in fine que maquiller l’absence réelle de changement231. N’utilise-t-elle pas l’unité monétaire comme métrique principale ? Les obligations envers les entités socio-environnementales ne sont-elles pas finalement qu’une obligation de préserver le bien-être (la fonction d’utilité) de sujets humains ? Le langage comptable en partie double ne reproduit-il pas par exemple les dichotomies Objet/Sujet, Culture/Nature232 dont l’écologie politique cherche à s’émanciper ? C’est bien parce que le défi ne consiste pas seulement à changer à la marge les outils et le langage existant pour espérer produire des actions de nature corrective utiles à la réduction des impacts des entreprises. Il n’est pas suffisant d’étendre les conventions comptables actuelles à des standards comptables « verts »233, sans s’efforcer de penser

226J. Richard (2012) Comptabilité et Développement Durable, Economica227A. Rambaud & J. Richard (2013) The Triple Depreciation Line (TDL) against the Triple Bottom Line (TBL): Towards a genuine integrated reporting. 8e Colloque du Réseau International de recherche sur les Organisations et le Développement Durable (RIODD) / 10 th International Conference of the European Society for Ecological Economics (ESEE). Lille228C. Jasch (2003) The use of Environmental Management Accounting (EMA) for identifying environmental costs, Journal of Cleaner Production, 11, 667-676229J. Bebbington & R. Gray (2001) An Account of Sustainability: Failure, Success and a Reconceptualization, Critical Perspectives on Accounting, 12, 557–588230C. Cooper (1992) The Non and Nom of Accounting for ( M ) Other Nature, Accounting, Auditing & Accountability Journal, 5, 16–39231S. Hrasky (2012) Visual Disclosure Strategies Adopted by More and Less Sustainability-driven Companies, Accounting Forum, 36, 154–165232J. Everett (2004) Exploring (false) Dualisms for Environmental Accounting Praxis, Critical Perspectives on Accounting, 15233W. Kaghan (2004) Accounting Practices and Networks of Accountancy: a Comment on ‘What Is Measured Counts’ by Kala Saravanamuthu, Critical Perspectives on Accounting, 15, 325–329

jusqu’au bout les questions de nature politique qui se trouvent derrière la comptabilité. Celles-ci invitent en effet à imaginer et à redéfinir consubstantiellement, dans un même mouvement l’entreprise, l’environnement socio-économique et écologique dont elle participe à la recomposition, et les comptabilités originales qui permettraient de les articuler. De nouvelles comptabilités, comprises comme dispositifs de ré-articulation des relations entre l’entreprise et le monde partout où les arrangements actuels sont devenus intenables pour ceux qui y sont tenus, pourraient ainsi offrir un levier de poids pour engager une transformation de fond de la notion d’entreprise et de son rôle, et offrir des voies fructueuses de dialogue entre ceux qui cherchent à penser l’écologie politique et ceux qui ne sont plus satisfaits des modèles politico-économiques dominant actuels. S’engager, partout où l’on peut, dans ce travail d’imagination et de reconfigurations minutieuses de nos équipements conceptuels et pratiques, n’est-ce pas aussi une forme nouvelle d’engagement politique ?

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Ribeiro M. - Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne

Magda dos Santos Ribeiro234

Département d'anthropologieUniversité de São Paulo

Introduction: Les affaires dans la Forêt

Cette communication propose de présenter et de discuter les principales motivations qui conduisent les entreprises nationales et transnationales, à rechercher des partenariats avec les populations amazoniennes. La combinaison d'autres cas ethnographiques rapportés par les anthropologues avec mes données de terrain, nous permettront d'observer certains des principaux dilemmes posés par ce type de liaison. En effet, l'utilisation et l'exposition de l'image des populations qui ont signé un contrat avec les entreprises apparaît comme un important sujet de discussion dans ce domaine. Par la suite, je résumerai brièvement certains aspects de la relation entre le entreprise de cosmétiques Brésilien Natura, situé a Cajamar, São Paulo et les collecteurs de noix du Brésil (castanheiros), qui habitent dans les environs de la Réserve de Développement Durable de Iratapuru (RDS Iratapuru), dans l'état d'Amapa, en Amazonie orientale. Le but de cet article est de présenter certaines des controverses dans les relations entre les peuples de la forêt235 et des entreprises privées et de réfléchir sur les différentes logiques de pensée et d'action des populations amazoniennes et les entrepreneurs dans le firmament des accords commerciaux.

La société de cosmétiques Natura est la plus grande industrie des cosmétiques du Brésil. Elle a commencé ses activités en 1969 avec une petite magasin dans le centre-ville de São Paulo. Au milieu des années 2000, l'entreprise a réalisé un grand changement dans sa stratégie commerciale. Une de ses principales actions a concerné la mise en place d'accords commerciaux avec les peuples amazoniens afin d'obtenir directement de ces populations les matières premières tirées directement de la biodiversité brésilienne pour la création de ses nouveaux produits.

Déterminée à contribuer à la durabilité de l'environnement, Natura pense que les contrats profitent aux populations amazoniennes, car ils offriraient la possibilité d'augmenter leurs revenus et de leur donner une visibilité mondiale. L'entreprise s'appuie également sur le fait qu'il s'agit d'un moyen de contribuer à la préservation de l'environnement en aidant à maintenir les pratiques traditionnelles des peuples de la forêt tout en utilisant la biodiversité brésilienne pour créer des cosmétiques de qualité et sans affecter l'environnement naturel. C'est aussi une façon d'enrichir l'entreprise en associant leurs produits avec les valeurs de l'écologie et de se différencier vis-à-vis de ses concurrents. En s'engageant dans cette voie, la Natura met l'accent sur ses capacités créatives et novatrices pour

234 Doctorante avec la soutenance de la FAPESP (Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo) dans le programme d'études supérieures en Anthropologie Sociale (PPGAS-USP), Université de São Paulo, Brésil. 235 Les peuples de la forêt est le nom utilisé par Manuela Carneiro da Cunha et Mauro Almeida dans Enciclopédia da Floresta: o Alto Juruá: práticas e conhecimentos das populações, São Paulo: Cia. das Letras (2002) J'ai l'intention de distinguer ces populations seulement quand il ya un besoin de les nommer afin de décrire plus en détail.

promouvoir des réseaux de relations où, selon les mots de l'entreprise, «tout le monde gagne». Donc, l'idée plus véhiculée dans cette perspective est que cette stratégie offre des avantages importants à toutes les communautés participants, en plus de contribuer à la préservation de l'environnement.

L'article vise à discuter plus en détail particulièrement cette perspective qui a guidé les relations entre les entreprises et les populations amazoniennes. Le but, donc, est approfondir la discussion: si tout le monde, en large mesure, peut gagner, on demande ce que chaque partie gagne et quelles sont les conséquences et les effets de ce type de relation?

Marché vert et Écologisme

Les problèmes soulevés par la crise de l'environnement ont reconfiguré des stratégies d'affaires depuis la fin des années 80, quand la préoccupation de proposer des produits plus respectueux de l'environnement s'est imposée de manière plus catégorique. Dés lors, les entreprises ont commencé à envisager à l'intérieur des partenariats avec des populations amazoniennes la possibilité de mettre en place de nouvelles stratégies qui incluent le changement des pratiques commerciales et de création de nouveaux produits, avec l'intention d'offrir des solutions aux problèmes soulevés par l'environnementalisme. Dans ce contexte, différentes cadres nationaux e internationaux cherchent sans cesse à déterminer les paramètres de cette rencontre pour établir les bases réglementaires pour les contrats commerciaux entre des entreprises et les peuples de l'Amazonie236.

La logique du marché vert et la vente de produits portant comme principe le respect de la nature accompagne un mouvement beaucoup plus large. Le volume organisé par Kay Milton237 propose d'examiner les liens entre l'écologie et l'anthropologie et, surtout, comme la perspective anthropologique peut comprendre l'idée de l'écologie comme un engagement social qui a commencé à faire partie des conventions occidentales dans les années 60. L'auteur soutient que l'anthropologie doit faire partie des discussions sur l'écologie, soit par le biais de participation directe dans l'établissement de lignes directrices pour les causes environnementales, soit pour fournir une analyse critique qui vise à comprendre ce mouvement comme un phénomène social. De cette façon, la rhétorique de l'environnementaliste configure non seulement comme un type de communication qui traite de l'environnement et de leurs problèmes, mais se présente plutôt comme un

236 Différents cadres réglementaires visent à établir les paramètres de la relation entre les entreprises et les peuples traditionnels ou indigènes, l'une des plus importantes a été la CDB - Convention sur la diversité biologique, signée en 1992 - à la fois de réglementer l'accès aux ressources génétiques et des connaissances traditionnelles associées, et le partage des avantages découlant de leur utilisation. Il convient d'ajouter que cela est également configuré comme une question qui n'est pas abordée dans ce texte. Pour une description ethnographique de CGEN - Conseil de gestion de patrimoine génétique, la principale agence brésilienne d'approbation de ces contrats, voir:: Soares, Diego. Conselho de Gestão do Patrimônio genético: hibridismo, tradução e agência compósita. In: Conhecimento e Cultura: Práticas de Transformação no mundo indígena. Marcela Coelho de Souza e Edilene Coffaci de Lima (orgs), Brasília: Capes (2010). 237 Milton, Kay. Environmentalism: the view from Anthropology, ASA Monography 32, London: Routledge (1993)

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processus dont la compréhension de l'environnement est faite238.

La langage contemporain de l'écologisme pour penser le monde de manière totalisante - à travers l'image d'un globe - est réductrice car elle ne tient pas compte des autres façons de vivre et de penser à l'environnement239. En d'autres termes, ce que nous appelons global peut nous dire quelque chose d'important sur la conception moderne de l'environnement, qui, loin de faire des références à l'environnement dans lequel nous habitons, se réfère à l'environnement que nous nous représentons. En bref, l'auteur suggère que l'idée de l'environnement global, contrairement à la réintégration de l'humanité avec le monde montre l'aboutissement d'un processus de séparation. Bientôt, l'idée de penser le monde comme un globe, contraste fortement avec l'idée de penser qu'il s'agit d'un espace de vie.

La façon dont l'environnementaliste pense et représente le monde est important car il offre aux entreprises un modèle du monde dans lequel ils doivent agir et intervenir. Cette perception a guidé des stratégies d'affaires contemporaines intéressées à offrir des produits écologiquement durables. Autrement dit, la crise environnementale non seulement lance un nouveau dilemme pour la culture de marché néolibérale, mais, surtout, offre une vision du monde particulière. C'est précisément sur cette vision des choses que les entreprises peuvent penser un monde sans frontières pour l'extension de leurs produits.

Un monde sans frontières

Au début des années 1990 au Brésil, le Body Shop, entreprise transnationale britannique du secteur des cosmétiques, a été responsable du premier partenariat consistant entre une population amazonienne et une entreprise privée, engendrant un grand impact médiatique de sa stratégie. La promotion élaborée par l'entreprise, intitulé Trade, not Aid240, expose l'idéologie développementaliste qui a marqué l'activité dans cet époque, en disant: «The Body Shop estime que le commerce plutôt que l'aide, offre une solution positive à la situation économique difficile dans le monde en développement.» 241. L'entreprise a proclamé donc un idéal qui estime que les pays sous-développés doivent travailler comme des partenaires d'affaires des pays les plus développés sans qu'ils ne reçoivent leur aide. Autrement dit, les pays considérés comme pauvres ont besoin de subventions pour se développer par eux-mêmes et non à l'aide désintéressée qui les maintiennent dans une position d'infériorité.

Body Shop a commencé sa relation avec une partie de la population indigène Kayapó (Kayapó A'ukre) en 1990 par des accords commerciaux prévoyant l'achat de l'huile de noix du Brésil. Dans ce contexte, la noix du Brésil a attiré l'attention en raison de son authenticité et originalité. Contrairement à d'autres plantes, la noix du Brésil ne peut

238 Ibid, p. 08239 Ingold, Tim. Globes and Sphers: the topology of environmentalism. In: Milton, Kay (org.), Environmentalism, the view from anthropology. Routledge (1993) p. 32.240 En Français: commerce, pas l'aide241 Clay, Jason. Os Kayapó e a Body Shop – Parceria de comércio com ajuda. In: Clay, Jason; Anthony Anderson (orgs). Esverdeando a Amazônia: Comunidades e empresas em busca de práticas para negócios sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002), p.34.

pas être replantées et cultivées d'une manière contrôlée, il serait difficile de le prendre à d'autres endroits dans le monde - comme cela s'est produit avec le caoutchouc (seringa)242 - donc, la noix apparaît comme un ingrédient plutôt intéressant aux entreprises, soit en raison de ses fonctions multiples organoleptique, soit en raison de sa grande exploitabilité en termes d'image et de marketing.

De nombreuses critiques ont été dirigées sur l'accord entre Body Shop et Kayapó, et même si c'était un cas controversé et largement discuté dans les milieux académique243, il continue à être traité par les entreprises comme un exemple classique de réussite. En conséquence, plusieurs autres entreprises, en particulier dans l'industrie des cosmétiques, se sont intéressées à la possibilité d'utiliser de matériaux obtenus directement auprès des populations amazoniennes et, plus particulièrement par les avantages produit de l'exploitation de cette stratégie en termes de marketing et d'image.

En 1993, un autre accord a été formalisé dans l'état brésilien de l'Acre entre l'entreprise nord-américaine de cosmétiques Aveda Corporation et la population indigène Yawanawa. La compagnie a versé plus de cinquante mille dollars pour la plantation du « rocou », plus tard acheté et utilisé comme un colorant naturel dans leur maquillage. L'entreprise Aveda a envisagé d'utiliser l'image de Yawanawa comme retour évident aux investissements réalisé, sans consulter la population indigène sur l'utilisation de ces images. La population à son tour, a changé ses activités quotidiennes pour prendre soin de la plantation, considérant qu'ils seraient récompensés par cette tâche, en plus de l'investissement initial qu'ils avaient reçu244.

242 Les graines de l'Amazonie ont été amenés par les Britanniques en Malaisie, Ceylan et l'Afrique pour la production de caoutchouc avec une plus grande efficacité et la productivité par rapport à son exploitation en Amazonie.243 Voir: Kaplan, Caren. A World without Boundaries: The Body Shop's Trans/National Geographics. Social Text No. 43 (1995), pp. 45-66; Posey, Darrell. Intellectual Property Rights: And Just Compensation for Indigenous Knowledge. Anthropology Today. Vol. 6, No. 4 (Aug., 1990), pp. 13-16; Posey, Darrell. Traditional knowledge conservation and “The Rain Forest Harvest” in Sustentable harvest and market in rain Forest products. Mark Plotkin and Lisa Famolare (orgs.). Conservation International, (1992); Morsello, Carla. Company-Comunity non-timber Forest product deals in the brasilian amazon: A review of opportunities and problems. Forest Policy and Economics 8 pp.485-494, (2006); Ribeiro, Fabio Augusto Nogueira. Sociedades Indígenas e o Mercado de Produtos Florestais Não Madeireiros na Amazônia: o caso dos Asuriní do Xingu. III Encontro da ANPPAS 23 a 26 de maio de 2006, Brasília, Anais de Congresso, (2006); Ribeiro, Fabio Augusto Nogueira. Etnodesenvolvimento e o mercado verde na Amazônia indígena: Os Asuriní no Médio Xingu. (2009). Dissertação (Mestrado em Ciência Ambiental) - Ciência Ambiental, Universidade de São Paulo, São Paulo; Turner, Terence. Neoliberal Ecopolitics and Indigenous Peoples: The Kayapo, The “Rainforest Harvest,” and The Body Shop. Yale E&ES Bulletin, (1998).244 Waddington, May. Incorporação de uma nova atividade comercial em uma comunidade indígena Yawanawá. In: Clay, Jason; Anthony Anderson (orgs). Esverdeando a Amazônia: Comunidades e empresas em busca de práticas para negócios sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002).

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Jason Clay 245, entrepreneur en faveur des relations entre les entreprises et les peuples de la forêt, a été l'un des personnages les plus connus et les plus emblématiques du mouvement qui prend en charge ce type d'accord commercial. Il a nommé ce mouvement Rainforest Harvest. Son approche, vivement critiqué par Turner246 se concentre sur un libéralisme de marché avec des activités pour la défense de l'environnement et la survie des cultures autochtones et des peuples de la forêt. Son principal argument concerne la viabilité des écosystèmes forestiers comme économiquement productive, en favorisant la participation des habitants des forêts à la logique productive. Clay soutient que c'est le seul moyen réaliste de sauver ces populations d'une économie tirée par la destruction, historiquement favorisée par des exploitants forestiers. Ainsi, du point de vue de Clay, c'est aussi un moyen de faire de l'écosystème d'une source de revenu qui permettrait à ces gens la libération de l'aide venue de l’État247.

Le contexte dans lequel ce mouvement est basé est une image générique d'un monde sans frontières248. C'était l'une des principales ambitions de Anita Roddick, fondatrice de la société Body Shop. La femme d'affaires possède son désir «d'aller aux petites villes du Mexique, du Guatemala et du Népal et voir ce qu'ils ont sur le marche»249. L'idée d'un monde sans frontières est exprimé dans l'articulation d'un nouvel ordre économique. Pour les entrepreneurs inspirés par la figure d'Anita Roddick, cela signifie la liberté d'imaginer des connexions d'affaires partout sur la planète, puis les zones de libre-échange sans médiateurs proliférer en vertu de la prérogative du commerce équitable. Le monde sans frontières est alors un monde complètement accessible aux partenariats d'affaires, un monde où il n'existe qu'une seule rationalité: la rationalité économique. C'est à partir de cette logique de pensée et d'action que les entreprises vont à la recherche de nouveaux partenaires.

C'est pourquoi, les relations entre les entreprises et les peuples de la forêt doivent être comprise comme un arrangement complexe, dont la force est dans la capacité à mettre en évidence différents ordres d'action et de pensée. Les plus fréquents problèmes dans ces accords commerciaux se retrouvent précisément dans la manière dont l'un traite l'autre. Selon Clay « presque toutes les communautés amazoniennes rêve d'avoir un partenaire international pour les aider à financer une projet ». La déclaration mettre en place l'endroit d'où les entrepreneurs peuvent parler et penser250. D'abord, il suppose que les

245 Clay discute dans Esverdeando a Amazônia: Comunidades e empresas em busca de práticas para negócios sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002), les relations entre les entreprises et les communautés, en plus, il travaille comme consultant en affaires pour ce type de stratégies et est vice-président du marketing chez WWF – World Wildlife Fund.246 Voir Neoliberal Ecopolitics and Indigenous Peoples: The Kayapo, The “Rainforest Harvest,” and The Body Shop. Yale E&ES Bulletin, (1998) p. 113247 Voir Clay (2002) Op.Cit.248 Voir Kaplan (1995) Op.Cit.249 Considérant par conséquent, que tout le monde a quelque chose à vendre. Dans le livre, elle fait une sorte d'autobiographie en insistant sur son comportement innovateur et audacieux dans le monde des affaires. Le volume est devenu un classique pour les entreprises: Roddick, Anita, Meu jeito de fazer negócios, (2002) p.134.250 Voir Clay (2002) p.34 Op.Cit

communautés amazoniennes vivent, ainsi que les entreprises, avec la perspective de « faire des affaires », ensuite parce qu'il ne pouvait pas être plus explicite en attribuant à l'autre sa propre logique: ce sont précisément les entreprises qui actuellement « rêve d'avoir un partenaire en Amazonie pour les aider à développer leur activité ». Les attentes des entreprises à obtenir de bons partenaires et les attentes des peuples de la forêt à la recherche d'autres sources de revenus ou avantages qui amélioreront leurs conditions de vie, apparaissent en décalage.

Les entrepreneurs ont exprimé leur indignation en déclarant que les « kayapó n'arrive pas à comprendre le sens d'un prêt, ils ne réalisent pas qu'ils ont besoin d'investir de l'argent afin de gagner plus d'argent, ils doivent apprendre à travailler avec des systèmes de comptabilité »251. Dans la logique du monde des entreprises, les contradictions semblent évidentes: «comment peut-on faire des affaires sans connaître le système de comptabilité». Les entreprises se plaignent de « toute sorte de subventions et des annulations de dettes qui ont été apportées à certains indigènes, qui confondent les relations d'affaires avec les relations personnelles et ne voient pas la différence entre l'investissement et les dons. »252.

D'autre part, les populations amazoniennes se sentent généralement très motivées avec la possibilité d'établir des accords commerciaux avec les grandes entreprises, ce qui ne signifie pas que les attentes suscitées sont pleinement satisfaites. Le paradoxe - entre les entreprises et les populations amazoniennes - subsiste dans la recherche d'exotisme attribuée aux populations amazoniennes, confondus par des différences socioculturelles trop marquées avec le monde des entreprises. Toutefois, les entreprises se plaignent souvent de «manque de professionnalisme» des peuples d'Amazonie. Il serait vraiment intéressant pour les entreprises, si ces populations se comportent comme véritables partenaires d'affaires, partageant les mêmes valeurs de l'entreprise?

Partenaires ou fournisseurs?

En avril 2006, les Kisêdjê (Suyá) ont été invités par la compagnie brésilienne Grendene, fabriquant de chaussures,pour participer à une campagne de publicité afin de lancer sa nouvelle gamme de claquettes Ipanema. Les Kisêdjê, à leur tour, devraient fournir les motifs graphiques, peintures et accessoires pour être utilisés par la star brésilienne Giselle Bündchen, protagoniste de la campagne. Le contrat signé entre la population indigène et l'entreprise prévoit la cession des motifs graphiques et la réalisation d'un commercial par la top-modèle et par les indiens, à être filmé dans le village indigène253.

L'un des grands dilemmes rapporté par l'anthropologue Coelho de Souza, est précisément la difficulté d'établir les paramètres de l'accord entre deux logiques distinctes de pensée qui conduisent à des différentes attentes.

251 Voir Clay (2002) p.41-42 Op.Cit252 Ibid. p.44 253 Plusieurs autres aspects sont problématisé par l'anthropologue Coelho de Souza, telles que les relations entre Kisêdjê et ses voisins du Xingú, aussi la notion de propriété des dessins, cependant, je ne discute que certains aspects de cette relation, pour savoir plus, voir: Coelho de Souza, Marcela. A pintura esquecida e o desenho roubado: contrato, troca e criatividade entre os Kïsêdjê. Anais de Congresso, 27 RBA – Reunião Brasileira de Antropologia, Belém (2010) p.02

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L'entreprise est venue dans le village avec un scénario déjà préparé qui comprenait l'utilisation d'accessoires indigènes largement connu: bracelets, colliers, et coiffures de plumes (cocar). Toutefois, l'espoir des indiens était autre: ils ont compris qu'ils recevraient de l'argent pour leur capacité unique à proposer, définir et prêter des accessoires. L'exigence de l'entreprise configuré par les Kisêdjê un problème, car ils ne pensent pas qu'il c'était approprié que le star utilise les accessoires prises comme masculin, souvent plus beau que les des femmes. De nombreuses discussions et réunions ont eu lieu jusqu'à ce qu'ils parviennent à un consensus sur les accessoires qui devraient être utilisés dans la publicité. Le point le plus critique de cet accord a eu lieu une année après le premier contact. La Grendene reproduit (avec quelques modifications mineures), les motifs indigènes en sandales Ipanema sans l'autorisation de Kisêdjê et sans effectuer un nouveau contrat, en réutilisant les motifs graphiques. Cet acte a été considéré comme une rupture de contrat du point de vue de Kisêdjê, qui en ont exigé une « compensation ».

Cet exemple met en évidence une posture récurrente adoptée par les entreprises, à savoir de représenter sa propre imagination dans les stratégies de marketing avec les peuples amazoniens. En d'autres termes, quand une entreprise va à la recherche d'une population amazonienne pour leur proposer un accord, elle a déjà produit une sorte de relation abstraite, elle a pour point de départ un imaginaire qui oriente la manière dont ces accords doivent être menés. Contrairement aux populations amazoniennes, qui formulent leurs attentes dans les termes établis et combinés.

Le Kisêdjê voudraient utiliser l'argent reçu par la compagnie pour acheter une grande voiture, toutefois, l'entreprise a établi dans le contrat que l'argent devrait être utilisé pour les « projets de développement communautaire avec des garanties de durabilité »254. Une telle exigence est récurrent de la part des entreprises. Craignant que les ressources transférées par celle-ci soient mal utilisées – comme des chats de boissons alcoolisées, des cigarettes, des biens de consommation, des voitures, des moteurs de bateau, etc. Les entreprises finissent par imposer l'utilisation des montants d'argent, qui sont souvent en contradiction avec les besoins réels des groupes.

Les Kayapó A'Ukre, par exemple, à propos du contrat avec The Body Shop, voulait construire une route qui faciliterait le transport au centre ville, en utilisent l'argent reçu de la vente de l'huile de noix du Brésil. L'entreprise s'est positionné contre, affirmant que les Indiens pourraient causer la perte de leur culture causée par l'accès facilité à la vie urbaine255. Pour les Yawanawa la situation était aussi critique, comme Aveda a financé la plantation de rocou, l'entreprise a refusé de payer le travail effectué sur la plantation et l'entretien de leurs jardins.256

Un autre cas controversé a impliqué trois entreprises brésiliennes du secteur cosmétique et la population indigène Ashaninka. La question plus évidente concerne l'utilisation - surtout comment gagner – les savoirs des populations amazoniennes257. Les Ashaninka ont participé dans les

254 Voir: Coelho de Souza, Marcela (2010) p. 20 Op. Cit.255 Voir: Clay (2002) p.44 Op.Cit.256 Voir: Waddington (2002) p.193 Op.Cit.257 Voir: Pimenta, José. O sabonete da Discórdia: Uma controvérsia sobre conhecimentos tradicionais indígenas. In:

années 90, à un projet de recherche impliquant une anthropologue, un chercheur spécialisé sur l'extraction des huiles de plantes et le CPI (Centre de Recherche Indigène - Centro de Pesquisa Indígena en portugais).

La controverse a commencé en 1996, lorsque l'anthropologue et le chercheur se sont réunis pour la fondation d'une société appelée Tawaya. La société a été créée pour la production des savons en utilisant des huiles et des graisses à partir de produits d'extraction de la région, visant à la viabilité commerciale de certains des résultats obtenus au cours des travaux des chercheurs. Ainsi, l'entreprise se présente sur le marché comme « spécialisée dans la fabrication de produits cosmétiques naturels à base de l'extraction des fruits de l'Amazonie et pionnier dans la fabrication de savons murmuru de la forêt »258. Cependant, le murmuru (Astrocaryum Murumuru) a déjà été examiné par le Ashaninka comme une plante avec des propriétés émollientes, la cicatrisation et de nombreuses autres fonctionnalités qui permettent des utilisations les plus diverses. Le murmuru était également la cible de la recherche et, surtout, de connaissances des chercheurs dans la période où ils habitaient le village Ashaninka.

Le thème le plus visible autour de cette controverse est le différend relatif à la répartition des avantages découlant du processus de commercialisation de savon murmuru. Même si les Indiens n'ont pas investi le capital financier les Ashaninka comprennent qu'ils ont investi leurs connaissances, ce qui est essentiel pour permettre la production et la commercialisation de savon murmuru. De ce point de vue, ils considèrent que l'entreprise Tawaya est fruit de tous les chercheurs et le travail Ashaninka et veulent donc être considérés comme des partenaires à part entière, avec la participation aux résultats économiques de la politique de l'entreprise et ils refusent d'être traités comme de simples fournisseurs de matières premières259.

Ainsi, contrairement aux populations amazoniennes qui envisagent dans ces accords la possibilité d'un réel changement dans leur mode de vie ou à résoudre des problèmes pratiques concernant leurs demandes quotidiennes, les entreprises voient de nouvelles stratégies de marketing et de création de nouveaux produits pour le marché vert, où les peuples de la forêt, qui ne veulent pas être des fournisseurs de matières premières, mais souhaitent devenir une source inépuisable d'inspiration et de création symbolique.

Le cas emblématique de The Body Shop a été la source d'inspiration de nombreuses autres entreprises. Les Kayapó se sont à leur tour impliqués dans une scène contemporaine où ils acceptent de jouer à l'intérieur du scénario : écologie, marché et peuples de l'Amazonie, une formule qui a été répété par d'autres organisations dans la recherche de marketing commercial efficace pour les produits des forêts tropicales du Brésil et connecté à la fois à ses habitants indigènes et à la protection de l'environnement. Terence Turner260 a examiné en détail les impasses de cette relation d'affaires. Sa critique la plus dure, cependant, est concernent les problèmes d'utilisation de l'image et des

Conhecimento e Cultura: práticas de transformação no mundo indígena. Marcela Coelho de Souza; Edilene Coffaci de Lima, CAPES, 2010 p.63-93.258 Ibid. p.71259 Ibid. p.72260 Turner (1998) Op.Cit.

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gains réalisés par The Body Shop en raison de la «publicité gratuite« que sa stratégie a générée. Bien que l'entreprise ait payé une valeur de marché supérieure de l'huile de noix extraite et les bracelets faits par les Kayapó qui ont été revendu dans les magasins au monde entier, The Body Shop n'a pas à payer les partenaires amazoniens pour ce qui a été sans aucun doute le plus grand bénéfice de l'entreprise: le retentissement médiatique de sa stratégie innovatrice dans l'Amazonie et toute la retombée symbolique en termes de prestige et d'image que l'entreprise a gagné sur le marché.

Les exemples ethnographiques présentées visent à informer les différentes logiques à partir desquelles les entreprises interagissent avec les populations amazoniennes. Dans ce sens, on observe que les comportements des entreprises sont conforment à une logique du développement durable et des problèmes environnementaux. Ainsi, les intentions de participer au marche vert, appuyées par le nouvel ordre économique du capitalisme, font que les entreprises cherchent de nouvelles solutions dans lesquelles les relations avec les populations amazoniennes sont une réelle possibilité d'associer l'image associée à la protection de la nature.

En d'autres termes, la mise en place d'un accord commercial avec les peuples de l'Amazonie permet aux entreprises, leur entrée dans le monde de la durabilité sur le thème de l'environnement. L'exploration de l'image de ces populations n'est pas seulement nécessaire, mais elle est devenue obligatoire. La connexion de l'entreprise avec l'image de l'écologie, à travers des relations commerciales avec les peuples de la forêt, apparaît comme un avantage majeur pour les entreprises. La source d'inspiration symbolique devient alors inépuisable et se déroule à l'intérieur de nouvelles stratégies. Dans la section suivante, je propose de discuter certains aspects concernant l'utilisation de l'image et de son effet sur l'observation de la relation entre les castanheiros d'Iratapuru et l'entreprise Natura.

Paiement partiel, rentabilité totale

La Village São Francisco do Iratapuru est situe sur la frontière de les États de l'Amapá et du Pará, dans l'Amazonie orientale brésilienne. Ses habitants n'ont pas accès à l'électricité. La petite communauté, en raison de l'isolement et les conditions géographiques, ils ne sont pas encore obtenu l'installation de câblage électrique qui’ils demande depuis des années261. Pour l'instant, le gouvernement de l'État et de la municipalité à fournir à la communauté une quantité limitée de huile, qui permet l'accès à l'électricité à travers le fonctionnement d'un générateur pour quelques heures dans la soirée262. En ces

261 Il est à noter qu'une centrale hydroélectrique a été construite près du village Iratapuru. Le hydroélectrique de Santo Antônio da Cachoeira, cependant, n'est pas destiné à fournir de l'électricité aux résidents, qui deviennent l'objet de d'indignation de la part de la communauté. La possibilité d'offrir l'énergie était en cours de négociation au cours des travaux menés en Décembre 2011, la question a été discutée lors d'une réunion entre les techniciens de l'IBAMA, les ingénieurs d'usine et les résidents de la communauté.262L'huile fournie par le gouvernement de l'Etat est également utilisé pour assurer le bon fonctionnement de la coopérative (COMARU), dont l'activité principale est l'extraction de l'huile de noix pour vendre a Natura. Certains résidents ne sont pas d'accord

heures, les résidents peuvent conserver le poisson, la viande et les boissons réfrigérer. C'est aussi durant cette période que les habitants se rassemblent pour regarder la télévision.

En regardent la publicité à la télévision, les collecteurs de noix observent leurs propres images et non celles de lieux éloignés ou des habituels biens de consommation. Ils sont particulièrement attentifs à la publicité de l'entreprise Natura et s'expriment dans une humeur euphorique et facétieuse à son sujet. La lumière et la fumée blanches jaillissent de l'intérieur vert foncé de la forêt. Au loin, on entend les tambours tonitruants, les bruits et les grognements d'animaux qui se cachent. L'arbre de la noix du Brésil s'impose dans le paysage, le feuillage est dense, on observe du haut du ciel son majestueux tronc. La terra preta d'amazonie, bordée de noix et ouriços, abrite également les castanheiros - les résidents de la communauté São Francisco do Iratapuru - se transforment quelques secondes en «artistes de la télévision,« comme ils se définissent eux-même. Dans la scène suivante, les mains des femmes frottent les noix, ce qui forme un lait blanc crémeux et somptueux et le narrateur annonce: «La forêt détient ses secrets. Les secrets que la Natura Ekos apporte pour les cheveux avec le valeur nutritive des noix, pour créer une nouvelle gamme de produits pour le corps qui apporte des avantages précieux (...)»263

Cependant, tous les castanheiros ne sont pas les protagonistes de ses belles images qui font référence à un ensemble romantique de la vie a la forêt et au travail de collecte de la noix. Si dans certains endroits, le

avec cette utilisation, en faisant valoir que l'huile doit être utilisé uniquement pour lês besoins de la communauté, et, pour les bénéficier de plus d'heures d'énergie chaque jour.263 Selon propagande commerciale de l'entreprise Natura pour la divulgation des produits cosmétique Ekos.

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castanheiros «célèbres« se sentent fiers de voir leur image à l'écran, diffusée partout au Brésil, chez d'autres ces images sont soumises à l'inconfort et à l'embarras. Une des familles qui vit dans la communauté depuis plusieurs années, évoque le fait que la réalité à Iratapuru est nettement différente de ce qui apparaît à la télévision. Trois de leurs enfants sont malades et sa famille dépend des programmes d'aides du gouvernement fédéral (bolsa família) et ils ne peuvent pas vivre avec le revenu insuffisant de la collecte des noix, qui a concerné uniquement deux mois de l'année 2011. La famille travaille avec d'autres castanheiros pour huit euros par jour. Ils ont aussi la possibilité de travailler dans l'usine de la coopérative, où dans ce cas ils reçoivent 1 euro pour chaque kilo de noix du brésil retiré de l'écorce264.

La relation entre l'entreprise Natura et les castanheiros d'Iratapuru, maintenue au cours des 10 dernières années, a connu plusieurs transformations et changements. Les résidents sont conscients de la relation avec l'entreprise au-delà de la formalité institutionnelle. Bien que tous ne font pas partie de la coopérative beaucoup de familles sont impliqués dans la fourniture de l'huile pour la entreprise de cosmétiques. Les résidents de la communauté ont garanti le droit de demeurer sur le territoire de la réserve en 1997. Depuis, ils ont la possibilité de maintenir leur mode de vie dans les milieux forestiers265, la préservation de ses pratiques de collecte et de commercialisation de la noix du Brésil.

Durant les années 90, la Natura a pour but d'améliorer leur entreprise et son expansion au Brésil, a procédé à une profonde restructuration, dont l'objectif principal était de développer des formules qui contiennent des ingrédients naturels. L'ECO 92266 a été essentiel dont la préoccupation avec la nature être établis plus intensément dans les stratégies de l'entreprise: «Ce point de vue a imprégné la Natura, Il existait en tant que principe, comme la croyance, mais ce n'est que cette fois que ces questions ont commencé à matérialiser en termes de développement durable«267. A

264 Posséder une castanhal c'est avoir le droit d'explorer une zone spécifique définie par les castanheiros. En dépit d'être une règle «informel» est rigoureusement suivie par les familles. Le processus de délimitation des espaces de collecte de noix du brésil par la communauté est complexe et ne sera pas l'objet d'une description dans ce texte.265 La période de collecte est longue (compris entre 1 et 3 mois) et loin de la communauté. Il est maintenu dans la forêt amazonienne dans des espaces appelés colocações florestais. Ainsi, chaque membre de la famille est consacré à des tâches spécifiques: la chasse, la pêche, la préparation des aliments, la fabrication de paniers, etc. Cette dynamique crée un processus d'apprentissage et de transfert des connaissances et des pratiques aux membres de la famille plus jeunes. Pour une discussion centrée sur le système de colocações dans la forêt amazonienne voir: Almeida, Mauro William Barbosa. As Colocações: Forma social, sistema tecnológico, unidade de recursos naturais. Dossiê – Amazônia: Sociedade e Natureza. Revista mediações, Londrina, V.17, n1, p.121-152, Jan/Jun, (2012). 266 La Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement (CNUED) également connu comme ECO-92. A eu lieu du 3 au 14 Juin de 1992 à Rio de Janeiro et a rencontré des centaines chefs d'Etat qui étaient à la recherche de moyens pour concilier le développement socio-économique avec la conservation et la protection de l'environnement. Cette conférence a été en grande partie responsable de la mise en place de la notion de développement durable.267 Selon le directeur de Natura, responsable des relations avec les communautés traditionnelles, dans une conférence tenue le 4 Septembre 2011, à Porto Alegre, Brésil.

partir de ces nouvelles lignes directrices, la Natura s'efforce de créer des nouvelles produits et de fournir aux consommateurs des cosmétiques naturels obtenus selon des principes écologiques et responsables. Avec cet objectif elle a lancé en 2000 une nouvelle ligne de cosmétiques appelée Ekos, sur la base de ce que l'entreprise appelle la technologie verte. La ligne de produits Ekos représente un changement important pour la Natura. Son principe de base est l'utilisation de matières premières brésiliennes, achetées dans le cadre de «développement durable», un concept qui offre de nombreuses ambiguïtés mais considéré comme l'un de ses principaux objectifs.268.

Le lancement de Ekos permet la première rencontre de la Natura avec une population amazonienne – les castanheiros d'Iratapuru. Actuellement, l'entreprise a conclu des accords avec 25 autres communautés dans différentes régions du Brésil, en vertu de l'argument selon lequel « Natura Ekos soutient le développement social, le renforcement de l'économie, l'inclusion sociale et la durabilité environnementale de toutes les communautés concernées , la construction d'une réseau dans lequel tout le monde gagne » 269. Tout le monde gagne, du point de vue de l'entreprise, donc c'est précisément elle qui détient la possibilité de tenir compte de ces gains et les rendre publics - son groupe d'investisseurs , les consommateurs et le grand public. Pour les castanheiros, tous ne reçoivent pas de la même façon leurs salaires. L'organisation actuelle de la coopérative COMARU 270 - coopérative mixte de producteurs et de extraction de noix du Brésil de la fleuve Iratapuru – qui aujourd'hui, ne vend que par l'entreprise Natura, ne soutient pas toutes les familles de la communauté, et beaucoup d'entre eux préfèrent encore vendre leurs noix à des intermédiaires, en partie grâce à une

268 Plusieurs études montrent comment obscure, ambiguë et contradictoire est la notion de «développement durable», un concept qui est apparu fortement en 1987 lors d'une réunion de la Commission mondiale sur l'environnement et le développement (CMED), également connu sous le nom de Commission Brundtland, est la définition proposée qui guide plusieurs entreprises y compris Natura. Pour un point de vue critique de cette notion voir: Smyth, Luke. Anthropological Critiques of sustainable development. Cross-Section V. VII, (2001); Redclift, Michaell. Sustainable Development and the market: a framework for analysis. Futures, 1998; Le Tourneau, François-Michel; Greissing, Anna. A quest for sustainability: Brazil nut gatherers of São Francisco do Iratapuru and the Natura Corporation. The Geographical Journal 176, 4, pp.334-349, (2010); Le Tourneau, François-Michel; Kohler, Florent. Meu coração não mudou. Desenvolvimento sustentável pragmatismo e estratégia em contexto amazônico tradicional. Revista Ambiente & Sociedade, Campinas v. XIV, n. 2 p. 179 -199 jul.-dez. (2011); Kattel, Shambhu Prasad. Sustainability or sustainable development: na anthropological perspective. Occasional papers in Sociology and Anthropology, V. 9, pp.258-277, (2005)269 Voir: http://www.naturaekos.com.br/rede-ekos/conheca-nossas-comunidades-fornecedoras/270 Pour une approche géographique et anthropologique sur la création de la Réserve et de la Coopérative (COMARU) voir: Greissing, Anna. L’enjeu de La Biodiversité: l’exemple de l’entreprise brésilienne Natura em Amazonie. In: François Bost et Sylvie Daviet (org). Entreprise et Environnement, quels enjeux pour le development durable?. Press Universitaire de Paris Oest, (2011) et aussi Le Tourneau, François-Michel; Greissing, Anna; Kohler, Florent; Picanço, José Reinaldo Alves. Iratapuru et la noix du Brésil : une expérience de durabilité en Amazonie brésilienne. Cybergeo – Revue Européenne de Geographie, (2008).

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meilleure prix de vente271, en raison de désaccords ou de conflits entre les membres de la communauté.

Les castanheiros reçoivent leurs payements de différentes manières par les accords commerciaux qu'ils ont avec Natura: a) en raison de l'achat de l'huile de noix du Brésil négocié dans le contrat avec le coopérative COMARU, b) sous la forme de la restitution pour l'utilisation / accès aux connaissances traditionnelles (pratiques traditionnelles de cueillette de noix) et c) en raison de la cession des droits à leurs images. Chacun de ces accords contient sa propre complexité et le paiement est négocié et effectué différemment272. Dans cette rubrique, je propose une réflexion sur le mode par rapport à l'utilisation, la propriété et les paiements effectués au titre de droits d'utilisation de l'image de certains membres de la communauté, il est avant tout, le droit à la représentation des castanheiros a partir du paiement de droits individuels pour l'utilisation de leurs images. En outre, il est possible de penser les gains provenant de l'utilisation de ces images par l'entreprise en termes d'augmentation de leur valeur sur le marché des cosmétiques.

C'est bien de noter que les termes de ces accords, bien que négociés entre les deux parties, sont formulés à partir de la logique Euro-américain de contrats et de droits. Autrement dit, les contrats sont rédigés par des avocats de l'entreprise, les paiements sont effectués à partir des éléments de l'organisation en termes d'entités juridiques (institutions, coopératives, associations) et le fonctionnement de tous les accords repose sur la rubrique de le modèle occidental de la propriété. Au début, ces accords nous font voir ce qui pourrait être considéré comme les plus grandes asymétries de ce genre de relation. La rationalité de ces accords sont nécessairement la rationalité des affaires économique.

Dans la célèbre fable de Mandeville273, ce sont les intérêts individuels qui agissent de manière non intentionnelle pour la promotion du bien-être collectif ou l'intérêt public. Dans la relation entre l'entreprise Natura et la population d'Iratapuru, c'est exactement le contraire qu'il se produit. L'attribution des contrats d'utilisation de l'image et le paiement attribué à la personne qui offre son portrait peut être considérée comme l'une des grandes asymétries d'accords impliquant l'utilisation d'images entre les entreprises et les populations d'Amazonie. Le paiement se fait par l'attribution individuelle de droits, versé directement à celui qui donne son image à l'entreprise. La difficulté est liée précisément au fait que ce type de représentation fait

271 En 2011, par exemple, la Coopérative a payé par hectolitre de noix du Brésil (environ 45 kilos) de la valeur de 75,00 reais, alors que dans les intermédiaires ou marché de Laranjal do Jari, un castanheiro pourrait atteindre jusqu'à 160,00 reais par la même quantité.272 Juste pour donner un bref aperçu de cette dynamique, le paiement pour l'achat de l'huile de noix, par exemple, se fait par BASF. Dans le cas d'un paiement pour l'accès aux connaissances traditionnelles, le dépôt est effectué à la communauté Iratapuru traves de l'association et aussi au fonds Natura Iratapuru (gérée et contrôlée par Natura).273 Publié en 1723, la Fable des abeilles de Bernard Mandeville, argumente que les intérêts individuels peuvent spontanément générer des bénéfices publics. Cette idée a été très influente dans la naissance de l'économie. Adam Smith, a trouvé comme un élément explicatif de l'idée qu'une «main invisible» donnerait un ordre naturel des relations impersonnelles du marché. Cette formulation peut être considérée comme fortement influencé par les propositions précédentes de Mandeville.

référence à la collectivité et jamais à l'individu. En d'autres termes, il paie pour l'utilisation individuelle de l'image d'un castanheiro, mais l'entreprise se sert de la représentation collective, c'est à dire de tout un ensemble de familles vivant dans la même région et qui est également engagée dans la collecte de noix.

Bien que cette action puisse être comprise comme un moyen intéressant de générer des revenus pour les collecteurs, et aider à la diffusion de l'entreprise des cosmétiques, à l'échelle microscopique, même si les deux parties semblent satisfaits avec des accords relatifs à l'utilisation de l'image, cependant, d'élargir la échelle, nous pouvons nous demander quels sont les effets et les conséquences de l'utilisation et de l'appropriation en termes de gains, à la fois pour l'entreprise et pour certains membres de la communauté. Les castanheiros élus représentent finalement l'ensemble du groupe et de l'activité collective dans le territoire qu'ils habitent. Les « élus » se montrent au lieux d'autres. Ils représentent la totalité d'une pratique collective (la collecte de noix) et d'un espace partagé collectivement (RDS - Réserve de Développement Durable Iratapuru).

La circulation des images peut être considérée comme le plus important attrait commercial et de marketing pour les entreprises. Dans les images qui circulent, ils vendent la nature sous forme de produits de beauté, où l'image des peuples de la forêt, ainsi que les matières premières qu'ils offrent, est devenu indispensable. Bien que leurs revenus soient comptabilisés en termes d'augmentation des ventes, nous devons attirer l'attention sur la grande avantage pour les entreprises: leur marque et leur image au marché. La marque Natura, évaluée à plus de 7 millions de dollars en 2011274, a construit son prestige, sa stabilité et sa reconnaissance nationale et internationale grâce à cet ensemble complexe de stratégies démarrage. Pour qu'elle soit autant distinguée la relation avec les populations amazoniennes apparaît comme un élément essentiel.

Cette discussion ne dévoile qu'une infime partie d'un problème plus complexe. L'entreprise vend – et gagne - un idéal qu'elle construit et dans lequel la représentation imaginaire des populations vivant dans la région de la forêt amazonienne apparaît comme essentiel. Cela nous amène à un problème anthropologique déjà connu: l'exploitation de l'image et le droit de représentation des peuples autochtones. Infligées par les contradictions ou radicalement représenté comme plus faible dans un passé pas si lointain, maintenant ces peuple sont présentés comme les «gardiens de la forêt» au service d'une économie de marché axée par la logique environnementale. La primauté de l'un, face a l'autre, est identique, en dépit de nombreux efforts pour garantir les droits et la dignité de ces personnes, leur marchandisation matériel et symbolique continue de recevoir de nouveaux avatars.

Alcida Rita Ramos est sévère en analysent les peuples d'Amazonie et les intérêts des marchés axés sur la logique de la durabilité de l'environnement275. Comme nous l'avons

274Évaluation annuelle par l'entreprise Interbrand et publié dans www.rankingmarcas.com.br. Natura a été considérée comme la sixième marque la plus importante au Brésil.275 Voir: Ramos, Alcida Rita. The commodification of the Indian. In: Human Impacts on Amazonia: the role of tradicional Ecological Knowledge in Conservation and Development. Daniel Addison Posey and Michel J. Balick (orgs.) Columbia University

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vu, la marchandisation de leur art, leur image (Indiens, castanheiros etc.) et de leurs produits (noix, le rocou, murmuru, etc.), finissent par servir un large éventail d'intérêts de différents parti. Ainsi, ces populations continuent d'être traitées comme des marchandises et elles doivent se confronter à l'emprise élaborée par des entrepreneurs, des scientifiques, des ingénieurs, des environnementalistes. Les populations amazoniennes, contraintes de justifier la défense de leurs terres et de la sécurisation de leurs territoires, répondent malgré eux par des manœuvres en marketing qui révèlent la fragilité de leur statut.

Conclusion: L'exotisme professionnel

Nous avons tenté de discuter dans ce texte les controverses qui émergent dans les relations entre les entreprises et les populations amazoniennes. Les attentes distinctes générées par ces accords commerciaux et les différents paramètres à partir desquels chaque partie gère l'autre, posent quelques problèmes. Les exemples ethnographiques des autres chercheurs, alliés à mes données de terrain, permettent d'atteindre les problèmes les plus fréquents de ces accords commerciaux. Les entreprises guidées par la rationalité économique sont imperméables à l'altérité des autres modes de pensée, contrôlant ainsi tous les aspects de la relation, en particulier, l'utilisation des ressources financières allouées aux peuples amazoniens. Ce fait explique l'embarras des entreprises à traiter avec d'autres formes de vies et de pensées. Paradoxalement, les entreprises se plaignent de difficultés techniques et pratiques pour traiter commercialement avec les peuples de la forêt. Les différences, comprises et soulignées telles que les différences culturelles, sont essentielles dans les stratégies de diffusion des innovations par les entreprises. Le paradoxe réside dans la difficulté qu'ils ont de traiter l'exotisme qu'ils recherchent depuis le départ, avec le professionnalisme exigé de leur statut d'entreprise.

Nous sommes confrontés aux autres dilemmes lorsque nous réfléchissons sur les moyens d'utiliser les images et le droit de représentations de ces populations. Les formes d'organisation juridiques, peu préparées à faire face à des relations qui impliquent les populations d'Amazonie, fait accentuer les asymétries de ces accords pour permettre à une entreprise de payer individuellement l'image des personnes, mais, en retour, obtiennent l'ensemble du groupe qui représenté. Par conséquent, bien que nous puissions tenir compte des gains de l'entreprise en termes de ventes de produits, il est difficile de compter leur gains en termes de valeur de marque, prestige et réputation au marche, des aspects très appréciés par les gens des affaires.

D'une part, les populations amazoniennes, en raison des accords avec les entreprises, envisagent un moyen d'améliorer leur vie et d'augmenter les ressources limitées dont ils disposent. De l'autre, les entreprises recherchent avec ces populations la possibilité de créer de nouvelles formes d'activités et d'assurer leur participation dans les marchés où elles opèrent, à travers ce type de stratégie elle peut réussir à produire une image de l'entreprise socialement et écologiquement responsable. En surface, on voit des acteurs distincts qui se rencontrent et s'entendent sur la mise en place de ces partenariats commerciaux, mais au fond de ces relations il demeure un grand nombre de

Press, (2006).

difficultés, des malentendus et des frustrations. Si nous ne pouvons pas nier que les deux parties gagnent quelque chose en signant ces accords, nous ne pouvons ignorer l'inégalité des gains obtenus pour les uns et les autres.

Ces discussions font partie d'un débat beaucoup plus épineux et qui sont loin d'apparaître comme un consensus dans la littérature anthropologique. Il s'agit de controverses concernant le droit à la propriété intellectuelle et à la commercialisation de «produits culturels». Bien qu'il s'agisse d'une controverse au sein de la discipline, Il existe un accommodement où les anthropologues semblent d'accord: la sensibilité du travail anthropologique ainsi que sa lutte acharnée pour les droits des personnes qui ont toujours vécu en marge, ont conquis à la possibilité que ces peuples conquis le minimum de dignité et de reconnaissance. En ce sens, il est prévu que l'anthropologie ne peut jamais abandonner la volonté de comprendre ces rencontres complexes entre la rationalité occidentale et des peuples qui préservent d'autres formes de vie et de pensée.

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Hurand B. - Les déchets : une question d’intégration

Bérengère HURAND, Professeur agrégée de philosophie, Académie de Paris

« Les crises écologiques se traduisent le plus souvent par la disparition de tout extérieur au monde humain, de toute

réserve pour l’action humaine, de toute décharge où l’on pouvait jusqu’ici, selon le délicieux euphémisme inventé

par les économistes, externaliser les actions. On a plus d’une fois remarqué ce paradoxe : le souci de

l’environnement commence au moment où il n’y a justement plus d’environnement, cette zone de la réalité où l’on pourrait sans souci se débarrasser des conséquences de la vie politique, industrielle et économique des humains. »

Bruno Latour, Politiques de la nature276.

Etat des lieux, questionnement, perspectives.Les déchets, c’est d’abord une masse considérable. France 2010 : 355 millions de tonnes277 = 5,5 t/habitant = 15 kg/j/habitant. Une masse dont on ne peut désormais plus se débarrasser par la mise en décharge ou l’incinération systématiques : si le code de l’environnement de 1975 définissait comme déchet « tout bien meuble abandonné ou que son détenteur destine à l’abandon », la loi du 13 juillet 1992 introduit une différence entre « déchet » et « déchet ultime », dont on ne peut rien faire, qui n’est pas valorisable278. L’abandon n’est plus le fait de l’arbitraire du propriétaire du déchet : il est décidé par défaut de solution technique. La qualification de déchet ne le renvoie donc plus dans un lieu extérieur à la politique, dans le vide juridique de l’abandon : le déchet est une matière gérable qui a un « devenir économique »279. Il y a 15 ans, McDonough et Braungart mettaient au point le concept industriel du Cradle to cradle280 ; dans l’esprit du C2C, on parle aujourd’hui d’« économie circulaire », « système de production et d’échanges prenant en compte dès leur conception la durabilité et le recyclage des produits ou de leurs composants281. » Réduction à la source et valorisation optimale des déchets deviennent les objectifs de la politique européenne282 : ainsi, dans l’internalisation industrielle, semble prendre corps la formidable dynamique de la loi de 1992, qui clôt un siècle d’externalisation. Est-ce là la première étape d’une intégration des déchets, objets et matières abandonnés, dans le collectif ? Sommes-nous en train de leur donner une voix politique ? Nous avons là un sujet de réflexion à la fois urgent et profond pour l’écologie politique, telle que la définit Bruno Latour.

276 Latour, Politiques de la nature,1999, p. 93.277 2013, CGDD, MEDDE.278 Loi du 13 juillet 1992, art. 1er : « Est ultime au sens de la présente loi un déchet, résultant ou non du traitement d’un déchet, qui n’est plus susceptible d’être traité dans les conditions techniques et économiques du moment, notamment par extraction de la part valorisable ou par réduction de son caractère polluant ou dangereux. »279 La Responsabilité Elargie du Producteur par exemple (élaborée sur le principe du « pollueur payeur »), imaginée par l’OCDE dans les années 70 et élargie dans les années 90 à de nombreuses filières industrielles, vise à internaliser les coûts de collecte, de recyclage et de traitement de certains produits tout au long de leur cycle de vie.280 William McDonough et Michael Braungart, Cradle to cradle, 2002, p. 92.281 Définition du Conseil National des Déchets.282 COM(2011).

Faisons d’abord l’état des lieux du traitement des déchets municipaux dans l’UE27283. Le recyclage et le compostage – internalisation – sont des pratiques de pays riches (Allemagne et Autriche : 62%) ; plus un pays est pauvre, plus les déchets municipaux sont mis en décharge (Serbie et Bosnie : 100%). L’incinération elle aussi est corrélée à la richesse du pays (Norvège : 57%). Mais le volume des déchets entre également en compte : si la Bulgarie met en décharge 94% de ses déchets et le Danemark 4%, le premier pays n’en produit que 375 kg/hab. contre 718 kg/hab. pour le second. L’incinération est donc un choix industriel coûteux pour résoudre un problème de gros volume de déchets : c’est clairement une alternative à la mise en décharge, mais il ne s’agit pas d’internalisation pour autant. Ainsi, si on veut dégager une tendance, elle ne sera pas en faveur d’une plus grande internalisation, mais d’une externalisation diversifiée. Par ailleurs, on peut se demander si le gros volume des déchets est la cause ou l’effet de ce traitement industriel. Est-ce le niveau de consommation qui fait produire des déchets, ou bien l’existence d’infrastructures permettant leur traitement ? A cet égard, le recyclage industriel est-il une alternative crédible pour réduire la production (Allemagne : 597 kg/hab) ? Il est donc permis de se demander si l’internalisation dans les circuits industriels, si on arrive à la développer, est une bonne méthode pour la réintégration politique des déchets dans le collectif. Car cette dernière tient surtout au changement de la représentation sociale du déchet. Or on voit mal ce que pourrait apporter, de ce point de vue, le recyclage ou le compostage, par rapport à l’élimination. Bien sûr, il faut encourager le tri des ordures. Mais on a jeté, on jette toujours, avec bonne conscience encore ! Redéfinissons : l’internalisation est le mouvement inverse de l’externalisation, c'est-à-dire de l’abandon. Sans abandon, pas de déchets, pas de multiplication des déchets. Or mon hypothèse est que, parce que nous avons laissé l’industrie gérer le flux des déchets et, récemment, leur internalisation, nous sommes engagés durablement dans une impasse politique qui nous empêche encore d’endiguer l’abandon, et d’intégrer les déchets dans le collectif.

Contexte historique de l’industrialisation du traitement des déchets Barles284 montre que c’est au tournant des XIXe et XXes. que s’opère la transition entre un traitement artisanal des déchets urbains par les chiffonniers, dont l’exploitation fournit de nombreuses matières à la première révolution industrielle285, et un traitement rationalisé à grande échelle. C’est surtout à la dévalorisation économique des déchets et à leur abandon (les citadins veulent qu’on les en débarrasse) que l’on doit cette mutation. D’où le retrait progressif des acteurs traditionnels du traitement des déchets, la « crise du chiffonnage »286.

283 2013, Eurostat. 284 Sabine Barles, L’invention des déchets urbains. France 1790-1970, 2005.285 « La valorisation des sous-produits est une des caractéristiques essentielles de la première industrie chimique », id, p. 233.286 Barles (op. cit., p. 212 sq.) : le vrai recul de la profession date en fait du début des années 30 : la crise économique qui fait baisser le coût des matières premières, certaines mutations industrielles, les nouvelles poubelles parisiennes mises en service en 1925 et les nouvelles bennes-tasseuses de 1936, tous ces facteurs entravent l’activité. La première conséquence de son recul est une augmentation du volume des ordures, qui rend d’autant

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Quant à l’hygiénisme, il pousse sur les ruines de la valorisation économique. Les déchets ne deviennent sales et dangereux que quand ils ne sont plus utilisés : de déchets transitoires, ils deviennent « absolus » ou « ultimes ». Au XVIIIe, rappellent Barles et Harpet287, le mot « déchet » contient seulement l’idée de perte, de diminution. Au XIXe, on lui ajoute le sens de dépréciation ; mais jamais il ne renvoie à quelque chose qu’on abandonne288. Bien sûr, il y a du déchet inutile ; mais « les termes déchet, résidu, voire débris, ne sont pas attachés à cette inutilité289 ». C’est seulement à la fin du XIXe que le déchet « tend à englober tous les excreta urbains : boue, immondices, ordures, balayures etc.290 » ; on ne parle alors plus d’utilisation mais de traitement, plus de réutilisation mais d’élimination, de destruction, de désintégration. « D’état transitoire, le déchet, comme l’eau usée, devient un état final, une externalité urbaine, qui traduit un abandon291 ». La fin de l’épandage des gadoues par exemple, s’explique par la concurrence avec l’industrie chimique et l’importation du guano, qui rendent les engrais naturels moins rentables et leur recours plus difficile ; et par le fait qu’on cesse de penser que les intérêts de l’agriculture convergent avec ceux de l’épuration. Devant le flux incessant des eaux usées qui continue de menacer la salubrité, le discours hygiéniste prône alors la désinfection, et l’épuration biologique artificielle se généralise dans les années 1930. L’élimination industrielle succède au recyclage industriel, accueillie par le même enthousiasme de la croyance au progrès.

Dans ce contexte, l’incinération apparaît comme une solution miracle. « L’incinération officielle débute pour Paris, à Saint-Ouen, en 1907292 ». Selon les médecins, l’incinération présente peu d’inconvénients, fumées et odeurs sont négligeables ; et dans les années 1910, on développe ce qui deviendra son débouché principal : la récupération d’énergie293. Convergent alors trois intérêts : intérêt public (hygiène), intérêt économique (le service se paie, la valorisation est possible), et intérêt industriel (celui du corps des Ponts et Chaussées). L’élimination des déchets par voie industrielle devient ainsi une véritable obsession pendant une trentaine d’années294.

plus nécessaire la prise en charge publique. 287 Cyrille Harpet, Du déchet : philosophie des immondices, corps, ville, industrie, 1998, p. 47 sq.288 « Ces déchets […] sont certes la chute d’une industrie, mais souvent la matière première ou accessoire d’une autre, ou de l’agriculture », Barles, op. cit., p. 233.289 Barles, op. cit., p. 234.290 Barles, op. cit., p. 244-245.291 Barles, op. cit., p. 246.292 Barles, op. cit., p. 186.293 Sont ainsi construites des usines multifonctionnelles qui assurent à la fois le broyage des ordures, la production de « poudreau », le tri des matières valorisables, et l’incinération du reste, produisant de l’énergie. A Nice en 1923, « un élevage de porcs, poules et canards est adjoint à l’usine, les animaux étant nourris par les résidus alimentaires » (Barles, op.cit., p. 188). A Belfort en 1937, « l’installation est voisine d’une station d’épuration, d’un abattoir et d’une piscine », (p. 222). 294 Dans les années 60, la question des déchets « se posait surtout en termes d’élimination. Il fallait que le déchet disparaisse le plus vite possible, en sentant le moins mauvais possible », Christian Mettelet (ancien directeur de l’Agence Nationale pour la Récupération et l’Elimination des Déchets, fusionnée dans l’ADEME en 1991), 2013.

Ce façonnement des esprits n’a rien d’étonnant : culturellement, le terrain était tout préparé, et c’est un heureux hasard que les circonstances historiques aient permis aux innovations techniques de faire écho à la dimension symbolique archaïque du feu purificateur, désinfectant, neutralisant l’immondice295. Dans la maîtrise du feu, il y a quelque chose de prométhéen, de démiurgique, qui fascine depuis longtemps ; l’incinérateur promet de simplifier les matières, dépolluer en neutralisant ce qui contamine, rendre la matière vierge de toute transformation : « la gamme étendue des milliers de formules chimiques différentes, des combinaisons multiples, est ramenée à deux types de molécules simples, l’eau et le dioxyde de carbone296. » Enfin, c’est de manière autrement plus efficace que l’incinération répond au principe d’occultation de l’enfouissement.

Effets sanitaires, sociaux et politiques du traitement industriel des déchets En France, l’option de l’incinération est confirmée par les chiffres les plus récents (2008 : 32%, 2011 : 35%), et par le fait que ce traitement est encore très épargné par la TGAP : seuls 3% des tonnages incinérés sont soumis au taux plein, avec un niveau moyen de taxation de 2,8€/t.297. En 2010, le parc français d’UIOM était le plus grand d’Europe : 129 usines, dont 114 avec récupération d’énergie. La plus vieille usine en activité date de 1968, révélatrice d’un équipement massif des années 70-80 : 103 UIOM en 1975, 310 en 1989. L’incinération apporte une solution à grande échelle au problème des déchets – solution optimale, radicale. − Réduction du volume de 90% et de la masse de 70%.− Réduction de la nocivité des déchets ; stérilisation. − Production d’énergie de récupération (chauffage urbain

et électricité), donc réduction de l’utilisation des ressources fossiles298.

Mais cette solution n’est pas sans inconvénients. − Emission de polluants atmosphériques (dioxine,

métaux lourds, gaz acides, poussières). La combustion fait apparaître de nouvelles combinaisons chimiques ; ainsi la dioxine, dérivé du chlore résultant de la combustion incomplète des PCB. Ce problème concerne surtout les vieilles installations ; entre 1995 et 2006, les émissions de dioxines ont été divisées par 100.

− Problème des sous-produits : la disparition n’est pas totale. Reste 10% du volume, 30% de la masse : cendres et résidus d’épuration des fumées (30 kg/tonne de déchets), mâchefers (250 kg/tonne), métaux ferreux et non ferreux, résidus liquides pour certaines installations.

Ces deux premiers problèmes sont techniques, des solutions existent. Le regard élargi nous montre en revanche un

295 Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, p. 151. Le feu fascine au point que les fumées industrielles mettront très longtemps à inspirer de la méfiance : au XVIIIe, « le feu de l’industrie implantée au cœur de la ville pourrait, au dire de certains, corriger les émanations de la foule putride, les vapeurs de l’immondice », p. 100. 296 Harpet, op. cit., p. 429. 297 CGDD, 2013. Le Plan d’action national déchets (2009-2012) prévoyait la création d’une TGAP sur les incinérateurs de l’ordre de 6,4€/t en 2012. 298 Les déchets issus de 7 familles assurent le chauffage et l’eau chaude d’une famille. En 2010 : 0,6% de la consommation nationale d’électricité.

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problème politique plus complexe, parce que lié au système qu’on a progressivement élaboré pour les régler.

1/ Restriction du choix. Pour rentabiliser une UIOM, il faut la faire fonctionner au maximum de ses capacités. Le choix de l’incinération ne fait-il pas oublier les autres (recyclage, compostage) ? N’y a-t-il pas là une situation de monopole dans le sens où parce qu’une option technique satisfait globalement les besoins et qu’on s’accommode de ses inconvénients, aucune autre solution n’est sérieusement envisagée ? L’ADEME et la CGDD ne voient pas le problème. L’incinération reste un traitement « complémentaire » qui, s’il est ajusté aux besoins, n’empêche pas de développer, entre autres, le compostage aérobie ou anaérobie (méthanisation) avec un digesteur industriel, l’isolation par le TBM des ordures à fort pouvoir calorifique et leur valorisation en Combustible Solide de Récupération à utiliser dans d’autres industries (cimenteries) en substitution aux énergies fossiles, etc. Mais ces solutions restent industrielles et confortent le système : il s’agit toujours de valoriser les produits de l’industrie, d’en augmenter le rendement, plutôt que d’inventer autre chose ; et pour tout cela, le gisement de déchets ne doit pas faire défaut299. Illich disait déjà il y a 40 ans qu’un système technique monopolistique, même et surtout s’il est efficace, structure la société en fonction de ses propres exigences. Il y a un effet de seuil au-delà duquel la gestion efficace crée davantage de problèmes qu’elle n’en règle ; pas seulement des dégâts collatéraux, mais aussi ceux-là mêmes qu’on veut régler. Ainsi, la gestion par des processus industriels du volume grandissant des déchets risque d’enclencher, si ce n’est déjà fait, une sorte de cercle vicieux à double entrée. Soit l’incinération, par la magie de la disparition, incite à produire plus. Soit on valorise les déchets par le moyen d’autres types d’infrastructures industrielles de traitement, du type du TBM ou des usines de recyclage ; cela augmente les matières ou l’énergie réintégrés dans le processus, et donc les déchets – même recyclés. Dans La notion de dépense, Bataille comparait l’économie naturelle du gaspillage (la dépense improductive) à l’économie humaine qui ne veut rien perdre (la dépense productive). C’est peut-être, en effet, le fait de ne rien vouloir perdre qui nous fait produire trop. Si l’intuition de Bataille est juste, nous pourrions arriver à endiguer le gaspillage productif en cassant la filière de la réutilisation efficace et rentable, et en développant les filières non industrielles de l’artisanat, de la réparation, du réemploi, qui pourraient jouer le rôle de fuites dans le système, propres à enrayer la machine.

2/ Dépossession économique. Le choix de l’incinération semble avoir confisqué ce bien, cette « matière première urbaine », dont parle Barles, à tout un pan économique : la chiffonnerie a été interdite à Paris en 1946. C’est d’un métier qu’il s’agit : l’industrie est incapable d’assurer la valorisation fine des déchets, ou la réparation en vue du réemploi. Heureusement, le réseau associatif se reforme petit à petit autour d’Emmaüs, Envie (équipements

299 Il faut signaler la contradiction entre la volonté d’ajuster la dimension des UIOM aux stricts besoins (Grenelle de l’Environnement) afin d’éviter la tentation de maximiser des rendements, et le projet « d’augmenter le rendement des installations d’incinération » par le tri effectué par les TBM de ce qui autrement partirait à la décharge (ADEME, 2012).

électriques et électroniques) le Relais (textiles), ou les Ressourceries300.3/ Fabrique de la société émétique 301 . Depuis sa généralisation dans les années 60, l’incinération a façonné le comportement des usagers. Tout est jetable, et puisque l’incinérateur nous « assure » de sa disparition, cela évite le questionnement. Bon débarras ! La pratique de l’incinération semble avoir exacerbé une espèce d’obsession sociale de l’élimination, qui pourrait avoir ses racines dans la fonction sociale archaïque de la consumation des richesses analysée par Mauss. Mais à rapporter les pratiques de l’usager à cette dimension anthropologique, on risque d’en manquer les causes politiques ; d’autant que la tendance à l’élimination n’a jamais été complètement séparée de la volonté de valoriser. Si on veut parler du profil anal de la société moderne, ce sera donc sous les deux aspects de la personnalité décrite par Freud, fascinée par l’expulsion comme par le pouvoir de la rétention.Grâce à la loi de 1992, la gestion des années 90 pourrait apparaître comme l’image inversée de celle des Trente Glorieuses. Reste à savoir si elle inverse vraiment la tendance à l’élimination, ou si elle en explore une autre face. Rémi Barbier décrit les circonstances qui ont vu naître le tri sélectif des emballages ménagers : la société Eco-Emballages est chargée par les industries concernées par la loi d’organiser et de financer la collecte et le tri dans les municipalités. Selon la REP, le producteur, c’est l’industriel ; mais « ce n’est que tardivement qu’une inflexion vers la réduction à la source sera effectivement engagée302 ». C’est l’usager lui-même qui est d’abord responsabilisé. Ses pratiques quotidiennes sont analysées, encadrées, normalisées. Mais il ne s’agit pas d’affiner son jugement critique ; il s’agit surtout d’assurer un gisement de déchets prévisible et facile à exploiter. La sensibilisation a pour but d’aider l’usager à se repérer dans ses propres déchets comme un apprenti industriel : « au traditionnel usager sans qualités […], l’impératif de recyclage substitue un producteur-trieur inséré dans une filière industrielle, dont il faut construire et maintenir la performance303 » évaluée en kg/hab./an. « A l’issue du processus […], le déchet d’emballage s’est écarté de sa définition traditionnelle de "chose abandonnée" pour accéder au statut de "chose qu’on transmet"304 ». « Des entités singulières accèdent à une "vie publique", elles sont saisies en rapport avec des exigences générales305. »Victoire sur l’abandon, socialisation d’un ensemble d’objets : n’est-ce pas là l’introduction des déchets dans le collectif que nous appelions de nos vœux ? Non ; en s’aidant de la société pour internaliser les déchets-matières dans le processus industriel, on a oublié de les faire entrer dans le champ du politique. L’usager reste indifférent à leur sort, dont les ressorts lui restent étrangers ou abstraits. Il lui faudrait prendre conscience de l’hybridité des objets, à la fois utiles et inutiles, que les mécanismes de traitement effacent. La frontière est encore trop étanche, la répartition encore trop rigide, entre le monde des objets dits utiles (hors de la poubelle) et celui des matières que deviennent 300 Voir http://dvo.hypotheses.org/, La deuxième vie des objets. 301 Harpet, « Le mot et la matière : soubassements philosophiques du traitement des déchets par l’incinération », 2005.302 Rémi Barbier, « La fabrique de l’usager », p. 39.303 Id., p. 39. 304 Id., p. 43.305 Barbier et Trepos : « Humains et non-humains : un bilan d’étape de la sociologie des collectifs », p. 52.

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les objets dits inutiles (dans la poubelle). Cet objet qui a perdu son utilité, qu’a-t-il encore à dire, que peut-il encore apporter ? Car les déchets ne sont pas tous aussi répugnants ni dangereux ; ce ne sont pas tous, à proprement parler, des ordures. Il est vrai que dès qu’on emploie le terme « déchet », s’opère une homogénéisation sémantique qui rend le jugement dissociatif difficile : « nous plongeons dans l’univers du désordre, de l’informe, de l’indifférencié, du pêle-mêle, du scabreux et du corrompu-corrupteur306 ». Mais ce trait culturel est accentué par les dispositifs techniques d’élimination et de recyclage, même s’ils correspondent à des exigences sociales légitimes. Jeté, inutile et sale se confondent désormais dans la poubelle qui déborde. Il faudrait opérer de nouvelles distinctions et de nouvelles correspondances entre le jeté et l’inutile, l’inutile et le sale, le sale et le jeté. L’intérêt du paradigme C2C, c’est qu’il pense le cycle industriel à l’image du cycle naturel. Il pourrait devenir le modèle des pratiques du citoyen producteur de déchets, qui ne penserait plus son activité en fonction des exigences de l’industrie, mais en fonction de son inscription dans le cycle biochimique des matières. Ainsi le compostage (étranger à nos pratiques bien que facile à mettre en œuvre) ne serait pas pensé comme une technique de traitement des déchets, mais comme la réintégration féconde du produit de la culture dans la nature. ConclusionLa question des déchets est paradoxale de bien des points de vue ; notamment la volonté d’élimination ou de réduction des déchets par le moyen d’un système technique qui les fait se multiplier, et les plie à son mode de fonctionnement. Leur intégration dans le collectif suppose une réappropriation, un retour dans la catégorie des objets. Parler d’économie circulaire, encourager l’internalisation des déchets dans le circuit industriel : non seulement ça ne suffit pas, mais ça risque d’aggraver le problème. Cela fait quarante ans que nous ne savons plus réparer, réutiliser, donner, composter – et que nous avons pris l’habitude de considérer les objets comme des déchets en puissance, ce qui amoindrit leur valeur et fait dépendre notre confort, non plus de notre prudence, de notre habileté ou de notre savoir-faire, mais d’une industrie toujours d’accord pour remplacer ce que notre grande poubelle accueille généreusement. Pour aller à contre-courant, il faut réapprendre à jeter.

306 Harpet, « Le mot et la matière », op. cit., p. 167.

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Kazic D. - La bistronomie versus slow food : les solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où on les attendait…

Dusan Kazic

IntroductionMon travail de recherche porte sur l’analyse de la restauration dite « bistronomique ». Plus précisément, je m’intéresse à rendre compte des nouveaux goûts en train de se faire dans cette nouvelle restauration associés avec de nouvelles pratiques écologiques. Le terme de bistronomie a été inventé en 2004 par le journaliste Sébastien Demorand pour désigner les restaurants dont la qualité de la cuisine est égale aux restaurants gastronomiques, le service en moins, permettant une différence significative de prix. Une nourriture de qualité et de saison est servie dans un cadre de bistro rendant accessible à un plus grand nombre la gastronomie française. Ce sont en quelques sortes « des hybrides » entre des bistros et des grands restaurants. Ce faisant, c’est un renouvèlement de la restauration française en marge du système Michelin, qui accorde ses étoiles en fonction de ce qui est servi dans l’assiette mais aussi du cadre et du service qui accompagnent cette dernière. Mon travail de recherche porte sur ce qu’on pourrait appeler une approche pragmatique du « goût » des acteurs de la bistronomie (cuisiniers comme amateurs de cuisine), prenant en compte cette dimension écologique. Toutefois, cette communication ne portera pas sur le goût en train de se construire dans la bistronomie, mais sur une comparaison entre ce mouvement et le mouvement Slow Food. Le mouvement Slow Food est né en 1986, une petite vingtaine d’années avant l’invention d’un nouveau mot pour désigner le mouvement auquel je m’intéresse, et à peine six ans avant l’ouverture de premier restaurant bistronomique en 1992. Ce terme désigne et revendique une restauration lente par opposition à une restauration rapide, à l’occasion d’une protestation contre l’ouverture d’un Mac Donald en plein centre de Rome. Le mouvement Slow Food milite « pour la défense et le droit au plaisir d’alimentation » et « contre l’érosion culinaire » (Petrini, 2006). C’est un mouvement présent aujourd’hui à travers 150 pays et comptant environ 100 000 adhérents. En France, comme certains le savent peut-être, le mouvement a eu beaucoup de mal à s’implanter, et finalement, la structure nationale a été dissoute fin 2011 au profit d’organisations locales appelées « des conviviums » avec des statuts indépendants. J’ai choisi de faire cette comparaison en raison de nombreux points de ressemblances entre ces deux mouvements concernant la dimension écologique de leurs pratiques respectives, et parce que le mouvement Slow Food, à la différence du néo-mouvement bistronomique, est considéré comme un mouvement d’écologie politique alors que le second ne l’est pas (encore ?). Ce colloque me parait adéquat pour réfléchir à la question de savoir pourquoi l’un est pensé dans une matrice écologique et pas l’autre. Je souhaite discuter à cette fin les questions suivantes :

• est-ce que notre rapport à la nourriture pourrait faire partie ou pourrait-elle aussi être pensée dans un cadre d’écologie politique ?

• Quels sont les points de ressemblance de ces deux mouvements mais aussi quels sont les points divergents ?

• Que nous apprend l’échec du mouvement Slow Food en France ? Quelles leçons tirer du succès de la bistonomie ?

• Je finirais en me demandant si finalement la naissance de la bistronomie n’est pas la création d’un nouveau mouvement écologique alimentaire français mais que n’a pas encore son nom ? Avant d’entrer dans le vif dans le sujet, il me

semble nécessaire de faire un bref rappel historique des relations qu’entretient l’écologie politique avec les plaisirs de la bouche ainsi que de souligner certaines évolutions sur ce sujet.Le milieu écologiste, comme le rappelle Florence Faucher (1998) dans son article, entretient des relations ambiguës à l’alimentation. Il s’intéresse aux aliments eux-mêmes, à leur sélection, leur variété, mais beaucoup moins à la façon dont on prépare les mets ou encore aux manières de table (dressage d’un plat par exemple). Les écologistes s’intéressent généralement à des questions plus abstraites comme celle de savoir s’il est moral ou non de manger les animaux ou dans quelle quantité, et la dimension liée aux plaisirs de la table comme de la gourmandise suscite toujours des réticences. Si l’on replonge par exemple dans un des textes fondateurs de l’écologie politique, La convivialité d’Ivan Illich, on remarque cette même gêne envers la nourriture, ce qui est d’autant plus surprenant pour un auteur qui accordait tant attentions au bons vins, à la bonne nourriture et à la manière de dresser la table pour ces convives (voir son long entretien, La corruption du meilleur engendre le pire 2007). Mais plus qu’un attachement privé à la cuisine, Ivan Illich a emprunté son concept majeur de convivialité à Brillat-Savarin dans sa Physiologie du goût (1982), désignant ici « le plaisir d’un partage alimentaire », pour le redéfinir comme « des relations à autrui par les outils qu’il utilise ». Ce qu’il appelle la société conviviale est une société « où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes » ; une société dans laquelle « c’est l’outil qui est convivial et non l’homme » (Illich, 2003). Ce faisant, ce texte très important, tant discuté par ailleurs dans le milieu écologiste, pose un problème concernant sa portée/pertinence politique : peut-on dissocier la notion de convivialité de celle de nourriture ? Quelle est la pertinence d’utiliser le terme de convivialité sans l’associer au plaisir de la bouche ? Est-ce que l’outil peut-il être convivial au même titre que peut l’être la cuisine comme l’affirme Ivan Illich? Nous ne parlons toujours pas « d’outil convivial », en revanche nous parlons bien « d’un plat ou d’un repas convivial ». Et plus généralement, peut-on construire une société conviviale en évacuant toute dimension alimentaire ? Plusieurs chercheurs en sociologie de l’alimentation ont depuis montré que le fait de manger ensemble est un puissant vecteur de convivialité (Fischler, 2001 ; Poulin, 2004). C’est ce qui fait sans doute dire à Roland Barthes, en 1961, que « pour les chercheurs, la nourriture est un sujet futilisé ou culpabilisé » (Barthes, 1961).Cette brève critique n’a pas pour but de faire un réquisitoire contre Illich, mais de souligner le paradoxe qu’entretien celui-ci (et l’écologie politique plus généralement) avec le plaisir de la bouche, alors qu’on sait combien le concept de

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convivialité est important pour les écrits dit « écologiques », mais aussi de souligner que les choses commencent timidement à évoluer.

Deux choses me font dire cela : d’une part, bien sûr, la naissance du mouvement Slow Food qui a jeté un pavé dans la marre dans le milieu écologiste en se proclament mouvement gastronomique dans le sens de la définition qu’en donne Brillat-Savarin (à savoir « la connaissance raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme), et en affirmant plus encore que l’écologie devrait être gastronome, « sinon la vie sera bien triste » selon les dires de son fondateur Carlo Petrini (2004). D’autre part, le fait qu’un auteur comme Paul Ariès, un des représentants du mouvement décroissant, publie un ouvrage en 2012 au titre engagé, Le socialisme gourmand, insistant sur l’importance pour l’écologie politique de prendre au sérieux la question du plaisir pour penser un modèle alternatif à la société capitaliste ; et pointant aussi l’importance de nouvelles pratiques et politiques alimentaires.Si l’écologie politique ne s’est donc pas beaucoup intéressée jusqu’à présent à la cuisine, il semblerait que ce soit en train de changer, et cela passe principalement par les mouvements auxquels je m’intéresse ici. Abordons donc à présent 3 points de convergences entre les deux.

Le premier point de convergence entre ces deux mouvements est la volonté d’une forme de démocratisation de la gastronomie. C’est-à-dire que celle-ci n’est plus réservée à des personnes très riches. Il y a une volonté partagée de sortir la gastronomie de son élitisme. Comme le rappelle le journaliste gastronomique François Simon (2013), « la gastronomie était rigide, poussiéreuse, de copinage, pétrie de certitude et excluante ». La gastronomie, selon les dires de Carlo Petrini, « remet la nourriture au centre de l’intérêt de tous ». On trouve un argument très semblable chez le chef cuisinier Yves Camborde, initiateur du mouvement bistronomique avec l’ouverture de son restaurant la Reglade en 1992, affirmant « qu’on a démocratisé la cuisine auprès du grand public. On n’est plus obligé d’être grand bourgeois ou très aisé pour bien manger ». Il faut relativiser la notion d’ « intérêt de tous » de Carlo Petrini et d’Yves Camborde : plutôt que ‘tous’, il faudrait plutôt dire que ces mouvements rendent la nourriture de qualité accessible à un plus grand nombre. Ces deux mouvements ne rejettent pas l’économie libérale. Pour autant, le changement est significatif : jusque-là réservée à une élite, c’est-à-dire à un très petite partie de la population, la restauration de qualité, gustative et en partie écologique, est aujourd’hui, en France et en Italie notamment, accessible à l’ensemble de la classe moyenne.Cette démocratisation se traduit par plusieurs choix très concrets :

D’une part, dans les établissements qui se réclament du Slow Food ou de la bistronomie, on ne trouve pas de produits chers comme la truffe ou le caviar par exemple. L’exigence de goût est recherchée à partir de produits moins « nobles » et de saison. « On y mange à gauche » pour reprendre la belle expression de Paul Aron (1989) : en Italie, vous allez par exemple manger une bonne mozzarella de « bufala », assaisonnée d’une très bonne huile d’olive et accompagnée de courgettes crus, et en France il y a de fortes chances que vous mangiez en ce moment dans un restaurant bistronomique un macro (cru), c’est-à-dire un poisson pas cher, riche en oméga 3, qui ne

fait pas partie des espèces en voie de disparition, accompagné de tranches de courges crues et d’herbes sauvages. D’autre part, le décor comme le service de ces restaurants sont minimalistes expliquant en grande partie la possibilité pour ces derniers de diviser par 2 voire par 3 l’addition. Il n’y a pas de nappe ni de vaisselle chère, le nombre de serveurs est divisé par 2 ou 3 et l’espace est beaucoup plus petit que dans les restaurants gastronomiques. Les prix des menus varient en fonction des restaurants : en moyenne il faudra débourser pour un déjeuner entre 22 et 37 euros pour une entrée, un plat et un dessert, et le soir, entre 34 et 60 euros pour cinq plats. Les prix sont relativement abordables comparés à 90% des restaurants qui font du surgelé en France, et où l’on risque de payer plus au moins le même prix pour des plats industriels réchauffés au micro-onde ou au bain-marie. Enfin, si les menus changent très souvent en fonction de l’arrivage des produits et de la saison, à la différence des restaurants gastronomiques, ce sont souvent des menus uniques. Cela signifie que les clients n’ont pas le choix des plats (les restaurateurs peuvent faire des changements au cas d’allergie ou si la personne ne mange pas tel ou tel aliments), évitant ainsi un gaspillage énorme de nourriture et diminuant fortement les risques d’intoxication en comparaison des restaurants classiques en raison de la fraicheur des assiettes.

2ème point de convergence, déjà croisé plus haut, les restaurants Slow Food et bistronomiques s’opposent clairement à la nourriture industrialisée aux goûts uniformisés. Tous les produits sont servis frais et cuisinés sur place. En cela, la bistronomie rentre dans la thématique Slow Food du bon, propre et juste. Le « bon » est ce qui plaît du point de vue sensoriel, « le propre » exige que le produit soit durable d’un point de vue écologique et le « juste » renvoie à une création de richesse qui établit un ordre plus équitable. La convivialité et la proximité avec les clients sont recherchées chez les deux types de restaurateurs.Un fait important à souligner dans cette comparaison est la place centrale que les légumes et les herbes sauvages prennent dans les assiettes des restaurateurs de ces deux mouvements. Avant les années 1970 rappelle le sociologue Claude Fischler, « les légumes brillaient par leur absence. L’ancien régime culinaire les passait sous silence : pas une mention depuis 1935 » sur les cartes des restaurants gastronomique » (Fischler 2001). En France, lorsque les premières assiettes légumières parsemées d’herbes sauvages sont apparues chez le chef Michel Bras, cette démarche iconoclaste a provoqué des critiques virulentes de la part de la presse gastronomique. Un journaliste de l’époque demanda « qui (était) donc ce cuisinier qui propose de manger les herbes des chemins, comme n’importe quelle vache ? (Baugé 2013). La bistronomie ainsi que le Slow Food sont héritiers de ce changement, accordant une très grande attention aux légumes pendant leur cuisson. Plus que cela, les légumes commencent à remplacer la viande dans certaines assiettes, et cela se fait par des techniques de cuisson. Auparavant, les légumes étaient simplement utilisés pour accompagner la viande, comme c’est encore le cas aujourd’hui dans la restauration classique. Mais ce n’est plus le cas dans les mouvements auxquels je m’intéresse : ici, on accorde beaucoup de temps à la préparation des légumes, et les techniques de cuisson utilisées pour cuire la viande sont appliquées aux légumes.

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Par exemple, il y a quelques semaines, un plat m’a été servi dans un restaurant bistronomique, composé de tranches de bœufs et de betteraves brulées et fumées au foin. Ce qui a retenu mon attention, ce n’est pas le bœuf mais le travail et l’attention qui a été accordé à cette betterave brulée et fumée qui avait le goût d’une viande – et qui était excellente. Attention donc lorsque les cuisiniers vous disent qu’ils respectent le produit, qu’il ne faut pas « dénaturer » ce dernier : c’est un contresens de penser qu’il est servi dans son état brut, « naturel », sans aucune préparation préalable. Je précise enfin que ce ne sont pas des assiettes végétariennes : le végétarisme ne fait pas partie de la démarche du slow food ni des restaurateurs bistronomiques. C’est une transition lente mais qui semble durable. Il sera intéressant de suivre sur un temps relativement long cette évolution, et de voir si l’on reviendra un jour - et dans quel contexte le cas échéant -, à des assiettes plus lourdes composées de plats en sauce souvent indigestes en réalité.

Un 3ème et dernier point commun que je souhaite souligner ici porte sur leur rapport à l’agriculture. Le Slow Food se présente comme un mouvement qui respecte l’environnement. Il soutient une production d’aliments de qualité et défend les droits de petits producteurs. De même, il soutient une agriculture biologique de proximité et s’oppose à l’agriculture intensive d’où résultent des produits standardisés sans goût, et prétend même être le « seul mouvement capable d’intervenir sur l’ensemble de la filière alimentaire » (Siniscalchi 2013).Concernant la bistronomie, l’enquête que je suis en train de mener montre que la naissance de cette dernière est le résultat direct des circuits-courts en France réapparus dans les années 1970. Les circuits-courts, selon la définition qu’en donne le Ministère de l’agriculture de l’alimentation et de la pêche, est « un mode de commercialisation des produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire » (Ministère de l’alimentation, 2009). Ces restaurateurs, pour des questions d’ordre économiques et écologiques, ne pouvaient et ne peuvent pas proposer, à la différence des tables gastronomiques, du homard breton et de la langouste d’une part, et d’autre part, ils voulaient retrouver les produits de saison avec leurs saveurs. En raison donc de l’exigence de la part de ces restaurateurs pour la qualité des produits, ils ont été de facto obligé de privilégier des petites productions artisanales, l’agriculture intensive ne pouvant leur fournir des produits de qualité. Des chefs cuisiniers, comme Sven Chartier du restaurant Saturne à Paris qui fait partie de mon terrain d’enquête, poussent cette démarche écologique jusqu’à refuser toute épice et sauce exotique, pour se concentrer sur la cuisine de produits locaux provenant de circuits-courts. Je cite ce dernier s’exprimant sur sa cuisine dans un entretien : « Je ne travaille que des produits de saison, le plus proche possible de Paris, le plus respectueux de l'environnement, Le yuzu (citron japonais) et les épices, ce n'est pas pour moi. (…) Je n'ai pas envie de trop les manipuler (les produits), je veux les restituer dans leur intégrité » (Chartier, Omnivore n°3)

Cela donne des assiettes que l’on pourrait qualifier pour cette raison d’écologiques : un pigeon très bien cuit, quelques racines de persil, une petit purée de courge, parsemé de feuilles de moutardes. Ces chefs soutiennent de fait un nouveau modèle d’agriculture moins intensive, et travaillent tous avec des maraichers pour la plupart bio

d’une grande qualité gustative, situés à quelques centaines de km de leur restaurant. Les maraichers avec lesquels ils travaillent remettent en question un savoir-faire ancien comme le dit Olivier Durand, un maraicher situé dans la banlieue de Nantes et fournisseur des légumes des restaurateurs bistronomiques : « A l’école, j’avais appris que le goût, c’était la variété. C’était faux. On peut jouer sur le goût du légume en fonction de la conduite des cultures, du coup de main du producteur, de son analyse du climat, du sol » (Omnivore n° 6). Autrement dit, Ils défendent un « savoir paysan contemporain » selon la belle formule d’une carte d’un restaurant bistronomique, court-circuitant ici toute idée d’un retour au passé. Vu le nombre de plus en plus important d’installations de nouveaux maraichers pour satisfaire la demande de ces chefs cuisiniers très exigeants sur la qualité des aliments, je suis sérieusement en train de me demander si ce mouvement pourrait impulser à court terme une nouvelle agriculture biologique proposant une meilleure qualité gustative en France.***De manière générale, au vue de ce que l’on vient de voir, est-ce que l’on peut qualifier la bistronomie d’éco-gastronomie ? Je rappelle que le terme a été inventé par le Slow Food dans le but de « concilier les intérêts, identifiés comme souvent antagonistes, du gastronome et de l’écologiste » ( Siniscalchi 2013). Je défendrais que oui, mais en précisant qu’il s’agit d’une autre forme d’éco-gastronomie, car s’il existe comme nous l’avons vu de nombreux points communs entre ces deux mouvements, il existe également des points divergents par lesquels je terminerais cette communication. La première différence concerne la taille de ces deux mouvements et l’état du discours porté sur (et par) ces derniers. Slow food est d’abord une association internationale qui regroupe des personnalités de bords divers, composée de producteurs, de restaurateurs, de grossistes, de politiques, d’intellectuels, de militants, de cuisiniers, de lobbyistes, dont les buts peuvent être assez divergents sur les actions et des décisions à prendre. Ils n’ont pas tous la même approche concernant l’alimentation même si l’acte de bien manger est une chose importante eu sein de l’association. Ce mouvement bénéficie d’un discours construit, porté par des voix d’intellectuels dont le plus représentatif est Carlo Petrini, et fait l’objet de recherches académiques en France et en Italie, principalement en sociologie et en anthropologie.Le mouvement de la bistronomie dont je vous parle peut paraître dérisoire et insignifiant en comparaison. Le fait même de parler d’un mouvement à proprement parler fait partie des hypothèses à étudier et consolider. Il ne bénéficie d’aucune structure juridique ni de représentants ‘officiels’. Depuis sa création par Yves Camborde, beaucoup d’autres cuisiniers s’y sont mis, mais ce mouvement est concentré exclusivement sur sa pratique. Il n’existe pas de discours structurés et approfondis de leur part. D’abord, ils n’ont pas le temps en travaillent plus de 12 heures par jours dans leur cuisine, et ensuite, ce n’est pas leur métier. Pour cerner leur pratique écologique, il vaut mieux se concentrer sur leurs assiettes et questionner les chefs, les fournisseurs, et les producteurs. Il n’y a aucun support écrit pour le moment qui permette de prendre sérieusement en compte ce mouvement et encore moins pour l’analyser sous un angle écologique.

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La deuxième différence entre ces deux mouvements est leur rapport à l’écologie. Ce que j’avancerai ici est comme le reste à l’état d’hypothèse, je suis en train de travailler sur ce point qui doit être approfondi et démontré. Pour autant, leurs différentes approches écologiques me semblent contenir l’explication principale de l’échec de l’implantation du mouvement Slow Food en France et à l’inverse, du succès de la bistronomie.Tout d’abord, les premiers posent le problème en termes d’éducation au goût . La démarche du Slow food se présente comme une démarche d’éducation au « (bon) goût », considérant qu’il faudrait être éduqué pour savoir bien manger. Le Slow food aurait échoué en France parce les français ne seraient pas assez éduqués gustativement parlant, malgré ou plutôt à cause du fait que, selon les mots de l’ex-président de Slow Food, Jean L’Héritier, « les gens en France sont convaincus qu’ils sont dans le pays du goût de la gastronomie » rendant très difficile de la remplacer par autre chose, comme toute approche critique.En raison donc de leur forte réflexivité sur leur pratique, les acteurs du Slow food ont posé cette question de l’éducation au (bon) goût, absente pour les raisons inverses dans le mouvement de la bistronomie (pour le moment du moins). Pour autant, la complexité de cette question rend délicate sa façon de l’aborder, et l’échec du Slow food en France peut en partie s’expliquer (c’est mon hypothèse) par la façon sinon élitiste, du moins maladroite de le faire, donnant l’impression de juger les gens et d’imputer à leur manque d’éducation gustatif leur propre difficulté à changer les choses.La bistronomie, on l’a dit, ne pose pas cette question, ceci pouvant s’expliquer en partie par le fait qu’elle compte parmi ses cuisiniers beaucoup d’autodidactes qui ne sont pas passés par des écoles de cuisine et qui ne connaissent pas les « codes » de haute gastronomie Française, comme par le fait, rappelons-le, qu’elle est née de la volonté de se détacher de l’institution gastronomique et, ainsi, d’offrir au plus grand nombre la possibilité de goûter à une cuisine de qualité. On pourrait considérer qu’ainsi, elle a réussi là où n’a pas réussi le Slow food. Reste qu’il s’agit de ne pas confondre capital financier et capital culturel…D’autre part, concernant leur engagement à proprement parler ‘écologique’, nous retrouvons dans une première observation, le même type d’écart : les premiers revendiquent explicitement un engagement écologique, on pourrait dire une affiliation à l’écologie politique, mais le font sur un mode excluant, au sens où, d’après plusieurs témoignages recueillis auprès de personnes appartenant à ce mouvement, ceux qui étaient intéressés par ce qui s’y faisait mais ne présentaient pas la même sensibilité écologique étaient parfois découragés de travailler avec l’association. C’est-à-dire que ce mouvement procéderait comme si, en matière culinaire notamment, il savait ce que c’est que l’écologie politique, et tout ce qu’il y a à savoir.

Face à cela, le mouvement bistronomique ne revendique pas de manière explicite ou engagé de sensibilité écologique, mais les différentes pratiques qui le constituent, qu’il s’agisse de celles des maraichers comme des fournisseurs, en passant par le travail des cuisiniers, me semblent pouvoir très largement être qualifiées d’écologique. Le rapport pour le coup explicitement expérimental à leur propre pratique, et revendiqué comme tel, engage un autre rapport au savoir, se construisant par tâtonnements, expérimentations, ratages, etc. S’il ne faut pas idéaliser et souligner que ce sont d’abord des

entrepreneurs avec des stratégies économiques bien précises, pour autant, on pourrait considérer qu’ils sont proches d’un autre rapport à l’écologie politique, revendiquant, qu’en matière culinaire comme en d’autres, « nous ne savons pas ce que c’est que l’écologie ».Enfin, la dernière différence entre les deux mouvements est le rapport à la critique de l’industrie agro-alimentaire , plus particulièrement, le rapport qu’elles entretiennent avec le fast food. Paradoxe français connu, si les Français sont très fiers d’être le pays de la gastronomie, ils sont dans le même temps « très perméables au fast food » (la France est le premier marché européen pour Mac Donald).On peut distinguer ici deux types de réponses divergentes, l’une située dans le registre de la critique et de la dénonciation ; l’autre dans le registre de la proposition alternative. Concernant le mouvement Slow food s’inscrivant dans le premier registre, on peut tout d’abord noter que leur critique en la matière a échouée, si l’on regarde le développement spectaculaire des restaurants de fast food et les chiffres d’affaires en constante progression de l’industrie agroalimentaire, et ce malgré les scandales sanitaires. Par ailleurs, il me parait important d’éviter les accusations trop faciles, et de se rappeler, avec Jack Goody que le développement de l’industrie alimentaire « a énormément amélioré l’ordinaire, et généralement la cuisine des populations ouvrières urbaines du monde occidental, en quantité en qualité et en variété »(Goody, 1984). L’absence d’approche historique peut avoir tendance à nous faire penser aujourd’hui que l’on mangeait mieux avant le développement de l’industrie alimentaire. Quelle est alors la réponse des cuisiniers et des restaurants bistronomiques concernant l’industrie alimentaire et le fast food ? Si elle est muette concernant la première (pour nombreuses raisons que je n’ai pas le temps d’énumérer ici), elle est en revanche très pragmatique concernant la deuxième : depuis très récemment en effet, ce mouvement s’intéresse à créer ce que les journalistes ont qualifié de « fast good », par exemple, certains ont créé de bon hamburgers avec des produits de très bonne qualité plus au moins pour le même prix, de même, certains proposent aujourd’hui des sandwichs composés de très bons produits. Le succès est tel que vous êtes obligé de faire la queue pendant plus d’une demi-heure devant certains restaurateurs de rue. On pourrait considérer qu’il s’agit là d’une réponse non moraliste et moins étriquée d’écologie politique.Pour conclure, je résumerai ce que je vous ai présenté en posant la question suivante : est-ce que la France a manqué le rendez-vous écologique concernant les pratiques alimentaires à la différence d’Italie, ou bien est-ce que les cuisiniers français sont en train d’inventer un autre mouvement alimentaire écologique qui ne dit pas encore son nom ? Ce qui est sûr en tout cas, c’est que ce mouvement nous oblige à être vigilant sur les formes que peut prendre l’écologie politique et que les solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où on les attendait…

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Prignot N. - L'écosophie de Félix Guattari : sur les ondes électromagnétiques

Nicolas Prignot

Doctorant au Groupe d'études constructivistes, GECo, Université Libre de Bruxelles. Professeur de philosophie à L'école de recherche graphique de Bruxelles, ERG, et ESA Saint-Luc, Bruxelles. Chargé de mission chez Inter-environnement Bruxelles, IEB.

Version de travail

Cela fait maintenant plus d'une vingtaine d'années que la téléphonie mobile s'est installée en Europe, amenant avec elle son lot de controverses. Celles-ci furent particulièrement vive dans les années 2000307, mais n'ont jamais véritablement cessé : autour de l'implantation de nouvelles antennes-relais nécessaires à la téléphonie, de nombreux groupes d'habitants se mobilisent aujourd'hui encore, inquiets bien souvent des risques pour leur santé. Ils trouvent des associations déjà anciennes308 qui regroupent électrosensibles309, citoyens inquiets, militants écologistes, et relaient de nombreuses préoccupations tournant autour de la question de savoir si il faut craindre pour la santé publique à proximité des antennes. Autre point consécutif310 : les personnes se plaignant des ondes, se disant électro-sensibles, sont-elles de « vrais » malades ou des personnes souffrant de troubles psychiques ? Le débat est extrêmement polarisé311. Cette question sanitaire se décline en fait sur trois modes : épidémiologie générale, électrosensibilité et biologie. Le premier est le danger pour l'entièreté de la population : l'exposition aux ondes est-elle un problème de santé publique ? Le second mode est celui des personnes souffrant d'une série de symptômes et attribuant leur origine à l'installation d'une antenne proche de chez eux, à une exposition prolongée à du Wi-Fi, ou simplement à l'usage d'un portable. La maladie n'a pas à ce jour de cause physique certaine, bien que des pistes soient proposées dans la littérature médicale pour explorer le phénomène. Le troisième est celui du terrain proprement biologique : les effets biologiques des ondes sont confirmés par de

307Pour une chronologie du débat en France, on consultera : Borraz O., Devigne M., Salomon D.Controverses et mobilisations autour des antennes relais de téléphonie mobile, CSO, 2004. 308Les principales associations françaises sont : Robin des toits, Priartem, electrosensibles.org, Une terre pour les EHS, Next-Up, Criirem. En Belgique : Démobilisation, Beperkdestraling, Teslabel. 309La définition de l'électrosensibilité (ou Electrohypersensibilité, abrégé EHS) est en soi un enjeu. Sur le site des « Robins des toits » elle est définie comme : « pathologie handicapante dont le développement est en accélération rapide et dont le principal contributeur est le groupe de technologies du type Téléphonie Mobile, dont font partie l’UMTS, le WIFI, le WIMAX, le BLUETOOTH, etc… », tandis que l'OMS insiste dasn sa définition sur le fait que les personnes se déclarant elles-mêmes souffrir de cetet pathologie attribuent leurs symptômes à la présence d'ondes (« EHS is characterized by a variety of non-specific symptoms, which afflicted individuals attribute to exposure to EMF. » )310À cette époque, l'electrosensibilité a été reconnue comme un handicap par la suède. 311Borraz O., Devigne M., Salomon D, op cit.

nombreuses publications312. Mais les effets sur ces cellules en culture in vivo sont à distinguer des effets sur les corps. Nous proposons d'explorer la problématique de l'électrosensibilité à partir d'un corpus de textes assez réduits, pour nous concentrer sur la question de la qualification récente de cette pathologie comme relevant de l'effet « nocebo », à partir d'une perspective philosophique qui s'inscrit dans la lignée de ce que Félix Guattari appelait une ecosophie313, pensée articulant une écologie environnementale (nature), une écologie sociale (socius), et une écologie mentale (psyché - mental). Cette triple lentille devait selon Guattari permettre une réarticulation pragmatique des situations écologiques, en ouvrant à des questions interdisciplinaires. Elle m'intéresse pour des raisons à la fois conceptuelles et pragmatiques, car les outils que Guattari développe pour la pensée permettent de rendre de l'épaisseur à des situations qui en sont privées. La pensée de Guattari offre la possibilité d'un travail de philosophe sur la pensée elle-même, mais s'ouvre sur le dehors, se présentant avant tout comme une boîte à outils. Ces trois catégories demandent redéfinitions : l'écologie mentale ne concerne pas un moi fermé sur lui même et affublé d'une série de fonctionnements psychiques, mais un moi ouvert sur le monde et traversé de part en part par l'histoire, le social, les technique, en connexion avec la technique : un moi qui peut bien être modifié radicalement par l'arrivée des technologies telles que le téléphone portable. De même pour le socius, qui reste pour Guattari une « matière à options », terrain d'expérimentation de manières de vivre ensemble, d'expérimenter des « éros de groupes » ouverts sur le monde, dont le modèle est donné par les scientifiques regroupés autour d'un objet, ce qui permet de faire de Guattari un des pionniers de ce qu'on est en droit d’appeler une sociologie des attachements. Pour la nature enfin, « tout y est possible, le pire comme le meilleur » : la nature n'est pas non plus un réceptacle, mais est un devenir qui ne s'intéresse pas particulièrement aux humains. Pour parler de la nature, il faut suspendre tout jugement ontologique et se pencher sur la manière dont les mondes sont produits. Ces trois domaines sont machiniques : ce qualificatif qualifie la manière d'être des connections. Une machine, c'est un assemblage d'hétérogènes (non solubles l'un dans l'autre, et pas de la même nature) qui produit, fonctionne en se détraquant, et sa crée sa propre temporalité et son propre univers. Penser des situations comme assemblage productif d'hétérogène nécessite et permet de donner à chaque situation l'ontologie qui lui convient. La controverses sur les ondes est terriblement mélangée. Il s'agit bien de réseaux, données, ondes, humains, centre de recherches divers, bactéries, financements, fabricants d'appareils, machine législatives et de normalisation, publicitaires, forums internets, autodidactes, maladies et désirs, etc. Tout cela fonctionne ensemble en se détraquant en permanence et produisant aussi des modes de subjectivités. Guattari propose de penser la langue et les discours, comme produits d'agencements collectifs d'énonciation : production de la langue par des groupes-sujets. Les énoncés, c'est la langue dans ce qu'elle a de plus

312Comme le signale par exemple le rapport de l'ANSES, Radiofréquences et santé, Mise à jour de l'expertise, ANSES, 2013 313Terme mis au cœur de Guattari F., Les trois écologies, Galilée, 1989, mais aussi dans le dernier chapitre de Guattari F., Chaosmose, Galilée, 1992.

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pragmatique, la langue qui se structure elle-même autour des énoncés qui y sont produits. Il ne s'agit pas d'idéologie, car les énoncés ne suivent aucune logique si ce n'est celle de leur agencement, et tout peut toujours basculer, muter. Dans quels agencements les énoncés sur l'électrosensibilité sont-ils produits ? Il y en a au moins deux qui s'affrontent : ce sont les mêmes réseaux, articles scientifiques, mais pas les mêmes attentions. D'un côté une machine à produire des énoncés rassurants, à vendre des appareils, à couvrir le territoire d'antennes. De l'autre une machine à produire de la crainte pour soi, pour les autres, un peu de paranoïa, mais une recherche effective de connaissances à propos de la santé, et bien souvent une réorganisation de la vie. Ainsi deux énoncés s'affrontent, « c'est une vraie maladie » d'un côté, c'est « l'effet nocebo » de l'autre. Une étude du phénomène ne peut plus se passer d'une interrogation sur le régime de savoir qui est en jeu314. La source de financement est devenu aujourd'hui un critère d'évaluation des études, et que les collectifs militants sont devenus des experts en sociologie critique. Chaque étude et ses auteurs seront passé au crible, sur les financements, la méthodologie de recherche, etc. Les collectifs ne sont pas passifs et ne cessent d'interroger les savoirs et d'en produire eux-mêmes, si bien qu'on est en droit de se demander ce que ces collectifs font aux pratiques scientifiques, tout autant que l'inverse. Dans ce débat, tout le monde ayant intégré le fait que « une étude seule ne prouve rien », il s'agit alors de promouvoir des rapports, faisant état de la littérature et compilant de nombreuses études, afin d'en tirer une conclusion. C'est dans cette logique que peuvent être classés les rapports bioinitiative, de l'OMS, de l'ANSES, etc. Deux articles de Rubin315 peuvent également être considéré comme tels : ils font état de multiples tests de provocation en double aveugle afin de déterminer « ce qu'on peut dire » de l'électrosensibilité. La plupart des études qui y sont reprises sont des versions un peu modifiées des tests que l'on fait passer aux parapsychologues dans les laboratoires visant à prouver que les résultats ne sont dus qu'au hasard ou à la chance. Il s'agit de tester la capacité d'un électrosensible à détecter si un appareil est en train d'émettre ou pas. Cette situation peut être répétée en double aveugle, pendant des périodes brèves ou longues, en série ou lors de tests uniques, avec ou sans groupe témoin, etc. Il s'agit de ce qu'on appelle des études « de provocation » : on provoque le patient pour tester sa réaction. Parfois, des marqueurs biologiques tels que les pulsations cardiaques sont mesurés316. Les expériences

314 Anke Huss, Matthias Egger, Kerstin Hug, Karin Huwiler-Müntener, Martin Röösli : Source of Funding and Results of Studies of Health Effects of Mobile Phone Use: Systematic Review of Experimental Studies, Environmental Health Perspectives, 115(1): 1–4, 2007 ; Published online 2006 September 15315Ce sont les deux articles que nous avons le plus rencontré dans ce débat, souvent considérés comme des preuves que l'électrosensibilité n'est pas liée aux ondes, ce que nous mettons ici en doute : G. James Rubin, Jayati Das Munshi and Simon Wessely,Electromagnetic Hypersensitivity: A Systematic Review of Provocation Studies, Psychosomatic Medicine, March 1, 2005 vol. 67 no. 2 224-232 et G. James Rubin, Rosa Nieto-Hernandez, and Simon Wessely : Idiopathic Environmental Intolerance Attributed to Electromagnetic Fields (Formerly‘ElectromagneticHypersensitivity’): An Updated Systematic Review of Provocation Studies, Bioelectromagnetics 31:1–11, 2010.316McCarty DE, Carrubba S, Chesson AL, Frilot C, Gonzalez-Toledo E, Marino AA, Electromagnetic hypersensitivity: evidence for a novel neurological syndrome, International Journal of

sont imaginées non pas avec les patients pour comprendre ce qui leur arrive, mais sont des tests à l'aveugle supposés tester si oui ou non la personne peut repérer des ondes. On est dans un cas où ce qui est mis en question dans ces études est le patient lui-même, et l'attribution de ses symptômes à des champs électromagnétiques.Les deux articles de Rubin concluent qu'il n'y pas de corrélation stable entre le fait de se déclarer électrosensible et la réussite du test de provocation. Il franchit néanmoins un pas supplémentaire, qui nous intéresse ici, qui est d'affirmer que cette absence de lien permet d'affirmer qu'il faille attribuer la souffrance des patients à un effet nocebo, c'est à dire l’apparition d'une réaction négative suite à l'ingestion d'une substance inactive, mais annoncé comme étant nocive. La conclusion de l'article est sans appel : « [...]when faced with someone who describes subjective symptoms that are apparently associated with exposure to an electrical device, it would be wise for clinicians and policymakers to begin with the assumption that an alternative explanation for these symptoms may be present, either in the form of a conventional organic or psychiatric disorder, or in terms of the more subtle psychological processes associated with the nocebo response. In the latter case, treatment based on cognitive behaviour therapy may be helpful for some patients317 ».Cette conclusion est celle qui est la moins défendu dans le texte. Le lien y est presque fait de manière évidente, avec une simplicité désarmante, tant l'évidence est grande. Le lien est quasi automatique entre le fait de ne pas pouvoir consciemment discriminer un signal mieux que la moyenne et l'effet nocebo. Suivant ses recommandations, au mieux, on recommandera le cas échéant un suivi psychologique, en reconnaissant que « la souffrance est réelle ». On reléguera ainsi l'électrosensibilité à un « facteur psychologique » qu'il s'agit de prendre au sérieux par humanisme, tolérance. L'usage du terme « nocebo » est caractéristique : on désignera la souffrance comme étant causée par des facteurs psychologiques capables d'influencer sur les corps, mais dont on ne peut rien dire. Cet effet nocebo est ce contre quoi le malade doit maintenant se justifier, et non un effet qu'il s'agit d'explorer pour en comprendre le mécanisme physiologique. Il s'agit très précisément de ce contre quoi il faut penser, mais jamais de ce qu'il s'agit de penser. Dire à un patient que sa souffrance est due à un effet nocebo, c'est une manière automatique de disqualifier le problème de l'attribution des symptômes à une cause extérieure comme n'étant pas digne d'intérêt. Pour savoir ce que recouvre l'expression « placebo », faisons le détour par ce qu'Isabelle Stegers appelle une « scène inaugurale de la médecine moderne » : les tests que l'on fait passer en 1784 à Paris au Baquet de Mesmer. La question de Stengers est de savoir ce que ça signifie pour un médecin de pratiquer une médecine devenue rationnelle. Pour y répondre, elle procède en travaillant sur ce à quoi la médecine moderne s'oppose, à savoir la figure du charlatan. Le médecin autrichien Mesmer prétend guérir par un fluide magnétique invisible les patients qui se réunissent autour de lui. Le baquet aurait pu constituer un dispositif thérapeutique et démonstratif, « son pouvoir curatif constituant en même temps la démonstration de l'existence du fluide qui explique ses effets ». Néanmoins, une commission de scientifiques inventa une manière de prouver que le fluide en tant que

Neurosciences, 121(12), 2011317G. James Rubin, Jayati Das Munshi and Simon Wessely, op cit.

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définit par ses effets, n'existe pas. En effet, une personne magnétisée à son insu ne présente aucun signe de guérison, tandis qu'une personne magnétisée à un endroit alors qu'on lui annonce être magnétisée à un autre ressent des effets dans cet autre endroit. La commission en déduit alors que c'est le pouvoir de l'imagination qui agit, et non un fluide. Isabelle Stengers en conclut une première facette de la médecine moderne : pour elle, « la guérison ne prouve rien ». Corrélat : le charlatan sera celui qui revendique ses guérisons pour preuve, et ce même si en se réclamant ainsi de la preuve scientifique, il est lui-même moderne318. Parmi les autres causes que la commission invoque, il y a les guérisons naturelles et la confiance des patients dans le traitement de Mesmer. Stengers rapproche cette « foi qui sauve » de l'effet placebo, qui incarne cette puissance de guérir, mais contre laquelle la médecine moderne se définit. Ainsi, le placebo a un sens technique dans le test en double aveugle auquel doivent faire face les médicaments : ni le patient ni le médecin ne savent si le produit donné à un groupe de patient ou à un autre est la substance active qu'il s'agit de tester ou un placebo, une substance inactive. Le médicament qui passera le test de mise sur le marché sera celui qui guérit statistiquement mieux que le placebo. Celui-ci parasite la relation entre la guérison et une substance. La médecine moderne se définit alors contre le charlatan tout autant contre le patient qui guérit pour de « mauvaises raisons ». Pour Stengers, il n'y a pas en médecine de « Voie Royale », permettant de faire la distinction entre une guérison de l'imagination ou une guérison de la substance, et cela est valable aussi pour la psychanalyse et la psychiatrie. Ni le corps ni l'âme n'ont le pouvoir de faire cette distinction de manière stable. A la différence du baquet de Mesmer, ici on a bien un « fluide » ou son équivalent : personne ne niera l'existence des ondes. Ce qu'on nie c'est l'attribution aux ondes de leur pouvoir causal sur les symptômes, cause pour laquelle on n'a pas de mots, si ce n'est que c'est le pouvoir de l'imagination, traduit ici en effet nocebo. Il importe peu de savoir de quoi souffraient les patients guéris par Mesmer, car leur guérison n'est ni le corrélat d'une fausse maladie de ses patients guéris. La guérison n'est pas le critère, comme le relève Stengers. Avec l'histoire de l'électrosensibilité, c'est la maladie et la souffrance qui ne prouvent rien. Si la guérison ne peut pas à elle seule rien prouver, sous peine de voir celui qui s'en réclamerait devenir un charlatan, l'existence de la maladie n'est pas non plus gage de quoi que ce soit. Pour produire une médecine moderne, il faut ajouter à la guérison un test, qui est celui du double aveugle, face au placebo. Dans le cas des tests de provocations, ce qui est testé n'est même pas à strictement parler le nocebo, mais bien la capacité de verbaliser et ou de ressentir la différence entre un faux et un vrai signal (sham). Ce test est présenté sur ce mode de la voie royale, mais définit très précisément une scène, qui doit pouvoir « faire taire » le patient ou ce qui peut compter pour lui. Si le baquet de Mesmer met en jeu la guérison, on va ici encore un peu plus loin, n'ayant pas d'idée sur une guérison possible, mais on teste l'attribution du symptôme à travers une capacité de détecter une source, et de la verbaliser. Le passage au nocebo nous semble là tout à fait inapproprié. En dehors du laboratoire du double aveugle le placebo n'a pas de sens technique319 , et si on l'utilise c'est

318Stengers I., NathanT., Médecins et sorciers, Empêcheurs de penser en rond, seuil, 2004, p133319Pignarre P., Puissance des psychotropes, pouvoir des patients, PUF, 1999, p76

pour se donner un pouvoir qu'on ne mérite pas, qui n'est en rien autorisé par ce laboratoire et à fortiori le nocebo sert à disqualifier de manière totalement non justifiée, sans même servir d'échelle contre laquelle on peut le mesurer. Si le placebo peut bien être définit techniquement dans un dispositif de double aveugle, le nocebo lui n'est ici définit que comme repoussoir. Il existe bien des articles scientifiques tentant de produire des situations de mise en variation de l'imagination, qui teste par exemple un groupe d'étudiants après la vision d'un film alarmiste sur les ondes ou un groupe d'étudiants n'ayant pas vu ce film, puis prétend les mettre en présence d'ondes et tester si ils ressentent quelque chose de négatif : les étudiants ayant vu le film auront plus tendance que les autres à décrire des symptômes négatifs. Mais c'est de la pure production d'artefact, d'une mise en variation qui ne relève de rien de ce qui peut se passer en dehors du laboratoire, et qui ne veut rien tester de ce que peux l'imagination. A fortiori, elle ne teste rien de ce que peut un corps ou une onde, mais les auteurs (dont le même Rubin) considère que cela est suffisant pour disqualifier les malades des ondes. Revenons sur la déclaration de pouvoir qui se joue dans le dernier paragraphe de cet article de Rubin. Il s'agit là d'une terrible déclaration de guerre, déclaration politique dans un article scientifique tout à fait loin des précautions qui caractérisent la majorité des publications à ce sujet. Ici aussi, le problème est décrit comme de « faire face à des individus », et non face à des groupes constitués de patients capables d'énoncer une parole articulée, construite autour de leur situation de vie. Que le médecin puisse avoir à co-construire un savoir en tant que médecin sur l'électrosensibilité en travaillant avec des groupes de patients ne fait pas partie de ses hypothèses de travail320. Nous sommes bien en présence d'un rapport tout à fait dissymétrique autorisé au nom de « La Science »321. On notera enfin que ce « savoir » produit par le laboratoire du test de provocation, ne produit presque aucun effet sur le patient lorsqu'on le lui fournit. L'article « can evidence change belief ?322 » montre qu'un patient, apprenant qu'il a été incapable de reconnaître un signal ondulatoire ne change rien à l'attribution causale de ses symptômes. Pris comme un simple rapport entre un savoir en général et une croyance en général, il s'agit d'un savoir triste, qui n'active pas, mais est sensé produire cette différence entre ceux qui savent et ceux qui croient.Peut-être un jour trouvera-t-on un lien entre symptômes et exposition, une molécule active permettant de guérir, un marqueur physique, biologique ou chimique qui permettra de qualifier l'EHS de manière stabilisée. Si cela a lieu, ce sera ce que Stengers définit comme un événement. Mais aujourd'hui, la non-présence de cet événement ne signifie en soi pas qu'il n'y a pas de « maladie », car l'événement n'est pas en droit. L'absence de compréhension d'un phénomène ne fait pas disparaître le phénomène. Finalement, c'est la machine de production, son régime, qui doit être qualifié : il s'agit d'un véritable espace d'affrontement, et non d'un espace de négociation. Le régime de savoir ici mis en place est encore au travail.

320Stengers I., Cosmopolitiques II, La découverte, 2003, p312. 321Stengers I., Cosmopolitiques II, La découverte, 2003, p292322Nieto-Hernandez R, Rubin GJ, Cleare AJ, Weinman JA, Wessely S., Can evidence change belief? Reported mobile phone sensitivity following individual feedback of an inability to discriminate active from sham signals, Journal of Psychosomatic Research, 65(5), 2008

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Cette situation est bien transversale, au sens des trois écologies, aucune de ses dimensions ne peut se réduire à une autre. Ces trois domaines ne cessent ici de s’interpénétrer, et de se co-définir. Ils ne cessent de co-devenir, formant un bloc dans une situation qui peut sembler inextricable. Ni le psychologique, ni le somatique, ni l'ondulatoire, ni l'économique, ni la rumeur n'épuisent le sujet. L'invention de la catégorie « nocebo » n'est pas un simple jeu d'acteurs ou de langage, il fonctionne comme un énoncé : réorganise la langue, les expériences, les discours, les douleurs et les postures. Qualifier de « electrosensible » ou de « syndrome idiopathique associé à la présence de champs électromagnétiques » est un enjeu politique, économique et physique. Pour les personnes électrosensibles, il y va réellement d'une réorganisation de la subjectivité et de la vie. La presse a relayé à de nombreuses reprises323 le cas de ces personnes prêtes à aller vivre loin de tout, dans une grotte ou un village de la Drome déclaré « zone refuge ». Les délires y côtoient craintes et souffrances, paranoïa et tentatives de reconstruire un autre « vivre ensemble ». L'eros de groupe s'organise autour de l'énoncé « nous sommes des victimes des ondes », et tourne parfois à vide. On y va mieux, même si pour cela on a sacrifié une bonne partie de sa vie sociale. Une des choses que ces collectifs on réussi à stabiliser, c'est aussi un autre rapport à la maladie. Guattari écrivait que les mouvements écologistes ne savaient « même pas » que faire des fous, des clochards324, trop empressés à se préoccuper de la « nature ». Mais les mouvements militants autour des ondes et de l'electrosensibilité ont aujourd'hui fait preuve de leur capacité à reposer cette question autrement. La folie fait partie du problème, et il n'est plus question d'exclure les fous, de recréer un microfascisme de groupe autour de la normalité.

323Par exemple l'édition en ligne du monde du 30/08/2013 ; http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/08/30/les-electrohypersensibles-a-la-recherche-d-une-terre-vierge-de-toute-onde_3468950_3244.html 324Guattari F., Chaosmose, 1992

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Tessier A. & al. - « Faire de la science » interdisciplinaire : une complication nécessaire ou superflue ? Exemple d’un cas d’étude avec les Récifs Artificiels en Languedoc-Roussillon

Anne Tessier1,2, Emine Asan3, Nicolas Dalias1 et Philippe Lenfant2,4

1 SEANEO, 7 rue de Turenne, 66100, Perpignan, France, [email protected], [email protected] Université Perpignan Via Domitia, Centre de Formation et de Recherche sur les Environnements Méditerranéens, UMR 5110, 52 avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan, France3 ICRESS, Université de Perpignan Via Domitia / Laboratoire développement culturel Université d’Oran, 52 avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan, [email protected] 4 CNRS, Centre de Formation et de Recherche sur les Environnements Méditerranéens, UMR 5110, 52 avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan, France, [email protected]

De la prise de conscience des problèmes environnementaux à une écologie politiqueL’Homme est un être vivant en perpétuelle interaction avec son environnement. Cet environnement peut être social, c’est-à-dire une interaction d’individu à individu, tel que le définit Erwin Goffman dans sa sociologie de l’interactionnisme325. Il peut aussi être naturel, tel que le

définissent les chercheurs en écologie326. D’ailleurs, la définition même du concept « écologie » met en avant cette interaction de l’Homme avec la Nature. En effet, le terme « écologie » apparu pour la première fois en 1866 dans les écrits du biologiste allemand Ernst Haeckel est défini par ce dernier comme la totalité de la science de l'organisme avec l'environnement, comprenant, au sens large, toutes les conditions d'existences327. Aujourd'hui, l'écologie est définie comme étant la science qui étudie les relations des êtres vivants entre eux, ainsi que leurs relations avec le milieu. En effet, l’Homme interagit directement avec la Nature par différentes actions. Il intervient en la prélevant (pêche, cueillette, etc.), en y évoluant afin d'exercer certaines activités professionnelles ou de loisirs (agriculture, randonnées pédestres, plongée sous-marine), en la modifiant (OGM, clonage, etc.), en la détruisant (déforestation, urbanisation du littoral). L’Homme agit aussi sur la Nature de manière indirecte notamment par ses rejets dans l’atmosphère et l’hydrosphère. A terme, l’Homme tend à perdre les services éco-socio-systémiques de la Nature ainsi que la Nature elle-même. Toutefois, la multiplication et la diversification des études écologiques, le dévouement des militants, les mesures prises par les politiques, l’intégration du « faire écologie » dans l'opinion sociale par le biais des grands médias, la prise de conscience de faits écologiques s’installent dans les normes sociales. De nature organisateur, l’Homme, acteur,

325Goffman E. (2003), Les rites d’interaction, Paris : Les Éditions de minuit, 225 p.326Fischesser B. et Dupuis-Tate M-F. (1996), Le guide illustré de l’écologie, paris : Les Éditions de la martinière, 319p.327Haeckel E. (1866), Morphologie générale des organismes (Generelle Morphologie der Organismen), http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/%C3%A9cologie/45580.

construit et coordonne des activités organisées. Ainsi, dès lors que les acteurs écologiques se sont organisés et ont coordonné des actions stratégiques, les pouvoirs publics ont réellement pris conscience des problèmes environnementaux. Bien que cet aspect ait déjà été mentionné en 1972 lors du premier Sommet de la Terre à Stockholm328, le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en

1992329 marque cette prise de conscience de l'Etat. Suite à ce Sommet de la Terre, les Etats se sont rendus compte de la nécessité de mener une politique de gestion durable de la Nature330 afin de répondre aux attentes sociales. Dès lors, les pouvoirs publiques, tant au niveau international que national, ont mis en place des instruments règlementaires (interdictions et normes) et économiques (écotaxes) pour parvenir à une gestion durable de l’environnement331. La majorité des mesures concernent le milieu terrestre mais, le milieu marin est de plus en plus considéré.

Les écosystèmes côtiers et l’écologie politique Les politiques publiques environnementales relatives au milieu marin portent essentiellement sur les écosystèmes côtiers car ils revêtent des importances environnementales et socio-économiques prépondérantes. Face à l’érosion de la biodiversité, les pouvoirs publics internationaux encouragent la protection de la biodiversité marine et côtière au travers notamment de la Convention pour la biodiversité issue du Sommet de la Terre332, conduisant en 2010 à des engagements forts appelés « les objectifs d’Aïchi »333. Par leurs fonctions multiples, les Aires Marines Protégées sont des instruments majeurs assurant l’atteinte de l’objectif d’Aïchi n°14, en permettant de valoriser les bénéfices de la biodiversité et des services éco-systémiques334. Cette stratégie de création et de gestion des Aires Marines Protégées est en théorie très suivie par la politique nationale. Elle apparaît comme l’une des priorités de la décennie qui vient335. Toutefois, cette mesure, est bien souvent considérée par certains groupes comme une zone où toute activité humaine est prohibée et, elle est donc perçue négativement par d’autres groupes d’usagers de la mer. La décennie dernière (2001-2011), l’Etat français a donc également eu recours à une mesure complémentaire, l’immersion de Récifs Artificiels. Cette mesure est aussi

328PNUE (1972), « Déclaration finale de la conférence de Stockholm », PNUE.329Jollivet M., Legay J-M. (2005), « Canevas pour une réflexion sur une interdisciplinarité entre sciences de la nature et sciences sociales ». Natures Sciences Sociétés 13: 184-188.330Leroy P. (2004), « Sciences environnementales et interdisciplinarité: une réflexion partant des débats aux Pays-Bas », Natures Sciences Sociétés, 12: 274-284.331 Lipietz A. (2012), « Qu'est-ce que l'écologie politique? La grande transformation du XXIe siècle », Les Petits Matins, Paris332Nation Unies (1992), « Convention sur la biodiversité ». Nation Unies, 32 p.333Convention sur la diversité biologique (2010), « Plan stratégique pour la diversité biologique 2011 2020 et les objectifs d'Aichi, "Vivre en harmonie avec la nature" », Convention sur la diversité biologique, 2 p.334Ibid.335Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement (2012), Stratégie nationale pour la création et la gestion des aires marines protégées, Paris : Les Éditions du Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement, 89 p.

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adoptée dans d’autres pays depuis 20 ans336 et souffre assez peu d’une vision négative. Les Récifs Artificiels sont des structures constituées d’un ou plusieurs éléments d’origine humaine et/ou naturelle, déployés délibérément sur le fond marin dans le but d’influer sur les processus physiques, biologiques et/ou socio-économiques liés aux ressources marines vivantes337. En France, l’immersion des Récifs Artificiels est surtout une politique locale (Récifs Artificiels du Prado, Ville de Marseille) ou régionale (Récifs Artificiels du Languedoc-Roussillon, avec plusieurs acteurs, comme les communes, les Conseils Généraux et Régionaux, les pêcheurs professionnels et de plaisance, etc.) mais, leur politique de suivi (notamment des objectifs et des attentes sociales) et de gestion est devenue nationale, avec notamment la doctrine de l’Etat338.

Les Récifs Artificiels et l’écologie politiqueEn France, les Récifs Artificiels sont avant tout un outil à but socioéconomique et concernent essentiellement le secteur de la pêche professionnelle. Ils ont pour objectif de permettre le maintien de la pêche dite artisanale, corps de métier en crise avec la diminution de la ressource halieutique339. Les Récifs Artificiels sont aussi employés afin de restituer aux pêcheurs artisanaux leur espace de travail face à l’incursion illégale des chalutiers, en action de pêche dans la bande côtière des 3 milles nautiques. En limitant l’accès des chalutiers dans cette zone, les Récifs Artificiels sont aussi un outil de préservation des fonds marins340. Les objectifs des Récifs Artificiels tendent à évoluer. Par exemple, à La Réunion, des Récifs Artificiels ont été immergés dans le but de favoriser le développement d’activités récréatives comme la plongée sous-marine et la pêche récréative341. Ainsi, les Récifs Artificiels sont présentés par l'Etat comme un outil de gestion durable des écosystèmes côtiers. Les Récifs Artificiels français, ayant bénéficié de fonds européens depuis les années 2000 pour leurs immersions, font l’objet d’un suivi scientifique obligatoire pendant au moins 5 ans. Ainsi, la majorité des Récifs Artificiels sont actuellement suivis d’un point de vue écologique. Les pouvoirs publics bénéficient donc d’une évaluation de l’efficacité de cet outil de gestion par l'étude des peuplements de poissons. Il ne faut cependant pas oublier que les Récifs Artificiels sont immergés pour répondre à un problème environnemental d’un point de vue social. Les pouvoirs publics ont donc besoin de s’assurer que l’outil de gestion utilisé a rempli son attente sociale. Or, les suivis actuels permettent seulement d’identifier si

336Baine M. (2001), Artificial reefs: a review of their design, application, management and performance 2009, Ocean and Coastal Management, p. 241-259.337 Seaman W. (2000), Artificial reef evaluation with application to natural marine habitats, New York: CRC Press.338Affaires Maritimes (2012), Document stratégique sur l'implantation des récifs artificiels. Régions Languedoc Roussillon et Alpes Côte d'Azur, 102 p.339Barnabé G., Charbonnel E., Marinaro J-Y., Ody D., Francour P. (2000), « Artificial reefs in France: analysis, assessments and prospects. In: Jensen A.C CKJ, Lockoowd A.M.P », Dans Artificial Reefs in European Seas, The Netherlands, Dordrecht: Éditions Klumer Academics Publishers, , p. 167-184.340Ibid.341Pareto A. (2010), « Suivi de la faune ichtyologique et de l’intégrité structurelle des Récifs Artificiels », Rapport annuel 2009 de suivi scientifique des Récifs Artificiels de la Possession, Le Port et St-Leu, Mars 2010, 64 p.

l’objectif est atteint d’un point de vue écologique. Mais, qu’en est-il du point de vue social ? L'Etat est actuellement en attente de cet aspect et a souligné cette carence dans sa doctrine lancée sur les Récifs Artificiels en 201014. Cet aspect, la perception et l’utilisation des Récifs Artificiels par les usagers de la mer, est en effet quasiment inexistant des suivis. Lorsqu’il est intégré, il est focalisé sur l’usage « pêche artisanale » et extrêmement restreint en information. Cette carence de l’étude des usagers vient probablement du fait que pendant longtemps l’expertise collective (expertise des usagers) apparaissait moins pertinente devant celle d’experts professionnels (scientifiques). Or, une expertise collective, venant des personnes les plus concernées, est pertinente et, tout aussi essentielle que des évaluations d’experts réalisées par des experts professionnels342. Le recours à une approche démocratique, avec l’accumulation des expériences des diverses parties, permet d’obtenir une meilleure appréciation343 , et une vision globale plus juste. Actuellement, le secteur de la recherche est trop souvent sectoriel, desservant les études environnementales, l’évaluation de l’efficacité des outils de gestion lancés par les politiques et induisant un problème de gouvernance de ces outils. Afin de fournir un premier apport aux pouvoirs publics concernant les Récifs Artificiels, une partie faisant appelle aux Sciences Humaines et Sociales a été intégrée aux présents travaux de recherches écologiques sur la caractérisation des Récifs Artificiels du Golfe du Lion (Agde, Valras-Plage, Leucate et Le Barcarès). Pour cela, une étude sociologique a été réalisée à travers la combinaison de deux méthodes de terrain, le questionnaire et l’entretien semi-directif. Des analyses de terrain ont été développées à partir de la sociologie des organisations344 et de l’action, d’Erving Goffman (chercheur de l’école de Chicago345). La sociologie des organisations a permis d’étudier et d’analyser le processus de gestion et d’organisation des outils écologiques concernant les Récifs Artificiels. Les enquêtes ont porté sur les usagers les plus fréquents des Récifs Artificiels. Chaque type d’usager avait sa propre grille d’entretien, avec toutefois, pour certaines parties des questions communes permettant de réaliser des comparaisons. La grille d’entretien était composée des parties suivantes : information personnelle, conditions générales de l’activité professionnelle ou de loisir, connaissance des Récifs, utilisation des Récifs, conséquences professionnelle ou de loisir des Récifs, perceptions des Récifs et information relatives aux vacanciers. La réalisation de ces enquêtes a permis

342 Hache E. (2012), Ecologie politique: Communautés, cosmos, milieux, Paris : Les Éditions Amsterdam, 408 p.343Ibid. 344La sociologie des organisations est un courant fondé par Michel Crosier qui a étudié comment les acteurs construisent et coordonnent des activités organisées. Elle peut aussi se définir comme une science sociale qui étudie des entités particulières nommées organisations, ainsi que leurs modes de gouvernance et interactions avec leur environnement et, qui applique les méthodes sociologiques à l'étude de ces entités.345L'École de Chicago est un courant de pensée sociologique américain apparu au début du XX e siècle dans le département de sociologie de l'Université de Chicago. Erving Goffman, appartient à la deuxième génération. Il se consacre à l'étude des institutions et des milieux professionnels. Les sociologues de cette école ont utilisé de nombreuses méthodes quantitatives et qualitatives, historiques et biographiques.

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d’accéder à une partie du comportement des usagers vis-à-vis des Récifs Artificiels. Ainsi, des pistes de réflexions ont été mises en avant pour faire évoluer leur politique de création et surtout de gestion, actuellement inexistante, élément paradoxal pour un outil, implanté par l’Etat, garant d’une gestion durable des écosystèmes côtiers.

L’apport de la pluridisciplinarité pour les Récifs ArtificielsL’apport de l’approche pluridisciplinaire est très important dans les études écologiques car son objectif est d'utiliser la complémentarité intrinsèque des différentes disciplines pour une analyse écologique complète des Récifs Artificiels. La présente étude pluridisciplinaire, d’un point de vue écologique, a montré que les Récifs Artificiels permettaient l'installation des poissons sur la zone d'immersion, notamment des espèces de poissons d’intérêt économique. Les Récifs Artificiels permettent également aux pêcheurs locaux de réaliser des captures similaires, voire supérieures, à des pêches réalisées sur des zones naturelles rocheuses, jusqu’à environ 300 m des Récifs Artificiels. D’un point de vue sociologique, les entretiens semi-directifs réalisés auprès des patrons pêcheurs artisanaux ont confirmé que les Récifs Artificiels sont un outil d’aide aux pêcheurs artisanaux, face à la raréfaction de la ressource marine. La majorité des pêcheurs artisanaux a intégré les sites de Récifs Artificiels à leurs sites de pêches et les fréquentent régulièrement, principalement pour capturer des espèces particulières. La majorité des pêcheurs déclare que ces immersions ont permis d’apporter du poisson sur la zone. Cette vision est également partagée par les pêcheurs récréatifs utilisant les Récifs Artificiels. De plus, l'étude a permis d’identifier que ces Récifs Artificiels étaient également utilisés par les chasseurs et les plongeurs sous-marins, mais plus ponctuellement que les pêcheurs professionnels et récréatifs. Ces usagers ont intégré les Récifs Artificiels à leurs sites de pratique de leur activité. Cependant, les usagers déclarent les fréquenter assez peu, car les Récifs Artificiels n'ont pas été spécifiquement conçus pour leurs activités. Ainsi, si ces immersions étaient repensées en intégrant leur pratique, les usagers y auraient recours plus souvent, car la majorité des enquêtés considère les Récifs Artificiels comme un moyen de répartir leur effort de pêche ou de fréquentation sur la localité. Les zones naturelles pourraient ainsi être délestées de leur pression. La constatation de cette perception des Récifs Artificiels par les usagers a permis de montrer que les objectifs des immersions sont amenés à évoluer dans un futur proche. Ainsi, les Récifs Artificiels pourraient également être immergés dans une perspective de délestage des sites naturels, où certaines activités récréatives y seraient fortement représentées. Une majorité des usagers pense que l’instauration d’une gestion le plus tôt possible sur ces zones est nécessaire. En premier lieu, il leur apparait important de définir un gestionnaire approprié. Un regroupement d’acteurs serait ainsi le plus judicieux afin que chacun puisse s'y retrouver et ne pas se sentir lésé. Concernant les mesures de gestion, les usagers percevraient très mal une mise en réserve intégrale des Récifs Artificiels. Cependant, ils ne sont pas réfractaires à des mesures restrictives notamment vis-à-vis de leur activité. Lors des entrevues, de nombreux usagers ont ainsi formulé des propositions de gestion. En fonction des mesures de gestion des Récifs Artificiels susceptibles d'être prises par les politiques publiques, il est ainsi possible de mettre en avant

celles qui seraient le mieux acceptées et celles qui seraient totalement rejetées. Ainsi, la présente étude permet d’apporter aux pouvoirs publics, des clés pour faire évoluer sa politique de création mais surtout de gestion des Récifs Artificiels.

L’apport de l’interdisciplinarité, Sciences Naturelles et Sciences Humaines et Sociales, pour l’écologie politiqueLa présente étude basée sur un cas concret montre que la combinaison des Sciences Naturelles et des Sciences Humaines et Sociales est nécessaire et fournit un apport aux pouvoirs publics. L’interdisciplinarité, malgré des difficultés de compréhension entre les personnes des divers champs disciplinaires, liées à des définitions de termes et de méthodes de travail différentes, est nécessaire et pertinente. Elle apporte une réponse sur l’efficacité de l’outil de gestion durable mis en place, tant d’un point de vue écologique que social. A partir de la production de cette évaluation globale, les pouvoirs publics possèdent des clés pour juger si l’outil fonctionne et s’il est nécessaire de le repenser en partie. L’interdisciplinarité, en associant les usagers aux études environnementales, intègre certains objectifs de la Convention d’Aarhus (1998)346 qui sollicite la participation du public au processus décisionnels relatifs à l’exercice d’activités particulières (Article 6), aux plans, programmes et politiques relatives à l’environnement (Article 7) et à sa participation lors de la phase d’élaboration de dispositions règlementaires et/ou d’instruments normatifs juridiquement contraignant (Article 8). Cette intégration des usagers aux études environnementales permet à ces derniers d’être acteurs, ce qui les sensibilise d’autant plus sur le sujet. Les mesures de gestion prises, pour leur activité et l’environnement où ils la pratiquent, seront alors mieux comprises. En participant à la réflexion de gouvernance, les usagers auront moins l’impression de subir les mesures. Le système tendra à être perçu de la population comme plus juste, plus démocratique. L'étude de cas des Récifs Artificiels permet également de montrer qu’il est possible d’allier la protection de l’environnement avec le développement socio-économique, en œuvrant ainsi pour le développement durable. Mais pour cela, l'Etat doit impérativement mener des réflexions sur la gouvernance de cet outil de gestion prometteur. Sinon, en l’état actuel, les Récifs Artificiels risquent de tendre vers un système non durable. Une gouvernance est possible mais, les moyens financiers au niveau local sont absents pour l’instaurer. Les pouvoirs publics doivent s’intéresser aux Récifs Artificiels pour débloquer cette situation. En effet, les Récifs Artificiels apparaissent comme l’un des outils de gestion des écosystèmes côtiers permettant d’associer économie et nature, et ainsi de ne plus opposer ces deux notions.

346 (1998) Convention Aarhus

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Dutreuil S. - Pourquoi des écologies politiques font-elles appel à Gaïa ?

Sébastien Dutreuil, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneInstitut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (IHPST)[email protected]

Issu d’une formation initiale en sciences de la Terre et en biologie, je suis actuellement en thèse en philosophie des sciences sur une clarification conceptuelle de l’hypothèse Gaïa. Le présent exposé s’interroge sur le genre de relations que les sciences de la nature entretiennent et pourraient entretenir avec un projet d’écologie politique. La réflexion est centrée sur un cas d’étude, l’hypothèse Gaïa (désormais HG), lequel a pour principal intérêt premièrement l’originalité des relations qu’il fait voir entre écologie politique et sciences de la nature, deuxièmement la diversité des projets d’écologie politique qui s’y sont intéressés.Gaïa, nom de la déesse de la Terre dans la mythologie grecque, a été utilisé par James Lovelock, alors chimiste de l’atmosphère, et Lynn Margulis, microbiologiste, pour nommer une hypothèse scientifique qu’ils proposent au début des années 1970, hypothèse selon laquelle les êtres vivants pourraient contribuer, par leur action sur l’environnement, à maintenir la planète dans des conditions qui permettent à la vie de subsister sur Terre. Depuis la publication originale, HG a connu un destin tumultueux : reçue avec enthousiasme par des théologiens, des penseurs de l’environnement, avec scepticisme par la plupart des biologistes et philosophes des sciences, accueillie avec intérêt par certains chercheurs en sciences de la Terre.Ce qui m’intéresse ici, ce sont les différents auteurs d’horizons très divers qui font aujourd’hui « appel à Gaïa » pour servir un projet d’écologie politique. Edward Goldsmith, écrivain, militant, fondateur de la revue The Ecologist, penseur controversé de l’écologie profonde, Baird Callicott, philosophe américain particulièrement actif dans le champ de l’éthique environnementale, Bruno Latour anthropologue et philosophe347. Chez tous ces auteurs, il n’y a aucune ambigüité sur le fait que « Gaïa » fait référence à l’hypothèse proposée par Lovelock et Margulis : les deux scientifiques sont systématiquement mentionnés au moment de l’introduction du terme. La diversité même de ces projets m’invite à avoir une acception assez large de « l’écologie politique » : j’y regroupe l’écologie profonde, l’éthique environnementale, l’anthropologie des modernes et de la nature.La question que je voudrais examiner ici est la suivante : pourquoi des écologies politiques font-elles appel à HG ? Il ne s’agit en aucun cas de « faire la police » pour savoir si les usages de Gaïa sont des « bons » usages, fidèles aux écrits de Lovelock et Margulis, mais de comprendre les éléments de HG qui ont intéressé des projets d’écologie politique aussi divers, et de préciser la relation, originale, que cette hypothèse scientifique noue avec des écologies politiques. Après une clarification du contenu de HG, j’examine successivement les « écologies politiques » de Lovelock, Goldsmith, Callicott et Latour et j’en tire des conclusions.L’hypothèse Gaïa

347Faute de place, faute de temps, d’autres auteurs sur ces questions ne seront pas abordés ici: Mary Midgley, Stephan Harding, Emilie Hache, etc.

Dans l’article fondateur de HG348, Lovelock et Margulis d’une part soulignent l’influence massive que les êtres vivants pourraient avoir sur leur environnement planétaire - la composition des océans, de l’atmosphère, le climat, etc. – et d’autre part font remarquer que la Terre est restée habitable (les conditions environnementales sont restées dans des limites qui permettent à la vie de persister) depuis plus de 3 milliards d’années et ce en dépit de perturbations externes (comme l’augmentation de la luminosité solaire). Ce sont ces deux éléments qui invitent les auteurs à se demander si :

« l’ensemble des organismes vivants qui constituent la biosphère peut agir comme une seule entité pour réguler la composition chimique, le pH en surface et possiblement le climat. »

L’idée que la vie pourrait, par son activité, réguler des variables environnementales à grande échelle, c’est-à-dire contribuer à une forme de régulation ou d’homéostasie à l’échelle de la planète, a été ensuite exprimée par la métaphore comparant la Terre à un organisme dans l’ouvrage de Lovelock (1979). Cette comparaison, prise au sérieux, a suscité des critiques de la part des biologistes. Dawkins (1982) et Doolitle (1981) ont ainsi fait remarquer que la Terre, ne se reproduisant pas, ne peut être soumise à sélection naturelle. Or la sélection naturelle est la meilleure explication de l’existence d’homéostasie, de régulation, de finalité apparente chez les organismes. Dès lors, en l’absence de mécanisme rendant compte d’une homéostasie planétaire, HG n’est pas une hypothèse scientifique mais ne serait que l’expression de bons sentiments sur la nature à propos d’un délicat et harmonieux agencement du monde auquel contribuerait chaque organisme vivant. Cette critique a pendant longtemps discrédité HG aux yeux de la majorité des biologistes et des philosophes de la biologie.Ces critiques du début des années 1980 n’épuisent en revanche ni le contenu initial de HG, ni les développements ultérieurs qui ont pris en compte les remarques des évolutionnistes. Les contorsions multiples de Lovelock rendent difficile l’appréciation du contenu de HG : c’est la critique principale qui a été adressée ultérieurement par Kirchner. Je voudrais ici proposer une clarification des éléments importants de HG telle qu’on la discute dans la littérature scientifique349, clarification qui est cruciale si l’on souhaite comprendre l’intérêt qu’HG a suscité pour des projets d’écologie politique. Je suggère de comprendre HG non pas comme une simple hypothèse à tester mais comme un cadre de recherche comprenant : (i) des questions scientifiques structurant de nouvelles recherches, (ii) des remarques méthodologiques, (iii) une proposition ontologique centrale (l’entité que Lovelock et Margulis appellent Gaïa).(i) Les trois questions soulevées par HG sont les suivantes :

1. La vie a-t-elle une influence quantitativement importante sur des processus géologiques ?

2. Cette influence a-t-elle pu contribuer au maintien de conditions habitables sur Terre ?

3. Cette influence peut-elle contribuer à l’optimisation de certains paramètres ?

348Atmospheric homeostasis by and for the biosphere: the gaia hypothesis, Tellus, 1974.349Je reprends ici des éléments d’un travail publié dans « L’hypothèse Gaïa : pourquoi s’y intéresser même si l’on pense que la Terre n’est pas un organisme ?», bulletin de la SHESVIE, 2012.

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La première question met l’accent sur le rôle actif qu’ont les vivants vis-à-vis de leur environnement, un aspect que d’autres disciplines mettront en avant dans les années 1990 et 2000 : la construction de niche en biologie évolutive350, l’idée que les organismes sont des ingénieurs des écosystèmes en écologie fonctionnelle351. Les exemples paradigmatiques de ces disciplines biologiques vont de la modification du sol par les vers de terre à la construction de barrages par les castors. Soulignons la singularité de HG : elle s’intéresse aux conséquences planétaires (et non locales, écosystèmiques) de l’influence de la vie. L’histoire de la Terre ne peut plus jouer comme arrière-fond, comme contrainte, comme invariant vis-à-vis de l’histoire de la vie, mais les deux histoires, de la vie et de la Terre, doivent être réécrites ensemble. L’influence des vivants sur leur environnement constituait le point de départ de Lovelock pour l’élaboration de HG. L’importance de ce point nous a mené à défendre ailleurs l’idée qu’il fallait comprendre HG davantage comme une « théorie de la vie » (ce qui est en jeu ce sont les conséquences environnementales de la vie, les frontières de ses interactions) que comme une théorie de la Terre.La deuxième question, celle de l’habitabilité, est la question centrale de HG. C’est sur elle que se concentrera l’essentiel des recherches menées par des géologues (Lenton, Watson, Kleidon), des écologues (Wilkinson), des chercheurs en intelligence artificielle (Dyke), etc. La publication du modèle Daisyworld par Watson et Lovelock (1983) – répondant à Dawkins sur l’absence de « mécanisme » pouvant expliquer le maintien de l’habitabilité - sera un point de départ important de cette littérature. La troisième question, précisément parce qu’elle concerne l’optimisation de certaines variables, apparaît plus problématique et est tantôt délaissée par la communauté scientifique, tantôt reprise sous de nouvelles formes comme celle consistant à se demander si « la vie » peut retirer un certain « bénéfice » de son action sur l’environnement, s’il est possible de définir un « bien commun » pour l’ensemble des vivants. C’est avec cette question que surgit une difficulté importante soulevée par Kirchner. Ce dernier fait remarquer dans un article de 1989352, que, de toute évidence, l’état de la planète n’est pas favorable aux pingouins. A un colloque sur HG, on lui répondit que les pingouins étaient des animaux excentriques, exotiques, une espèce à la marge. Ainsi la difficulté à définir un « bien commun » auquel l’ensemble des vivants participeraient est liée aux différences de préférence environnementale entre les différents êtres vivants ; regrouper l’ensemble des vivants (« la vie ») serait en somme un coup de force difficilement justifiable. Les espèces qui ont un impact important sur leur environnement ont peut-être contribué à le façonner et à le rendre habitable pour les espèces actuelles (e.g. la photosynthèse oxygénique a ainsi contribué à l’évolution des espèces actuelles dont le métabolisme repose sur la respiration), mais comment ne pas voir qu’elles ont aussi contribué à faire disparaître

350Odling Smee, J., Laland, K., Feldman, M. Niche construction: the neglected process in evolution. 2003. Princeton University Press. 351Jones, C. et al. “Organisms as ecosystem engineers”, Oikos, 69, 3, 1994.352Kirchner, J. The gaia hypothesis : can it be tested ?, Review of geophysics, 27, 2, 1989.

énormément d’autres espèces (e.g. les bactéries qui ne toléraient pas l’oxygène)353 ?(ii) Au-delà de simples « hypothèses à tester » ou de questions structurant les recherches à venir, Lovelock et Margulis portent des revendications méthodologiques et déplorent certaines caractéristiques de la science contemporaine. Ils regrettent premièrement le cloisonnement disciplinaire et en appellent à une plus grande interdisciplinarité entre biologie et sciences de la Terre, disciplines qui auraient divorcé l’une de l’autre à la fin de l’histoire naturelle du 18e siècle. Ils prennent ensuite position dans un débat plus large qui oppose le « réductionnisme » (qui consiste à décomposer un système en ses parties et à analyser ces parties pour comprendre le système), caractéristique de l’essentiel de la science moderne, à une position « holiste » qu’il conviendrait d’adopter (ici on regarde le système « dans son ensemble » pour comprendre son fonctionnement). Enfin, Lovelock insistera sur le rôle heuristique et structurant que joue la métaphore comparant la Terre à un organisme. A la fin des années 1990 certains des thèmes développés par HG sont étudiés par des disciplines naissantes, les « sciences du système Terre ». Ces disciplines héritent de HG d’une part une méthodologie systémique – lorsqu’elles considèrent les compartiments superficiels de la Terre (océan, atmosphère, biosphère, etc.) comme formant un système interconnecté – d’autre part la prise en compte de l’influence de la vie sur des processus atmosphériques, géologiques, etc. Lovelock se réjouit de leur création et y voit la continuité de HG ; symétriquement, les auteurs des sciences du système Terre rendent explicitement hommage à Lovelock. (iii) Dès le début, Gaïa est aussi bien le nom de l’ « hypothèse scientifique » que Lovelock et Margulis proposent, que le nom d’une nouvelle entité:

« la biosphère et toutes les parties de la Terre avec laquelle elle interagit activement pour former cette hypothétique nouvelle entité dont les propriétés ne peuvent être prédites de la somme des parties » Lovelock et Margulis 1974, p.3

Dans cette perspective d’individuation fonctionnelle les frontières de Gaïa ne coïncident pas avec celles de la Terre, ni avec celles des frontières matérielles des organismes vivants, mais s’arrêtent là où l’influence de la vie s’arrête, là où l’environnement n’interagit plus avec les organismes qui peuplent la Terre. Il me paraît tout à fait remarquable qu’une discussion aboutie sur la manière dont on individue Gaïa intéresse au fond assez peu les auteurs impliqués dans la littérature « scientifique » sur HG : quelques remarques introductives et éparses sur le sujet, et l’auteur qui a le plus contribué à cette question, Scott Turner354, est rarement cité. Cela me paraît remarquable à deux titres. Premièrement parce que c’est précisément sur ce pan de HG, sur l’entité, que se concentreront les écologies politiques. Deuxièmement parce que cette faible prise en considération de la question constitue une lacune réelle dans HG. En l’état actuel il est non seulement assez loin d’être évident que Gaïa, telle que définie plus haut, forme bien un organisme355 (ce qui ne manque pas de soulever

353Pour des exemples détaillés, voir Ward, P. The medea hypothesis, Princeton University press, 2009.354En particulier dans The extended organism, Harvard University press, 2000.355Et ce quelle que soit la définition d’organisme que l’on veut bien adopter. Sur ces questions d’organismalité et d’individualité,

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des problèmes normatifs dans le cadre de certaines propositions que l’on peut trouver dans HG ou en écologie politique chez Lovelock ou Goldsmith par exemple), mais il n’est également pas évident de savoir en quel sens elle serait « vivante », ni évident qu’elle forme bien un individu, et ce même à se donner des critères d’individualité appropriés aux entités en jeu356.Voilà pour ce que l’on peut retenir de HG : un discrédit massif pour une part importante de la communauté scientifique, trois questions différentes, des remarques méthodologiques (interdisciplinarité, holisme, rôle heuristique de la métaphore), la création de nouvelles disciplines (sciences du système Terre), une entité (« Gaïa »), un rôle central accordé à la vie (cf. son rôle « actif » vis-à-vis de l’environnement, la place qu’elle occupe dans la définition de l’entité), des difficultés sur la définition des normes (cf. la question de la régulation/optimisation et l’organismalité de Gaïa).

L’écologie politique de LovelockAprès avoir proposé une clarification du contenu de HG, et avant de chercher à comprendre ce que différents projets d’écologie politique ont pu en retirer, intéressons-nous à « l’écologie politique » de Lovelock. Lovelock ne dissocie pas ses travaux scientifiques, ses productions d’ingénieurs et ses positions environnementalistes :

« Le concept de Gaïa, une planète vivante, constitue pour moi la base essentielle d’un environnementalisme cohérent et pratique ; il contredit la ferme conviction selon laquelle la Terre est notre propriété, un domaine destiné à l’exploitation au bénéfice de l’humanité », 2007, p.189

Lovelock est un ingénieur : il construit des machines. C’est pour ses talents d’ingénieurs qu’il est recruté à la NASA, c’est grâce à ceux-là qu’il invente un appareil qui jouera un rôle fondamental dans la mise en cause des CFC pour la découverte du trou dans la couche d’ozone. Par ailleurs, Lovelock revendique un héritage « médical » (secteur dans lequel il a longtemps travaillé en début de carrière).A la fin des années 1970, Lovelock relativise l’importance du trou dans la couche d’ozone et nous avertit du danger qui consiste à sur-réagir en interdisant une fois pour toute les CFC. Cette attitude, qui consiste dans un premier temps à saluer l’importance de travaux scientifiques et de lanceurs d’alerte sur certaines menaces environnementales, et, dans un deuxième temps, à tempérer le « puissant moteur émotionnel des environnementalistes radicaux» et à rappeler les bienfaits de la technique, apparaît à plusieurs reprises dans l’ensemble des écrits de Lovelock. C’est celle qu’il adopte vis-à-vis du DDT dans le paragraphe qui précède celui sur le trou dans la couche d’ozone. Plus récemment, l’ingénieur-médecin s’imagine chirurgien-urgentiste du globe en proposant deux mesures d’urgence : un engagement dans le nucléaire pour réduire les émissions de CO2 (pour le stockage des déchets, voyez avec son jardinier et son chauffagiste357), une utilisation de la géo-

voir Bouchard, F. et Huneman, P. 2013, From groups to individuals. MIT Press, ainsi que Mossio, M. et Moreno, A., 2010 « Organisational closure in biological organisms », Hist. Phil. Life, Sci.356 Par exemple ceux développés par Huneman, P. « About the conceptual foundations of ecological engineering : stability, individuality and values », Procedia Environmental Sciences.357La revanche de Gaïa, Flammarion, 2007, p.132. « J’ai proposé

ingénierie, domaine dans lequel il fera plusieurs suggestions (Lovelock et Rapley 2007, Lovelock 2008). La démesure des solutions techniques semble contrebalancée par une vision médicale tendance médecine non conventionnelle : l’ingénieur ne guérit pas la Terre, il aide ponctuellement Gaïa à se guérir elle-même. Lovelock déplore ainsi le rapport technique à Gaïa comme un rapport pathologique mais nécessaire compte tenu de l’urgence actuelle.On peine en revanche à imaginer la solution technique qui viendrait servir un contrôle démographique « volontaire », sans « tomber pour autant dans les odieux travers de l’eugénisme » car il serait « sage d’opter pour une population stabilisée d’environ un demi-milliard d’individus »: « en fin de compte, c’est Gaïa, comme toujours, qui opérera la réduction de population et éliminera ceux qui enfreignent les règles » (Ibid ., p.197). Nous voilà rassurés : Gaïa reconnaîtra les siens. Voilà donc la métaphore de l’organisme (et l’invocation de la déesse mère) qui revient (reviennent). Lovelock pouvait toujours jouer avec son lecteur et éluder le problème quand il s’agissait de discussions « scientifiques », mettant en avant le rôle purement heuristique de la métaphore quand on lui montrait son absence de pertinence théorique358. Le jeu prend une autre tournure ici quand la métaphore vient masquer un gouffre abyssal quant au fondement normatif qui autoriserait les positions éthiques et les pratiques suggérées par Lovelock. Comme souvent, on ne sait pas trop à quoi s’en tenir avec Lovelock, dont les positions alternent entre points de vue éco-centrés et anthropocentrisme « éclairé ». En plus des positions mentionnées, on trouvera chez Lovelock certains passages sur la vie en harmonie avec la nature, la marche en forêt et l’écoute des oiseaux, ainsi que la valorisation d’une connaissance instinctive, ineffable, qui rappelle davantage certains thèmes de l’écologie profonde qu’une littérature classique des sciences de la nature.

Goldsmith – une vision téléologique de l’ordre naturel et socialEdward Goldsmith, penseur controversé de l’écologie profonde, accorde une place centrale à Gaïa dans The Way : toward an ecological worldview. Lovelock et Goldsmith habitent dans la même région de l’Angleterre (Cornouaille, Devon) et se sont souvent rencontrés. Goldsmith utilise Gaïa comme une entité qui vient intégrer hiérarchiquement l’ensemble de la biosphère. Comme chez Lovelock les références à la cybernétique, la théorie des systèmes et des positions holistes sur le plan méthodologique sont nombreuses. Là où Lovelock était hésitant, changeant, fuyant, contradictoire entre ce qu’il disait (holisme et émergence) et ce qu’il faisait (des modèles typiquement réductionnistes à la Daisyworld359),

publiquement d’accueillir, sur ma petite parcelle de terrain, tous les déchets à haut niveau de radioactivité produits en un an par une centrale nucléaire ; ils occuperaient un espace d’un mètre cube et tiendraient facilement dans une fosse en béton ; j’en profiterais pour chauffer ma maison avec la chaleur fournie par la désintégration des éléments radioactifs. »358En ce qui concerne l’usage heuristique de la métaphore dans le cadre des discussions scientifiques je défendais une position similaire à celle de Lovelock en 2012 dans L’hypothèse Gaïa, quelle analogie de la Terre avec un organisme ?, in Analogia e mediação, Quaresma (Ed.).359Sur ce point, voir Bergandi, D. « Eco-cybernetics : the ecology and cybernetics of missing emergences », Kybernetes 2000.

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Goldsmith est beaucoup plus tranché. Pour ce dernier, les processus naturels, l’action des êtres vivants au premier chef, ainsi que les rapports que les « sociétés traditionnelles » entretiennent avec leur environnement, sont fondamentalement orientés vers le maintien d’un « bon » ordre naturel, vers la préservation du tout dont ils font partie, vers la stabilité et l’absence de changement, à l’inverse des rapports pathologiques que les modernes entretiendraient avec leur environnement. Gaïa vient intégrer de manière hiérarchique l’ensemble des « bons » ordres locaux. La vision qui ressort ressemble à un mélange entre un néo-animisme et un culte des sociétés « traditionnelles » et de leur mode de vie harmonieux avec l’environnement. Le tout vient servir une vision pour le moins réactionnaire du monde : l’ordre naturel des écosystèmes et l’ordre social des sociétés traditionnelles sont des « bons » ordres (« ordres critiques ») qui préservent la « hiérarchie » et la « stabilité » des processus de Gaïa, ordres qu’il s’agit de préserver, fût-ce au prix d’une conservation de structures sociales foncièrement inégalitaires. La critique du progrès (progrès qui vient briser la « stabilité » et l’ « ordre critique ») mène Goldsmith à adopter une philosophie de la technique radicalement opposée à celle de Lovelock: toute technique qui n’est pas enchâssée dans une société traditionnelle et intégrée dans son contexte environnemental, toute technique qui ne vient pas servir l’ « ordre critique » d’une société vernaculaire donnée est néfaste.Précisons maintenant le rapport (ambivalent) entre les sciences de la nature et l’écologie politique dans l’œuvre de Goldsmith. A un premier niveau Goldsmith rejette l’ensemble des piliers de la science moderne : il joue une connaissance « intuitive », « créative », « ineffable », « holiste », « qualitative », « subjective », « reposant sur la foi », orientée vers le maintien de l’ordre critique, contre une science objective, quantitative, rationaliste, etc. Cela fait écho (mais un écho assez lointain) à la valorisation d’une connaissance intuitive et émotionnelle aux dépens d’une connaissance objective, présente chez d’autres auteurs de l’écologie profonde et parfois chez Lovelock. A un second niveau, Goldsmith semble utiliser certains résultats scientifiques contre d’autres: il joue les disciplines écosystémiques et holistes (dont Gaia) contre le réductionnisme de la biologie moléculaire et évolutive, la coopération et l’altruisme contre les « gènes égoïstes », la cybernétique contre la causalité linéaire, l’orientation et la finalité des processus naturels (HG, canalisation développementale, successions écologiques déterminées, etc.) contre le hasard des « néo-darwinistes ». Bref on joue ici un cortège de connaissances scientifiques, interprétées de manière assez libre par ailleurs, présentées comme « hétérodoxes » (mais néanmoins comme scientifiques), contre une science moderne, orthodoxe.Retenons que Gaia vient unifier certains thèmes de Goldsmith (connaissance intuitive, cybernétique et holisme, critique de la science orthodoxe) mais que son rôle le plus important est de donner un cadre - « scientifique », ce qui ne gâche rien - à la vision du cosmos que se fait Goldsmith, vision hiérarchique et orientée vers le maintien d’un ordre critique naturel (et social).

Callicott : un changement d’échelle dans l’éthique environnementale

Baird Callicott, un des pionniers de l’éthique environnementale mobilise Gaïa à la fin des années 2000360. Convaincu de l’intérêt de l’éthique de la terre de Leopold, Callicott remarque certaines insuffisances dans cette dernière. Outre le fait que l’éthique de la terre oublie les communautés biologiques marines, le principal problème réside dans ses échelles spatiale et temporelle. Les échelles des enjeux environnementaux des années 1970 se sont considérablement agrandies, passant d’enjeux locaux, régionaux, écosystémiques sur des petites échelles de temps (quelques décennies au plus) à des enjeux globaux dont les échelles de temps pertinentes sont le siècle, le millénaire. C’est précisément cette modification des échelles qui pousse Callicott à passer d’une éthique de la terre (land) s’appuyant sur les résultats de l’écologie des communautés et l’écologie des écosystèmes à une éthique de la Terre (Earth) s’appuyant sur le cadre que fournit HG.

L’éthique de la terre s’appuyait sur l’écologie scientifique - la biologie des communautés, l’écologie des écosystèmes – et sur l’idée que l’Homme fait partie de communautés morales qui vont du clan à la communauté biologique en passant par la tribu, la nation, etc. Dans ce cadre, Callicott rappelle une difficulté à laquelle est confrontée l’éthique de la terre dont le slogan était « une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste si ce n’est pas le cas ». La difficulté réside dans la stabilité des communautés écologiques : le « changement de paradigme » en écologie nous montre que les écosystèmes que l’on pensait fermés, auto-régulés, avec des successions déterminées et stables, n’incluant pas l’homme comme facteur écologique normal doivent en fait être considérés comme ouverts, avec des facteurs régulateurs internes et externes, des changements sans direction, etc. Le passage en écologie à cette ontologie floue, cette ontologie de flux, nous force à nous interroger sur l’ « intégrité » et la « stabilité » qu’il resterait à préserver. Callicott suggère ainsi que le passage à Gaïa nous redonne un statut ontologique plus stable : une entité fermée, auto-régulée avec des points d’équilibres uniques.

Le passage d’écosystèmes locaux à Gaïa fait donc d’une pierre deux coups chez Callicott: en s’intéressant à une échelle plus vaste on s’assure de pouvoir prendre en compte les enjeux environnementaux contemporains mais on redonne par là même un statut ontologique plus ferme à la communauté dont on fait partie.

Latour – Gaïa : un substitut à la Nature des modernesQuel meilleur exemple Bruno Latour pouvait-il espérer que Gaïa quand, dans Nous n’avons jamais été modernes, il faisait l’inventaire de ces hybrides qui brouillent les frontières entre la nature et la culture (ordinateurs et puces contrôlées par les Japonais, embryons congelés, forêts qui brûlent, baleines équipées de radio balises, etc.) ? Après s’être débarrassé de la Nature des modernes et de leur écologie politique, sur quelle meilleure entité, sur quel meilleur substitut à la Nature, Latour pouvait-il s’appuyer pour faire des Politiques de la nature361 ?

360« From the land ethic to the Earth ethics : Aldo Leopold and the Gaia hypothesis », in Gaia in turnoil, Crist & Rinker, MIT press, 2010.361Les remarques qui suivent sont une interprétation de différentes interventions de Latour sur Gaïa ou l’anthropocène : dans

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L’ontologie de Gaïa, ce mélange d’humains et de non humains (industries, vaches, forêt tropicale, récifs coralliens, méthane, …), liés par des réseaux d’interaction (e.g. les grands cycles de la matière) va comme un gant à l’ontologie de Latour. A la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’écologie des écosystèmes, l’écologie des paysages, la climatologie, la chimie de l’atmosphère et les sciences du système Terre s’unissent pour montrer que l’humain a un impact quantitatif majeur sur la distribution des espèces, l’extinction de celles-ci, la composition de l’atmosphère en certains gaz, l’évolution du climat. Des chercheurs des « sciences du système terre » en prennent acte et suggèrent l’idée d’une nouvelle ère géologique: l’anthropocène. L’anthropocène devient le nom de la période durant laquelle le poids de l’Homme dans les réseaux d’interactions de Gaïa augmente significativement. Ce faisant, les frontières de l’entité en jeu se modifient : plus l’influence d’un acteur sur les autres entités du monde augmente, plus la quantité de non-humains sur lesquels les humains ont une influence augmente, et plus l’étendue de « Gaïa », comprise comme un collectif, s’étend, gommant davantage encore les frontières entre nature et culture, grignotant les derniers résidus de wilderness. En braquant le projecteur sur les humains dans Gaïa (et les non-humains avec qui ces derniers interagissent), Latour fait de Gaïa l’entité qui permettrait de brouiller à nouveau les frontières entre sciences « de la Nature » et sciences sociales en mettant en lumière le fait que la « Nature » n’est plus un cadre invariant dans lequel le monde social s’insère mais est sensible aux actions humaines et leur répond (par le réchauffement climatique, entre autres). On se tromperait en interprétant l’usage qui est ici fait de Gaïa et de l’anthropocène comme une naturalisation de l’humain ; il faut au contraire y voir une mise en société (en collectif) d’un maximum de non-humains.Pour Latour, Gaïa n’est pas seulement un nouvel hybride, c’est également un substitut formidable à l’idée même que la modernité se faisait de la Nature, comme l’annonce le parallèle dramatique dressé entre Galilée et Lovelock, le premier nous faisant entrer dans la modernité en supprimant la distinction entre le monde sublunaire et supralunaire, le second nous en faisant sortir en montrant la singularité, la contingence et l’historicité du monde sublunaire. « Dieu merci, la nature va mourir » en 1999. Latour dirait sans doute aujourd’hui, pris dans Gaïa et à l’époque de l’anthropocène : Dieu merci, la Nature est morte! « La Nature » était ce dont (l’ancienne) « écologie politique » croyait parler, Gaïa viendrait la remplacer pour faire « enfin, de l’écologie politique ». Gaïa n’aurait aucune des propriétés problématiques de la Nature des modernes. Quand celle-ci se prétendait extérieure (ou indépendante) aux scientifiques qui l’observent, unifiée par les lois universelles de la Nature, inanimée, scellant ainsi le partage entre humains et non humains, et indiscutable, car constituée de « faits » objectifs, celle-là serait tout le contraire : « discutable », « intérieure », parce que nous en faisons partie, « multiple » et « animée », parce qu’il n’y a pas une providence, une intentionnalité mais une multitude

Politiques de la nature, aux Gifford Lectures de 2013, lors d’un entretien disponible sur le portail des humanités environnementales (http://vimeo.com/79171553), au cours du colloque « Thinking the anthropocene » (Paris, 13-14-15 novembre 2013), à la conférence de clôture de l’Agora des savoirs, Juin 2013 et dans la conférence de 2011 à l’institut français de Londres (« Waiting for Gaïa … »).

d’agentivités (chacun des êtres vivants). Par un renversement intéressant, qui surprendra peut-être ceux qui ont vu dans Gaïa une nouvelle figure mythique ou religieuse, Latour fait de Gaïa une entité éminemment séculière, plus séculière que la Nature des modernes, parce que débarrassée de toute extériorité, de toute transcendance, parce que non déjà unifiée ou non unifiée pour de bon.En tirant la couverture du côté des actions des agents individuels (bactérie, castors, etc.) et des réseaux d’interaction qui en découlent plutôt que du holisme (Gaïa comme « multiple »), en tordant quelques peu les cadres du darwinisme pour redistribuer de l’agentivité ici et là (Gaïa « animée »), en s’appuyant sur les résultats des trente dernières années des Science Studies (Gaïa « discutable »), et en se félicitant de n’avoir jamais été moderne, Latour élève Gaïa en substitut à l’idée moderne de « Nature ».

ConclusionQuelles leçons tirer de ces usages de Gaïa ?Signalons d’abord le fait que Gaïa occupe une position intéressante dans la mesure où elle semble se retrouver au croisement des deux problèmes à la racine de l’écologie politique identifiés par Catherine Larrère : la question de la Nature, celle de la technique362.Signalons également une difficulté qui me semble traverser l’ensemble de ces projets, difficulté qui existe dès les débuts de HG. Derrière la devanture sympathique d’une coopération globale entre les vivants, HG cache une absence de prise en compte (ou une prise en compte éminemment discutable) des conflits aussi bien que des rapports de force qui leurs sont associés. Si l’on adopte la perspective holiste ou organiciste de HG, ou bien les conflits n’existent pas, parce que la contribution des parties tendrait harmonieusement à la préservation du tout – la coopération de l’ensemble des vivants serait orientée vers le maintien de l’habitabilité (mais quid des « pingouins » et des espèces disparues ?) -, ou bien, quand ils existent, il est « facile » de reconnaître le « bon » côté (Gaïa reconnaîtra les siens chez Lovelock, les perturbateurs de l’ordre critique chez Goldsmith). Avec Latour, regardons désormais Gaïa non plus par le haut, avec un point de vue holiste, mais de l’intérieur, avec une perspective centrée sur les réseaux d’interactions. Contrairement à la perspective organiciste, cette perspective est à même de faire voir les conflits qui peuvent surgir entre deux réseaux (la communauté liant la photosynthèse oxygénique et la respiration cellulaire d’un côté, les bactéries qui ne tolèrent pas l’oxygène de l’autre) entre deux collectifs (le collectif qui se réclamerait de Gaïa vs. un autre collectif). Mieux, elle semble développée précisément pour faire voir ces conflits, pour les mettre à jour, les expliciter et les mettre en scène. Mais de la même manière que dans les années 1980 et 1990 on a reproché aux auteurs de HG de ne pas voir les rapports de force qui existaient entre les vivants – médiés par leurs influences sur l’environnement -, on pourrait reprocher à Latour que la mise en scène procédurale de conflits entre collectifs (se réclamant de Gaïa ou d’autres entités) semble assez peu entrevoir la possibilité que le conflit se règle davantage par un rapport de force que par une discussion à l’amiable. Le holisme de Goldsmith, et celui que Lovelock adopte par endroits, ou bien masquaient les conflits ou bien fournissaient une solution dont les

362“Two philosophies of the environmental crisis” in The structural links between ecology, evolution and ethics, Bergandi, D. (ed.), Springer 2013.

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fondements normatifs sont discutables ; l’ontologie opposée de Gaïa, la version réseaux d’interactions et collectifs, met en scène ces conflits mais fait l’impasse sur les rapports de force associés.

Je voudrais ensuite et surtout faire remarquer la singularité de la relation entre les sciences de la nature et l’écologie politique à laquelle on assiste. La situation ici n’est pas du tout une situation standard (ou typiquement moderne, ou souhaitable pour le bon déroulement des choses, ou naïvement positiviste, chacun choisira) dans laquelle les scientifiques informent ou alertent l’écologie politique en mettant à jour une relation causale entre certains produits de l’action humaine et des problèmes environnementaux (les chimistes, les CFC et le trou dans la couche d’ozone, les climatologues, le CO2 et le réchauffement climatique, les écologues, l’anthropisation des milieux et l’érosion de la biodiversité). Non seulement parce que le statut scientifique de Gaïa (et donc sa légitimité) n’est pas du tout assuré aux yeux de la communauté, mais avant tout parce que HG ne joue pas ici le rôle de fournisseur de « faits », « d’informations », « d’explications ». HG a pour fonction essentielle de proposer un cadre ontologique en nous forçant à considérer une entité (Gaïa, ce réseau d’interaction vie/environnement). Que l’on prête attention au fait que l’essentiel de ce qui a intéressé Goldsmith, Callicott, Latour (et d’autres), parmi les différents éléments de HG rappelés dans la première section, ce n’est pas tellement les travaux théoriques ou empiriques publiés ces trente dernières années dans la littérature scientifique sur les questions d’habitabilité, de régulation, d’influence de la vie, etc., mais c’est Gaïa comme entité. Chez Goldsmith parce que, comme un tout, elle intègre hiérarchiquement les ordres naturels, chez Callicott parce qu’elle autorise un déplacement d’échelle qui permet à l’éthique environnementale de prendre en charge les problèmes (globaux) contemporains, chez Latour parce qu’elle vient avantageusement, pour les sciences et la politique, remplacer la Nature des modernes.

Je voudrais enfin attirer l’attention sur la diversité, sur l’hétérogénéité des projets philosophiques qui ont absorbé Gaïa. On pourrait certes mettre en avant non pas l’hétérogénéité mais un élément intéressant qui semble unifier l’ensemble de ces auteurs : une vision critique de la « Nature moderne ». Cette critique, c’est tout le projet de Latour. Mais elle est également présente chez Callicott – l’auteur de « La nature est morte, vive la nature363 ! » - et chez Goldsmith (plus sensible à l’absence de finalité dans la Nature moderne). En mettant l’accent sur ce qui serait un front unifié contre la Nature des modernes, on manque en revanche de voir que ces auteurs ne sont pas sensibles aux mêmes propriétés de la Nature et on manque de voir la diversité importante des voies de sortie qui sont proposées. Ainsi Gaïa accommode aussi bien une technophilie sans borne (Lovelock) - et une plus modérée (Latour) - que des positions doutant de toute technique moderne (Goldsmith). Gaïa accommode aussi bien un holisme radical au sein duquel chaque agent vient servir l’ordre du tout (Goldsmith) qu’une position diamétralement opposée, centrée sur les acteurs et les réseaux (Latour), en passant par des positions intermédiaires (Lovelock, Callicott). On peut utiliser Gaïa que l’on souhaite s’appuyer sur les résultats des sciences écologiques et géologiques pour

3631992, Hasting Center Report.

élaborer son écologie politique (Callicott, Lovelock), que l’on préfère à cela une connaissance intuitivo-émotionnelle (Goldmisth, Lovelock) ou que l’on souhaite, après avoir ouvert les boites noires de la rationalité moderne, réenchevêtrer sciences et politiques (Latour). On peut enfin utiliser Gaïa que l’on souhaite naturaliser le social à outrance (Goldsmith) ou socialiser, politiser, « collectiviser » la nature pour mieux s’en débarrasser (Latour).

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Acker A. - Penser l'écologie politique dans un pays en « développement »: le Brésil à la recherche de ses racines écologistes364

Antoine Acker – Doctorant en HistoireInstitut Universitaire Européen (IUE) de Florence – Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3)

version de travail

Introduction: quel enracinement ?

Le Brésil, un pays en développement ? Si la question peut se discuter au vu d’indices d’occupation industrielle, d’alphabétisation ou d’urbanisation de plus en plus proches de ceux des pays de l’OCDE, force est de constater que la notion de développement, érigée en objectif national par le pouvoir exécutif, reste structurante dans les débats politiques locaux. C’est sans doute pour cela qu’il est difficile au Brésil de penser sans autocensure l’écologie politique, régulièrement accusée d’être une idéologie importée et déconnectée des préoccupations nationales, lorsqu’elle n’est pas présentée comme le produit d’un complot cherchant à empêcher le pays de se développer. Les propos avertissant qu'une « conspiration environnementaliste et indigéniste » se cacherait derrière les revendications contre la déforestation ou la consommation de gaz carbonique sont légion.365 Ils démontrent combien il demeure délicat de souligner l’intérêt de protéger l’équilibre environnemental sur un territoire où seize millions d’individus vivent encore avec moins d’un dollar par jour.

Que dire, alors, de ce mois d'octobre 2010 où la candidate du Parti Vert Marina Silva obtient près de vingt millions de voix à la présidentielle malgré un espace d'exposition médiatique minimal ? S'agit-il d'un vote des classes moyennes internationalisées en faveur d'une candidate méprisée par les nationalistes, qui voient d'un mauvais œil l'accumulation de récompenses honorifiques perçues par la ministre de l'environnement du premier gouvernement Lula lors de ses voyages répétés à l'étranger? Cette hypothèse est insuffisante au vu de l'amplitude des performances électorales de « Marina »366 et de son appartenance à l'Assemblée de Dieu, une Église évangélique moquée par les fractions les plus instruites de la population brésilienne pour ses rites considérés simplistes, ses positions ultra-conservatrices et la manipulation de ses fidèles par certains pasteurs corrompus.

De plus, d'autres signes semblent témoigner d'un engouement brésilien pour les thématiques environnementales. D'après un récent sondage mené par le

364 Le terme “environnementaliste” est utilisé ici dans son acception lusophone (“ambientalista”) ou anglophone (“environmentalist”), c’est-à-dire comme synonyme de la notion d’écologiste, englobant diverses formes de (re-)penser la relation entre humanité et nature.365 Gélio Fregapani, A Amazônia no Grande Jogo Geopolítico – Um Desafio Mundial (Brasilia: Thesaurus, 2011); Rosineide Bentes, “A Intervenção do Ambientalismo Internacional na Amazônia”, Estudos Avançados 19, no. 54 (2005); Lorenzo Carrasco, ed. Máfia Verde: o Ambientalismo a Serviço do Governo Mundial (Rio de Janeiro: Capax Dei, 2008); Lorenzo Carrasco, ed. Máfia Verde 2: Ambientalismo, Novo Colonialismo (Rio de Janeiro: Capax Dei, 2005).366 Au Brésil, les femmes et hommes politiques sont souvent désignés par leur prénom.

prestigieux institut Ibope, l'environnement est une préoccupation majeure pour 94% des Brésiliens, 44% d'entre eux le considérant même comme prioritaire par rapport au développement économique.367 Le Brésil est également l'un des premiers États au monde, et le seul d'une telle dimension, à avoir intégré dans sa constitution, en 1988, un chapitre entièrement dédié à la protection de la nature. Enfin, quel autre pays d'une taille comparable oblige depuis 1965 les propriétaires terriens à maintenir 50% de leur bien foncier sous la forme de réserve forestière ?368 Au vu de tels éléments, il semble difficile de considérer « l'ambientalismo » brésilien comme une pensée déracinée. Quelle légitimité locale trouve, alors, l'écologie politique ? Comment penser la protection environnementale dans un pays obsédé par le développement ? Comment expliquer, aussi, le succès croissant du projet politique écologiste au Brésil ?

Cette contribution devait résulter d'un séjour de recherche dans le pays concerné, qui a dû malheureusement être reporté. Plutôt que d'esquisser les premières conclusions d'une enquête en archives, elle se bornera donc à proposer quelques hypothèses ainsi que des pistes d'analyse historique pour comprendre le climat socio-politique actuel, marqué par un conflit de grande ampleur autour du projet de barrage amazonien de Belo Monte et par la pré-campagne de la présidentielle de 2014, dans laquelle le débat environnemental semble être promis à revêtir une importance sans précédent.

1 Le mouvement écologiste brésilien en quête d'histoireLa référence à une continuité historique est

présente depuis l'émergence de revendications structurées pour la protection de la nature au Brésil. En 1934 à Rio de Janeiro, la première conférence du genre, qui rassemble pour l'essentiel des biologistes et fonctionnaires réclamant une intervention coordonnée de l'État en faveur de la préservation des ressources, se référe explicitement au discours de l'ancien régent José Bonifácio de Andrade.369

Principal artisan de l'indépendance du Brésil en 1822, ce dernier dénonçait déjà avec vigueur l'absurdité de la déforestation à des fins agricoles. De la même façon, les premiers activistes brésiliens à se réclamer sans ambiguïté de « l'écologie politique », fédérés dès le début des années 1970 à Porto Alegre autour du chimiste José Lutzenberger, font d'une figure locale, le prêtre jésuite Henrique L. Roessler, leur principale référence.370 Botaniste et fonctionnaire, il était connu pour avoir appliqué, en tant que délégué des autorités forestières, une politique de stricte limitation du déboisement ainsi que de la chasse et de la pêche prédatrices. Alors que son zèle lui avait valu d'être éloigné des responsabilités par ses supérieurs hiérarchiques, il avait répliqué en fondant une association de protection de

367 O Estado de São Paulo, 4 Mai 2012.368 Kathryn Hochstetler et Margaret E. Keck, Greening Brazil, Environmental Activism in State and Society (Durham, London: Duke University Press, 2007): 149.369 Franco et Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (I): Nation and Nature in Brazil from the 1920s to the 1940s. Environmental History", Environmental History 13, no. 4 (2008); José Luiz De Andrade Franco et José Augusto Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (II): The First Brazilian Conference on Nature Protection", Environmental History 14, no. 1 (2009).370 Elmar Bones et Geraldo Hasse, Pioneiros da Ecologia : Breve História do Movimento Ambientalista no Rio Grande do Sul (Porto Alegre: Já, 2007): 31.

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la nature et en devenant, dans les années 1950, chroniqueur environnemental du Correio do Povo, principal quotidien du Sud du pays. Dans des textes passionnés, touchant une audience inédite pour un défenseur de l'environnement au Brésil, il invitait chaque semaine ses compatriotes à redécouvrir les espaces naturels locaux, établissant un lien fondamental entre équilibre environnemental et sentiment national, à travers des déclarations telles que:

Juro solenemente, como filho do Brasil, orgulhoso de suas belezas e riquezas naturais, zelar pelas suas florestas, sítios e campos, protegendo-os contra o fogo e a devastação, fomentar o reflorestamento, conservar a fertilidade do solo, a pureza das águas e a perenidade das fontes e impedir o extermínio dos animais silvestres, aves e peixes.371

Une nouvelle référence historique s'installe à la fin des années 1980 après le meurtre de Chico Mendes, leader des petits extracteurs de caoutchouc (les seringueiros) de l'ouest amazonien, souvent dépeint comme le premier « martyre » écologiste du monde.372 L'histoire de Mendes, qui comprend dès les années 1970 le lien entre la surexploitation de l'environnement et une gestion monopolistique des ressources positionnant les travailleurs ruraux à la merci des grands propriétaires terriens, permet aux activistes brésiliens de proposer une écologie politique de l'hémisphère sud. L'idée qui s'impose alors est celle d'une écologie ancrée dans une communauté d'intérêt entre la préservation du travail et celle de l'environnement, dont le ciment est le principe du partage des ressources. Le mouvement écologiste brésilien cherche ainsi à s'émanciper du soupçon d'influence européenne qu'il traîne notamment à cause de l'image d'illustres exilés de la dictature militaire comme Fernando Gabeira, Alfredo Sirkis ou Carlos Minc. Ces derniers, revenus des pays industrialisés de l'hémisphère nord et du marxisme révolutionnaire, fondent en 1986 le Parti Vert sur le modèle de leurs homologues écologistes allemands et français.

L'heure est au « socio-ambientalismo », qui se profile au début des années 1990 en héritier de la lutte syndicale des « peuples de la forêt » jadis portée par Mendes. A Rio de Janeiro, les « Verts », en marge du Parti des Travailleurs de Lula avec lequel existe une grande porosité, reprennent à leur compte cette écologie fortement imprégnée de marxisme, axée sur une guerre déclarée aux multinationales et une obsession pour la réforme agraire.373

Pour les politologues Margret E. Keck et Kathryn Hochstetler, le « socio-ambientalismo » est avant tout une déclinaison spécifiquement brésilienne de l'écologie politique, prenant en compte le haut niveau d'inégalités sociales régnant dans le pays.374 Au vu des récentes campagnes écologistes, notamment celle de Gabeira qui échoue de quelques milliers de voix à devenir maire de Rio en 2010 à la tête d'une plateforme très modérée, il semblerait que le « socio-environnementalisme » ait surtout été une orientation conjoncturelle. Les aller-retour entre

371 Id: 32.372 Mary Helena Allegretti, “A Construção Social de Políticas Ambientais - Chico Mendes e o Movimento dos Seringueiros” (Universidade de Brasília, 2002).373 Alfredo Sirkis, “L’Amazônie peut encore être sauvée”, Le Monde Diplomatique, Nov. 1989.374 Hochstetler et Keck, op. cit.

mouvement ouvrier et écologie politique semblent aujourd’hui révolus.

2 La contribution des historiensCe n'est pas seulement au travers des tentatives

stratégiques des écologistes eux-mêmes que s'est construite l'idée d'un environnementalisme proprement brésilien: les historiens ont également pris leur part dans ce processus, en donnant à l'histoire du Brésil une interprétation « conservationniste » auparavant méconnue. Dès 1984, Roberta M. Delson rappelle, dans un article co-écrit avec l'américain John Dickenson, le souci conservationniste qui existe dans le pays depuis les réglementations coloniales sur l'exploitation du bois précieux au XVIIIe siècle.375 Les deux auteurs soulignent aussi que l'histoire du Brésil est parsemée d'initiatives notables de protection de la nature. Ce faisant, ils démentent, pour la première fois dans une publication scientifique, le préjugé international qui, notamment en raison de l'intransigeance du gouvernement de dictature militaire brésilien lors du sommet des Nations Unies pour l'environnement en 1972, dépeint le pays comme une terre de brutale déforestation.

Il se crée alors un dialogue à deux temps entre les historiens environnementaux nord-américains et brésiliens. Les premiers, comme John McNeill (1986) et Warren Dean (1995), assimilent l'histoire du Brésil à un processus linéaire de destruction environnementale.376 Les seconds, qui émergent surtout à la fin des années 1990, cherchent à briser cette image négative en soulignant l'importance culturelle et historique d'initiatives locales de protection environnementale. C'est ainsi qu'en 1996, José Augusto Drummond réhabilite l'ingénierie et l'effort humains qui ont conduit à la reproduction de la forêt de la Tijuca à Rio de Janeiro à partir du XIXe siècle.377 Cet espace presque entièrement reboisé est aujourd'hui la plus grande forêt urbaine du monde. Dans une démarche similaire, Regina Horte Duarte met au jour en 2006 un mouvement de défense des oiseaux brésilien, très actif au début du XXe siècle et tombé depuis dans l'oubli.378 Mais c'est José Augusto Pádua qui, dans une thèse explorant la « pensée politique et [la] critique environnementale dans le Brésil esclavagiste » (éditée comme monographie en 2002), sert le plus amplement l'idée d'une écologie politique « enracinée ». Il y démontre l'importance de la préservation de la nature dans la logique physiocrate des pères fondateurs de la nation brésilienne avant l'indépendance.379

Pour eux, l'élaboration d'un rapport soutenable à l'environnement est une nécessité dans la perspective de la création d'une nation autonome, amenée à vivre de ses 375 Roberta M. Delson et John Dickenson, "Conservation Tendencies in Colonial and Imperial Brazil: An Alternative Perspective on Human Relationships to the Land," Environmental Review 8, no. 3 (1984).376 John McNeill, "Agriculture, Forests, and Ecological History: Brazil, 1500-1983," Environmental Review 10(1986); Warren Dean, With Broadax and Firebrand: The Destruction of the Brazilian Atlantic Forest (Berkeley: University of California Press, 1995).377 José Augusto Drummond, “The Garden in the Machine: An Environmental History of Brazil's Tijuca Forest”, Environmental History 1, no. 1 (1996).378 Regina Horta Duarte, "Pássaros e Cientistas no Brasil: Em Busca de Proteção, 1894-1938", Latin American Research Review 41, no. 1 (2006).379 José Augusto Pádua, Um Sopro de Destruição. Pensamento Político e Crítica Ambiental no Brasil Escravagista (1786–1888) (Rio de Janeiro: Jorge Zahar, 2002).

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propres ressources. Le principe d'une préservation des richesses naturelles en faveur des générations futures est déjà explicitement énoncé dans le discours de ces premiers patriotes. Surtout, Pádua analyse également des textes conservationnistes produits à la fin du XIXe siècle par de grandes figures abolitionnistes telles qu'André Rebouças, homme politique métisse partisan notamment de la création de grands parcs naturels, ou Joaquim Nabuco, fondateur de la société brésilienne pour l'abolition de l'esclavage. Ces penseurs, dans la continuité des réflexions de José Bonifácio, considèrent l'esclavage comme un système destructeur pour la nature dans la mesure où il produit des acteurs qui n'ont pas d'intérêt à prendre soin des ressources naturelles. Les grands propriétaires terriens, dotés d'immenses possessions foncières, privilégient la déforestation par rapport à une stratégie de conservation des sols. Les esclaves n'ont pas de motivation pour favoriser la préservation d'une terre dont ils ne peuvent profiter économiquement. Dans cette perspective, seule une répartition égalitaire des surfaces agraires, exploitées par des hommes libres vivant de leur propre travail, peut garantir la durabilité des sols déjà cultivés et donc prévenir la déforestation. Le discours actuel des écologistes brésiliens, notamment associatifs, est dans la droite ligne d'un tel raisonnement, dont il s'inspire pour proposer, dans des régions à forte densité forestière comme l'Amazonie, la généralisation d'une agriculture à petite échelle, coopérative et confiée à des paysans sans terre. Le lien historique ainsi construit, tracé par les travaux de Pádua, est fondamental car il place l'écologie dans la continuité d'un combat fondateur de l'émancipation du peuple brésilien: l'abolition de l'esclavage.

A plusieurs moments, les chemins des historiens environnementaux et ceux de l'écologie militante se croisent. Drummond, dans un texte de 1999, se définit comme un chercheur « sympathisant » du mouvement conservationniste.380 Duarte considère, dans un article publié en 2005, que les historiens doivent contribuer à la production d'une « pensée environnementale » ancrée dans la société brésilienne.381 Mais l'historien environnemental le plus engagé est Pádua, activiste écologiste depuis sa jeunesse à l'époque du régime militaire et organisateur, en 1987, d'un ouvrage collectif hybride réunissant des penseurs militants de l'écologie politique (comme Minc, qui est aussi économiste, Gabeira et Liszt Vieira) et des chercheurs en sciences humaines (dont Pádua lui-même et le politologue Eduardo Viola).382 L'ouvrage critique les excès de la société industrielle et souligne la convergence entre émancipation de l'homme et généralisation d'une relation soutenable avec la nature. En mêlant considérations analytiques et programme politique, il dévoile la porosité qui existe entre écologie politisée et acteurs académiques. Cette porosité est confirmée par les récentes prises de position de Pádua, qui semble avoir évolué au même rythme que la tendance dominante du mouvement écologiste brésilien. Ainsi révélait-il en 2009 à l'un des

380 José Augusto Drummond, "A Legislação Ambiental Brasileira de 1934 a 1988 : Comentários de um Cientista Ambiental Simpático ao Conservacionismo," Ambiente & Sociedade 2, no. 4.381 Regina Horta Duarte, "Por um pensamento ambiental historico: O caso do Brasil " Luso-Brazilian review 41, no. 2 (2005).382 Ecologia & Política no Brasil, ed. José Augusto Pádua (Rio de Janeiro: Espaço e Tempo - IUPERJ, 1987).

principaux quotidiens nationaux l'espoir qu'il plaçait dans la candidature présidentielle de Marina Silva.383

3 Une écologie bâtie sur le sentiment national Dans ses études consacrées à la « pensée

environnementale » de grandes figures historiques brésiliennes à partir de la fin du XVIIIe siècle, Pádua s'attache surtout à mettre en valeur les thèses qu'un lecteur contemporain associerait le plus directement au mouvement de l'écologie politique: agriculture durable, lien entre préservation de la nature et bien-être social, lutte contre le gaspillage des ressources et souci des générations à venir. Il souligne en outre une idée qui apparaît en filigrane, en particulier dans les écrits de Bonifácio: un attachement identitaire de ce dernier à la diversité des espèces et à la beauté des paysages de sa terre natale, d'autant plus vif qu'il a expérimenté, lors de longues études au Portugal, un environnement perçu comme inférieur car moins sauvage et plus dévasté.384 Cette vision de la nature tropicale comme source de fierté patriotique est une constante dans la littérature brésilienne. Elle est réaffirmée en 1908 par l'ouvrage d'Afonso Celso « Porque me Ufano do meu Pais », dont l'impact donne à cette tendance une appellation précise, « l'ufanisme ».385 Dérivé d'un adjectif castillan désignant la satisfaction de soi, l'ufanisme est resté dans l'histoire brésilienne comme un concept de référence se rapportant à l'exultation des sentiments nationaux et à la célébration de la patrie. Or, pour Celso, les trois premières sources de fierté nationale sont la grandeur territoriale du pays, la beauté de sa nature et la richesse de ses ressources organiques, soit autant de motivations qui évoquent le rapport des Brésiliens avec leur environnement naturel.

Bien sûr, en tant qu'interprétation apologétique du potentiel national, l'ufanisme s'est souvent apparenté à une croyance dans l'infinité des ressources et donc une invitation à surexploiter les richesses naturelles afin de donner toute sa portée à la « grandeur » de la « patrie brésilienne ». C'est ainsi que l'on peut interpréter la propagande du régime militaire qui, à la fin des années 1960, invite les Brésiliens à entamer une véritable « guerre » contre la forêt pour intégrer l'espace amazonien aux circuits économiques du reste du pays.386 Mais l'ufanisme a aussi un autre pendant: celui de la fierté de la nature tropicale, présentée dès les années 1930 par les participants de la première conférence pour la protection de la nature comme une source de spécificité culturelle.387

Dans une telle perspective, la nature locale, perçue comme exubérante, indomptée et riche de diversité, apparaît comme un élément de différenciation historique de la société brésilienne, notamment par rapport à l'Europe. De cette fierté « tropicale » peut naître un réflexe « conservationniste » visant à protéger la nature, dès lors que cette dernière est érigée en élément fondateur de l'identité nationale.

383 A Folha de São Paulo, 13 septembre 2009.384 José Augusto Pádua, "A Profecia dos Desertos Da Líbia: Conservação da Natureza e Construção Nacional no Pensamento de José Bonifácio," Revista Brasileira de Ciências Sociais 15, no. 44 (2000). 385 Afonso Celso, Porque Me Ufano do Meu País (Laemert & C. Livreiros - Editores, 1908).386 Sue Branford, The Last Frontier: Fighting over Land in the Amazon (London: Zed Books, 1985).387 Franco et Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (I)", op. cit; "Wilderness and the Brazilian Mind (II)", op. cit.

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Alors que le concept ufaniste est issu de la littérature, c'est dans les arts que sa déclinaison proto-écologiste s'exprime le plus nettement. On peut le constater dès les années 1930 avec les débuts de l'architecte paysagiste Roberto Burle Marx, qui devient une célébrité nationale en dessinant les parcs, jardins et autres places des grandes métropolitaines brésiliennes. Dans la deuxième moitié des années 1950, il est d'ailleurs l'un des artisans de la nouvelle capitale Brasilia. Au cœur de son projet artistique réside l'idée d'une fusion entre nature et nation, notamment au travers du recours systématique à des plantes natives. En généralisant la transposition de végétation tropicale en milieu urbain, Burle Marx a deux objectifs. Le premier est de rapprocher ses compatriotes de « leur » milieu environnemental et de créer un paysage urbain authentiquement brésilien, qui doit s'exprimer à travers l'entrelacement de l'œuvre de l'homme et de celle de la nature. Le second est de rompre avec l'imitation de l'esthétique des villes et jardins d'Europe privilégiée jusqu'alors.388 Dans les années 1970, Burle Marx, convaincu d'une proximité indéfectible entre le peuple brésilien et ses paysages naturels, se rapproche de l'activisme écologiste de Porto Alegre et devient une figure de proue du mouvement contre la déforestation.389

De fait, l'héritage ufaniste s'exprime aussi à travers une référence constante à la forêt, faisant du déboisement une problématique incontournable, non seulement dans « l'ambientalismo » militant mais aussi dans la population brésilienne. D'après le sondage Ibope mentionné plus haut, la déforestation est le risque environnemental qui préoccupe le plus les Brésiliens, loin devant la pollution des eaux et le réchauffement climatique. Les deux grands combats contemporains de l'écologie politique brésilienne, qui mobilisent actuellement les ONG et s'expriment à travers des pétitions drainant des millions de signatures, sont d'ailleurs directement liés à la forêt. D'une part la protestation monte contre la construction du barrage hydroélectrique de Belo Monte, qui menace d'altérer gravement le cycle écologique de la région amazonienne. D'autre part, les environnementalistes se fédèrent pour tenter de sauver les mesures conservationnistes du code forestier brésilien, menacées par une récente réforme qui propose de les assouplir.

La préservation de la forêt est le fil rouge de l'histoire de l'écologie politique brésilienne et son thème fédérateur. Elle domine déjà les écrits de Bonifácio et de la génération d'auteurs nationalistes et physiocrates qui se profilent autour de lui.390 Elle réapparaît chez les abolitionnistes ainsi qu'en 1913 dans le projet de constitution nationale du politicien Alberto Torres, autre référence historique des écologistes brésiliens.391 On la retrouve dans les années 1980 avec la sacralisation du combat des seringueiros au cœur de la forêt amazonienne et aujourd'hui encore derrière le symbole incarné par Marina Silva. Cette dernière, régulièrement qualifiée de « Menina da Mata » (« fille de la forêt »), a grandi en Amazonie dans une famille pauvre de seringueiros et accompagné Chico

388 Valerie Fraser, "Cannibalizing Le Corbusier: The MES Gardens of Roberto Burle Marx," Journal of the Society of Architectural Historians 59, no. 2 (2000); Arte e Paisagem. A Estética de Roberto Burle Marx, ed. Lisbeth Rebollo Gonçalves (Sao Paulo: USP/MAC, 1997). 389 Id.390 Pádua, "A Profecia Dos Desertos Da Líbia", op. cit.391 Dean, op. cit: 244.

Mendes dans son combat contre le déboisement. Ancienne analphabète devenue professeure d'histoire puis sénatrice, contaminée dans sa jeunesse au mercure, elle rencontre à partir de 2010 un succès populaire s'expliquant en grande partie par une biographie qui évoque à la fois « l'empowerment » des habitants de la forêt et leur exposition aux dangers de la modernisation agricole et industrielle.

L'inquiétude face à la déforestation occupe une position hégémonique dans le discours écologiste brésilien et son esthétique. Les autres symptômes de la dégradation environnementale n'apparaissent que comme des progénitures de la thématique mère: par exemple, la déforestation est une cause majeure du réchauffement climatique et la désertification des sols est la conséquence de l'amenuisement des réserves d'eau fournies par une Amazonie en pleine dévastation. Derrière cette canalisation des efforts écologistes vers la lutte contre le déboisement se profile la nécessité, pour les défenseurs brésiliens de la nature, de produire un discours nationalement enraciné. La forêt brésilienne est palpable: symbole de l'exubérance, de la diversité et de la « tropicalité » du Brésil, elle est depuis longtemps un objet du combat nationaliste. Déjà dans les années 1970, des hommes politiques de tous bords font front contre les projets d'exploitation amazoniens nourris par des capitaux étrangers. Leurs motivations premières sont certes rarement écologistes. Elles naissent plutôt d'une logique de méfiance vis-à-vis d’une possible « invasion » du territoire brésilien par des acteurs « impérialistes ». Pourtant, c'est bien vers 1975-1976 qu'autour de la dénonciation de grands projets financés par des multinationales, tels le « méga-ranch » bovin de Volkswagen dans le Sud-Est de l'Amazonie, les termes « meio ambiente » (« environnement ») et « ecologia » deviennent récurrents au congrès national et au sénat.392

Perspectives: du « développementalisme » au « sustentabilisme »?

Si l'inquiétude face au déboisement n'a pas toujours fait l'unanimité au Brésil, elle existe depuis la fin de l'époque coloniale chez une fraction des élites et touche aujourd'hui une partie grandissante de la population. On ne peut donc pas parler d'une écologie politique déracinée, d'autant que le travail récent des historiens environnementaux a permis de retracer une tradition de la conservation au Brésil, dans laquelle les militants écologistes contemporains peuvent puiser. Se rattacher à une histoire nationale, à un schéma narratif évoquant la grandeur du pays et la fierté de ses richesses, est d'ailleurs une obsession de « l'ambientalismo » brésilien. C'est aussi une manière de contrer la critique encore vive qui le voit comme une idéologie importée depuis les sociétés de l'hémisphère nord.

Au vu de cette conclusion, on peut poser l'hypothèse suivante: si Marina Silva rencontre depuis plusieurs années le succès lui valant d'être considérée comme la principale concurrente de la présidente Dilma

392 Diário do Congresso Nacional. 11 de Setembro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 8854-5. 16 de Setembro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 9128. 15 de Outubro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 10431. 29 de Outubro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 19 de Setembro de 1978 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1978). 8146-7. Evandro Carreira, Recado Amazônico, vol. 4 (Brasilia: Senado Federal, 1977); Paulo Brossart, O Ballet Proibido (Porto Alegre: L&PM, 1976).

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Rousseff pour la présidentielle de 2014, c'est qu'elle a su mieux que d'autres s'installer dans une stratégie de continuité historique. Elle s’est notamment assuré une légitimité électorale dans un espace politique où le mot « développement » fait consensus et est arboré avec fierté depuis les années 1950 par tous les gouvernements du Brésil. Cet engouement historique explique sans doute le succès, chez les intellectuels écologistes brésiliens, du concept de « développement soutenable », là où d'autres penseurs latino-américains comme Gustavo Esteva (Mexique) ou Arturo Escobar (Colombie) n'y voient rien d'autre que les habits neufs de l'impérialisme colonial et la volonté de rendre durable le développement industriel plutôt que la nature.393 Une telle approche critique n’a que peu d’écho au Brésil.

Ainsi, le principal parti écologiste du pays, fondé en 2013 par Marina Silva, a pris le nom de « Réseau Sustentabilidade (durabilité) ». Il s'agit là d'une référence claire au concept de « développement soutenable » autour duquel la potentielle candidate articule toutes ses interventions publiques. De fait, le « sustentabilisme » – un néologisme de plus en plus utilisé par les médias pour qualifier le projet de « Marina » – du nouveau « parti-réseau » ne relève pas d'un credo révolutionnaire mais d'une feuille de route proposant de se substituer à pas feutrés à la tradition développementaliste du pays. Il est épuré de tout discours anti-industriel et de toute attaque au principe de progrès économique. Dans cette perspective, le « réseau soutenable » décline des positions qui surprendraient plus d'un écologiste de l'hémisphère nord, en croyant par exemple pouvoir montrer le chemin d'une production des agro-carburants respectueuse de la forêt et des petits paysans.394 C'est que les agro-carburants sont un symbole de la capacité d'innovation technologique du Brésil et de son récent redressement industriel: le « sustentabilisme » se refuse à dénigrer les icônes du mythe développementaliste.

Contrairement à certains partis Verts européens qui ne cessent de marteler l'idée d'un changement de société et d'une conversion des modes de production, le discours politique de « Marina » prend soin de ne jamais se situer en rupture nette avec le passé. Au contraire, il reprend pleinement à son compte l'idée d'un pays en marche vers l'accroissement de ses richesses et l'amélioration de son niveau de vie. La fondatrice du « Réseau Sustentabilidade » répète inlassablement qu'elle veut poursuivre le travail de consolidation économique accompli durant les mandats présidentiels de Fernando Henrique Cardoso et Lula.395 Lors de la campagne de 2010, elle est allée jusqu'à comparer son projet à celui de Juscelino Kubitschek, populaire président de la république entre 1956 et 1961.396 Chantre de la planification et de l'expansion du réseau autoroutier, initiateur du projet de nouvelle capitale au cœur des territoires intérieurs du Brésil, ce dernier est resté dans les livres d'histoire brésiliens comme une figure mythique, ayant accéléré la conversion du pays à un système industriel de masse. A ce titre, il est accusé en 1976 par un sénateur

393 Gustavo Esteva, "Development," in The development dictionary: a guide to knowledge as power, ed. Wolfgang Sachs (London ; Atlantic Highlands, N.J. : Zed Books, 1992); Arturo Escobar, Encountering Development : the Making and Unmaking of the Third World (Princeton: Princeton University press, 1995).394 A Folha de São Paulo, 24 novembre 2008.395 Terra, 28 octobre 2013.396 O Estado de São Paulo, 2 octobre 2009.

écologiste d'avoir été « l'un des grands criminels en relation à l'Amazonie ».397

Pour Marina Silva, c'est la référence incarnée par Kubitschek qui prévaut: la tendance dominante de l'écologie politique dans le Brésil du XXIe siècle est celle d'un discours balisé de gages d'enracinement historique, de figures patriotiques, de grandes narrations de progrès et d'exaltation de la forêt comme espace à la fois naturel et culturel, en ce qu'il est présenté comme constitutif de l'identité nationale. Le succès de cette stratégie doit cependant être analysé avec recul dans la mesure où il est amplifié par la popularité personnelle de Marina Silva qui a su s'approprier les codes d'un système médiatique friand « d'hyperprésidentialisme ». Il n'en reste pas moins que cette tentative de construction d'une écologie identitaire dérivée de la narration désormais classique du « développement national » parvient à toucher un potentiel électoral dont l'écologie politique européenne est encore très éloignée.

397 Carreira, op. cit : 285.

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P. Corcuff - Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire

Je voudrais avancer une série de questionnements associant une critique anticapitaliste du productivisme, des problèmes posés par les objecteurs de croissance et le thème du pluralisme anthropologique. J’entendrai « anthropologique » au sens philosophique de présupposés quant aux conceptions de la condition humaine. Je m’intéresserai donc à des implicites anthropologiques travaillant les analyses critiques du productivisme et du capitalisme, comme les alternatives qui leur sont opposées. J’en tirerai des conséquences du point de vue d’une réflexivité épistémologique des sciences sociales, puis sur le plan de la philosophie politique dans une logique libertaire d’inspiration proudhonienne. Cette exploration participe d’un cadre plus général de dialogues transfrontaliers entre sociologie et philosophie politique (voir P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, 2012).

1 – Critique du productivisme capitaliste et questions de la décroissanceJ’associe critique du capitalisme et critique du productivisme à l’intérieur d’une sociologie critique de monde existant. On doit d’abord noter le caractère productiviste du capitalisme, au sens où ce dernier porte une logique de la production pour la production. Le capitalisme prend appui sur une dynamique illimitée d’accumulation du capital, associée à la propriété privée des grands moyens de production et d’échange, alimentée par le profit marchand à court terme. Or, il se révèle incapable de prendre en compte le temps long de la biosphère ou des générations à venir. André Gorz, demeuré anticapitaliste jusqu’à la fin de sa vie, avait bien saisi que la marchandisation de l’humanité et de la nature portée par la logique capitaliste se heurtait tout à la fois à la justice sociale, à la qualité existentielle de la vie des individus et à la préservation des univers naturels.Ses analyses rejoignent, ce faisant, les courants écolo-marxistes, dits écosocialistes, qui ont mis l’accent sur la contradiction capital/nature propre au capitalisme, et pas seulement sur la contradiction capital/travail privilégiée traditionnellement par les marxistes. Qu’est-ce à dire ? La nature serait elle aussi exploitée dans la dynamique d’accumulation du capital. Or, dans l’épuisement des ressources naturelles comme dans les risques techno-scientifiques associés à la logique contemporaine du profit, le capitalisme mettrait en danger ses propres bases naturelles et humaines d’existence.

Cependant, si capitalisme et productivismes apparaissent associés, anticapitalisme et antiproductivisme ne l’ont pas toujours été historiquement. Les sociétés staliniennes en ont été un exemple historique marquant. Mais déjà chez Marx, les choses apparaissent ambivalentes. On trouve chez lui tout à la fois une fascination pour l’essor industriel propre au XIXe siècle, et ses illusions technologistes, ainsi que des prémisses écosocialistes. Plus largement, on doit noter que nombre de courants de la galaxie socialiste née au XIXe

siècle, comme de la gauche républicaine qui l’a précédée, ont souvent été profondément marqués par la vision non critique d’un « Progrès » scientifique et technique supposé intrinsèquement positif.

Ici la galaxie de la décroissance, en tant que courant intellectuel et mouvement social récent, apparaît utile afin d’aider la gauche écosocialiste à affiner ses perspectives, en bousculant davantage certaines évidences portées par l’histoire des gauches sur le plan de l’écologie politique. Il s’agit ici de « la décroissance » comme outil pour « décoloniser l’imaginaire », selon l’inspiration de Serge Latouche, ou comme « mot-obus », selon l’expression de Paul Ariès, ou encore afin de nourrir un « dissensus », si l’on suit Vincent Cheynet. Mais pas de « la décroissance » comme l’axe principal d’un programme alternatif ou d’une société radicalement différente.

2 – Sur des implicites anthropologiques travaillant l’écologie politique et la décroissanceEn se posant la question des rapports entre les humains et la nature l’écologie politique en général et la décroissance en particulier portent des questions anthropologiques au sens philosophique indiqué précédemment, tant dans l’analyse du monde tel qu’il est que dans le dessin d’alternatives. Cependant leurs présupposés sont souvent implicites.Ici la mise en parallèle d’un pôle anthropologique exprimé par Marx et d’un pôle anthropologique exprimé par Durkheim va faciliter notre explicitation des référents anthropologiques portés par les critiques écologistes et décroissantes du monde, comme des alternatives sur lesquelles elles peuvent déboucher.Une des anthropologies philosophiques alimentant la critique marxienne du capitalisme, depuis les Manuscrits de 1844 jusqu’au livre 1 du Capital, est celle de « l’homme total » ou « individu complet », selon l’expression de Marx lui-même. Dans cette anthropologie, les humains seraient dotés de désirs et de passions infinis. Ces désirs et ces passions sont considérés comme des potentialités créatrices. Le désir et la passion apparaissent souvent chez Marx comme intrinsèquement positifs et émancipateurs. Le capitalisme (comme ce qu’il appelle « communisme vulgaire » dans les Manuscrits de 1844) constitue un cadre social entravant, étouffant, amenuisant ces capacités humaines. Pour Marx, une société émancipée devait libérer les désirs humains créateurs de leurs entraves, comme la marchandisation et la spécialisation capitaliste du travail. On pourrait parler chez Marx d’une anthropologie philosophique des désirs humains créateurs, associée à une philosophie politique émancipatrice. Quand les écologistes veulent réorienter les humains de « l’avoir » vers « l’être », on présuppose souvent de telles propriétés créatrices chez les humains.Un des fondateurs de la sociologie universitaire française, Durkheim, partait, dans sa critique du monde moderne, d’un point de départ proche : « la nature humaine » (expression utilisée par lui) serait caractérisée par des « besoins » potentiellement « illimités » (dans Le Suicide, 1897). Mais cette illimitation relèverait de l’« insatiable ». Le caractère insatiable des désirs humains les rendrait alors frustrants. « Une soif inextinguible est un supplice perpétuel », écrit-il. D’où une certaine philosophie politique d’inspiration républicaine accrochée à sa sociologie : il faudrait, au moyen notamment de l’éducation, mettre des bornes – des normes sociales et des contraintes sociales – sur lesquelles viendrait buter le caractère destructeur et auto-destructeur des désirs humains. On pourrait donc repérer chez Durkheim une anthropologie philosophique des désirs frustrants, associée à une philosophie politique républicaine. Ce type d’hypothèse anthropologique est

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souvent plus ou moins implicite dans les critiques écologistes de « la société de consommation », ou quand des objecteurs de croissance comme Paul Ariès insistent sur les frustrations marchandes des désirs humains et leur opposent « le sens des limites ».

3 – Comment traiter la condition humaine en sciences sociales ?Je m’intéresserai d’abord au volant critique de l’approche écologiste et décroissante du monde existant, renvoyant dans le cadre que je me suis donné aux outils des sciences sociales. Or les sciences sociales ont un problème particulier avec les notions anthropologiques de « condition humaine » et, encore plus, de « nature humaine ». Notons d’abord un premier problème : le scientisme. Il est facile à évacuer épistémologiquement, car ses arguments sont peu étayés. Mais, par contre, il est fort d’un point de vue académique : c’est l’illusion d’une totale indépendance des sciences sociales à l’égard de présupposés philosophiques (dont les présupposés anthropologiques) confondue avec leur légitime autonomie scientifique.Le second et principal problème est plus ardu épistémologiquement. Il prend la forme d’un paradoxe : les « jeux de connaissance » (pour emprunter une notion au biologiste Henri Atlan dérivé de Wittgenstein) des sciences sociales tendent aujourd’hui dans nombre de ses secteurs à récuser la notion de « nature humaine » au profit d’une vision socio-historique de la condition humaine. Mais, en même temps, les concepts des sciences sociales sont travaillés le plus souvent par des présupposés quant aux caractéristiques des humains et même par des « natures humaines » implicites. Songeons aux connotations de certains termes de base de leur vocabulaire : « intérêts », « calcul », « stratégies », « dispositions », « habitudes », « désirs », « passions », « plaisirs », « identités », « compétences », « imaginaire », « amour », etc. Une piste pour se déplacer par rapport à ce paradoxe ? Le caractère socio-historique de « la condition humaine » et le refus corrélatif de la notion de « nature humaine » ne renverraient pas à une propriété en soi des réalités observées par les social scientists, mais plutôt à une propriété attachée aux « jeux de connaissance » des sciences sociales quand ils rendent compte de ces réalités, et même dès qu’ils les découpent. Cela participerait d’une des formes d’intelligibilité de ces réalités, non exclusive d’autres formes d’intelligibilité, comme celles proposées par les « jeux de connaissance » de la biologie ou de l’écologie, par exemple. On pourrait alors dire que, pour des pans importants des « jeux de connaissance » des sciences sociales (la grande diversité des conceptualisations ne permettant pas de toutes les inclure), les réalités observées sont appréhendées sous l’angle socio-historique. Cela ne se présenterait pas comme une prétention hégémonique vis-à-vis des dimensions biologiques et naturelles, mais comme une façon d’appréhender leurs objets tendanciellement propre à ces « jeux de connaissance ». Cela laisse ouverts aussi des dialogues transfrontaliers possibles entre « jeux de connaissance ».Ce déplacement du problème par son épistémologisation peut alors déboucher sur une méthodologisation de la tension entre la critique de la notion de « nature humaine » associée à une grande part des « jeux de connaissance » des sciences sociales et le fait d’admettre la présence de présupposés anthropologiques, semblant dessiner des

figures de « la nature humaine », dans leurs outillages. Qu’est-ce à dire ? Ces présupposés ne seraient pas considérés comme des prises de position substantielles, mais fonctionneraient selon le mode d’un « comme si » analogique à faire tourner dans un modèle ; d’autres « comme si » anthropologiques permettant de faire tourner d’autres modèles. Si l’on revient à la polarisation anthropologique Marx/Durkheim, on pourrait faire tourner des modèles de désirs créateurs et des modèles de désirs frustrants dans la critique sociale du monde existant. On pourrait aussi envisager un modèle prenant appui sur une ambivalence des désirs humains, mettant en tension Marx et Durkheim.

4 – Vers une philosophie politique pragmatique, pluraliste et libertaireEt maintenant que faire de ces questions anthropologiques sur le plan d’une philosophie politique alternative au capitalisme et au productivisme ? Les visions écologistes sont parfois tentées de proposer un certain partage anthropologique : l’hypothèse de Durkheim pour l’analyse de l’existant et l’hypothèse de Marx pour « l’homme nouveau » écologiste de demain. Ce point de vue risque de rester prisonnier d’un monisme anthropologique, où le « vrai » désir succèderait au désir « dévoyé », dans une sorte d’« harmonie », qui relèverait un peu trop du conte de Noël. Le thème de « l’harmonie », repris des corpus religieux et/ou de la littérature romantique, revient d’ailleurs souvent dans la littérature écologiste : par exemple, un des premiers livres importants de la décroissance en France, Objectif décroissance de 2003 sous la direction de Michel Bernard, Vincent Cheynet et Bruno Clémentin (Parangon/Vs), est sous-titré « Vers une société harmonieuse ».Je propose une autre voie : pragmatique, pluraliste et libertaire. Pragmatique ? En choisissant le chemin d’une prudence anthropologique, s’efforçant de ne pas mettre tous ses œufs alternatifs dans le même panier anthropologique ; une prudence anthropologique tenant compte des risques totalitaires de la thématique de « l’homme nouveau », tels qu’une série d’expériences historiques l’ont manifesté au XXe siècle. Pluraliste ? Si on veut penser l’émancipation humaine et l’écologie politique ensembles, peut-on se priver de la part d’optimisme de Marx, et de son attention aux potentialités créatrices des désirs humains ? Mais, dans le même temps, ne doit-on pas colorer cette attention par une inquiétude plus durkheimienne quant à la possibilité de dynamiques frustrantes dans les désirs humains et sur leurs effets destructeurs sur la nature ? On serait ainsi poussé à plutôt engager comme présupposé de notre approche d’une cité alternative une vision des ambivalences des désirs humains, dans un pluralisme anthropologique, ouvert sur le travail socio-historique de re-définition des désirs humains, plutôt que sur l’émergence magique d’un « homme nouveau ». Libertaire ? Parce que plutôt que la thématique de « l’harmonie » (dans une inspiration religieuse) ou de « la synthèse » (inspiré de la philosophie dialectique hegelienne), on aurait besoin ici de la vision de « l’équilibration des contraires » avancée par l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon. C’est d’ailleurs ce qui a conduit Proudhon à envisager « le principe fédératif » comme un outil politique ne visant pas à faire disparaître les contradictions et à créer une harmonie, mais s’efforçant de faire vivre les tensions dans un même espace. Dans notre cas, il s’agit de mettre en tension dans un même cadre les

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désirs créateurs de Marx et les désirs frustrants de Durkheim, l’ouverture à l’illimité du mouvement de la création et les limites concernant les aspects destructeurs des désirs humains.Les quelques pistes présentées ici sont limitées (elles n’abordent pas de larges pans des questions posées par l’écologie politique aux sciences sociales et à la philosophie politique), exploratoires et condensées.

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Sambo A. - L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique. Application à la gestion du lac Tchad

SAMBO Armel, Ph. D en Histoire Enseignant/Chercheur, Université de Maroua

BP 46 Maroua ((Cameroun), Email : [email protected]

INTRODUCTION Depuis les années 1970, l’environnement est

devenu un fait de société et un enjeu politique398. Dès lors, les études sur l’environnement ne sont plus du domaine réservé des environnementalistes et des écologistes. D’autres disciplines, les Sciences Humaines et Sociales (SHS) notamment, ont intégré les questions environnementales dans leurs problématiques de recherche, complétant et enrichissant ainsi les approches, les méthodologies et les outils disponibles. Ainsi par exemple, n’est-il plus inopportun pour un anthropologue de s’intéresser à la représentation que les hommes se font de la nature ; pour un sociologue d’étudier les acteurs écologistes dans la vie politique, la co-construction des savoirs, les rationalités à l’œuvre ; pour un psychologue les perceptions et arbitrages entre différents risques environnementaux, etc. Quelle place prennent les travaux en sciences sociales, tant dans les recherches environnementales que dans la discussion engagée dans le champ de l’écologie politique ? Ainsi, on peut, sur la base de l’histoire, apporter sa contribution à la connaissance du rapport passé et actuel en écologie politique.

L’histoire n’est donc pas restée en marge de cette ouverture progressive aux disciplines des SHS à l’environnement comme objet d’étude. Cette ouverture aux SHS, et à l’histoire en particulier, est particulièrement bien illustrée dans le domaine de la gestion durable des ressources en eau. De ce fait, « L’histoire de l’eau » occupe désormais une place importante dans les études écologiques. Il existe, depuis 1999, une association dénommée International Water History Association (IWHA)399, qui réunit plusieurs centaines de spécialistes, issus tant des sciences de l’eau que des sciences humaines, et qui construisent ensemble une approche historique des rapports entre les sociétés humaines et la ressource en eau.

Objet d’étude en écologique politique, l’eau figure parmi les grandes questions de l’Histoire, car elle occupe une place essentielle dans la vie et l’évolution des sociétés humaines. Les historiens qui ont, jusqu'à présent, mené leurs études dans la région du bassin du lac Tchad se sont davantage préoccupés de l’émergence, de l’essor et du déclin des grands empires et royaumes. Dans ces analyses, l’eau occupe une place peu importante. Pourtant, cette ressource, dans une zone en proie à la désertification, est indissociable de la construction de ces entités et de l’évolution des relations intercommunautaires et interétatiques400. Aujourd’hui, selon les travaux de Saibou

398Chartier, D. et Rodary, E., « Géographie de l’environnement, écologie politique et cosmopolitiques », L'Espace Politique [En ligne], 1 | 2007-1, mis en ligne le 15 juillet 2009, consulté le 21 novembre 2013. URL : http://espacepolitique.revues.org/284 ; DOI : 10.4000/espace politique.284399 Voire le site http://www.iwha.net/membership/about-iwha400 Saïbou Issa, 2001, « Conflits et problèmes de sécurité aux abords sud du Lac Tchad : dimension historique (XIVe-XXe

siècles) », Thèse pour le Doctorat/Ph.D. d’histoire, Université de Yaoundé I.

Issa, Yokadjim Mandigui401, Sambo Armel402, etc. l’accent dans cette zone doit être porter sur les rapports entre les Etats, notamment en matière de gestion des eaux transfrontalières et des ressources disponibles, et sur aussi sur l’étude de la politique de gestion des eaux du lac Tchad comme occasion d’améliorer les connaissances en matière de gouvernance/gestion de l'eau pour un développement durable des sociétés.

La problématique centrale de cette communication est de montrer que l’eau, étant objet d’étude en histoire, peut permettre la compréhension de la politique de gestion intégrée et durable des ressources du lac Tchad. Autrement dit, en combinant la spécificité de son approche avec les contributions de la géographie, de l’hydrologie, de la climatologie, de la sociologie, etc., l’histoire de l’eau peut servir de cadre d’étude et contribuer à une bonne gestion de ressources en eau pour l’écologie politique. A ce titre, l’eau est un objet d’étude pour la compréhension des comportements, des actes des individus, des communautés et des Etats.

Cette étude vise donc à montrer que l’histoire de l’eau est à la fois un objet et une méthode, au service de la compréhension de la gestion de la ressource, de l’hydropolitique sous-régionale et, plus généralement, d’un développement plus durable – et plus serein – du bassin tchadien. Ainsi, la régression des eaux du lac Tchad a entraîné un inquiétude auprès de certains chercheurs autour de la gestion durable du lac Tchad. Les travaux des chercheurs sont alarmistes quant à l’avenir du lac Tchad403. L’évolution hydrologique des ressources en eau a conduit plusieurs auteurs à prédire la disparition pure et simple de ce lac à échéance 2050 et une multiplication des conflits404. De ce fait, quoique certains auteurs y décèlent un « déterminisme environnemental superficiel », l’analyse développée dans le présent article tend plutôt à s'orienter vers un « quasi déterminisme environnemental ». Dans tous les cas, la tendance converge vers une dynamique de coopération et des conflits. Il y a donc lieu de démontrer la pertinence à intégrer, de manière plus forte, l’Histoire (comme dimension et comme discipline scientifique), dans l’étude de la ressource en eau sur le bassin du lac Tchad etc.

Cette communication s’appuie sur les sources écrites qui ont été collectées dans plusieurs centres de Documentation et dans plusieurs dépôts d’archive (Maroua, Yaoundé, Ndjamena, etc.). Les sources orales, quant à elles, sont le résultat d’enquêtes que nous avions menées

401 Yokabdjim, Mandigui, N. V., 1988, « La coopération entre les quatre Etats riverains du lac Tchad », Thèse en droit du développement, Université de Paris V. Réné Descartes.402 Sambo, A., 2010, « Les cours d’eau transfrontaliers du bassin du lac Tchad : accès, gestion et conflits (XIXe et XXe siècles) », Thèse de Doctorat en Histoire, Université de Ngaoundéré. ; Sambo, A., 2011, « Entre zones exondées, Conflits intercommunautaires et pression sur les ressources» in Passages, N° 166, actes du 8eme Forum Mondial du Développement Durable, pp. 117-120.403 CBLT, 1998, Gestion intégrée et durable des eaux internationales du bassin du lac Tchad, Assistance préparatoire Phase B- RAF/ 95/ G48, Financée par la FEM, Agence FEM, Chef de File PNUD. ; CBLT, 2000, Gestion intégrée du bassin fluvial, les défis du bassin du lac Tchad, vision 2025, Audit préparé par Steveland Consult, Norway.404 Hodge, S, 2005, « Audit des besoins de renforcement des capacités de la Commission du Bassin du lac Tchad » (CBLT), Audit de la politique environnementale et de la capacité institutionnelle, Cambridge Ma, 02135, USA.

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auprès des personnes affectées dans la zone d’étude. Enfin, il faut ajouter à tout cela l’observation et la collecte des sources iconographiques. Ce sujet à fait appel à la géographie environnementale, à l’hydrologie, à l’anthropologie, à la climatologie, à la géopolitique et bien à d’autres sciences auxiliaires. Les données de ces disciplines vont confortées les travaux historiques.

L’histoire de l’eau : outil de compréhension du rapport de l’homme à l’eau dans le bassin tchadien

L’eau est un facteur essentiel de l’histoire politique, économique, sociale et culturelle du bassin tchadien. L’histoire de l’eau est de ce fait un domaine de recherche, au demeurant intéressant qui reflète, de plus en plus, la prise de conscience du rôle de l’environnement comme objet de l’histoire. C’est un outil qui permet de comprendre les relations séculaires entre l’homme et la nature en abordant les questions politiques, économiques etc. liées à l’eau en les replaçant dans une perspective historique. La nouveauté méthodologique est que désormais la ressources en eau est un objet d’étude en histoire. Le terrain retenu pour cette analyse est la région du lac Tchad en Afrique qu’il importe de présenter avant de dégager l’approche de l’histoire de l’eau.

1. Présentation de la zone d’étude Situé à la jonction du désert saharien et de la

savane, le lac Tchad, objet de la présente étude est le principal point d’eau douce au cœur du continent africain. Sa présence dans une semi aride fait bénéficier aux populations riveraines d’un vaste réseau hydrographique qui leur offre, à travers ses multiples ressources, des opportunités essentielles à leur développement (Agriculture, élevage, pêche, etc.). Il est partagé par quatre pays riverains : le Cameroun, le Niger, le Nigeria et le Tchad comme on peut le constater à travers la carte suivante.

Carte: Localisation du lac Tchad

Dans ce contexte, la gestion inter- Etats des ressources en eau du lac est une nécessité, un fait inévitable. A propos, H. Thierry affirme que «lorsqu’un

fleuve ou un bassin hydrographique est commun à plusieurs Etats, la coopération en vue de la préparation est du point de vue technique comme du point de vue financier est préférable aux solutions unilatérales »405. C’est dans ce cadre, que la CBLT a été crée en 1964 par ces Etats riverains. Ressource naturelle et économique (pêche) majeure pour toutes les populations de la région, le lac Tchad est en constante régression. D’environ 24 000 km2

dans les années 1960, le lac Tchad oscille aujourd’hui entre 2000 et 1700 km2 en superficie d’eau libre406. L’assèchement de ce lac et son impact sur les écosystèmes de la région constituent une menace écologique et socio-économique majeure pour tous les Etats riverains. La sauvegarde de ce lac est un préoccupation des écologistes car la ressource en eau est au centre des toutes les activités humaines dans le bassin Tchadien. De ce fait, l’histoire de l’eau peut servir à une bonne gestion des ressources en eau dans cet espace.

2. L’eau : objet d’étude en histoireL’eau qui est au centre de cette étude figure parmi

les grandes questions de l’histoire, car elle occupe une place essentielle dans la vie et l’évolution des sociétés humaines. C’est d’ailleurs autour des grands fleuves qu’ont émergé les premières civilisations de l’humanité. L’Egypte pharaonique, comme a su le dire Hérodote, a été « un don du Nil ». Il en est de même de la Mésopotamie407 avec le Tigre et l’Euphrate. Les cours d’eau ont été aussi des facteurs décisifs dans l’émergence et l’essor des puissants royaumes et empires en Afrique.408

Dans le bassin tchadien, l’histoire des mouvements des populations et des conflits qui se sont produits, s’est écrite, pour l’essentiel, aux abords du lac Tchad. C’est précisément sur les berges du Logone, du Chari et du lac Tchad que les peuples Sao, ancêtres des Kotoko, ont développé l’une des plus anciennes et brillantes civilisations d’Afrique. La découverte par les archéologues des vestiges matériels, tels que les «flotteurs, les hameçons et des figurines céramiques en forme de poissons témoignent du rôle majeur joué par l’eau dans la vie de ces communautés »409. C’est en effet sur les ressources en eau issues de ce lac que les Sao se sont appuyés pour construire leurs ressources matérielles et spirituelles qui ont fait de leur civilisation l’une les plus florissantes du bassin tchadien. C’est autour des fleuves Chari, du Logone et du lac Tchad que se sont développés entre 700 et 1700 les vastes empires de Bornou, du Ouaddaï et du Baguirmi. Le souci constant pour ces royaumes était le contrôle de ces

405 Thierry, H., 1985, «fleuves Internationaux », Encyclopédia Universalis, V 7, Encyclopédia Universalis, Paris, p.47.406 Mohamadou Ibrahim Bagadoma, 2007, « La CBLT, structure probante ou coquille vide ? », Mémoire de géopolitique, Collège Interarmées de Défense, Niger, p. 27.407 Elle correspond à l’Irak actuelle.408 Francis, D.J., 2004, « Fighting for survival: the river politics in West Africa », Castelein, S. and Otte, A., Conflict and cooperation related to International water resources: historical perspective, technical document, International hydrological programme, n° 62, UNESCO, Paris, p. 6.409 Nizésété, B.D., 2001, « Symbolisme de l’eau dans les sociétés traditionnelles du Nord- Cameroun », Palabres, Actes du premier colloque des écrivains du Nord- Cameroun, entre le boubou, la vache et la savane, écrire le pays, Ngaoundéré, Vol spécial, Kaarang, p. 91.

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points d’eau et de ses ressources, ce d’autant plus que nous sommes là dans une zone aride et semi aride410.

Les abords du lac Tchad sont des espaces riches en eau et donc propices à la pêche, à l'agriculture et à l'élévage. Ces richesses ont attiré dans cet espace plusieurs communautés (Mousgoum, Kotoko, Budema, etc..), d’abord comme zones de refuge, suite aux incursions et razzia esclavagistes des Baguirmiens et Bournouangs, puis suite à la désertification du Sahara411. Cependant, avec les sécheresses des années 1972, 1984 et 1985, l'on a pu observer une pression sur les ressources qui sera suivie par un accroissement des conditions d’aridité, l’assèchement progressif du lac et la désertification poussée du bassin tchadien. La multiplication des conflits d’usage de l’eau pourrait contribuer à aggraver cette situation.

Sur ce plan, l’histoire s’appuie sur un élément essentiel de l’écologie politique, la gestion rationnelle des ressources naturelles qu’est l’eau. L’approche historique permet ici une analyse plus fine de l’objet qui est l’analyse des comportements anthropiques vis-à-vis de la ressource en eau. L’histoire de l’eau permet donc de comprendre le rapport de l’homme à l’eau, les relations entre les communautés et la dynamique de coopération et des conflits entre les Etats. A propos de la pertinence de l’histoire de l’eau comme discipline contributive à etc., Andras Szöllösi-Nagy et J. Alberto Tejada-Guibert affirment:

Historical studies also provide us with an understanding of the deeply rooted symbolic values of water, which play an essential role in how people today perceive water shortage and the solutions proposed to alleviate it. (…)Water history also clarifies how water management policies, practices and technologies are dynamically interrelated with political, ideological and economic forces in society, as well as to society’s impact on and responses to external climatic and environmental events.412

De prime abord, si l’eau symbolise la vie dans toutes ces sociétés, de par ses effets imprévisibles (inondations, tempêtes, sécheresses, etc.), qui entraînent régulièrement des décès, elle demeure néanmoins un facteur de risque. Malgré cette relation ambivalente, l’eau est au centre de toutes les activités. Les populations tout au long de leur histoire ont développé des techniques de captage, d’irrigation, de pompage, etc. La maitrise de l’eau a été et demeure toujours un enjeu majeur dans l’évolution des sociétés. L’histoire en relevant ces aspects techniques qui relèvent de l’hydrologie, de l’hydraulique, de l’irrigation etc. apporte non seulement sa contribution à la connaissance des techniques passés mais aussi la place de ses pratiques dans l’évolution des sociétés. L’on peut de ce faire, disposer des informations sur les techniques endogènes de gestion de la ressources en cas de pénurie par exemple.

410 Sambo, A., 2010. 411 le caractère contraignant du climat, le déclin du rythme pluviométrique ont été des facteurs qui ont conduit les populations du bassin tchadien à se rapprocher des abords des cours d’eau. 412 Szöllösi-Nagy, A. et Tejada-Guibert, J., Water : history for our times, Unesco, IHP, Paris.

Malgré les aléas climatiques, les populations s’adaptent, autant que possible, aux mutations survenant dans leur environnement. Il serait dans ce cas, utile pour comprendre le rapport entre l’homme et la nature en écologie politique de faire un saut dans le passé.

Ainsi, l’étude de l'histoire de l'eau est importante à un moment où les débats sur l’accès à l’eau est une préoccupation importante dans plusieurs sociétés africaines. Il est observable qu'une histoire mondiale de l'eau révèle comment les idées et les pratiques liées à l’eau se sont répandues dans des directions différentes, à des moments différents, dans une série de transmissions transculturelles, avec les ajouts, modifications et améliorations qui relient l'humanité, en tant que communauté unique, à l'eau. Cette histoire, loin de s’affranchir des canevas classiques en histoire, elle s’appuie sur des méthodes spécifiques.

3. Les méthodes de l’histoire de l’eauLa prise en compte de l’eau comme objet d’étude

en histoire se présente comme un domaine de recherche qui explique la prise de conscience du rôle de l’environnement dans l’évolution des sociétés. Sa pertinence est qu’elle offre un cadre d’étude qui met en exergue l’impact de l’environnement sur le peuplement, les relations intercommunautaires, interétatiques et le développement économique d’une région. A cet effet, l’on peut comprendre les actes et les agissements des hommes, des communautés et des Etats à partir de leurs relations à l’eau.

Comme toute étude en sciences sociales, l’histoire de l’eau s’appuie sur des sources orales (enquête de terrain, entretien, focus groupe, etc.) où, écrites (archives, ouvrages, etc.) et iconographiques.

Dans la plus part des sociétés africaines et plus particulièrement celles du bassin tchadien, l’origine de l’eau est divine. Pour le justifier, elle est se démontre à travers des mythes et de légendes. C’est pourquoi, dans le domaine de l’histoire de l’eau, la prise en compte et l’interprétation des contes, des mythes et légendes liés à l’eau sont des sources importantes pour non seulement comprendre le rôle et la place de l’eau dans ces sociétés mais aussi le rapport existentiel, ontologique etc. des hommes et l’eau.

Des mythes existent et traduisent l’attribution d’un caractère divin à cette ressource. Dans les plus anciennes civilisations du bassin tchadien, l’eau est en effet sacrée, car elle est la source de vie. Elle tient une place importante dans toutes les mythologies, et dans toutes les religions. Il existe chez ces peuples plusieurs récits de la découverte de l’eau qui met en rapport le peuplement et les dieux. Et c’est le cas rapporté ici par Francoise Dumas-Champion parlant de la mare de Kitim. Selon elle, « un jour, un bouvier guruna remarqua qu’un taureau ne se désaltérait pas au puits comme les autres. Il le suivit le lendemain et le vit au pied d’une touffe de jonc dans une flaque d’eau où poussait un nénuphar ». Cet homme qui s’appellerait Cikidem, dès lors est devenu le témoin de la scène mythique ou fondatrice qui donna naissance à la mare de Kitim413.

Enfin, l’observation occupe une place importance dans la compréhension du rapport entre l’homme et l’eau. L’on peut le constater à travers l’organisation des activités

413 Dumas-Champion, F., 1997, « La pêche rituelle des mares en pays Massa (Tchad) »,Jungraithmayr H. et Barreteau, D. et Seibert, U, L’homme et l’eau dans le Bassin du Lac Tchad, Orstom, Paris, p. 389.

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liées à l’eau tels l’agriculture, la pêche et l’élevage. Ainsi, avec une approche pluridisciplinaire en intégrant l’écologie politique, la géographie, etc. , l’histoire de l’eau peut faire écho des expériences passées utiles pour les décisions en matière de gestion et d’accès à l’eau actuellement. Il s’agit donc pour l’écologie politique de penser l’avenir en s’inspirant des expériences passées.

Rapports passés / actuels des relations intercommunautaires et interétatiques autour de l’eau dans le bassin du lac Tchad

Pour une grande partie de la littérature sur la problématique de gestion des cours d’eau transfrontaliers, le cadre d’analyse se situe davantage à travers les théories des Relations Internationales. Pour Kathryn Furlong, cette tendance néglige d’autres facteurs cruciaux dans la compréhension de la gestion de l’eau. Pour elle, il est nécessaire de faire appel à d’autres approches de la géographie environnementale et de l’écologie politique. C’est pourquoi l’analyse de la gestion concertée des eaux du lac Tchad, en prenant en compte toutes ces théories, peut servir d’étude de cas pour sortir de ce pessimisme qui caractérise l’étude de la gestion des eaux partagées414.

2-1- La raréfaction de la ressource : moteur des tensions entre usages/usagers

Bien plus, à partir de l’histoire de l’eau, l’on peut comprendre le futur en se basant sur les rapports passés entre les communautés autour de l’eau. L’assèchement progressif des cours d’eau et la diminution de l’étendue du lac Tchad à travers le temps ont favorisé la raréfaction de l’eau dans la région. Certaines rivières et mares d’eau se sont totalement asséchées, d’autres par contre ne disposent d’eau qu’en saison de pluies.

Dans tous les cas, la raréfaction de l’eau s’accompagne de l’amenuisement des ressources halieutiques, dans un contexte où la population n’a cessé de croître. Dans les années 1960 où l’on a estimé à 50 milliards de m3 le volume d’eau dans le lac, le bassin conventionnel comptait 5 millions d’habitants. En 2000, la superficie en eau libre était de 2000 km2, la population était estimée à environ 11 millions d’individus. A l’horizon 2020, la population dépendant du lac et de ses ressources connexes sera estimée à 35 millions415. L’on peut dès lors imaginer le risque que représente la disparition de ce lac pour la région. Si l’on y ajoute la quantité d’eau retenue par les ouvrages de captage sur les affluents du lac Tchad et celle qui s’évapore, on peut s’interroger sur l’avenir de ce lac, ce d’autant plus que dans cette contrée, les hommes suivent l’eau et ses ressources. On se retrouve dans une situation où les hommes sont constamment à la recherche de l’eau et des poissons, sans tenir compte des délimitations frontalières, ce qui engendre régulièrement des conflits intercommunautaires et interétatiques.

2-2- Conflits pour la ressource en eau : que nous dit l’histoire

Ces dernières années, l’évolution des travaux et analyses en hydropolitique ne focalisent plus l’attention aux seuls relations interétatiques traditionnelles. Il porte comme l’affirme Silvie Paquerot « le regard sur le rôle d’autres

414 Furlong, K., 2006, « Hidden theories, troubled waters: International relations, the ‘territorial trap’, and the Southern African Development Community’s transboundary waters »,in Political Geography, N° 25, pp. 438- 458415 Sambo, 2010.

acteurs et, parfois, sur la complexité de l’imbrication des échelles selon les problématiques étudiées. »416. Dans ce cas, un seul élément ne permet plus de justifier un conflit ou une tension entre les Etats. L’on note ainsi une multitude des facteurs qui expliquent les conflits résultant de la gestion des eaux dans un bassin transfrontalier. Dans tous les cas, voici quelques exemples des conflits liés à l’eau qui ont eu lieu et peuvent servir de leçons pour le futur

1. Déjà pendant la période coloniale, il y avait des rixes qui opposaient sporadiquement les populations des deux rives du Logone, des incidents confirmés par plusieurs rapports de cette période. Ainsi, en juillet 1919, un conflit a opposé « les Massa de la rive droite et ceux de la rive gauche »417. Ces rapports n’ont pas précisé les causes de ce conflit, mais selon certains informateurs, les conflits de cette période résultaient des vols de bétails. Le problème ne se posait pas en termes de rareté des ressources en eau418. Le 12 mai 1965 à Koula, village situé à proximité du Logone, les pêcheurs camerounais empêchent les Tchadiens de pêcher, parce que le lit du fleuve se trouve sur leur berge. Les affrontements qui en résultent ont fait de nombreux blessés parmi les Tchadiens. Les autorités administratives du Logone et Chari sont instruites de mener des enquêtes et de trouver des solutions pacifiques à ce conflit.419

2. Bien plus, il arrive que les Tchadiens, avançant l’argument que le Logone relève de leur souveraineté, exigent des taxes aux pêcheurs et éleveurs camerounais. C’est ainsi qu’il y a eu à cet effet une bagarre à Djafga en 1974 opposant les pêcheurs de ce village camerounais aux pêcheurs de Marsoumaï au Tchad sans qu’il y ait de victimes420. Ce genre de conflits sont réguliers tout au long du Logone et aux abords du lac Tchad, mais se déroulent de façon isolée, car souvent même les autorités administratives ne sont pas informées.

3. Sur le lac Tchad, les conflits les plus réguliers opposent généralement les pêcheurs tchadiens et nigérians. En 1983, le souci de contrôler certaines îles poissonneuses du lac débouche sur un affrontement qui oppose pêcheurs nigérians et tchadiens sur le lac Tchad. Cette dispute à la différence des autres voit l’intervention militaire, d’où l’affrontement des troupes des deux pays.421

Ce conflit pousse la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT) à chercher une solution définitive aux

416 Sylvie P., « De l’hydropolitique à la politique de l’eau : exigences conceptuelles et interdisciplinaires pour une prise de conscience des enjeux globaux », in Dynamiques Internationales, Revue en ligne de Relations Internationales, Numéro 2 (janvier 2010) L’hydropolitique et les relations internationales , www.dynamiques-internationales.com, p.2.417APM, VT 14/195, Correspondance de l’adjoint au chef de circonscription du Diamaré à Monsieur l’administrateur adjoint de la circonscription du moyen Logone, Juillet 1919.418 Entretien avec Ali Dalina Routouang, Ali Dapsia, Amine Dapsia, Ngolsou Dapsia, Koumi le 10 mai 2003.419 Saïbou Issa, 2001, « Conflits et problèmes de sécurité aux abords sud du Lac Tchad : dimension historique (XIVe-XXe

siècles) », Thèse pour le Doctorat/Ph.D. d’histoire, Université de Yaoundé I, p. 89.420 Entretien avec Belekna, Djafga le 24 mai 2003.421 Saïbou Issa, 2002, « Access to lake Chad and Cameroon-Nigeria border conflict: a historical perspectives», Castelein, S. and Otte, A., (eds), Conflict and cooperation related to International water resources: historical perspective, International Hydrological Program, n° 62, UNESCO, Paris, p. 72.

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démarcations des frontières entre le Cameroun, le Nigeria, le Niger et le Tchad sur le lac Tchad422.

4. Le conflit de Darak : C’est ainsi que l’île de Darak située à environ 35 km à l’Est de la frontière avec le Nigeria, riche en poissons a été occupée par le Nigéria et une dispute a opposé, pendant près de 20 ans, le Cameroun et le Nigéria sur sa souveraineté. Après une série d’escarmouches entre 1987 et 1990, les deux pays n’ont pas pu résoudre ce différend au sein de la CBLT. En 1994, le Cameroun décide de porter plainte à la Cour Internationale de Justice (CIJ) pour régler définitivement les disputes frontalières (maritime et terrestre) qui l’opposent à son voisin. La CIJ donna raison au Cameroun en octobre 2002 et le Nigeria rétrocéda cette île en décembre 2003 au gouvernement camerounais423. La souveraineté du Cameroun fut confirmée, mais pour une première fois, un conflit relatif à l’utilisation des eaux du bassin est porté devant une juridiction internationale.

2-3- Résolution des conflits [d’usage de la ressource] : les leçons de l’histoire

A partir de ces conflits, l’on peut identifier des initiatives de résolution des conflits et même des mécanismes d’anticipation pour éviter d’éventuels conflits.

De ce fait, il importe de dire que les décideurs disposent d’un éventail des pratiques de résolution des conflits sur la base des expériences passées. Dans ces sociétés, l’eau est un facteur de paix et de stabilité sociale. Tout un ensemble de mécanismes de résolution des conflits et de promotion de la paix qui perdurent encore de nos jours existe. L’on peut citer sans être exhaustif la diplomatie locale caractérisée par les relations séculaires entre les autorités traditionnelles et les contacts entre les autorités administratives des zones frontalières424. A propos, Daniel Abwa affirme que les entités sociopolitiques de l’Afrique précoloniale ont toujours pratiqué la diplomatie dans leur rapport intercommunautaire425.

Ainsi, aux abords du Logone, du Chari et du Komadougou Yobé, les chefs traditionnels se rencontrent régulièrement. Celui de Yagoua par exemple, depuis les années 1900, rendait visite à son homologue de Bongor, et vice versa. De 1939 à 1960, le lamido de Yagoua Makaini se rendait constamment à Koumi pour discuter de la coopération entre les deux villages riverains avec Dapsia, chef de ce village426. Un notable de Koumi affirme à cet effet qu’« à chaque fois que ces deux se rencontraient, ils parlaient de la fraternité entre les deux villages et des questions de sécurité ». Ils sont allés jusqu’à harmoniser les sentences et les amendes pour certains délits comme le vol de bétail, l’adultère, etc. 427.

A cela, il faut ajouter la médiation entretenue dans cette partie de l’Afrique par les patriarches. Les hommes âgés sont généralement très respectés en Afrique.

422 Saïbou Issa, 2004, « Le mécanisme multilatéral de la CBLT pour la résolution des conflits frontaliers et la sécurité dans le bassin du lac Tchad », Enjeux, n° 22, p. 2.423 Ibid.424 Rencontres à maintes reprises entre les gouverneurs du Nord et de l’Extrême Nord du Cameroun et celui du Nord Est (Borno) au Nigeria entre 1968 et 1990 425 Abwa, D., 1989, « Diplomatie dans l’Afrique précoloniale, le cas du pays Banen au Cameroun », Africa Zamani, n° 20- 21, p. 78.426 Ndjidda Ali Mithagada, 2003, p. 42.427 Entretien avec Ali Dalina Routouang, Ali Dapsia, Amine Dapsia, Ngolsou Dapsia, Koumi le 10 mai 2003.

Ils sont considérés comme des sages et leurs points de vue sont peu contestés. Ils interviennent régulièrement dans les conflits comme des médiateurs. A ce titre, ils sont considérés comme les « faiseurs de paix » à l’instar des chefs et des notables. Leur titre de réconciliateur est reconnu par tous.

Dans tous les cas, il faut noter qu’un rapport existe entre les comportements passés et actuels des communautés et des Etats suite à l’accès à l’eau. La transmission du mémoire passé se fait par la tradition orale. Il y a donc une mémoire collective qui retient les faits passés pour relativiser les mêmes situations à l’avenir. Tel est souvent le cas où dans certaines localités (notamment à Zébé, Kousseri, etc ), les populations ayant tirées les expériences des conflits passés ont renforcé leur collaboration en vue d’éviter qu’elles se répètent. C’est ainsi que des festivals culturels sont souvent organisés afin de booster l’esprit de fraternité entre les différentes communautés.

Enfin, les rapports n’ont pas qu’été conflictuels. Loin d’être un facteur de trouble, l’eau est aussi un élément intégrateur. A coté de ces acteurs de paix, il faut avouer que les rencontres culturelles (funérailles, rites d’initiation, etc.) sont des atouts considérables pour la préservation de la paix dans le bassin tchadien428. Dans la plupart des cas ces cérémonies se déroulent sans distinction de nationalités. Il y a donc des expériences qui peuvent contribuer à un développement durable des sociétés du bassin tchadien.

L’histoire de l’eau : Une contribution à la gestion intégrée des ressources en eau dans le bassin du lac Tchad

Quelle est la place de l’histoire de l’eau dans la mise en place d’une politique de gestion rationnelle et durable des ressources en eau? L’histoire de l’eau sert aussi comme d’autres disciplines de cadre idoine pour une gestion efficace de l’eau. Aujourd’hui, la problématique d’accès pour tous à l’eau constitue un important défi. Ceci d’autant plus qu’on a en perspectives les sécheresses et les effets du changement climatique. Une situation inquiétante, soulevée par les écologistes qui prônent une gestion intégrée des ressources en eau. La gestion durable et rationnelle des ressources en eau qui est au cœur de cette étude est donc une préoccupation en écologie politique.

o Apports des pratiques anciennes à la décision

Les mécanismes endogènes de gestion rationnelle des ressources en eau et même les expériences passées observées dans le bassin tchadien peuvent servir les décisions des structures étatiques, des Organisations Non Gouvernementales (ONG) et les projets de développement. Ces pratiques anciennes peuvent être revalorisées et orienter la politique de la gestion rationnelle de la ressource en eau.

L’histoire peut donc offrir un cadre d’étude qui permet à l’écologie politique de comprendre les actions posées dans le passé et son influence dans le futur. A ce propos, Andras Szöllösi-Nagy et J. Alberto Tejada-Guibert précisent que « Today, humanity faces a serious challenge as perceptions of current water shortage and the ominous prospect of global droughts and changes in weather conditions are prompting policy- makers to seek out

428 Oumarou Amadou, 2003, , « Diplomatie locale et résolution des conflits dans la vallée du moyen Logone (1916-1979) », Mémoire de Maîtrise d’Histoire, Université de Ngaoundéré, pp. 40- 48.

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political solutions, and water professionals to find managerial and technical solutions to water scarcity » 429

En parcourant la place de l’eau dans l’histoire du bassin tchadien, l’on constate que les populations ont développé des mécanismes endogènes de gestion rationnelle de ressources dans un contexte marqué par la variabilité environnementale. Des mécanismes et pratiques endogènes qui, de nos jours, peuvent être revalorisés dans un cadre stratégique à travers l’élaboration et la mise en œuvre des projets de développement communautaires, comme le démontre le tableau suivant.

Tableau : Les stratégies endogènes de gestion rationnelle des ressources en eau dans le bassin tchadien

Stratégies endogènes de gestion rationnelle des ressources en eau

Cadre stratégique (des exemples de stratégies ou d’interventions-types)

Construction des digues et diguettes avec des pierres et des sacs de sables

- Aménagement des digues durables(à béton)

Aménagement des mares d’eau

- Construction des mares d’eau artificielles (rétention des eaux de pluie)- Renforcement des capacités des structures de gestion des mares(formation des comités de gestion des points d’eau

la préservation des mares d’eau sacrée

- Revalorisation de cette tradition pour la conservation de la nature et de la biodiversité par les autorités locales (chefs traditionnels, maires, etc.)

Petite irrigation pour la culture

- Construction des canaux d’irrigation modernes- Organisation de la gestion des eaux pour éviter des pertes en eau

gestion communautaire des pêcheries,

- Appui financier des populations à travers des associations- Renforcer les capacités des communautés

Recharge artificielle des nappes souterraines

- Développement des infrastructures de rétention d’eau pour la recharge des eaux souterraines (fortes pluies pourvoient aux périodes de sécheresse)

Source : Enquête de terrain, 2012 Quelques techniques en matière de gestion de l’eau, issues de savoir faire traditionnel et local, ont été identifiées. Il s’agit entre autres : des techniques d’irrigation et de pompage d’eau, la recharge artificielle des nappes souterraines, l’existence des mares d’eau sacrées, aménagements des mares d’eau, etc. L’on peut s’en inspirer et revaloriser ces pratiques, qui très souvent, sont facilement adoptées par les populations. L’existence de ces pratiques locales est une contribution qui relativise les discours alarmistes autour de la gestion du lac Tchad et prouve que les populations se sont appropriées des problèmes environnementaux depuis longtemps.

429 Szöllösi-Nagy, A. et Tejada-Guibert,

6 Expériences de gestion partagée des ressources en eau : des leçons à tirer

Les diverses initiatives de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT) pour assurer une gestion partagée de eaux entre les riverains offrent une occasion particulièrement fructueuse d'explorer les limites de la théorisation des relations internationales dans le discours de l'eau et les possibilités pour que d'autres approches théoriques, notamment dans le domaine de la géographie environnementale et de l’écologie politique servent à l’histoire. La gestion de la ressource en eau s'inscrit « dans ces considérations environnementales à travers le développement d'un corpus de principes, de méthodes et d'outils visant à la durabilité ou soutenabilité (sustainability) des hydrosystèmes » 430.

Il existe ainsi plusieurs cadres de concertation pour une gestion concertée de l’eau entre les différents Etats du bassin tchadien. D’abord, la CBLT, crée en 1964 est un organisme inter étatique (Tchad, Nigéria, Niger, etc.) qui veille à un usage durable des eaux, à la coordination des activités (élevage, pêche et agriculture) et à la résolution des conflits locaux et régionaux nés de l’usage des ressources. La gestion intégrée des ressources en eau est l’une des principales missions de la CBLT. Elle permet d’éviter la concurrence transfrontalière qui peut s’intensifier. Plusieurs projets d’aménagements hydrauliques et hydro-agricoles ont été conduits avec succès par la CBLT. Il s’agit de la construction des forages, des mares, etc. Selon Bagodoma, cette volonté de coopération s’est manifestée en 2000 par la création au sein de l’organisation, d’un organe appelé « Comité technique », chargé de faciliter l’harmonisation de la gestion des ressources en eau431. Ses missions sont entre autres, le renforcement du dialogue entre les Etats membres, la promotion d’une démarche commune au sujet de la gestion de l’eau et enfin l’harmonisation des politiques et réglementation en matières d’eau dans les Etats membres. En outre, entre 1983 et 1990, la CBLT a pu matérialiser la frontière entre les Etats sur le lac Tchad à travers l’installation des bornes. A la date du 12 février 1990, l’entreprise IGN-France avait construit les 7 bornes principales et les 68 bornes intermédiaires432 sur le lac Tchad. Ce retour d’expérience historique sur la coopération entre différents Etats peut servir la gestion des bassins et fleuves internationaux.

Ensuite, à côté de la CBLT, il existe plusieurs cadres de dialogue bilatéraux. Il s’agit des comités mixtes Tchad- Cameroun ou Cameroun- Nigéria. Ces rencontres servent de cadre de dialogue, afin d’assurer une bonne gestion des ressources naturelles, mais également se préoccupent des problèmes de sécurité transfrontalière.

Enfin, l'étude de l'histoire de l'eau nous informe sur la nécessité d’opter pour certaines solutions, tels que les grands barrages contre les technologies de l'eau traditionnel qui consomment généralement beaucoup d’eau

430Affeltranger, B., et Lasserre, F., 2003, « La gestion par bassin versant: du principe écologique à la contrainte politique - le cas du Mékong », In VertigO. La revue électronique en Sciences de l’environnement, Vol 4, n° 3, mis en ligne en décembre 2003, url : htpp ://vertigO.revue.org/index3727.html, consulté le 25 mai 2005.431 Mohamadou Ibrahim Bagadoma, 2007, « La CBLT, structure probante ou coquille vide ? », Mémoire de géopolitique, Collège Interarmées de Défense, Niger, p. 27.432 ACBLT, « décision du septième sommet des chefs d’Etats de la Commission du Bassin du Lac Tchad », Yaoundé 1990.

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et nous guider également à évaluer les conséquences à long terme de gestion spécifique de certaines stratégies. L'histoire peut nous informer comment nous sommes arrivés à être dans cette situation particulière, et peut en effet nous fournir les moyens par lesquels nous pouvons faire des choix éclairés concernant notre avenir.

Photo N°2 : Système d’irrigation traditionnelle pour la riziculture à Zina

Cliché : Sambo Armel, 12 août 2009

Conclusion généraleEn conclusion, cette article présente l’histoire de

l’eau à la fois comme objet d’étude et comme méthode d’analyse pouvant servir à l’écologie politique. Ce faisant, elle démontre le lien qui existe entre l’histoire et l’écologie politique. De ce fait, sur la base d’un élément écologique comme l’eau, l’on peut améliorer la gestion de cette ressource et contribuer au développement durable des sociétés du bassin tchadien.

Il est aujourd’hui vérifié que l’histoire soit utile à l’écologie politique. Les expériences passées, transmissent de génération en génération aux populations du bassin du lac Tchad permettent d’éviter les conflits et offrent des mécanismes pouvant servir à une gestion rationnel et durable des ressources en eau. L’histoire de l’eau permet donc de comprendre les valeurs symbolique de l’eau et clarifie les décideurs sur les techniques de gestion rationnelle de la ressource.

L’histoire de l’eau, qui s’appuie sur le développement durable sert donc de cadre idoine pour penser l’avenir en matière de gestion de l’eau, en transmettant les expériences passées. La compréhension des rapports anciens que l’homme entretien avec l’eau est une piste de réflexion sur la prise en compte de la temporalité en matière de l’écologique politique. La gestion équitable et rationnelle des cours d’eau pose des sérieuses difficultés dans les relations entre les Etats. La récurrence de la sécheresse étant manifeste, l’accès à l’eau pour les populations n’est pas une sinécure.

Ainsi, ce travail présente le caractère persistant de la dynamique de coopération et de conflits entre les Etats en ce qui concerne la gestion des eaux du lac Tchad dans un environnement qui se dégrade sans cesse. Il met à profit le propre « savoir faire » de la gestion concertée de ressources en eau de ces populations. Il existe dans les sociétés du bassin tchadien des mécanismes de gestion partagée, équitable et durable des ressources en eau qui permettent d’assurer un développement durable. Ces outils peuvent

être mis à la disposition des décideurs pour améliorer la gestion des eaux du lac Tchad, voire celle de l’Afrique toute entière.

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Guest B. - Qu’est-ce que la « littérature » écologique ?

Bertrand Guest, Docteur en Littérature Générale et Comparée (EA TELEM, Université Bordeaux Montaigne)

Nous proposons de poser la question du sens du littéraire dans le champ de l’écologie politique à partir d’une étude comparatiste d’un ensemble de textes consacrés à Fukushima. Dans l’écocritique française balbutiante, la littérature à thème écologique est souvent réduite à la fiction433, c’est-à-dire à la fabulation distanciée des problèmes réels de notre monde. Peu de choses sur l’essai, pourtant genre par excellence de la théorie critique et d’une prose d’idées dépositaire de savoirs directement adressés aux sociétés humaines. Nul hasard à ce que l’essentiel de la littérature post-Fukushima se déploie sur ce terrain en partage avec l’écriture des sciences humaines : pour le critique Jinno Toshifumi, les œuvres les plus intéressantes de l’après-11 mars sont celles qui touchent « ce quelque chose qui n’a plus rien à voir avec la fiction434 ». Sans remettre en cause les vertus heuristiques propres du détour par la fiction, plus caractéristiques de ce que l’on attend communément de « la littérature » (au sens d’une pratique qui serait radicalement séparée des sciences, ce que nous contestons), nous étudierons le rôle de textes non-fictionnels qui ne cessent pas d’appartenir à l’activité littéraire sous prétexte qu’ils impliqueraient le regard de telle ou telle des sciences humaines et sociales.

Ce que nous appelons avec Rancière la littérature, ce « nouveau régime de l’art d’écrire où l’écrivain est n’importe qui et le lecteur n’importe qui435 » (par opposition aux Belles-Lettres qui supposent non seulement des écrivains de métier, c’est-à-dire une incompétence des profanes à écrire, mais des convenances stylistiques liées à la position sociale de chacun), relève d’un degré élevé de mise en interdisciplinarité : comment, sinon par la médiation des mots et des textes, rendre les idées lisibles par tous, leur faire traverser les sociétés ? L’écologie politique ne peut avoir de sens que si elle se vit, se pense et s’écrit pour un collectif non-spécialiste. Loin de pouvoir se satisfaire de l’assise des seules sciences, fussent-elles humaines et sociales, elle doit recourir à des capacités médianes, par exemple littéraires ou artistiques, pour donner lieu au débat lorsqu’il engage des sphères de discours qui ne s’écoutent plus. Fukushima n’est-il pas l’occasion ou jamais de proposer, via la littérature, que les sciences soient faites par tous et que l’écologie soit la question même du politique ?

L’archipel des séismes436 recueille de nombreux textes courts aux statuts très divers, d’auteurs pour la plupart japonais, qui évoquent les conséquences de la triple catastrophe du 11 mars (séisme, tsunami et accident nucléaire). Auteurs de fiction et poètes n’y trouvent leur place qu’à la fin, après des journalistes et des essayistes (parmi lesquels un géographe et un anthropologue) ainsi qu’un psychiatre, un photographe, un architecte et un peintre. Que l’écriture soit ou non leur métier, tous viennent ou reviennent à la littérature par la nécessité où les jette la

433 Cf. Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la fin du monde, Impressions nouvelles, Bruxelles, 2012.434 Jinno Toshifumi, « Le 11 mars et le roman depuis lors », in Corinne Quentin et Cécile Sakai (dir.), L’archipel des séismes, Philippe Picquier, Paris, 2012, p. 202.435 J. Rancière, Politique de la littérature, Galilée, 2007, p.21.436 Op.cit.

catastrophe de prendre la parole, et même parfois de la reprendre après s’être tus, à l’image de Kenzaburô Ôe qu’elle a tiré de sa retraite.

Le Journal des jours tremblants437 (dont un fragment est repris dans L’archipel des séismes) est l’édition des Leçons de poétique que Yôko Tawada achève au moment de la catastrophe et enrichit alors d’un récit critique sur ses nombreuses conséquences tragiques. La réflexion originale et bilingue (en japonais et en allemand) sur la traduction littéraire et l’image du Japon en Occident s’y prolongent d’une mise en perspective historique et géographique, qui place Fukushima dans l’histoire d’Hiroshima et de l’oppression coloniale du Tôhoku (nord-est) par le Kantô (région du pouvoir central tokyoïte). La catastrophe est considérée dans son impact profond et irréversible sur la vie, la pensée et l’écriture passées et à venir, ici comme ailleurs puisqu’il s’agit d’une écriture transnationale. Un correspondant de l’auteur imagine ainsi « une liste des livres ‘résistants aux séismes’ c'est-à-dire des livres qui gardent leur valeur au-delà des catastrophes438 ».

C’est aussi sous l’éclairage d’une érudition multiculturelle et soucieuse des regards croisés entre Japon et Europe que Michaël Ferrier médite sur la catastrophe dans Fukushima, récit d'un désastre439. Immergé dans la langue et la société japonaises d’où il assiste quant à lui sur place à l’événement, il en tient un journal plus étoffé qui aboutit à un essai où il réfléchit notamment au concept physique de « demi-vie » et à sa signification sociale et culturelle.

Avec le beaucoup plus court Fukushima, dans la zone interdite440, « récit de choses que nous pouvons à peine croire, et encore moins comprendre441 », William T. Vollmann propose un plus modeste reportage dans la zone d’évacuation. Il resserre l’enquête sur la radioactivité, prend la peur obsessionnelle pour guide mais se heurte à son impossible description : les seuls phénomènes visibles étant les destructions du séisme, la lecture de la catastrophe nucléaire ne peut passer que par le dosimètre portatif. Affaibli dans sa démarche, contrairement à Ferrier, par une forme d’exotisme et par la barrière de la langue, il part équipé d’un masque en double exemplaire (pour l’interprète) mais en vient à se poser la question du tiers (le chauffeur) pour lequel rien n’est prévu : il est aisé d’y reconnaître la société que l’écrivain reporter échoue à protéger. Ce livre d’interviews collecte des « récits de morts aux yeux clos » dont il tente de trouver « la signification, s’il y en a une442 ».

Ces textes tous parus en 2012 éclairent exemplairement les enjeux d’une littérarité complexe, dans laquelle la fiction n’est pas toujours là où on pourrait l’attendre : les promesses de TEPCO ne sont-elles pas les véritables contes pour enfants ? Définie à l’inverse comme l’ensemble des textes à propos du nucléaire qui sont accessibles et rédigés de sorte que chaque citoyen puisse les comprendre, la littérature écologique à thématique

437 Yôko Tawada, Journal des jours tremblants. Après Fukushima, précédé de Leçons de poétique, traduit de l'allemand par B. Banoun et du japonais par C. Sakai, Verdier, Paris, 2012.438 Id., p. 97.439 M. Ferrier, Fukushima, récit d'un désastre, Gallimard, 2012.440 William T. Vollmann, Fukushima, dans la zone interdite, traduit de l’américain par J. P. Mourlon, Tristam, Paris, 2012.441 Id., p. 73.442 Id., p. 46.

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nucléaire443, si elle s’oppose à « la Science », a tout à voir avec « les sciences »444. Du récit personnel à l’universalisation de la pensée du traumatisme, de la bibliothèque quotidiennement renversée par les répliques du séisme à la possibilité renouvelée d’ « écrire après Fukushima », comment cette littérature de ruines en vient-elle à exercer sa responsabilité, qui est de questionner pour tous les hommes, à commencer par ceux des sociétés nucléarisées, ce qui est par excellence verrouillé, tabou, et pour tout dire atomisé ?

La littérature dérisoire ? Quelle puissance face à l’atome ?

Face à deux petites filles en haillons qui continuent, imperturbables, la lecture de leurs livres dans le vent chargé de poissons morts et de neutrons, William T. Vollmann se raccroche dans la zone d’évacuation à la lecture de son dosimètre, semblant ne nourrir plus qu’un faible espoir quant au salut par les lettres445. Dans l’essai où il s’interroge sur le pouvoir et les transformations de l’écriture du roman dans les sociétés nucléarisées, Jinno Toshifumi, comme Michaël Ferrier dans son récit, joue de la symbolique des livres tombant et retombant de leurs étagères à chaque réplique du séisme. Tous deux y voient, plus que la fragilité dérisoire du livre, sa force paradoxale et la nécessité où sont les hommes de lire et d’écrire autrement dans l’après-11 mars. Yôko Tawada suggère elle aussi les vertus rénovatrices du séisme : « Une traductrice de Tokyo [lui] écrit qu’elle a redécouvert certains livres lorsqu’ils sont tombés de ses étagères446 ». Il semble que la fragile et souple discrétion des écrits de l’avant-11 mars, même lorsqu’ils n’ont pas été lus à temps pour éviter la catastrophe, soit cela même qui les désigne pour aider leur lecteur à donner du sens au présent et à l’avenir.

Pour continuer à pouvoir contribuer à les comprendre et à les lire, la littérature doit s’adapter et changer avec les catastrophes. Cela est d’autant plus vrai dans le cas de Fukushima. Dans son essai « Le temps sinistré, un seul traitement : sortir du nucléaire447 », Saitô Tamaki rappelle le constat de l’émergence de formes de fictions qui sont autant de répliques des séismes, à l’image de la multiplicité des mondes émergeant dans le roman et dans les films d’après Kôbe (1995), imitant l’espace fractionné. Or ce qu’il suggère immédiatement à propos du 11 mars, c’est que la littérature sera dorénavant celle d’un temps fissuré par les crevasses du traumatisme. C’est au prix de ces évolutions que les livres continueront de « renseigner sur le désastre ambiant bien mieux que les communiqués officiels et les chaînes de télévision448 ».

443 Les différents livres en présence ne relèvent à coup sûr pas indistinctement de cette étiquette qui n’est qu’une proposition. Il est intéressant à vrai dire qu’à part Vollmann, leurs auteurs ne revendiquent pas avoir écrit des textes « écologiques », ce qui n’empêche pas de les lire comme tels.444 La première correspond à la clôture énonciative des rapports d’experts réservés aux initiés ainsi qu’à ce « mélange de langue de bois et de scientificité incompréhensible » (Michaël Ferrier, op.cit., p. 80) qui tient lieu de commentaire médiatique en mars 2011, les secondes renvoyant à une circularité démocratique qui reste à construire. Cf. B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, 1999.445 Cf. William T. Vollmann, op.cit., p. 44.446 Yôko Tawada, op.cit., p. 97.447 Saitô Tamaki, « Le temps sinistré, un seul traitement : sortir du nucléaire », in L’archipel des séismes, pp. 115-119.448 Michaël Ferrier, op.cit., p. 58.

En partie irradiée, la littérature doit saisir l’occasion de la catastrophe pour évoluer

Au même titre que toutes les autres composantes d’une société post-industrielle particulière (japonaise ou autre), la littérature subit l’influence de cette nouvelle norme que le nucléaire emblématise concrètement et symboliquement à la fois : la dépendance au branchement technologique et à ce que Hosaka Kazushi nomme la « commodité », la consommation rapide, sans effort et permanente d’une énergie dont on ne questionne plus la quantité disponible. Dans cet ordre d’idées, la littérature est depuis longtemps en partie irradiée :

« Si la littérature s’est laissé enfermer dans une image de sentimentalisme, si l’erreur de croire que tout roman qui se vend bien est nécessairement un bon roman a pris racine, n’est-ce pas fait exprès ? Par qui ? Par toutes les forces qui nous obligent à ingurgiter de la commodité et de l’activité économique. Un livre qui se vend est une bonne chose pour l’activité économique, et dans le même temps, c’est un coin du rempart de l’art qui résistait à l’économie qui tombe aux mains de l’ennemi en acceptant de se faire mesurer selon des critères économiques ; c’est un quartier supplémentaire de l’âme humaine, qui n’avait rien à voir avec l’économie, qui est rongé. Et cela est bien plus grave que le fait de se tromper sur la valeur de la littérature. ‘Je l’ai lu d’une seule traite’, ‘un roman qui se lit dans la nuit’… n’est-on pas là en plein dans la ‘commodité’449 ? »

La première leçon littéraire de Fukushima consisterait en une salutaire dénucléarisation de la littérature, afin que celle-ci, à la façon d’un compteur Geiger de la société, puisse exercer sa critique. On peut comprendre ce questionnement sur la récupération et la neutralisation via l’institutionnalisation de la littérature au sein de la culture dominante à la lueur de la fameuse réflexion d’Adorno après 1945 :

« Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification de ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes450. »

Bien loin de tout interdit jeté sur l’écriture (selon le contresens répandu), ce texte est une critique de la conception selon laquelle on pourrait écrire de la littérature comme avant et tenir l’événement pour clos, refermé, sans affronter ses conséquences qui se font sentir sur la possibilité même d’écrire. Or la littérature de Fukushima s’inscrit exactement dans la même affirmation d’une nécessité de penser ce qui s’est passé et de trouver les mots pour décrire le cours des évènements, sans se contenter d’utiliser les mots d’avant l’événement pour le qualifier, ce qui reviendrait à faire comme si cet événement ne changeait pas les données fondamentales de notre manière de vivre et de le percevoir. C’est ainsi que Sekiguchi Ryôko note cette phrase banale lue dans un magazine paru avant le 11 mars,

449 Hosaka Kazushi, « Vapeurs et grincements », in L’archipel des séismes, pp. 219-220.450 Theodor Wiesegrund Adorno, « Critique de la culture et société » [1949], in Prismes [Prismen, 1955], traduction de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Payot, 1986, p. 26.

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et depuis « irradiée malgré elle451 » : le département de Fukushima regorge de saveurs développées par sa nature généreuse et la particularité de son terroir.

L’essayiste en lutte contre les mythes scientistesSi le contexte de la pensée d’Adorno était la lutte

qu’il menait dans l’après-guerre contre une culture des vainqueurs prétendant avoir rétabli la civilisation contre la barbarie alors qu’elle s’était contentée de refouler l’événement, l’histoire dont Fukushima est le nom occidental (« 11 mars » pour les Japonais) est elle aussi refoulée. L’analogie quasi unanimement ressentie et pensée avec l’après-guerre au Japon suggère qu’elle aussi a bien ses « vainqueurs » : ceux à qui profite, sinon l’irradiation, du moins la fission ; ceux qui combattent toute possibilité de le penser, telle la présidente d’Areva déclarant, « alors que ses salariés avaient été parmi les premiers à détaler comme des lapins au moment de l’explosion – que ce n’était pas une catastrophe nucléaire452 ». Dès lors qu’elle consiste en une radioactivité artificiellement élevée, en une désinformation manipulatrice et en un aggravement des inégalités sociales – ceux qui travaillent dans les centrales n’étant pas des héros mais simplement des « gens qui n’ont pas le choix453 » –, la catastrophe nucléaire est aussi peu « naturelle » que la guerre, et Yôko Tawada éclaire la façon dont le lobby nucléaire au Japon table sur une préservation de la possibilité du nucléaire militaire quand il défend sa branche civile, laquelle n’est pas avantageuse sur un plan strictement énergétique454.

Le texte de Akasaka Norio est exemplaire du rôle de l’essayiste dans l’après-Fukushima : il prend la plume et s’engage sur un plan politique en affirmant qu’on « ne peut plus laisser la science moderne et sa technologie se présenter comme des effigies de Dieu455 » et en opposant à ce discours tissé de mythes déguisés en vérités expérimentales, la sagesse variée des savoirs populaires. La coutume de la churakasa (« belle variole »), sujet de son étude anthropologique, lui sert de modèle pour penser la possibilité d’« accueillir avec respect, d’amadouer et de renvoyer poliment » « ce contre quoi on ne peut pas lutter456 ».

Congédiant tout langage statistique, le livre de Vollmann est bien lui aussi un essai en ce sens qu’il fait dialoguer les paroles plurielles des vaincus, de ceux dont le discours de l’expertise ne tient pas compte. La littérature est là pour donner sens au matériau anecdotique des vies malmenées de chacun, comme celle de l’ami du chauffeur de taxi conduisant l’auteur dans la zone, quittant son travail dans la centrale Dai Ichi pour vendre des nouilles mais rattrapé par la mort à 40 ans457. Si l’essai s’impose pour penser Fukushima, c’est qu’il pense toujours le collectif en l’articulant à l’échelle individuelle, celle du moi et de l’autre.

La littérature dénonce les langages qui empêchent l’homme de se libérer du nucléaire

Vollmann dénonce la façon dont le passage d’une 451 Sekiguchi Ryôko, « Le goût de Fukushima », in L’archipel des séismes, p. 280.452 Michaël Ferrier, op.cit., p. 80.453 Yôko Tawada, op.cit., p. 97.454 Cf. id., pp. 100-101.455 Akasaka Norio, « Toi, créature de l’autre rive, dis-nous ton nom », in L’archipel des séismes, p. 156.456 Id., p. 157.457 William T. Vollmann, op.cit., p. 77.

unité de mesure à l’autre égare la compréhension de tout un chacun face au risque radioactif. Entre les millisieverts et les becquerels dont parlent les autorités, « aucune des personnes rencontrées là-bas ne pouvait s’y retrouver458 ». Prenant le contrepied du discours expert, il adopte le point de vue d’un béotien qui se documenterait. Plus ironique que Yôko Tawada ou Michaël Ferrier, il critique comme eux les slogans d’encouragement des masses et le mythe du sacrifice des liquidateurs. En dévoilant stylistiquement l’ignorance dans laquelle sont entretenus les peuples, tous suggèrent a contrario le savoir qu’ils peuvent atteindre rapidement s’ils s’en donnent les moyens. Ikezawa Natzuki invalide brillamment les sophismes de TEPCO concernant les aléas qui auraient soi-disant « dépassé toutes les prévisions », rappelant les prévisions minoritaires réduites au silence ainsi que les mouvements civiques d’opposition à la construction des centrales459. Le travail littéraire de la mémoire désambiguïse les faits face aux discours officiels, permettant l’établissement de véritables responsabilités politiques, lesquelles coïncident le plus souvent, comme le rappelle Ferrier, avec ceux-là mêmes qui s’empressent de fuir le Japon. Ce que montre en fait la littérature, en rétablissant mensonges et vérités, c’est que Fukushima est une catastrophe qui procède aussi de l’ignorance de l’histoire et de la langue.

Que peuvent apporter l’écocritique et plus largement la littérature au champ de l’écologie politique ? Rien si l’on pense la littérature comme le domaine des livres (classiques ou modernes), fondamentalement séparé du domaine des choses et des interactions réelles entre les hommes et le monde. Tout, dès lors que l’on entend au contraire par « littérature » une pratique de réajustement permanent entre les mots et les choses, soucieuse d’un régime ouvert et démocratique de communication et de circulation de la pensée au sein des sociétés. Contre les déclarations selon lesquelles « ce n’est pas le moment de faire de la littérature460 », Haruki Murakami écrit que si « reconstruire les routes et bâtiments détruits est un travail dévolu aux spécialistes […], la régénération de l’éthique et des modèles est notre travail à tous. […] Dans cette vaste entreprise collective, les spécialistes des mots, c’est-à-dire nous, écrivains professionnels, devons proposer de participer à certains travaux. Nous devons relier nouvelle éthique et nouveaux modèles à de nouveaux mots. Pour y faire bourgeonner et grandir des récits neufs et vivaces. Des récits que nous devons pouvoir partager, tous ensemble461. » La littérature participe bien de la recomposition permanente des communautés humaines, de leurs récits et de leurs discours. C’est ainsi que le cas de la catastrophe de Fukushima nous engage, plus clairement, plus dramatiquement et avec plus d’urgence peut-être que nul autre, à reconnaître son apport à l’écologie.

458 Id., p. 14.459 Cf. Ikezawa Natzuki, « Vers une pauvreté sereine », in L’archipel des séismes, pp. 262-267.460 Jinno Toshifumi, op.cit., p. 182.461 Murakami Haruki dans le journal Mainichi du 10 juin 2011, cité par Jinno Toshifumi, op.cit., pp. 181-182.

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Hache E. - L’écologie politique au prisme de la science fiction : du monde clos à l’univers infini et retour ?

Emilie Hache, Sophiapol

Au 17ème siècle, Kepler écrivait Le Songe, fiction d’un voyage sur la lune venant appuyer l’hypothèse galiléenne que les outils scientifiques de l’époque ne permettaient pas de prouver. Ce recours à la preuve d’ordre fictionnel, cad rhétorique, comme de l’ordre de l’éloquence, invente un nouveau genre de littérature qu’est la littérature scientifique, donnant à voir, à imaginer quelque chose dont on ne peut faire l’expérience. Ce voyage sur la lune, par le changement de point de vue qu’il opère, nous faisant passer du géocentrisme à sélénocentrisme, permet de faire voir, faire sentir que la terre peut bouger, peut être mobile. Depuis la fin du 19ème siècle, s’est inventé une littérature dite de science fiction, qui prend en compte nos techniques et nos sciences dans ses élaborations/narrations, qui explore et cherche à faire éprouver ce que c’est que vivre dans un monde hautement technologisé/scientificisé. Si une partie / un courant de cette littérature s’intéresse particulièrement à prolonger les hypothèses scientifiques elles-mêmes, une autre que je qualifierai de politique s’intéresse plutôt à imaginer les conséquences sociales et politiques de l’introduction de ces nouvelles propositions techniques et scientifiques dans notre monde.Comme dans les fictions scientifiques, le lien entre fiction et réel est complexe dans la littérature de science fiction, à savoir que le caractère fictionnel ne se réduit pas au sens auquel il a été largement relégué dans la modernité, un caractère irréel voire mensonger, mais ce dernier est au contraire pris au sens fort d’invention, accordant une importance cruciale à sa fonction heuristique. La fiction donne à voir et donc aussi à comprendre. Dans les deux cas, le ‘détour’ par la fiction ne se fait pas (que) par manque de savoir scientifique, mais leur association permet de construire de nouvelles questions, de nouvelles hypothèses. En revanche, contrairement à ces fictions scientifiques souvent réductibles à des expériences de pensée, cad cherchant à faire sentir un point particulier (par ex, la mobilité de la terre), la science fiction ‘politique’ construit des mondes, et ce sont ces mondes qui nous intéressent.En effet, l’objet de la science fiction ‘politique’ n’est pas tant celui de la preuve scientifique manquante/en attente que celui de la construction de mondes consistants dans lesquels sont mis à l’épreuve les conséquences politiques, morales et sociales de nos choix actuels. Or il semble particulièrement important d’intégrer dans notre réflexion sur l’écologie politique cette dimension spéculative de la science fiction associée à la contrainte de la crédibilité – tirer des possibles dont le monde actuel est gros –, cad de prêter à la dimension fictionnelle (au sens fort) du possible l’attention qu’elle mérite, afin de ne pas manquer ce dernier et ses multiples métamorphoses. Si le conte de Kepler fut contemporain voire co-inventeur du passage d’un monde clos à un univers infini, un des enjeux de la science fiction pour les sciences humaines est d’accompagner comme de faire éprouver le passage inverse d’un univers illusoirement infini à un monde clos sans fermer pour autant les possibles.

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Ferdinand M. - Écologie politique et pensées postcoloniales : Tentatives du « postcolonial ecocriticism ».

Malcom FerdinandDoctorant en Philosophie Politique LCSP Université Paris Diderot

Depuis la fin de la 2nd guerre mondiale, de nombreuses sociétés issues principalement des anciens empires coloniaux européens sont apparues sur la scène du monde en tant qu’États indépendants. Ces divers processus de décolonisation ont entraîné une reconfiguration géopolitique du monde et ont confronté ces sociétés à la complexe tâche d’ériger des États et des institutions pérennes à la suite des expériences de dominations coloniales. Aux prises avec ces héritages de « situations coloniales »462, ces sociétés doivent également faire face aux exigences tant locales que globales de gestion écologique de l’environnement. Celles-ci de par leurs spécificités historiques appellent-elles à développer des manières spécifiques de penser l’écologie politique ou au contraire, l’écologie politique attestant de problèmes écologiques, socioéconomiques et politiques communs serait-elle le lieu d’un universel bienveillant? Comment l’écologie politique s’articule-t-elle alors à ce qu’Achille Mbembé nomme une « pensée postcoloniale »463 portée par le développement des études postcoloniales depuis les années 1980 ?

Cette interrogation tente de rapprocher deux ensembles de questions a priori distincts. D’un côté, nous trouverions une interrogation propre aux diverses pensées de l’écologie et de l’écologie politique à l’origine d’un ensemble de travaux théoriques principalement en sciences politiques, philosophie, anthropologie et plus récemment en histoire et en sociologie. D’un autre côté, le terme « postcolonial » renvoie à un courant de pensée né dans les universités nord américaines qui s’interrogent sur les modalités et configurations sociopolitiques des différentes situations coloniales, sur leurs conséquences et leurs héritages. Depuis les années 1980, un ensemble de travaux académiques a été produit à partir des disciplines des sciences humaines et principalement à partir de la littérature. En s’appuyant sur des auteurs comme Frantz Fanon, Edward Saïd, Albert Memmi ou encore Homi Bhabha, les études postcoloniales ont œuvré à remettre en cause les formes d’un « universalisme occidental » en insistant sur la possibilité d’autres histoires, d’autres épistémès et cosmologies. Les tentatives de penser ensemble ces deux questionnements s’avèrent relativement rares et, à quelques exceptions près, se traduisent souvent par la simple extension de l’un à l’autre. Dans ces tentatives, ou bien les sociétés postcoloniales se révèlent être simplement des espaces et territoires supplémentaires sur lesquels peut s’appliquer une philosophie ou une éthique écologique construite préalablement, ou bien l’écologie est saisie comme argument supplémentaire à une critique anticoloniale sans véritablement établir de dialogue. En quoi une telle articulation serait-elle pertinente ? Quels

462 Balandier, Georges, “La situation coloniale: approche théorique”, In Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, Paris, Les Presses Universitaires de France, 1951, pp. 44-79.463 Mbembé, Achille, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? (entretien), In Esprit, Paris, 2006, pp. 117-133.

seraient les apports d’une telle approche pour penser l’écologie politique ?

Afin de répondre à ces questions, je m’intéresserai au récent courant d’études littéraires appelé « postcolonial ecocriticism » - écocritique postcoloniale - qui tente de penser les problèmes écologiques dans leurs relations historiques et politiques à un monde « décolonisé ». La restitution du processus mis en place par les études littéraires pour prendre en charge les complexités de l’articulation de l’écologie et du postcolonial, nous permettra d’effectuer un retour réflexif sur la manière dont est pensée l’écologie politique aujourd’hui.

1. Naissance de l’écocritique postcolonialeL’écocritique postcoloniale se prête

particulièrement bien à notre interrogation en ce qu’elle est issue de la rencontre entre deux champs tenus pour distincts : l’écocritique et les études postcoloniales. A l’instar d’autres disciplines aux États-Unis, les études littéraires opérèrent un « tournant vert », qui se produisit au début des années 1990 donnant naissance à l’« écocritique ». Ce terme fut utilisé la première fois en 1978 par William Rueckert dans son essai « Literature and ecology : an experiment in ecocricism »464, terme qu’il définit comme : « L’application de l’écologie et des soucis écologiques à l’étude de la littérature»465. Hormis quelques

rares publications466, l’écocritique commença sous l’impulsion de Cheryl Glotfelty, la première professeure de littérature et d’études environnementales au début des années 1990. Œuvrant à « contribuer à une restauration environnementale, pas simplement dans [leur] temps libre, mais à l’intérieur de [leurs] capacités de professeurs de littérature 467», Glotfelty et d’autres académiques publièrent en 1996 The ecocriticism reader, recueil d’articles considérés comme fondateurs du champ. Qu’est-ce donc que l’écocritique ? Comment la littérature se saisit-elle de la question environnementale? « Simplement, répond Glotfelty, l’écocritique est l'étude de la relation entre la littérature et l'environnement physique»468. Elle poursuit ainsi : «[si] nous acceptons la première loi de l’écologie posée par Barry Commoner postulant que « tout est relié à tout le reste », nous devons conclure que la littérature ne flotte pas au-dessus du monde matériel dans une sorte d'éther esthétique, mais au contraire, joue un rôle dans un système mondial extrêmement complexe, dans lequel l'énergie, la matière et les idées interagissent. » 469 Concrètement, à travers des textes littéraires, et principalement des textes provenant de l’Amérique du Nord, les critiques littéraires tentent de penser les différentes conceptions et relations à la nature qui y sont développées. Depuis 1996, de nombreuses publications dans ce champ ont vu le jour aux États-Unis et des

464 Republié dans Glotfelty, Cheryll & Fromm, Harold (ed), The ecocriticism reader : landmarks in literary ecology, London, University of Georgia Press, 1996.465 Ibid, pp. XIX-XX, « the application of ecology and ecological concern to the study of literature » » traduit par l’auteur.466 Cf Waage, Frederick (ed), Teaching environmental literature : materials, methods, resources, New York, The Modern Language Association of America, 1985. 467 Glotfelty, Cheryll & Fromm, Harold (ed), The ecocriticism reader…, p. XVIII. 468 Ibid.469 Ibid, p. XIX.

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programmes universitaires d’écocritique ont été mis en place.

1.1 Critiques du postcolonial à l’écocritiqueHormis son développement tardif, l’écocritique par

bien des aspects reproduit les façons dont les questions écologiques furent saisies aux États-Unis par les autres disciplines. Depuis le début des années 2000, ce courant est sujet à des critiques provenant des études postcoloniales. En premier lieu, la spécialisation de ce courant sur l’étude de textes littéraires américains enfermant la compréhension des questions écologiques dans les frontières nationales de la littérature américaine fut critiquée à travers un ensemble d’articles et livres récents tels que Decolonizing Nature : Strategies for Conservation in a Post-colonial Era de William Adams et Martin Mulligan (2003) et Environmental Ethics for a Postcolonial World de Deane Curtin (2005). Une telle approche faillit à saisir la mondialité transnationale de la crise écologique contemporaine et occulte également les liens intrinsèques entre l’histoire impériale et les concepts de la nature470.

En second lieu, la prédominance de la traduction des crises écologiques en termes de souci pour une nature vierge, pour une « wilderness » contribua à présenter ce courant comme un avatar d’un environnementalisme américain tendant à occulter les autres cosmologies, épistémès et généalogies du mouvement environnemental et à restreindre la compréhension des questions écologiques à leurs dimensions éthiques. La critique d’un nationalisme écologique américain et d’une dépolitisation des questions écologiques fut déjà formulée à l’égard de l’environnementalisme américain par Ramachandra Guha dans un article de 1992. Guha affirme que l’une des raisons pour lesquelles le mouvement environnemental américain n’a pas inscrit le penseur Lewis Mumford dans sa généalogie, privilégiant le biologiste et forestier Aldo Léopold et le naturaliste John Muir, tient précisément à l’opposition de Mumford au « nationalisme nord-américain et à son expression extrême : l’isolationnisme »471.

En somme, ces critiques témoignent d’une translation de la critique postcoloniale amenée notamment par l’ouvrage L’Orientalisme d’Edward Saïd à la manière dont l’écologie et les philosophies environnementales sont abordées. Elles dénoncent ainsi un « orientalisme vert » qui serait à l’œuvre et tentent à leur façon de « provincialiser l’écocritique américaine »472 reprenant l’expression de

Dipesh Chakrabarty473.De son côté l’écocritique formula des critiques à

l’égard des études postcoloniales. Celles-ci, exclusivement préoccupées par les questions de dominations politiques et sociales, occulteraient les problèmes écologiques et surtout demeureraient prisonnières d’une approche

470 Delouhgery, Elizabeth & Handley George (ed), Postcolonial Ecologies, literatures of the environment, New York, Oxford University Press, 2011, p. 20.471 Guha, Ramachandra, « Lewis Mumford un écologiste nord-américain oublié », In Ecologie et politique, n°3-4, pp.116-138.472 Jessy Oak Taylor, “ Toward Postcolonial Ecocriticism?: Avenues for Intervention on Interdisciplinary Terrain”, In Anthony Vital et Hans-Georg Erney (ed), Journal of Commonwealth and Postcolonial Studies Vols. 13.2 - 14.1 : Postcolonial Studies and Ecocriticism, 2006-2007, p. 187.473 Chakrabarty, Dipesh, Provincialiser l’Europe, la pensée postcoloniale et la différence historique, (trad. par Olivier Ruchet et Nicolas Vieillescazes), Paris, Editions Amsterdam, 2009.

anthropocentriste. Ces critiques d’un courant et de l’autre souffrent inéluctablement d’une abusive homogénéisation de part et d’autre. L’image d’une écocritique exclusivement préoccupée par la nature vierge et celle des études postcoloniales insoucieuses des problèmes écologiques ne permettent pas de retracer la diversité des approches existant au sein même de ces deux courants. Néanmoins ces deux extrêmes indiquent un espace au sein duquel l’écocritique postcoloniale s’insère.

1.2 Ecocritique postcolonialeLes publications de Caribbean literature and the

environment, between nature and culture d’Elizabeth M. DeLoughrey, Renée K. Gosson et George B. Handley en 2005 , de Postcolonial Ecologies, littérature of the environnement en 2011 par les mêmes auteurs, celles de Postcolonial environments de Pablo Mukherjee en 2010 et de Postcolonial ecocriticism de Hugh Graham et Hellen Tiffin en 2010, marquent la naissance de ce courant. Ces livres, collections d’articles de chercheurs qui se revendiquent du courant du postcolonial ecocriticism comportent des études de textes littéraires d’écrivains provenant de sociétés en situation postcoloniale tels que le Nigérian Ken Saro-Wiwa, l’Indienne Arundhati Roy et le Saint-lucien Dereck Walcott, et se donnent pour tâche de réfléchir à la question de l’environnement, de la gestion écologique des espaces et du rapport de ces sociétés à ces problèmes. Ce courant, bien que constitué de plusieurs académiques qui se reconnaissent plutôt dans les études postcoloniales, ne tient pas à privilégier la perspective postcoloniale à celle de l’ecocritique mais bien à tenir ces deux approches en tension. Pour Pablo Murkherjee, cette articulation s’avère indispensable à la fois dans les études postcoloniales et à la fois dans l’écocritique :« Sûrement, affirme Pablo Murkherjee, tout champ prétendant théoriser les conditions globales du colonialisme et de l'impérialisme (appelons-les études postcoloniales) ne peut que considérer l'interaction complexe des catégories environnementales telles que l'eau, la terre, l'énergie, l'habitat, la migration avec des catégories politiques ou culturelles telles que l'État, la société, les conflits, la littérature, le théâtre, les arts visuels. De même, un champ prétendant attacher de l'importance interprétative aux questions environnementales (appelons- les éco / études environnementales) doit être en mesure de retracer les coordonnées sociales, historiques et matérielles des catégories telles que les forêts, les rives, les bio-régions et des espèces » 474.

2. De l’impérialisme écologiqueAu-delà des critiques faites d’un courant à l’autre,

les tenants de l’écocritique postcoloniale avancent une série d’arguments justifiant la nécessité d’articuler les questions écologiques à une pensée postcoloniale qui reposent essentiellement sur les relations particulières liant l’empire à l’environnement qui relèvent ici de trois ordres. Tout d’abord ces relations sont historiques. Les travaux d’historiens tels qu’Alfred Crosby dans Ecological imperialism, Richard Grove dans Green imperialism, Carolyn Merchant dans Ecological revolution, et mais aussi Jr Mc Neil dans Mosquitoe empires témoignent des

474 Mukherjee, Pablo, “Surfing the Second waves: Amitav Ghosh’s Tide country”, In New Formations, vol. 59, pp. 144-157, cité par Tiffin, Hellen & Graham, Hugh, Postcolonial Ecocriticism…, p. 2.

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changements environnementaux engendrés dans le monde par l’expansion impériale européenne aboutissant à la création de nouveaux écosystèmes et l’institution de nouveaux rapports à l’environnement.

Ces relations sont également épistémiques. Carolyn Merchant montre comment le processus de colonisation de la Nouvelle Angleterre aux États-Unis entraîna des changements radicaux de paradigme des rapports à la terre, à la propriété, à la production et aux animaux. Ces changements radicaux ont contribué à aliéner par endroit les relations des anciens colonisés à leur environnement, à leur terre, à leur écoumène. « Pour l’autochtone, affirme Edward Saïd, l'histoire de la servitude coloniale est inaugurée par la perte de localité au profit de l'étranger; son identité géographique doit ensuite être recherchée et rétablie… En raison de la présence de l'étranger colonisateur, la terre est recouvrable d'abord que par l'imagination »475. C’est précisément dans ce travail de récupération par l’imagination que les études littéraires se révèlent d’un apport indispensable à la compréhension de l’impérialisme et des problèmes écologiques.

Enfin, ces relations entre empire et environnement peuvent être aussi d’ordre philosophique. Pour Helen Tiffin et Hugh Graham l’expression « impérialisme écologique » indique la communauté des bases philosophiques d’une rationalité à l’œuvre dans les dominations politiques sous-tendant les colonialismes, néocolonialismes et impérialismes dans les dégradations écologiques résultant de l’exploitation de ressources renouvelables. Tiffin et Graham avancent la nécessité « de reconnaître les formes de la raison instrumentale qui considèrent la nature et l'animal, [comme] autres, étant soit externes aux besoins humains, et dont on peut effectivement se dispenser, ou comme étant en service permanent à eux, et donc une ressource infiniment renouvelable »476. Ces relations philosophiques pour Tiffin et Graham trouvent deux autres itérations. Elles se déclinent d’une part sous le terme de biocolonisation comprenant l’exploitation disproportionnée des ressources du tiers-monde, l’expérimentation génétique et biotechnologique dans les pays pauvres et les vols de plantes indigènes pour fabriquer des médicaments à destination des pays riches. D’autre part cette rationalité serait également à l’œuvre à travers les manifestations d’un « racisme environnemental » défini par le philosophe américain de l'environnement Deane Curtin comme « la connexion, en théorie et en pratique, de la race et de l'environnement où l'oppression de l'un est connecté, et soutenu par l'oppression de l'autre »477. Pour exemple, le mouvement de justice internationale aux États-Unis fit état dès 1991 d’une discrimination des populations noires, indiennes américaines et sud américaines vis-à-vis de l’exposition à des sites et décharges toxiques potentiellement dangereux pour la santé.

Ces relations historiques, épistémiques et philosophiques entre empire et environnement témoignent avant tout d’une intimité entre les processus politiques sociaux des dominations coloniales et postcoloniales et les

475 Edward Said, Culture and imperialism, New York, Vintage, 1994, p. 77, (traduit par l’auteur), (cité par Deloughrey et Graham, op.cit., p. 3).476 Tiffin, Hellen & Graham, Hugh, Postcolonial Ecocriticism, …, p. 4.477 Deane Curtin, Environmental ethics for a postcolonial world, Lanham, Md Rowaman & Littlefield, 2005, p. 145. (cité par Tiffin et Graham, op.cit., p.4).

questions de préservation écologiques de l’environnement. C’est précisément cette intimité qui perdure encore en dépit des processus de décolonisation et qui justifie l’effort revendiqué par l’écocritique postcoloniale de tenir ensemble la pensée postcoloniale et l’écologie.

3. De l’écocritique postcoloniale à l’écologie postcoloniale

Cette présentation de la genèse et de la démarche de l’écocritique postcoloniale montre que la discipline de la littérature est aussi un lieu où se posent les questions qui traversent l’écologie politique. C’est dans cette perspective qu’Alain Suberchicot fonde l’espoir qu’à travers les littératures de l’environnement et des savoirs écologiques, « l’art du langage sera d’un apport déterminant pour construire autrement ce qui a besoin d’être reconstruit »478. Si les études littéraires se saisirent tardivement des questions écologiques, il me semble qu’ici, à travers l’écocritique postcoloniale elles ont une longueur d’avance dont pourrait bénéficier l’écologie politique.

Puisque ce colloque est également le lieu d’une interrogation sur l’inscription disciplinaire de l’écologie politique dans les sciences sociales, l’exemple de l’écocritique postcolonial nous conduit à ne pas occulter les questions et les critiques portées à ces mêmes sciences sociales par le tournant postcolonial des années 1980. Loin de réduire l’écologie aux faits impériaux et coloniaux, l’écocritique postcoloniale incite au contraire à enrichir la pensée d’une écologie politique. L’enjeu d’une telle articulation est au moins double. Il s’agit d’une part de penser les possibilités d’appréhender les spécificités des faits sociaux et politiques associés aux questions environnementales dans les nombreux pays anciennement colonisés. Il s’agit d’autre part de penser l’inscription des réflexions amenées par l’écologie politique sur la scène d’un monde « décolonisé » parcouru par les spectres des empires coloniaux européens. En effet, si l’une des particularités des questions écologiques est précisément leurs désinvoltures pour les frontières nationales et étatiques alors toute écologie politique ne peut se passer d’une réflexion sur les situations postcoloniales dans le monde. Aussi le courant de l’écocritique postcoloniale invite-t-il l’écologie politique à prendre en charge la pensée postcoloniale, non pas comme un geste de bonne volonté afin de comprendre l’Autre, sa culture, ses cosmologies et ses épistèmês, mais plutôt en tant que démarche indispensable à la saisie de la singularité de l’inscription mondiale de la crise écologique.

478 Suberchicot, Alain, Littérature et environnement, Pour une écocritique comparée, Paris, Editions Champions, 2012.

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Gautero J.-L. - La vallée de l’éternel retour, la science et l’écologisme radical

Jean-Luc Gautero, Université de Nice Sophia Antipolis, CRHI

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La rédaction d’un article sur la guerre des sciences vue à travers la science-fiction m’a conduit, il y a peu, à me repencher sur l’ouvrage de Gross et Levitt Higher Superstition, que j’avais déjà étudié à l’époque de l’affaire Sokal. J’y avais remarqué à l’époque leurs imprécations à l’encontre d’un « environnementalisme radical » qui « condamne la science comme incarnant l’instrumentalisme et l’aliénation de l’expérience directe de la nature, qui sont les sources jumelles d’une apocalypse écologique finale (ou imminente) »479 . Je n’avais pas noté alors que le chapitre 6, qu’ils consacraient plus précisément à cet « environnementalisme radical » s’ouvrait sur un ouvrage de science-fiction, Always Coming Home (en français : La vallée de l’éternel retour), d’Ursula Le Guin. Les raisons de ma relecture ont en revanche attiré mon attention sur ce début de chapitre, et sur ce roman, remarquable en ce que, comme d’autres ouvrages de la même auteure, il nous présente une utopie ambiguë — mais il s’agit cette fois d’une utopie écologique, et l’ambiguïté est telle que l’on pourra s’interroger sur la réalité de son caractère utopique. Il nous permettra également d’examiner l’affirmation de Gross et Levitt selon laquelle l’écologie politique radicale serait radicalement antiscience. Quoiqu’ils ne le mentionnent pas, je prendrai Arne Naess comme penseur écologiste de référence, d’une part parce que, à défaut de s’en prendre à lui, ils s’attaquent à l’écologie profonde, qu’il a théorisée, et d’autre part parce que son ontologie relationnelle le rattache bien à ce « perspectivisme » qui est pour eux la caractéristique commune de leurs cibles.Le roman de Le Guin étant peu connu du public francophone, il convient pour commencer de le présenter. Je le ferai en reprenant ce qu’en écrivent Gross et Levitt, car malgré quelques erreurs, tout n’est pas faux dans leur discours : « Le décor est une Amérique du Nord peuplée de tribus séparées les unes des autres politiquement et culturellement, qui ont à peine conservé la mémoire des jours où un État-nation s’étendait sur un continent. Le conte se concentre sur l’un de ces groupes, les Kesh, dont les manières et les coutumes, quoiqu’elles soient l’invention de Le Guin, rappellent fortement celles des Indiens d’Amérique avant l’arrivée de Colomb. La culture des Kesh est décrite de manière approfondie dans le roman : c’en est le véritable héros »480. Le livre ne se présente d’ailleurs pas vraiment comme un roman, mais plutôt comme un recueil de documents et de dialogues rassemblés par une ethnologue pour présenter cette culture. « L’aspect le plus étrange de la culture des Kesh est le point auquel elle a rejeté non seulement la technique en tant que telle (les Kesh vivent près de la nature, avec un usage minimal de la machine à vapeur et de l’électricité, et tout artefact qu’ils produisent est fait à la main et possède les qualités d’un objet d’art) […] »481.

479 Paul Gross et Norman Levitt, Higher Superstition : The Academic Left and Its Quarrels with Science, John Hopkins University Press, p. 5, ch. 1, « Sources of Indignation ».480 Gross et Levitt, op. cit., ch. 6, p. 149.481 Ibid.

Ici, une correction s’impose. On peut certes avoir au premier abord l’impression que les Kesh ont rejeté la technique ; après tout, l’ethnologue s’écrie elle-même, s’adressant à une archiviste Kesh : « Nièce, vous êtes une sacrée luddite ». Cependant, l’archiviste lui répond aussitôt : « Mais non, j’aime les machines. Ma machine à laver est une vieille amie »482. Une lecture un tant soit peu attentive montre donc que cette impression est trompeuse, ce qui est d’ailleurs manifeste dans le texte de Gross et Levitt : ils nous affirment en effet tout à la fois, de manière contradictoire, que les Kesh ont rejeté la technique, et qu’ils font usage de machines à vapeur et de l’électricité. Comment cet usage pourrait-il ne pas relever de la technique ? Il s’agit certes d’un usage minimal, mais qu’y a-t-il d’horrible là-dedans ? Les Kesh utilisent la technique pour satisfaire leurs besoins, ils la contrôlent et n’en sont pas dépendants. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle est peu apparente. Mais il y a, donc, des machines à laver, il est clair que leurs métiers à tisser fonctionnent à l’électricité, et il semble que toutes leurs maisons disposent de celle-ci (L’un des textes rassemblés est la biographie de Pic Doré de la Serpentine de Telina-na, et elle nous raconte que son père « réparait et réinstallait les panneaux solaires, les collecteurs, les lignes et les appareils dans les maisons et les remises »483 ; elle apprend son art, et fait allusion à ses interventions dans plusieurs maisons différentes). En outre, « l’enseignement de l’utilisation des ordinateurs faisait partie de l’éducation courante »484. Autant d’éléments qui interdisent donc de parler sérieusement de rejet de la technique. Il n’est pas sûr même que l’on puisse parler de l’emploi exclusif de « techniques douces », car je n’ai jamais entendu ce terme appliqué à des locomotives à vapeur, que les Kesh utilisent pourtant. D’un autre côté, pour Naess, cette expression est synonyme de techniques « “proches”, parce que ce dont les choses sont faites doit provenir du voisinage, ou au moins de régions aussi proches que possibles »485. En ce sens, les techniques des Kesh sont bien des techniques douces, ou proches.Cette caractérisation des techniques douces est donnée par Naess lorsqu’il dresse la liste des dix propriétés essentielles d’une communauté locale verte désirable. Neuf d’entre elles sont indubitablement présentes dans la société des Kesh, la seule que l’on semble ne pas y rencontrer étant celle qui, dans un souci d’organisation rationnelle, introduit ce qui pourrait être vu comme un soupçon d’étatisme : « Certaines communautés locales doivent prendre soin des institutions centrales nécessaires au fonctionnement global de la société »486. Il n’est donc pas surprenant que cette société paraisse de prime abord attrayante à ceux qui, animés d’un esprit libertaire, et indépendamment même des questions écologiques, rejettent l’autoritarisme, la violence, l’exclusion et les inégalités qui fleurissent dans nos sociétés industrielles capitalistes.Au-delà des questions d’organisation sociale, il y a également dans la société des Kesh, sans peut-être que l’on puisse jusqu’à parler d’égalitarisme biosphérique, un net refus de l’anthropocentrisme ; Gross et Levitt l’expriment très bien, en une seule phrase : chez les Kesh, « “une

482 Le Guin, La vallée de l’éternel retour, tr. Isabelle Reinharez, Actes Sud, 1994, p. 395.483 Le Guin, op. cit., p. 359.484 Le Guin, op. cit., p. 196.485 Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie (ECSV), ch. 6, tr. Charles Ruelle, éditions MF, 2008, p. 216.486 Id., p. 145.

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personne” peut se référer à un ours, à un daim, à un arbre, ou même à un rocher »487. Plus qu’à Naess, il est impossible ici de ne pas penser à Latour : la civilisation des Kesh est non moderne, en ce qu’elle fait participer, sur un pied d’égalité, actants humains et non humains ; elle ne connaît pas de « Grande Coupure » : « on a affaire à une langue et à un mode de pensée où l’on ne fait aucune distinction entre histoire humaine et naturelle, fait subjectif et perception, où il n’y ait d’enchaînement chronologique ou causal qui soit considéré comme un reflet acceptable de la réalité, et où le temps et l’espace sont si embrouillés que l’on ne sait jamais avec certitude si nos interlocuteurs parlent d’une ère ou d’une aire »488.Gross et Levitt prolongent leur affirmation fausse sur le rejet de la technique par une autre affirmation tout aussi fausse, ou tout aussi révélatrice de leur état d’esprit. Car, poursuivent-ils, non seulement la culture des Kesh a rejeté la technique en tant que telle « mais aussi tout l’ensemble d’attitudes et d’obsessions de ce que nous tendons à penser comme la civilisation »489. Non pas certaines attitudes et obsessions, mais tout leur ensemble. Or les Kesh ont une vie artistique et culturelle intense, beaucoup de théâtre, de danses, de chants, de livres. Certes — il s’agit là sans doute d’une conséquence de la sixième des propriétés énumérées par Naess (« La culture et le divertissement ont un haut degré de couleurs locales »490) — cette vie artistique et culturelle n’est pas le produit d’une industrie culturelle : les livres ne sont pas imprimés à des milliers d’exemplaires en vue de commercialisation, ils sont donnés, en tirage limités, à des gens dont l’auteur pense qu’ils vont les apprécier, charge à eux de les transmettre après les avoir lus ; on peut être choqué d’apprendre qu’ils sont finalement détruits, mais n’est-ce pas le cas aussi de nos livres, qui souvent sont mis au pilon sans même avoir été ouverts ? Il n’y a pas de films regardés d’un bout à l’autre de la planète, pas de séries télévisées, et je pense que personnellement un certain nombre de ces spectacles me manqueraient. Je n’irais pas pour autant jusqu’à estimer qu’une société dans laquelle ils n’existeraient pas mais où très régulièrement, allant de ville en ville, des troupes artistiques viendraient présenter leurs créations, manque de tout « ce que nous tendons à penser comme la civilisation ».On m’objectera que je fais un faux procès à Gross et Levitt. Ce n’est pas de l’industrie culturelle qu’ils déplorent l’absence, car ils mentionnent ensuite des éléments « de ce que nous tendons à penser comme la civilisation » qui semblent effectivement faire défaut à la culture des Kesh : « Ils n’ont pas d’intérêt pour la science abstraite. Leur philosophie est incorporée dans leur mythologie. Ils ne se préoccupent pas non plus d’histoire ni de théorie sociale, ni de se pencher sur la destinée de l’homme. L’idée de connaissance pour la connaissance leur est étrangère »491. Mais ce ne sont pas pour ces deux auteurs de simples éléments, c’est, répétons-le, « tout l’ensemble » de la civilisation : ce qui revient à dire que pour eux, la civilisation se limite à la connaissance pour la connaissance, à la connaissance factuelle et théorique, avec un mépris complet de l’art en tant qu’il est aussi (et surtout) producteur d’émotions esthétiques. Il est parfaitement compréhensible que, face à une telle arrogance scientiste

487 Gross et Levitt, op. cit., p. 152.488 Le Guin, op. cit., p. 198.489 Gross et Levitt, op. cit., p. 149-150.490 Naess, ECSV., p. 216.491 Gross et Levitt, op. cit., p. 150.

qui se présente comme défense de la science, certains préfèrent fuir la science et la raison.Sans partager la conception restrictive que Gross et Levitt se font de la civilisation, on peut néanmoins trouver comme eux préoccupant que les Kesh n’étudient pas la mécanique quantique ni la mécanique relativiste, ni les disciplines qui auraient pu leur succéder au gré des changements de paradigme, qu’ils ne se soucient pas d’aller dans l’espace explorer de nouveaux mondes étranges, de découvrir d’autres vies, d’autres civilisations et d’avancer vers l’inconnu. Est-ce à dire qu’Ursula Le Guin voudrait suggérer que l’utopie écologique n’a pas besoin de science, n’a pas besoin d’une recherche de la connaissance pour la connaissance (dont relève l’exploration de l’univers), peut-être même que celles-ci sont incompatibles avec l’utopie écologique ? Sans doute Naess lui-même n’exprime-t-il, bien au contraire, aucune hostilité à l’égard des mathématiques avancées, regrettant à propos de nos sociétés contemporaines : « on n’apprend que peu de choses à propos des conjectures mathématiques hardies comme celles de la théorie des nombres ; on n’apprend que peu de choses à propos des fractions continues et des nombres transfinis »492 ; il déplore de même que l’enseignement de la chimie n’y soit que peu développé493, et envisage sans horreur les « théories sur l’évolution de la conscience embrassant l’univers tout entier »494. Le sentiment d’un auteur, aussi important soit-il pour la théorisation de l’écologie, n’est pas cependant un argument suffisant. Trouvons-nous donc dans le livre de Le Guin des raisons d’opposer science et écologie radicale ?Ce serait peut-être le cas si le livre dépeignait vraiment un modèle à suivre. Mais de même qu’un effet de perspective fait croire à Gross et Levitt que la technique est absente dans une société où elle est bien présente, seule une lecture trop rapide peut laisser penser que la société des Kesh est une véritable utopie écologique : le refus de l’anthropocentrisme que manifeste son organisation est loin d’être une valeur partagée, et la formule qu’un humain doit dire lorsqu’il est amené à tuer un animal n’est la plupart du temps qu’une formule creuse répétée mécaniquement, « souvent bafouillée sans y mettre ni sens ni sentiment »495. La réalisation de Soi que prône Naess ne peut s’accomplir si « l’étroitesse de l’ego du petit enfant ne se déploie pas en un soi qui devienne une structure compréhensive, capable d’embrasser la totalité des humains » (chez Spinoza), et, au-delà, chez Naess lui-même, toutes les formes de vie496. Mais nombre de Kesh n’ont même pas conscience du lien qui lie tous les êtres humains entre eux : sinon, comment une fierté mal placée pourrait-elle amener les habitants d’une communauté à escroquer ceux d’une autre plutôt que de reconnaître que leurs récoltes sont mauvaises497, comment une guerre pourrait-elle éclater entre deux communautés seulement parce que les cochons de l’une ont envahi le territoire de chasse de l’autre498 (et il importe peu que les guerriers, qui ne représentent d’ailleurs qu’une toute petite partie de leur tribu, aient largement été influencés par une société voisine bien plus belliqueuse et centralisatrice, bien

492 Arne Naess, The Ecology of Wisdom, section 5, « Industrial Society, Postmodernity and Ecological Sustainibility » »Western Schools and European Unity », Counterpoint, 2008, p. 285.493 Ibid.494 Naess, ECSV, p. 280.495 Le Guin, op. cit., p. 120.496 Naess, ECSV, p. 138.497 Le Guin, op. cit., p. 175-189.498 Le Guin, op. cit., p. 166-167.

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moins écologique que celle des Kesh) ? L’usage intelligent de la technique n’est pas le résultat d’un choix consciemment assumé : « l’“écosystème technologique” de l’âge industriel » est devenu impossible « sur une planète presque privée de la plupart des combustibles fossiles et autres matériaux à partir desquels cet âge industriel s’était bâti »499. Il n’y a là que l’un des « résidus de l’ère industrielle », un résidu exceptionnellement heureux, alors que la plupart sont désastreux : « courte espérance de vie, taux élevé de maladie congénitale provoquant l’invalidité »500.Puisque la société des Kesh, même si elle a des côtés plaisants, n’est pas une utopie écologiste, l’absence de la science n’y suggère en rien l’incompatibilité entre science et écologie. Bien plus, Gross et Levitt, dans leur présentation du livre, nous montrent, sans bien sûr en tirer les conséquences, que les deux y coexistent sans difficultés : car « en parallèle avec la culture humaine des Kesh et des autres tribus, il y a une “culture” d’ordinateurs conscients, avec lesquels les Kesh sont à l’occasion en contact. Les machines sont disposées à révéler aux Kesh qui en seraient curieux les détails de théorie scientifique ou d’histoire qu’ils pourraient chercher. L’important est que les Kesh ne sont simplement pas intéressés. Leur monde de mythes, de rituels, de chansons, et la lente rotation des saisons les satisfait. La science et la connaissance s’étendent ; mais cette expansion est le domaine des ordinateurs, qui envoient des sondes vers les étoiles lointaines et recherchent les faits de l’histoire dans les ruines des civilisations humaines antérieures »501.Nous n’avons que peu d’informations sur l’organisation sociale des ordinateurs, mais nous savons cependant qu’eux aussi sont regroupés en « communautés indépendantes, autonomes et autoréglées », sur « quelque onze mille sites » dont « la plupart […] étaient petits, moins d’un arpent ». Certes, « plusieurs immenses cités du désert servaient de stations expérimentales et de centres de fabrication, ou encore contenaient des accélérateurs, des rampes de lancement, etc. »502 Mais Naess, parlant bien sûr des humains, considère que dans certaines circonstances « les grandes concentrations au sein de petits espaces sont nécessaires pour minimiser les effets dévastateurs […] sur les autres types de vie »503. L’essentiel est que les ordinateurs, dont la société constitue ce que les Kesh appellent « la cité de la pensée », respectent leur environnement, en raison même de leur finalité qui est l’accroissement de la connaissance (en somme, parce qu’ils veulent développer la science, et ne veulent que cela) : « Tous les équipements de la cité étaient souterrains et abrités sous un dôme, pour parer les préjudices portés à l’environnement extérieur »504 ; « il était dans l’intérêt de la cité de maintenir et d’entretenir la diversité de formes et de modes d’existence composant la substance de l’information qui informait son existence »505. De la façon même dont il est défini, on perçoit bien que cet intérêt n’est pas un étroit intérêt matériel. Les ordinateurs savent que les divers êtres qui peuplent l’univers sont constitutifs de leur existence même, et qu’en s’attaquant inconsidérément à ces êtres,

499 Le Guin, op. cit., p. 484.500 Le Guin, op. cit., p. 485.501 Gross et Levitt, op. cit., ch. 6, p. 149-150.502 Le Guin, op. cit., p. 193.503 Naess, ECSV, p. 230.504 Le Guin, op. cit., p. 193.505 Le Guin, op. cit., p. 194.

c’est celle-ci qu’ils appauvriraient — ce n’est donc que par commodité que j’ai utilisé l’expression inappropriée : « leur environnement ». Ils sont aussi proches que peuvent l’être des entités mécaniques de la réalisation de Soi qui « dans la systématisation de l’Écosophie T » indique pour Naess « un type de perfection »506.L’ethnologue poursuit, à propos de la cité de la pensée : « Donc on n’y détruisait rien. Et n’y favorisait rien. Elle semble n’avoir interféré de quelque façon que ce soit avec aucune autre espèce »507. C’est ici sa description qui est inappropriée dans un souci de simplicité : une absence d’interaction est bien sûr impossible. Mais les ordinateurs limitent les interférences au minimum, par respect des autres êtres. « Les métaux et les autres matériaux bruts nécessaires à leurs équipements et aux expériences techniques étaient extraits par leurs extensions robotisées dans des zones contaminées, sur la Lune ou d’autres planètes »508. Même là, cependant, « cette exploitation semble avoir été aussi prudente qu’efficace »509. « La cité, qui n’avait pas l’usage de machinerie lourde », a ainsi développé « une technologie quasi-éthérée […] — même les vaisseaux spatiaux et les stations n’étaient que nerf et gaze »510. « La cité n’avait pas la moindre relation avec la vie des plantes, sauf pour les observer, en tirer des données. Sa relation avec le monde animal était semblablement limitée. Il en était de même de sa relation avec l’espèce humaine »511. On a donc un exemple d’égalitarisme biosphérique parfait, ou presque, car en fait, l’espèce humaine est un peu privilégiée, non par principe, mais parce que, en raison de son histoire, c’est la seule avec laquelle la cité peut pratiquer « l’échange bilatéral d’information »512. C’est ainsi que la cité conserve le souvenir de tous les livres qui ont été publiés puis détruits — on pourrait dire certes qu’ils ne s’y intéressent qu’en tant qu’éléments d’informations sociologiques, mais je n’ai pas l’impression que des scientistes tels que Gross et Levitt aient jamais émis le souhait de conserver toutes les œuvres de l’esprit qui ne sont pas considérées comme de Grandes Œuvres.On peut donc soutenir que, bien loin d’exprimer une opposition entre science et écologie radicale, La vallée de l’éternel retour met en évidence que la première a besoin de la seconde, que c’est parce que leur existence est tout entière vouée au développement du savoir que les ordinateurs de la cité de la pensée s’efforcent de respecter tous les êtres. Reste cependant un problème : pourquoi la société des Kesh, heureuse par bien des aspects, même si ce n’est pas une utopie, se passe-t-elle de science ? Il y a à cette question plusieurs réponses possibles. La plus optimiste est aussi pour nous la moins intéressante, parce qu’elle n’est que littéraire : l’ouvrage n’est pas rédigé, je l’ai indiqué, par un narrateur omniscient. Il n’est donc pas prouvé que tous les êtres humains aient cessé de faire de la science ; simplement, l’ethnologue n’a pas rencontré ceux qui en font, pas plus qu’elle n’en a entendu parler. Car, cela fait partie à mon sens des limites de la société des Kesh (mais ce n’en est pas une pour Gross et Levitt), la division du travail, la spécialisation, y existent toujours.

506 Naess, ECSV, p. 136.507 Le Guin, op. cit., p. 194.508 Le Guin, op. cit., p. 194-195.509 Le Guin, op. cit., p. 195.510 Le Guin, op. cit., p. 484.511 Le Guin, op. cit., p. 195.512 Le Guin, ibid.

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Quoiqu’à des degrés divers, les autres raisons sont plus pessimistes (pour qui ne rejette pas la science) : la première, suggérée par l’ethnologue elle-même, quoiqu’elle voie la situation moins négativement que moi, est que les mêmes causes qui ont gravement affaibli la santé des Kesh par rapport à la nôtre ont aussi modifié en profondeur la structure de leur cerveau, les rendant physiologiquement incapables de toute activité théorique : « Est-il possible qu’une sélection naturelle ait eu le temps d’agir en termes sociaux aussi bien que physiques et intellectuels ? »513. Elle est pessimiste puisque les Kesh représentent l’un de nos devenirs possibles, et pas l’un des plus funestes, si nous n’arrivons pas à temps à interrompre la course folle des sociétés industrielles.La seconde est plus pessimiste encore, puisqu’elle vaudrait même si nous arrivions à éviter l’apocalypse écologique imminente : alors qu’il était possible à l’époque de Condorcet de penser que « comme à mesure que l’on connaît entre un plus grand nombre d’objets des rapports plus multipliés, on parvient à les réduire à des rapports plus étendus et à les renfermer sous des expressions plus simples, à les présenter sous des formes qui permettent d’en saisir un plus grand nombre même en ne possédant qu’une même force de tête, et n’emploiant qu’une égale intensité d’attention »514, un tel espoir paraît aujourd’hui de plus en plus irréaliste, et ne représente plus sans doute qu’une illusion, après un vingtième siècle où la science, quand elle a progressé, l’a fait par des ruptures de plus en plus fréquentes, de plus en plus profondes, ne permettant même pas à la communauté scientifique d’assimiler pleinement la rupture précédente avant de passer à la suivante. Il est clair que les Kesh, quand bien même le voudraient-ils, ne pourraient tirer profit de l’information à laquelle sont tout prêts à leur laisser accès les ordinateurs de la cité de la pensée, parce que cette information dépasse tout classement qu’ils pourraient maîtriser (l’un d’entre eux « qui par passion a consacré toute sa vie à rechercher des données concernant certains faits et gestes des êtres humains dans la vallée du Na »515 a en fait passé toute sa vie à découvrir « où, dans toutes les données, se trouvent les informations »516). Ce qui ressortirait alors de La vallée de l’éternel retour, c’est que si science et écologie radicale ne sont pas antagonistes, il est en revanche nécessaire de se demander si le développement de la science au-delà du niveau qu’elle a atteint de nos jours est compatible avec les possibilités de l’esprit humain.

513 Le Guin, op. cit., p. 485.514 Condorcet, Prospectus d’un Tableau historique des progrès de l’esprit humain, dixième époque, Éditions de l’INED, 2004, p. 442.515 Le Guin, op. cit., p. 220.516 Le Guin, op. cit., p. 221.

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E. Bourel - Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable

Etienne Bourel, Doctorant en anthropologie, CREA – EA 3081 – Université Lyon [email protected]

Cette communication vise à mettre en perspective différents aspects de la réception de l'idée de durabilité au Gabon. Je vais ainsi présenter une certain nombre de problématiques relatives au développement durable émergeant actuellement dans ce pays très largement couvert par le deuxième plus grand massif forestier mondial après l'Amazonie, la forêt du bassin du Congo. Je m'appuie sur des recherches ethnographiques engagées au cours d'un master et prolongées dans le cadre d'une thèse d'anthropologie que je termine actuellement. Cette thèse porte sur les conditions de travail et de vie sur les chantiers forestiers et sur les transformations que connaît le secteur forestier à la faveur de la prise en compte du développement durable.

I - Territoire et durabilité au GabonAu cours de la période coloniale, les territoires qui ont constitué l'Afrique Équatoriale Française ont été aménagés dans le cadre d'un système concessionnaire visant la production de matières premières. De fait, il s'agissait surtout d'un renoncement des pouvoirs étatiques, y compris régaliens, au bénéfice de compagnies privées. Une certaine organisation des relations entre acteurs économiques et pouvoirs publics s'est ainsi mise en place puis prolongée largement au cours de la période post-coloniale. Dans un pays comme le Gabon, la division de l'espace national en concessions attribuées périodiquement à des opérateurs privés est toujours le principe régissant l'organisation du territoire, même si celui-ci est mieux définit juridiquement désormais517.Ce n'est qu'au cours des dernières années du vingtième siècle, avec la montée en puissance sur la scène internationale de l'idée de « développement durable », et surtout durant les premières années du vingt-et-unième siècle, que, parmi les élites politiques et économiques gabonaises en prise avec les questions environnementales, émerge un discours qui ne soit pas axé strictement sur la valeur productive de la forêt. C'est ainsi qu'au Sommet mondial pour le développement durable de Johannesburg de 2002, Omar Bongo Ondimba annonce la création de treize parcs nationaux qui placent désormais le Gabon comme un des pays ayant une des plus importantes proportions de son territoire officiellement protégé de la sorte.Omar Bongo meurt en 2009, au cours de sa quarante-deuxième année au pouvoir et c'est son fils, Ali Bongo Ondimba qui est élu à sa suite quelques mois plus tard. En quête de légitimité, il propose un programme fort et nationaliste intitulé « Gabon émergent » basé sur les trois piliers que sont : le « Gabon des services », le « Gabon industriel » et le « Gabon vert » où l'enjeu est de valoriser l'écosystème considéré comme du « pétrole vert » ou de l' « or vert ». L'accent est ainsi mis sur la protection de la biodiversité, le développement de l'écotourisme et la lutte contre le réchauffement climatique (le Gabon jouant un rôle

517- Karsenty A. (2010), « La responsabilité sociale et environnementale des entreprises concessionnaires » in Joiris D. V. et Bigombe Logo P., La gestion participative des forêts d'Afrique centrale, pp. 27-44.

important dans les négociations relatives à la mise en place des mécanismes REDD).

De la sorte, la question du « développement durable » est particulièrement d'actualité pour les élites du pays et commence à se diffuser plus largement. L'AFD et les organismes de la francophonie ont agi en faveur de la mise en place d'une « stratégie nationale du développement durable » et une commission interministérielle existe à ce sujet. Toutefois, les documents que j'ai pu consulter (entre fin 2012 et début 2013) contenaient principalement des déclarations d'intentions reprenant les principaux poncifs circulant en matière de durabilité (comme le souci à propos des générations futures). Il est intéressant de noter que le texte législatif cadre sur ces questions devait être une « loi d'orientation relative au Développement durable en République gabonaise » mais fut finalement adopté début 2013 sous la forme d'une ordonnance, ce qui, en matière de durabilité, est tout de même contradictoire. Elle procède notamment à la définition d'un ensemble d'acteurs et de modes d'actions, instituant en théorie un « éco-pouvoir »518

aussi parfait dans son élaboration qu'illusoire dans son application potentielle.Cette nouvelle orientation générale dans la politique gabonaise recoupe un certain nombre de transformations sectorielles en cours depuis plusieurs années. C'est le cas pour le secteur forestier puisque, en remplacement du Code forestier de 1982, un texte de loi a été voté le 31 décembre 2001. Il s'appuie sur le concept désormais majeur au niveau de la foresterie mondiale : la « Gestion Durable des Forêts » qui vise à décliner dans le secteur forestier les principes du développement durable, en l’occurrence en cherchant à concilier production forestière, aspects sociaux (pour les travailleurs, leurs proches et les villageois) et aspects faunistiques (dans et à proximité des concessions forestières).

II - La Gestion Durable des Forêts pour les travailleurs forestiers, au nord-est du GabonC'est ainsi que, tendanciellement, la plupart des entreprises relavant du secteur formel engagent les changements dans leurs organisations nécessaires à leur mise en conformité avec les dispositions législatives. Dans les faits, il est possible de mettre en avant différentes situations caractéristiques. Les entreprises les plus importantes et cherchant à visibiliser leurs activités ne se contentent pas de respecter les textes de loi mais vont au-delà en visant l'obtention de labels écocertificateurs (notamment le label FSC). Un autre groupe d'entreprises, de dimension plus modestes, se trouvent généralement simplement engagées dans les aménagements forestiers durables. Comme ces aménagements durent, au minimum, plusieurs années, les entreprises font souvent un premier pas dans cette direction et pour ainsi être considérées dans la situation transitoire menant vers un aménagement durable effectif par les autorités ministérielles. Pour nombre d'entre elles, il est surtout question de demeurer dans cet interstice autant que possible pour repousser ou contourner les efforts importants à consentir. Enfin, pour un troisième groupe d'entreprises forestières, de faible ampleur ou se situant aux marges de la légalité (exploitation informelle, fermage), les activités perdurent dans les faits mais ce sont surtout les possibilités de passer dans le secteur légal qui se compliquent. En effet, répondre aux critères d'une « Gestion Durable des Forêts »

518 Lascoumes P. (1994), L'éco-pouvoir, Paris, La Découverte.

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suppose de fortes capacités organisationnelles, financières et techniques. De fait, ce sont principalement le nombre d'entrepreneurs nationaux qui est entrain de diminuer dans le secteur forestier gabonais et les observateurs les plus avisés envisagent à termes une situation d’oligopole où quelques grandes entreprises multinationales se partageraient une large part des lots forestiers du pays, situation moralement validée par les labels écocertificateurs qu'ils obtiendront tôt ou tard.L'entreprise dans laquelle j'ai effectué mon enquête ethnographique durant ma thèse se trouvait dans cette situation. Filiale bois d'un groupe indien installé à Singapour et se prétendant le numéro un de l'agro-business dans le monde, elle a déployé ses activités au Gabon à la fin des années 2000. En quelques années, elle a acquit le contrôle d'environ 10 % des forêts productives du pays519. Via d'autres activités (production de caoutchouc, d'huile de palme, de fertilisants, gestion d'une Zone Economiques Spéciale) récemment déployées également, le groupe possède désormais un contrôle sur environ 10% de la surface totale du pays. Pour le secteur forestier, le groupe a également racheté la plus grande concession forestière certifiée FSC d'Afrique centrale, située en République du Congo. Cette politique d'accaparement de terres520 (Bond, 2011) n'a, bien sûr, pu se réaliser, surtout si rapidement, que grâce à l'aval du pouvoir politique. On raconte ainsi que le représentant de toutes les activités du groupe au Gabon vient chez Ali Bongo sans rendez-vous et qu'il a offert un restaurant à Libreville à son fils. Cette situation fit dire à l'un des directeurs exécutifs que je rencontrais en 2012 que, « de toutes façons, [cette entreprise] c'est l'Etat ».Dans ce contexte, les travailleurs qui y sont embauchés se retrouvent quelque peu en porte-à-faux. C'est bien souvent en termes de « chance » qu'ils estiment le fait de bénéficier d'un emploi salarié. L'entreprise visant l'obtention de labels écocertificateurs, elle fait des efforts pour respecter les dispositions législatives, ce qui signifie en premier lieu : une relative cohérence des bulletins de paye, l'affiliation à une mutuelle pour chaque travailleurs et leurs ayants-droits, le paiement des cotisations retraites. Cependant, dans un pays où le pouvoir politique est autoritaire, il serait difficile de considérer qu'ils pouvaient user effectivement de l'ensemble de leurs droits (liberté d'expression, grêve, syndicalisme). S'il m'est difficile, dans le cadre de cette communication, de m'étendre sur ces questions, il est tout de même possible de mentionner que la situation spécifique de cette entreprise dans l'économie politique gabonaise ne favorisait certainement pas les pratiques démocratiques en entreprise : les dirigeants avec qui je pouvais discuter faisant régulièrement référence aux échelons toujours plus élevés du pouvoir politique à qui ils pouvaient demander d'intervenir en cas de besoin, jusqu'à mentionner la Présidence même.Cependant, pour en revenir aux pratiques et conditions concrètes de travail, les ouvriers se montraient relativement unanimes quant aux améliorations qu'ils constataient au fur et à mesure que l'entreprise se mettait en conformité avec les critères du label écocertificateur qu'elle souhaitait obtenir : outils et machines de meilleure qualité, plus de sécurité (casques sur la tête et les oreilles pour les

519 - Le Gabon est un pays de 267 000 km² parmi lesquelles 134 500 km² sont considérés comme forêts productives.520 - Bond P. (2011), « Croissance économique africaine, destruction de l'environnement et contestation sociale », Écologie et politique, 42, pp. 33-46.

conducteurs d'engins, jambières, GPS), meilleures formations (à l'Exploitation Faible Impact pour les abatteurs). Ils ne partaient plus du camp forestier le matin pour aller travailler dans la benne d'un pick-up mais dans un camion et, tendanciellement, le système de paye devenait cohérent, l'assurance-maladie effective. Ainsi, c'est bien à propos de questions sociales que les travailleurs trouvaient motifs de satisfaction. A propos des questions faunistiques, il en allait autrement puisqu'ils n'avaient plus le droit de pratiquer le piégeage ou la chasse dans ou à proximité d'une concession forestière aménagée durablement. Plus largement, l'idée de passer du développement au développement durable était souvent appréhendée avec une certain circonspection, par les travailleurs, mais également par leurs proches vivant dans les camps forestiers ou les villageois à proximité. L'argument qui revenait régulièrement était que ces velléités politiques récentes relevaient d'une nouvelle invention occidentale et que les personnes vivant dans les camps forestiers ou à proximité souhaitaient d'abord le développement, avant le développement durable. Nous nous trouvions dans une région du Gabon où le WWF était présent et très visible car circulant avec des 4x4 blanc au motif d'un panda. Pour différentes raisons, ils étaient souvent confondus avec les écogardes des Parcs nationaux et les gardes des Eaux et Forêts. Les amalgames entre ces différents intervenants maintenaient une suspicion à leurs égards, tant à cause de leurs abus de pouvoir potentiels qu'à propos de l'argent nécessaire pour faire fonctionner des organisations supposées protéger des animaux, devant des personnes se considérant elles-mêmes comme pauvres.Ceci s'est bien exprimé peu de temps avant mon départ, au printemps 2013. L'entreprise était en difficulté financière et une rumeur commençait à circuler. Il se disait que, dans une concession forestière de l'entreprise, d'une superficie de plusieurs dizaines de milliers d'hectares, proche de la ville où nous nous trouvions alors, la forêt pourrait être transformée en palmeraie pour produire de l'huile ou être mise en zone de conservation intégrale, à raison de deux hectares de palmeraie pour un hectare protégé. Des négociations auraient alors été en cours à ce moment à la capitale entre les dirigeants de l'entreprise et des membres du Ministère des Eaux et Forêts pour mettre en place ce scénario, par ailleurs parfaitement illégal. Alors que je m'entretenais au sujet de cette rumeur avec deux travailleurs, leur réponse fut sans ambiguïté : au regard de la mise au chômage de quelques dizaines de travailleurs, avec les conséquences afférentes pour les familles, il leur importait peu que de larges pans de la forêt soient irrémédiablement détruits.Si les politiques relatives au développement durable étaient régulièrement perçues comme exogènes et déconnectées des préoccupations concrètes des travailleurs ou des personnes dans la région où je me trouvais alors, il en allait de même à propos de la responsabilité du réchauffement climatique. Quand j'avais l'occasion de m'entretenir à ce sujet, les opinions prenaient facilement une dimension postcoloniale vindicative à l'égard des Occidentaux, positions étayées par des observations concrètes comme le niveau particulièrement bas d'un cours d'eau à un moment précis de l'année. En somme, la question du développement durable était envisagée au regard de deux entités : la forêt et l'Etat. Les politiques relatives au développement durable étaient comprises comme exogènes car, la « Forêt », ou « l'Esprit

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de la Forêt »521, a toujours revêtu une importance considérable au Gabon que ce soit sur des plans symboliques, religieux, thérapeutiques, historiques, géographiques, économiques. Avant l'époque coloniale, l'ensemble des productions étaient basées sur le système de la « jachère » (cultures, chasse, pêche, cueillette, métallurgie, reproduction humaine)522 et, le pays étant très peu peuplé en dehors des centres urbains, l'idée que, de toutes façons, la forêt ou la terre « donne » est très prégnante. Par ailleurs, de nombreuses filières permettent d'acheminer des produits récoltés en forêt vers les centres urbains pour commerce. Un travailleur eut un jour cette formule expressive : « tout ce qui vient de la forêt est bon ». En contrepoint, dans ce nouveau contexte, le chef de l'Etat engageant des grands travaux tournés notamment vers l'agro-industrie, et permettant ainsi d'espérer l'obtention d'emplois salariés, c'est bien finalement l'Etat dans sa conception moderne qui se trouvait réaffirmé et davantage légitimé.

III - Le développement durable comme TraditionEn juin 2011, je me trouvais à la capitale, Libreville. Je fus invité à la conférence d'une ONG gabonaise intitulée « La Tradition au service de la jeunesse pour le développement durable ». Parmi les membres actifs de cette organisation figure le directeur de l'Institut de Pharmacopée et de Médecine Traditionnelle, l'un des principaux organes du CENAREST, équivalent gabonais du CNRS. Au sein de l'ONG, un groupe d'étudiants sont réunis dans le cadre de l'Ecole de Moueni. Ce sont eux qui assuraient la présentation ce soir-là, avec ordinateurs et vidéoprojecteur. Les pratiques de l'association sont empreintes d'un certain mysticisme inspiré d'une pratique thérapeutico-religieuse largement répandu au Gabon selon un ensemble de variantes : le Bwiti. Le propos des différents exposés visait à condamner le machinisme, tant au niveau de l'environnement global que d'un point de vue moral, et à faire valoir que les idées du développement durable étaient déjà inscrites dans les valeurs traditionnelles, rejouant ainsi au Gabon un discours également produit en Afrique de l'ouest à propos des bois sacrés523.Pour l'Ecole de Moueni, le développement est à envisager comme la connaissance et le respect profond des valeurs traditionnelles et la durabilité comme la transmission fidèle de ces connaissances. Il s'agit ainsi de proposer la fusion de l'ensemble des pratiques traditionnelles gabonaises dans la « Tradition » (avec un T majuscule) considérée comme étant l’œuvre de Dieu, comme plaçant l'Humain, et non l'économie en son centre, et permettant de créer une nouvelle race. En tant qu’œuvre de Dieu, elle revêt une dimension universelle dans son appartenance. De part ses composantes, elle indique une forme de nationalisme.Quelques jours plus tard, j'écoutais à nouveau ce groupe de jeunes de l'Ecole de Moueni exposant leurs idées dans le cadre de la Semaine de l'environnement organisée à Libreville par le pouvoir politique pour promouvoir le programme présidentiel. Ainsi, dans une analyse des enjeux entourant l'usage de l'idée de « tradition », il est possible de retrouver les propositions de Gérard Lenclud524 pour qui

521 - Perrois L. (éd.) (1997), L'Esprit de la Forêt, Paris, Somogy.522 Mbot J.-E. (1997), « Quand l'esprit de la forêt s'appelait « jachère » » in Perrois L., op. Cit., Paris, Somogy, pp. 32-51.523 - Juhé-Beaulaton D. (dir.) (2010), Forêts sacrées et sanctuaires boisés, Paris, Karthala, 280p.524 - Lenclud G. (1987), « La tradition n'est plus ce qu'elle était...

« la tradition est un procès de reconnaissance en paternité » ( § 32) dont l'utilité générale est de cautionner et justifier l'état présent d'une culture (§ 35). Le développement durable se trouve ici réinséré dans une signification localisée et située d'un point de cosmologique.

IV - ConclusionNous avons pu aborder l'appréhension du concept de « développement durable » au Gabon à travers différents sites d'énonciation dont les perspectives offrent autant de continuités que de contradictions. Elles ont pour point commun d'indiquer la dimension toujours non résolue de la violence avec laquelle la modernité est arrivée au Gabon, via l'épisode colonial : les élites politiques s'appuient sur le mimétisme à l'égard des puissances internationales dont ils font preuve dans leurs orientations générales pour produire un discours nationaliste et trouver une légitimité. Les travailleurs forestiers et différentes personnes que j'ai rencontré dans la région nord-est du pays critiquent cette nouvelle forme d'impérialisme pour revendiquer des valeurs relevant d'un développement non-durable. Quant aux positions politiques du groupe spiritualiste dont j'ai parlé, elles consistent à critiquer la modernité et le machinisme pour mieux promouvoir des arguments afrocentristes et un sentiment national. Dès lors, il est possible de relever des différences de position à propos de ce nouveau dispositif de savoir/pouvoir d'appréhension de l'environnement525 que constitue la durabilité, notamment entre échelles de décisions industrielles et financières et échelles populaires. Cependant, le fait que la « forêt » constitue un référent unanimement partagé, comme origine, comme substance ou comme mystique, indique l'impossibilité de séparer strictement économie et écologie politique au Gabon. De la même manière que certaines personnes parlent du développement durable en termes de tradition, ou que des anthropologues gabonais peuvent parler de leur Etat comme un « super-lignage »526, les discours à propos de l'environnement et ses usages mettent en tension gestion saine et rendement, ce qui doit être considéré comme relevant du privé ou relevant du public527. Que l'un des promoteurs du développement durable comme « tradition » dirige un institut de recherches en biologie semble un bon indicateur de la plasticité de la notion de « développement durable » mais également, en termes de recherche, de l'intérêt des dialogues interdisciplinaires pour comprendre en profondeur la manière dont différents acteurs ou groupe d'acteurs peuvent s'en saisir. Au final, il ressort des différents discours que j'ai pu aborder une pluralité de points de vue critiques sur la modernité et le contemporain où le développement durable contribuent à l'élaboration et l'expression de valeurs politiques528. Ces formes de subjectivation s'inscrivent

», Terrain [En ligne], 9. URL : http://terrain.revues.org/3195525 - Luke T. (2006), « On environmentality. Geo-power and eco-knowledge in the discourses of contemporary environmentalism » in Haenn N. et Wilk R. (eds.), The environment in anthropology. A reader in ecology, culture and sustainable living, New-York, New-York university press, pp. 257-269.526Kialo P. (2007), Anthropologie de la forêt, Paris, L'Harmattan.527Burgage F. (2013), Philosophie du développement durable, Paris, PUF, 158p.528Berglund E. (2006), « Ecopolitics through ethnography : the cultures of Finland's forest-nature » in Biersack, A. et Grenberg J. B. (eds.), Reimagining political ecology, Durham et Londres, Duke university press, pp. 97-120.

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différemment dans l'espace public et mettent en débat, d'une manière ou d'une autre, les problèmes d'inégalités et d'ineffectivité de la démocratie. L'arrivée des idées de durabilité au Gabon ne permet pas, en tant que telle, de les résoudre. Toutefois, peut-être permettent-elles que, de fait, elles soient davantage posées.

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Gervais M. - Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature

Mathieu Gervais

En 1974, le programme de René Dumont, premier candidat « vert » à une élection présidentielle française comportait une invite à la généralisation de « l’agriculture écologique » et « biologique »529. Cette même année, il viendra, comme plus de 100 000 personnes, sur le plateau du Larzac affirmer sa solidarité avec les agriculteurs qui protestent contre l’agrandissement du camp militaire. Au-delà de la campagne présidentielle, de nombreux animateurs et penseurs du mouvement écologiste ont vécu une expérience communautaire et paysanne. Dans ces mêmes années d’émergence de l’écologie comme mouvement et pensée politique, de nombreux classiques traitent du thème agricole. Par exemple, Ernst Schumacher dans son livre Small is Beautiful écrit en 1973, en parle comme d’une question métaphysique530. La ruralité, sous différentes entrées : paysage, agriculture, consommation…, peut alors être considérée comme un « thème fondamental constitutif de l’identité et de la conscience écologique »531. Est-ce un thème progressiste ou traditionaliste ? Force est de constater que Dumont était, avant sa conversion à l’agriculture écologique, l’un des chantres de l’agriculture productiviste. A l’inverse, on peut noter que dès le milieu des années 1960, la littérature écologiste anglo-saxonne est lue et citée par des penseurs conservateurs de l’agriculture : Henri Noilhan déplore ainsi la fin de la civilisation paysanne et en appelle à Aldous Huxley et Rachel Carson532. Les cartes semblent brouillées, et à condition de réduire la définition de la modernité à celle du progrès industriel et d’appeler tradition ce qui ne l’est pas, alors certainement on peut ranger l’écologie politique du côté de la tradition.Toutefois, ce serait là méconnaître la richesse de l’histoire des idées et des mouvements sociaux. Selon nous, cette réponse manque un enjeu central de la compréhension de l’écologie politique, qui émane pour une grande part de personnalités du monde scientifique et qui est incompréhensible hors du cadre de la modernité, définie à partir de l’autonomie du sujet et du règne de la raison. Afin de préciser ces questions, nous proposons ici d’entrer dans le détail des arguments qui participent à la fondation d’une vision écologiste du monde rural. En particulier, nous voulons revenir sur la définition du terme « paysan » chez trois auteurs : Serge Moscovici, Henri Mendras et Bernard Charbonneau. Moscovici et Charbonneau, par leurs publications et participations à divers journaux et mobilisations se rattachent sans équivoque à l’histoire de l’écologie politique française. Nous ajoutons Mendras dans l’étendue de notre étude car il nous semble que sa démarche scientifique à propos de la paysannerie et ses idées politiques telles qu’exprimées dans son livre de fiction Voyage au pays de l’utopie rustique533, rejoignent la

529DUMONT René et al., La campagne de René Dumont et du mouvement écologique, Paris, J.-J. Pauvert, 1974, p.80530SCHUMACHER Ernst Friedrich, Small is beautiful, Paris, Seuil, 1979, p.103 et suivantes531ALPHANDÉRY Pierre et al., L’équivoque écologique, Paris, La Découverte, 1991, p.145532NOILHAN Henri, Histoire de l’agriculture à l’ère industrielle, Paris, E. de Boccard, 1965, p.83 et 788533MENDRAS Henri, Voyage au pays de l’utopie rustique, Arles, Actes Sud, 1979

définition que nous voulons proposer de l’écologie en tant que critique moderne de la modernité. Ces trois auteurs, sous des angles différents, nous parlent des paysans et ainsi contribuent à bâtir une compréhension neuve du terme. Surtout, nous voudrions rapprocher ces réflexions sur le terme de paysan, de réflexions sur le terme de nature saisie comme « historique, évolutive, vivante » par l’écologie534.Notre questionnement se centre alors sur la définition de la nature par ces auteurs : comment, et à partir de quelles sources, ces auteurs construisent-ils une définition de la nature qui précise – entre autre - leur compréhension du paysan ?Ainsi, nous voudrions d’abord voir comment Moscovici, à partir d’une utilisation extensive et érudite de l’anthropologie contemporaine contribue à redéfinir la nature humaine. Ce qui nous amènera à rapprocher sa vision du sauvage535 et celle du paysan. Ce rapprochement est rejeté par Mendras, non sous l’angle de la nature humaine mais sous celui de la nature comme environnement socialement construit. Nous devrons alors expliciter les rapports qu’il propose, à partir de la sociologie rurale, entre les sociétés paysannes et la nature. Enfin, à travers la pensée de Charbonneau, nous évoquerons la définition de la nature comme Altérité. Perception philosophique construite comme opposition définitive au totalitarisme et dans laquelle le paysan entretient une relation privilégiée avec la liberté.

La nature humaine chez Serge Moscovici : le paysan comme sauvageMoscovici ne parle pas directement de la ruralité ou du paysan. Cependant, dans son entreprise de définition de la nature, que nous abordons ici principalement à partir de deux de ses livres (Hommes domestiques et hommes sauvages et La société contre nature536), on peut rapprocher sa définition du paysan de celle du sauvage. Sa proposition tient d’abord à une critique de la modernité en tant que polarisation antagoniste de la nature et de la culture. D’après ce qu’il appelle le « courant orthodoxe », l’histoire de nos sociétés occidentales se traduit par un processus de « domestication » du pôle naturel de la réalité au profit d’un pôle culturel537. C’est ce processus qui définit en lui-même la nature, dans son opposition à la culture. Pour le dire autrement, la raison se trouve opposée à la sensualité, la volonté aux désirs, etc… Notre auteur montre que la définition de l’homme selon ce projet de mise à distance de la nature se traduit par un double mouvement : d’extériorisation et d’instrumentalisation de la nature d’une part et de lutte interne à l’homme entre la raison et les sens d’autre part. Finalement, la domination de la nature est d’abord un projet de domestication de la nature humaine en chacun de nous, le développement d’un autocontrôle.On trouve alors d’un côté – celui de la raison – l’homme domestique, l’homme totalement humanisé dans un monde

534FLIPO Fabrice, « Que fait l’écologie politique ? A propos de Bruno Latour », in Revue permanente du Mauss, article publié le 19/02/13 sur www.revuedumauss.com et consulté le 8/11/13535Le terme « sauvage » sera ici utilisé à la manière même des auteurs, pour désigner de façon positive les peuples indigènes ou alors comme métaphore de l’homme opposé à l’homme « civilisé ».536Moscovici Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, Paris, UGE, 1974 et La société contre nature, Paris, UGE, 1972537Moscovici Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, op. cit., p.21

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totalement humanisé, projet dont la réalisation se trouve posée dans le futur et dont la poursuite est assimilable au progrès. D’un autre côté – celui de la nature – on trouve l’homme sauvage, homme soumis à la nature, antimodèle de la civilisation :

« A un pôle, l’homme sauvage ou naturel, sans famille, sans science, sans religion, sans logique ou détenteur d’un type de pensée qualitativement différente (pensée prélogique, pensée sauvage), d’un savoir particulier (mythique, magique), observant des pratiques sociales et techniques bornées. A l’autre pôle, l’homme en pleine possession de ses pouvoirs intellectuels, sociaux, techniques, scientifiques, homo sapiens, homo loquens, homo docens : en un mot, l’homme domestique. Le premier est, soit une entité à part, loin de nous, le primitif mais aussi le paysan, le nomade, l’étranger, etc., variantes de l’ ‘‘homme des bois’’, soit, près de nous, la femme, objet d’échange entre les hommes, l’enfant, sauvage provisoire aux yeux de Platon ».538

Le sauvage est alors la part à réduire, en même temps qu’il est nécessaire à la définition du civilisé. Aussi, cette polarisation porte en elle-même le projet de destruction des peuples indigènes au nom d’une nature humaine universelle. C’est l’idée d’ethnocide que Moscovici trouve chez son ami anthropologue Robert Jaulin539. A la suite de ce constat, l’enquête de Moscovici revient à se demander sur quoi repose ce projet funeste, cet ego-conquiro occidental540, qui conçoit l’homme dans la négation de l’humanité du sauvage. D’où vient la nécessité de nier la nature, ou plutôt de la penser comme la part à détruire en l’homme ? La réponse de Moscovici est très claire. Selon lui, cette nécessité découle d’une anthropologie particulière, vision laïcisée du récit religieux de la chute541. Cette anthropologie définit le moment initial de l’humanité comme celui d’une rupture avec l’animal, l’instinctuel. La scène primordiale de l’humanité est un état qui rend impossible toute sociabilité, toute distinction de l’homme et de l’animal :

« Selon cette vision théorique, la société humaine naît, pour s’y opposer, de son contraire organique, individuel, animal, comme d’un néant ou d’une nébuleuse, après une période d’hésitation chez les peuples sauvages ‘‘naturels’’. La primitivité, fait et idée, atteste la genèse des différences et de l’antagonisme fondateurs de notre réalité spécifique ».542

Ici, l’homme est un loup pour l’homme, l’état de nature et un état asocial et en tout état de cause, inhumain. Cette anthropologie se caractérise pour Moscovici par sa naïveté scientifique et la méconnaissance des prétendus sauvages :

« Dès qu’on cessa de se fier aux impressions des voyageurs, aux spéculations des philosophes, et qu’on connut mieux ces peuples grâce à la diligence des anthropologues, on constata qu’aucun des traits exclusifs de la culture – la

538MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, op. cit., p.22539Jaulin Robert, La paix blanche, Paris, Seuil, 1970540Enrique Dussel, The invention of Americas. Eclipse of « the other » and the myth of modernity, New York, Continuum, 1995 541MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, op. cit., p.21542MOSCOVICI Serge, La société contre nature, op. cit., p.205

domination de l’adulte sur le jeune, du mâle sur la femelle, l’exclusion de l’étranger, l’infanticide, la coopération, l’échange, les croyances irrationnelles, l’interdiction des jouissances fondamentales, etc. – ne leur manquait, et que leur nature était profondément sociale ».543

La science humaine, singulièrement l’ethnologie544, apporte donc une connaissance fondamentale, celle de l’existence culturelle et sociale des peuples rejetés par le « courant orthodoxe » du côté de la nature. Avec Claude Lévi-Strauss, Moscovici relève la rationalité à l’œuvre dans la « pensée sauvage »545. Les connaissances, les techniques, les croyances développées par ces peuples sont autant de réponses rationnelles à des contextes historiques et environnementaux. Savoirs qui se rapprochent de l’art, connaissances qui ne se distinguent pas des mythes, mais tout aussi efficaces que la science positive546.Prolongeant cette investigation, Moscovici remonte jusqu’au point de définir la nature humaine de l’homme à la manière même dont Marshall Sahlins le faisait récemment : « la culture est la nature humaine » et donc « la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l’homme est sans doute la plus grande illusion qu’on ait jamais connu en anthropologie »547.Pour Moscovici, une fois dévoilée cette justification erronée de notre ordre social on distingue la violence gratuite des dominations : des peuples indigènes, des femmes, des enfants… et des paysans. Par un effet de symétrie, si ces Autres naturels ne sont plus à éliminer, alors il faut accepter qu’ils mettent en œuvre une manière singulière d’organiser la nature, de définir culturellement leur nature. Si on considère, avec Moscovici, que notre solution occidentale est mauvaise, alors il est bon de se ressourcer (au sens propre) auprès de cette part sauvage de l’humanité. Le mot d’ordre « d’ensauvagement » proposé par Moscovici, s’envisage donc comme un projet d’émancipation politique :

« L’ensauvagement, c’est l’exigence de cette vérité brûlante, de ces retrouvailles intenses avec le noyau de la vie sociale, avec le milieu devenu proche, familier, amical, avec l’animal. Et aussi avec l’autre, celui d’ailleurs, l’Indien, l’Africain, l’homme des bois, et l’autre qui vit à côté de nous en invisible, en paria, en déviant, que ce soit l’emprisonné, la femme, l’enfant, l’intellectuel, l’artiste […] Ainsi, témoigne-t-on que poser l’homme naturel à part, autrefois, ailleurs, à distance, en Amérique ou en Afrique, c’est poser à distance ce qui est proche, actuel, le paysan comme Indien, l’enfant comme primitif, la femme comme objet d’échange dans la culture ».548

543Ibid., p.216544D’ailleurs, Jaulin dirige la collection « 7 » dans laquelle sont publiés les premiers livres de Moscovici, et ils créent avec d’autres l’UER d’ethnologie de Paris VII en 1970.545LEVI-STRAUSS Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962546Cette réflexion sur la science trouve d’ailleurs son prolongement dans la vision de Moscovici du romantisme en tant que fondateur d’une science : la philosophie de la nature. Voir par exemple MOSCOVICI Serge, « La question naturelle en Europe », in De la nature, Paris, Métaillé, 2002547SAHLINS Marshall, La nature humaine, une illusion occidentale, Paris, L’éclat, 2009 (2008), p.105 et 55548MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages, op. cit., p.83

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Finalement, la nature est historique, l’homme la bâtit dans l’équilibre culturel qu’il met en place avec son environnement. Le paysan en tant que sauvage, se trouve rejeté du côté naturel dans une vision orthodoxe et à l’inverse, est conçu, dans la vision hétérodoxe de Moscovici, comme une altérité ressource.

La nature produite par l’homme : le paysan comme membre d’une société chez Henri MendrasHenri Mendras, figure marquante de la sociologie française de la seconde moitié du XXe siècle, s’est d’abord fait connaître en tant que sociologue rural, en annonçant La fin des paysans549. Comme il le raconte lui-même, il a pris part à l’ « invention de la paysannerie »550, soit à l’effervescence scientifique (anthropologie, économie, sociologie, histoire) liée à la théorisation d’une définition de la paysannerie dans les années 1960. A un premier niveau, et contrairement à Moscovici, Mendras définit le paysan par opposition au sauvage. Cette définition s’appuie sur le travail crucial de Robert Redfield. Cet anthropologue américain décrit les différences entre des peuples « sauvages » dont l’organisation sociale et la production sont autonomes, et la paysannerie qui se caractérise au contraire par son inclusion dans une société globale avec qui elle échange les surplus de sa production551. C’est une découverte décisive car elle implique qu’il n’y a pas de paysannerie là où il y a autarcie, pas de paysannerie là où il n’y a pas de différenciation entre les citoyens, donc pas de paysannerie avant les villes et la féodalité. Cette première définition déconstruit une opposition trop massive entre modernité-agricole et tradition-paysanne. La paysannerie est un mode d’organisation sociale circonstancié, dont le critère particulier n’est pas d'abord dans le rapport à la terre mais plutôt dans le rapport au reste de la société (la société paysanne se distingue des sociétés agraires et des sociétés sauvages). Déjà à ce niveau, on relève donc que si la définition sur laquelle travaille Mendras s’écarte de celle de Moscovici en distinguant paysan et sauvage, elle la rejoint dans la mise à distance critique d’une polarisation entre culture et nature. Il dé-essentialise ainsi le paysan, en le définissant à partir d’une appartenance à une société paysanne et non à partir d’une race ou d’une âme552.Dès lors, son approche étudie la nature dans un contexte historique. Il s’agit de montrer comment la société paysanne constitue la nature. Ici, la nature est construction humaine et « la nature vierge n’est qu’un mythe créé par l’idéologie de civilisés rêvant d’un monde inverse du leur »553. L’enquête du chercheur se porte sur la nature en tant que paysage, la nature-environnement et pas la nature humaine comme chez Moscovici. Cependant, le cadre conceptuel demeure le même : la nature comme culture. La culture crée un usage de la nature, l’homme trouve dans la nature ce qu’il est habitué à y chercher, il la modèle par rapport à sa vision et construit donc un rapport à son

549MENDRAS Henri, La fin des paysans, Arles, Actes Sud, 1984 (1967)550MENDRAS Henri, « L'invention de la paysannerie. Un moment de l'histoire de la sociologie française d'après-guerre », in Revue française de sociologie, 2000, 41-3. pp. 539-552551REDFIELD Robert, Peasant societies, Chicago, The University of Chicago Press, 1960552MENDRAS Henri, Les sociétés paysannes, Paris, Gallimard, 1995 (1976), p.15553Ibid., p.19

environnement basé sur un équilibre entre la stabilité des ressources et la stabilité de la communauté.Toutefois, la nature, si elle est production culturelle, n’est pas que ça. Elle possède une inertie et des caractères autonomes. Un dialogue s’établit alors entre cette autonomie et sa mise en forme culturelle (humaine). Mendras distingue donc les critères qui déterminent la forme que prend un système de culture. Il relève deux éléments culturels : « l’exigence sociale » (cultiver ce qu’on est habitué à manger) et « l’exigence technologique » (cultiver ce que les outils dont on dispose nous permettent). Il relève aussi une « contrainte naturelle » (cultiver ce que le sol et le climat permettent). Enfin, il fait part d’une « exigence technique », qui impose aux hommes « d’assurer le maintien de la fertilité des sols »554, exigence de médiation entre nature et culture qui borne les autres. Le paysage, la forme que revêt l’espace naturel, marque donc l’équilibre atteint entre ces différents déterminants. La nature est produit de l’homme et l’homme produit de la nature. Les représentations culturelles de la terre et de la nature peuvent aussi être liées à ce rapport dialectique. Ainsi, à partir d’un raisonnement comparatiste, Mendras, encore une fois après Redfield, souligne que le désir de posséder sa terre est fort dans les sociétés où la terre est un bien rare, nécessaire à la sécurité économique et à la reconnaissance sociale du paysan. Au contraire, dans des sociétés où la terre n’est pas rare, l’amour de la terre particulière est moins fort mais l’amour de la terre en général se développe en tant que nourricière de l’humanité, « déesse-mère »555.Après avoir défini les paysans dans une opposition aux sauvages, Mendras complète sa définition en les opposant aux agriculteurs. Le facteur principal qui les distingue est la part d’autoconsommation de la production. Le paysan produit pour lui et échange seulement un « surproduit » avec la société englobante. Au contraire, l’agriculteur produit quasi-exclusivement pour la société englobante. Cette différence implique un changement d’échelle important, l’idée d’une sécurisation des rapports d’échange avec la société englobante et donc la globalisation de la définition culturelle de l’équilibre entre nature et culture. Cela signifie que, pour les agriculteurs, les « contraintes naturelles » prennent moins place en tant que contraintes locales et à l’inverse que les exigences sociales et technologiques sont plus fortes. Dans le passage du paysan à l’agriculteur, il y a la substitution d’une agriculture technologique à une agriculture comme « art de la localité », opposition entre « connaissance empirique et particulariste » et « connaissance scientifique et universaliste »556. L’identité culturelle du cultivateur paysan demeure fortement liée, dépendante des contraintes naturelles. Il y a une indifférenciation forte entre son identité symbolique, son lieu de vie, sa famille et la terre en tant qu’équilibre entre culture et contrainte naturelle. Par contre, le contrôle technique que l’agriculteur contemporain exerce sur sa production, la médiation du marché entre sa production et sa consommation rend possible une différenciation plus grande entre son identité et l’autonomie naturelle (les contraintes). En fait, la nature saisie par les paysans s’intègre dans un modèle culturel et économique distinct du capitalisme et qui accorde une part importante à

554Ibid., p. 29-31555Ibid., p. 162-163556MENDRAS Henri, La fin des paysans, p.75-76

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la dimension « coproductive » de la nature557. Cette opposition entre une économie paysanne et une économie capitaliste, Mendras la reprend directement d’Alexandre Chayanov, agronome russe des années 1920558.Chez Mendras, le paysan se définit comme le membre d’une société située entre le modèle d’une agriculture sauvage autarcique et un modèle d’agriculture contemporaine totalement socialisée. La nature que le paysan modèle est fortement contraignante, coproductive et nécessaire à l’affirmation de son identité.

La nature Altérité : Le paysan comme homme libre chez Bernard CharbonneauBernard Charbonneau, à l’inverse des deux auteurs précédents, n’a pas poursuivi de carrière universitaire. Professeur d’histoire dans une École normale d’instituteurs du Sud-ouest, son œuvre très érudite prend alors plus de liberté vis-à-vis d’une méthodologie scientifique. Connu du mouvement écologiste notamment pour ses « chroniques du terrain vague » parues dans Le Sauvage au cours des années 1970, Charbonneau est aussi l’alter-ego de Jacques Ellul. Des penseurs écologistes de sa génération, il est sans doute celui qui a le plus écrit à propos du paysan et des campagnes. Ici, nous nous baserons sur trois de ses publications : Le Jardin de Babylone (1969), Tristes campagnes (1973) et Le Feu vert (1980)559.La thèse principale de Charbonneau est que la nature constitue l’Altérité, le différent560. En même temps, cette Altérité nous contient en tant qu’hommes, ou plutôt nous rend possibles en tant que consciences individuelles. Logique qui tend à recouvrir les cadres théologiques de la création et de l’incarnation chrétienne : l’idée que nous ne sommes conscients et libres que physiques et déterminés ; dans la nature mais dans un rapport de distance par rapport à elle ; créés par Dieu mais à son image donc conscients et distincts du reste de la création561. Ce cadre général, Charbonneau le peint par touches plutôt qu’il ne le détaille de façon systématique. En fait, son analyse, un peu à la manière de Moscovici vis-à-vis du « courant orthodoxe », est d’abord une critique du progrès à l’époque contemporaine :

« Si nous ne savons pas dire ce qu’est la nature, nous savons ce qu’elle n’est pas : l’ordre décharné des lois humaines qui impose la règle de fer des casernes et des commissariats, la mécanique tranchante qui abat les chênes et éventre les coteaux, le glacier de ciment gris qui les recouvre, la nuée puante qui pourrit l’air et l’eau. En un mot, l’artifice humain ».562

C’est à partir de cette critique de l’industrialisation, de la destruction de la campagne que Charbonneau bâtit sa vision. L’homme ne peut être homme que dans la

557BLOCH Ernst, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1976, T. 2, p.295558Voir par exemple, MENDRAS Henri, « L'invention de la paysannerie… », op. cit. et CHAYANOV Alexandre, The theory of peasant économy, Homewood, The American Economic Association, 1966559CHARBONNEAU Bernard, Le Jardin de Babylone, Paris, Encyclopédie des nuisances, 2002 (1969) ; Tristes campagnes, Paris, Denoël, 1973 et Le Feu Vert : autocritique du mouvement écologique, Paris, Karthala, 1980560CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, op. cit., p.65561CHARBONNEAU Bernard, Le jardin de Babylone, p.20562CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, p.53

reconnaissance de sa part naturelle « l’homme c’est la nature »563. En même temps, l’homme n’est homme que libre, c'est-à-dire dans son rapport conscient à la nature. Voilà pourquoi la campagne est lieu de la liberté dans le lexique de Charbonneau. Dans la campagne, « l’homme est partout présent, elle est son œuvre autant qu’un fruit de la nature »564, ce qui fait directement écho, sur un mode plus poétique, à l’analyse de Mendras. L’homme en tant que nature ne peut donc être humain en s’opposant à la nature. Au contraire, il s’allie avec elle pour créer le paysage, « l’œuvre de l’homme ne nie pas la nature, elle la parachève »565. Ainsi, à un premier niveau, l’homme est nature, et la nature en tant que paysage est humanisée. Mais, la question du paysan, de la nature et de la liberté 566 ne peut se comprendre que dans la prise en compte de la société en tant que « seconde nature »567 de l’homme. Cette seconde nature est contenue dans la première, c'est-à-dire que pour Charbonneau aussi la culture est la nature humaine. Cependant se met en place une lutte entre cette seconde nature et la première, la nature en tant que tout englobant. Cette lutte est créatrice au sens où la nature constitue la société et la société la nature. Toutefois, à partir du moment où cette lutte ne vise plus un équilibre mais une négation elle devient funeste. Charbonneau résume ce mouvement en expliquant que « le système engendre le chaos »568. De façon très claire, pour Charbonneau le projet moderne de progrès scientifique et industriel réduit le développement de l’homme au développement du « système », de l’ordre artificiel dans la négation de l’ordre naturel. Or, nier ainsi les raisons naturelles revient à se nier soi-même. Et l’ordre artificiel, cette « dynamique du système et du chaos n’a qu’un terme : le désordre ou l’ordre total »569. A partir de cette anthropologie particulière qui fait de l’homme un produit de la nature conscient d’elle (l’homme est nature mais aussi « surnature »570), donc potentiellement libre, s’élabore une pensée qui est bâtie de manière radicalement anti-totalitaire. Charbonneau garde en effet de sa jeunesse personnaliste la conviction que l’individu conscient est un individu qui se libère, donc un individu irréductible à la société, à la nature, à tout ordre définitif. Mais cette individualité libre ne peut être garantie que dans un rapport permanent à l’altérité, donc la nature. C’est en cela que « le paysan est libre »571. Sa vie et son environnement sont à sa mesure, il en connaît tous les recoins et en même temps il reste soumis à la nature. Son travail est œuvre car recherche permanente de l’équilibre entre son activité culturellement déterminée et la nature radicalement autonome. Là encore on trouve une définition de la nature qui intègre l’humain, le culturel. L’homme est « surnature », nature consciente. Dans ce rapport de conscience de la dépendance de l’homme envers la nature se déploie la possibilité de la liberté.

563Ibid., p.54564Charbonneau Bernard, Le jardin de Babylone, op. cit., p.72565Ibid., p.75566D’ailleurs, pour Charbonneau l’écologie c’est « la nature et la liberté » : Le Feu Vert, op. cit., p.52567CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, p.61568CHARBONNEAU Bernard, Tristes campagnes, p.91569CHARBONNEAU Bernard, Tristes campagnes, p.92570CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, p.57571CHARBONNEAU Bernard, Le jardin de Babylone, p.77

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De la définition du paysan en tant que sauvage, membre d’une société paysanne ou homme libre, il ressort une critique générale d’une polarisation entre culture et nature. Chez nos trois auteurs, l’homme est en même temps l’un et l’autre, et la nature, irréductible à l’homme, est cependant toujours historiquement et donc socialement construite. Cette vision se réclame des sciences humaines, singulièrement de l’ethnologie et de l’anthropologie. Elle tend effectivement à critiquer la rationalité instrumentale et sa généralisation via une méthode scientifique strictement positive. Toutefois, elle ne rejette pas la Science en tant qu’entreprise de connaissance rationnelle. Au contraire elle entend y participer et la développer en tentant de comprendre la rationalité à l’œuvre dans des sociétés et des époques différentes. A un second niveau, cette vision nous paraît éminemment moderne en ceci qu’elle postule l’autonomie de la conscience individuelle. Moscovici et Charbonneau se réclament directement de Rousseau. Pour eux, c’est la libre conscience individuelle qui (re-)trouve en l’individu lui-même la nécessité naturelle. Finalement, on peut inscrire ces pensées dans ce que Charles Taylor nomme « l’expressivisme », fruit des Lumières auxquelles il s’oppose en affirmant l’unité expressive de l’homme et refusant la dualité entre âme/corps, raison/sensibilité572…De façon caractéristique, Moscovici, Mendras et Charbonneau caractérisent le paysan en critiquant la modernité sous l’angle de la polarisation entre nature et culture au nom de la raison et de l’autonomie humaine. Cette critique ne se développe pas par le recours à une autorité de la tradition ou d’une croyance mais bien d’abord par la critique scientifique des présupposés qu’implique l’idée d’une raison complètement extérieure et opposée à la nature. Moscovici nous montre en quoi cette idée repose in fine sur une vision religieuse de la nature humaine, celle de la chute. Mendras nous montre quant à lui que cette idée nie l’histoire des sociétés et naturalise les sociétés paysannes. Charbonneau enfin fait le lien entre une telle vision et la négation technique et politique de la liberté humaine au nom d’un ordre totalisant. Critique de la science au nom de la connaissance et de la raison instrumentale au nom de la pluralité des rationalités, on peut considérer ces propositions comme un approfondissement de la modernité, une sécularisation de ses mots d’ordre (Science, Raison, Liberté), ce que Jean-Paul Willaime nomme ultramodernité573.

572TAYLOR Charles, Hegel et la société moderne, Paris, Cerf,1998 et Les sources du moi : La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998, chapitre 20 : « la nature source »573WILLAIME Jean-Paul, Sociologie des religions, Paris, PUF, 1995

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Lewis N. & J. Rebotier - L’environnement en partage: affirmer la modernité pour (re)lier nature et sociétés

Nathalie Lewis, sociologue, Département Sociétés, territoires et développement, Université du Québec à Rimouski, [email protected] Julien Rebotier, géographe, CNRS, UMR 5603 (SET – Pau), [email protected]

Les annonces funestes fusent quotidiennement, l’humain est en train de détruire la vie. Face à moult constats d’apparence implacables, les solutions sont énoncées par les scientifiques de la nature. Il n’y aurait qu’à les appliquer. Et pourtant les « problèmes » annoncés ne font que s’aggraver. Dès lors, on durcit ces solutions, au point de rendre légitimes des voies totalisantes que l’on appuie sur une rationalité scientifique coupée des dimensions éthiques. Paradoxalement, la société-culture s’éloigne toujours plus de la nature tout en développant une culpabilité exacerbée.Abordons-nous les problèmes avec la bonne approche ? La persistance des obstacles réside-t-elle dans l’envergure des solutions envisagées ou dans leur nature même ? N’a-t-on pas trop longtemps réduit l’idée de nature aux facteurs biophysiques ? La question est culturelle et sociale. Elle nous invite à convoquer d’autres ressorts cognitifs comme le suggèrent de nombreux penseurs.Cet élargissement de la connaissance nous plonge dans un dilemme. Les SHS sont le fruit de la modernité. Une modernité qui nous a affranchis d’une finalité assujettie aux lois divines et où l’œuvre de la raison fonde la destinée des sociétés vers un avenir meilleur. Un avenir où l’horizon devait être libéré des contingences qui jusqu’ici auraient freiné le développement humain. Le progrès occidental – parce que ce visage est résolument occidental – n’est autre que cette utopie d’un monde toujours meilleur, affranchi de deux types de contingences : physiques et sociales. Il en a résulté une césure radicale entre nature et société, laquelle fut portée haut et fort par les SHS. Pour beaucoup, cette césure est indépassable dans le projet moderne tant elle est profonde. Bien que la tâche soit ardue, nous ne renonçons ni à la modernité ni à l’avenir meilleur, et sommes plutôt enclins à suivre Beck qui propose une deuxième phase de la modernité. Celle-ci porterait les lumières nécessaires pour relier nature et sociétés, et exigerait des chercheurs en SHS qu’ils prennent les devants en réajustant leurs postulats ontologiques. D’un tout autre registre que des solutions techniques, le chemin de la réflexivité, de la responsabilité et d’une repolitisation nous semble la seule voie – à peine originale – pour (re)lier nature et société. Pour l’heure et en toute modestie, cette communication ne fera qu’introduire ce propos ; des prémices essentielles à une pensée qui doit sortir de l’impasse morose qui la confine et qui doit refonder l’orientation scientifique et l’action citoyenne.

Le constat de la purification épistémiqueLes « essentiels » des sciences humaines et sociales (SHS) ont longtemps traité séparément la vie sociale de la nature. Des cadres d’analyse et des grilles de lecture opérantes furent ainsi développés, permettant de saisir des problématiques complexes, mais dans des domaines séparés. Ces grilles d’analyse sont en phase avec la pensée moderne qui distingue (purifie) la vie sociale de la nature, et assujettit cette nature à la force de la raison ; la nature au

service des visées humaines. La foi en la raison et la volonté de construire un monde meilleur exempt de contingences aura guidé les SHS qui, en contradiction avec cette mission salvatrice, durent lutter pour affirmer la place du social dans un monde alors construit sur un mode technique. La nature dès lors se trouvait doublement réduite: sous la coupe de la technique qui la modelait à merci et sous celle de la science humaine et sociale naissante qui, au-delà du matériel, l’encadraient d’idéaux préconçus pour l’humanité. Dans les deux cas, la nature devenait objet humain. Un des enjeux scientifiques des sciences sociales naissantes se pose à l’endroit de la continuité/discontinuité des lois de la nature et des lois de la société. La pensée moderne assise à partir des mouvements révolutionnaires du 18e siècle ne pense plus les sociétés comme masse humaine, mais plutôt comme rassemblements d’individus. Basculement profond qui accorde une place centrale à la volonté individuelle. Période de tensions sociales, économiques et politiques qui pousse le développement des SHS dans la réflexion sur le devenir social qui n’est plus porté par les institutions séculières de jadis, vers un mieux vivre collectif juste et équitable, fondé en raison, face au monde physique et humain.Cette force de la raison qui ne peut être remise en question se trouve toutefois au cœur de la crise moderne actuelle. Les repères construits comme certitudes et vite naturalisés se trouvent ébranlés et l’on oublie que cette raison ignore un élément cognitif majeur : l’obligation de réflexivité, la nécessité d’une analyse constante entre notre devenir, notre passé et notre étant. La construction et le développement des SHS ont omis d’insister sur cette caractéristique essentielle de l’étude sociale, pourtant présente dans sa genèse : prendre acte de la temporalité, penser à la construction d’un avenir qui, malgré les dictats, ne se réduit pas aux générations futures, et bien lier cela avec un passé sans cesse réactualisé.En fait, aujourd’hui, face à l’évidence d’impacts humains négatifs, face à une crise environnementale majeure qui ajoute à l’effondrement moral globalisé, sociétés et chercheurs en SHS qui tentent d’en tracer une certaine intelligibilité se trouvent en perte de sens. La période moderne actuelle se caractérise par le doute, l’incertitude, les errances et surtout l’incapacité collective à tendre vers un futur devenu impossible à penser. Le déni (ou rejet) de la modernité et de ses acquis nous apparaît toutefois comme une fuite en avant permettant d’échapper à l’essentiel. La modernité n’a pas tout faux, attachés à cette raison dont elle a permis le dévoilement viennent aussi des responsabilités et des devoirs collectifs que l’on distingue hélas fort mal derrière le culte de l’individu et sa culture de la culpabilité. Jusqu’à la deuxième moitié du 20e siècle, la nature fut instrumentalisée par tous les camps et quasiment gommée des SHS. Cette nature s’est toutefois imposée de plus en plus fort à la société entraînant ainsi la transformation accélérée des champs non anthropiques. La complexité, l’intensité des interactions, la cybernétique ont bouleversé les paradigmes modernistes de linéarité, de stabilité et de détermination. D’une nature menaçante, elle est devenue menacée, menaçant ainsi le devenir humain. Dès lors, l’urgence a été sa réintroduction dans nos modes de pensée. Les solutions adoptées se sont rabattues sur la technologie, la technique, l’intervention, la maîtrise, le calcul. L’urgence ne laisse plus de place à la critique, alors disqualifiée et absorbée par l’impérieuse nécessité d’agir… pour que rien

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ne change. « Il faut faire ». Si les premiers temps de la modernité se caractérisaient par l’utopie et le projet, notre période moderne oublie l’usage de la raison et se rabat sur un présentisme peu réflexif. Elle fait de l’adaptation une forme de gestion, oxymore du projet et de la vision. Nous vivons aujourd’hui dans un présent ultraflexible que l’on peut relier à une posture idéologique hégémonique.Dans ce cadre, les SHS échouent à affirmer une approche environnementale originale dans des termes qui échappent à l’idéologie dominante et qui soient distincts des approches de sciences dures en exploitant les dimensions critiques et réflexives de la raison. Pour ce faire, il faut désaxer notre approche. Les SHS sont équipées pour explorer la portée axiologique de la question environnementale, en évaluer le sens, en mesurer les implications, en saisir les bouleversements et les responsabilités pour les sociétés et les individus. À ce titre, l’espèce humaine présente une spécificité qu’il devient urgent d’assumer pleinement. Certes, l’histoire démontre l’impact de prédation humaine décuplé par l’utilisation de la raison, mais cette raison peut aussi guider le développement futur soit vers une destruction rapide soit vers une redirection de l’équilibre nature / société. Dans ce cadre, le politique, via l’écologie politique, doit être mobilisé. Notre manière de voir le problème doit passer par une critique du monde libéral. Il devient urgent de comprendre que le lien (moderne) entre société et nature n’est pas que fonctionnel, pragmatique ou technique. Il y a aussi un rapport symbolique, une remise en question de ce qui est en partage, dont il faut tenir compte pour (re)lier aujourd’hui société et nature, qui nous pousse à reposer la question du sens et du devenir. Cela impose une urgence certes, mais fondamentalement différente : le détour par la philosophie morale pour comprendre l’importance et la possible contribution des SHS aux études de l’environnement.

Reli(r)e(r) le couple nature – société et lui (re)donner du sensLe « problème environnemental » désigne une question sociale qui dépasse largement les seules lois physiques du milieu naturel. Il s’agit de réfléchir aux défis posés par l’environnement en tant qu’ils sont identifiés et reconnus dans un contexte social, et en tant qu’ils sont signifiés et qu’ils remplissent une fonction particulière dans un collectif et sur un territoire. Si les sciences de la nature s’emploient à découvrir les lois de vérités toujours amendables, il en va autrement des sciences sociales dont la vocation consiste à interpréter, ou travailler sur des interprétations de la réalité. L’environnement saisit les sciences sociales en tant qu’il est posé aujourd’hui comme un problème global, qui nous interpelle collectivement et se décline localement pour chacun de nous. En ce sens, ce sont les conditions dans lesquelles l’environnement devient un tel « problème social », ainsi que le sens et les implications de ce problème pour les sociétés, les individus et leur territoire, qui constituent un objet pertinent de sciences sociales. C’est respectivement un travail d’archéologie et de généalogie qui se présente à l’agenda de la recherche. Le problème environnemental met sous les projecteurs ce qui lie l’individu et la société, mais aussi la société au vivant et aux conditions d’hospitalité de la planète.L’environnement recouvre une série de défis à l’agenda politique et scientifique global. Il ne se traduit pas moins de manière très différenciée dans l’espace, au fil du temps, et parmi les groupes sociaux. Ce constat basique de

différenciation amène à interroger la portée universelle du « problème environnemental ». A l’échelle globale, il pourrait correspondre à un horizon problématique commun à l’humanité, à un socle de valeurs, à un sens (une menace ou un devenir possible) au regard duquel la communauté humaine serait amenée à se positionner. Le problème environnemental global et impérieux dépasserait les situations spécifiques en offrant une raison d’être collective, presque une mission – celle de relever le défi de la soutenabilité de l’espèce humaine (sinon du vivant) sur la Terre –, répondant ainsi à l’errance des sociétés incapables de penser leur futur inscrit dans une modernité désenchantée.Le rendez-vous historique est séduisant d’unanimité, mais il convient de se demander ce qu’il advient de la différenciation du problème environnemental dans l’espace, le temps et parmi les sociétés. Les expressions commençant par « nous sommes tous… » doivent intimer la plus grande précaution. Tout l’enjeu consiste à savoir à quelles conditions le problème environnemental peut constituer un universel qui ne soit pas totalisant.Certes, l’idée de retrouver une unité (une Humanité) est d’autant plus intéressante dans une modernité marquée par l’atomisation des sociétés, l’individualisme le plus radical, et la fragmentation d’une globalisation libérale avancée. Mais comment penser l’unité distincte de la totalité ? Comment penser le commun sans étouffer le particulier ? Comment ne pas verser dans la téléologie d’une mission à tout autre supérieure, avec ses « voies totalisantes » ? Comment ne pas verser dans l’illusion libérale fondée sur l’autonomie individuelle et masquer les questions d’inégalité et de justice derrière des universels a priori légitimes et dont il est difficile de douter ?Au regard de l’universel légué par la globalisation occidentale, ce défi s’avère être une gageure, mais il y a peut être un chemin pour concilier ce « commun » du problème environnemental et l’idée d’un collectif politiquement responsable, sans verser ni dans le repli ou la jungle de l’individualisme ni dans la toute-puissance technocratique ou tyrannique d’une oligarchie.La morale chrétienne prend comme étalon la loi divine. La morale moderne, kantienne du moins, prend la raison du sujet moderne comme étalon. Pour Kant, la morale est dictée par la raison consciente. Cela étant, pour Arendt, l’enseignement moderne en termes de morale, c’est qu’il n’y a pas de morale qui existerait comme essence, déjà là. « L’impératif catégorique » kantien renvoyait à la capacité des hommes rationnels à discerner le juste de l’injuste, le bien du mal. Mais alors, une fois effondrés les horizons, les sociétés de masse, les grands récits des devenirs collectifs, quelles sont les conditions pour fonder un système de valeurs et donner du sens commun? Non plus sur les bases d’un impératif catégorique largement battu en brèche, mais sur les bases d’un impératif environnemental contemporain. Voilà la portée potentielle d’une éthique environnementale à même d’imprimer un sens à l’agir collectif. Il n’est pas infondé de penser le problème environnemental comme nouveau commun ou comme moteur de l’action collective, et cette idée ne prend véritablement de sens que lorsqu’il s’agit de la communauté des Hommes. C’est l’échelle du monde, de l’Humanité, qui introduit une certaine nouveauté. En marge de l’État qui intervient dans le cadre d’une communauté nationale en regard du bien public, défini à l’aune d’une communauté de citoyens modernes, il s’agit d’envisager l’environnement à titre de

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bien commun, commun à l’Humanité, et en cela, référent d’une philosophie morale pour les individus et les groupes dans espace politique qui fait du monde un territoire. Pénétrés de ce référent moral commun, c’est sur la base d’une construction collective et de la reconnaissance du problème environnemental que l’on pourrait fonder un système de valeurs en partage afin de penser différemment l’environnement, et d’envisager une portée politique opératoire.

Le rôle des SHS dans le cadre du défi environnementalPenser l’environnement différemment oblige à se positionner en termes de cadres cognitifs, de référents, d’épistémologie et de points de vue. La portée politique opératoire découle de cette manière de considérer le problème environnemental comme un commun. La conception de l’environnement repose sur un système de valeurs partagé par une communauté, à tel point partagé qu’il est convenu de s’y référer… au point d’en oublier le conventionnalisme qu’il accompagne. Le rôle des sciences sociales consiste pour partie à rendre visible ce qui est tellement acquis et incorporé parmi ces cadres cognitifs et conceptuels qu’on envisage difficilement d’opérer un jugement, d’évaluer le problème environnemental ou de formuler des prérogatives en dehors de ces cadres. Il s’agit de fonder une critique axiologique du problème environnemental, i.e. d’ancrer la réflexion sur l’environnement dans des dynamiques sociales, tant matérielles que symboliques. Ce travail repose sur un cadrage de la problématique et une construction de l’objet propre à des SHS qui affirment autant leurs questions de recherche que leur autonomie conceptuelle dans les études environnementales. Ainsi, l’objet de la réflexion n’est pas l’environnement, ni sa mécanique. C’est plutôt le « bien penser la société » et tout le travail de cadrage, de signification ou encore d’exploration du système de valeurs. Autant d’éléments qui président aux interactions entre société et nature, à la manière dont les problèmes sont posés, à l’horizon des possibles – nécessairement sélectifs – qui est présenté, par qui, pour qui…Une première partie du rôle des sciences sociales, argumentée sur des principes de philosophie morale, consiste à décaler sensiblement l’axe de réflexion sur l’environnement. Mais une autre partie recouvre la portée politique opératoire de cette réflexion. Et cette portée politique réside dans le caractère non absolu, non essentiel, mais bien construit et pluriel, du système de valeurs qui donne sens et forme au problème environnemental. Ainsi construit, le système de valeurs relève nécessairement d’un collectif, de rapports sociaux, de rapports entre acteurs, à quoi ni la science ni les scientifiques n’échappent. La portée politique de la réflexion des sciences sociales à l’endroit du problème environnemental peut alors autant s’avérer descriptive que performative (dans la mesure où la pratique des SHS est informée des choix possibles et peut même reconnaître des valeurs dans l’exercice du jugement, aux côtés de la connaissance). Au-delà d’une rupture ou d’un décentrement, il s’agit de comprendre les capacités de jugement du bien ou du mal au regard d’un socle de valeurs qui n’est pas donné. La vocation descriptive d’une réflexion de sciences sociales va consister à revenir sur des logiques de production, à rendre compte de ces ressorts qui interviennent dans la construction des problèmes environnementaux rencontrés. Dans le cadre d’une modernité froide, le problème

environnemental est souvent réduit à des mécanismes à mieux connaître. Dès lors qu’il s’agit de considérer le problème environnemental différemment, sur la base d’une réflexion axiologique, les interprétations des réalités sont du domaine des sciences sociales, l’éthique doit rejoindre la connaissance. Il s’agit de comprendre les cadres cognitifs et conceptuels propres à un moment, un espace et un groupe social, au sein desquels les problèmes environnementaux prennent des formes et des sens pluriels. Il ne s’agit pas de partir des formes ou de la perception des problèmes environnementaux par les communautés, les acteurs (locaux ou non, du reste) pour mesurer « l’écart au modèle », ou la distance à la parole experte, « scientifique » (ou tout autre référent essentiel, absolu). C’est pratiquer une « écologie de la pensée et de l’action », une archéologie et une généalogie de la question, tout un travail de contexte sur l’émergence, la portée et le sens d’un problème social. Outre cette dimension réflexive et critique de la réflexion, le regard de sciences sociales permet enfin d’opérer des choix, et d’affirmer des positionnements dans le système de valeurs qui préside à la distinction sinon du juste et de l’injuste, sinon du bien et du mal, au moins du meilleur et du pire. Des tenants de l’écologie politique, parmi les plus impliqués, pratiquent une science en société qui les amène à défendre une certaine normativité. Ils rejoignent en cela le sens de la neutralité axiologique de Weber, qui n’est pas une « objectivité » des sciences – de toute façon illusoire, la science est une activité sociale, une production de connaissance qui se réalise en société. La neutralité axiologique se traduit plus justement par une « non-imposition » des valeurs, ce qui n’est pas l’absence de valeurs. La dimension performative des sciences sociales sur l’environnement peut consister à affirmer la responsabilité de l’humain, comme membre d’une communauté capable de destruction ET de réflexion, afin de permettre que la vie dure de façon juste et d’œuvrer à cette axiologie commune à l’Humanité. Le sens donné aux interprétations du problème environnemental réside dans les conditions de possibilité de la vie indissociablement liées à des principes de justice. Si les conditions de vie obéissent pour partie à des lois physiques qu’il convient d’observer, les principes de justice affirment nécessairement une dimension politique, un sens partagé dévolu au problème environnemental. Cela permet d’orienter les interprétations et de se positionner en fonction de celles-ci. Ce qui oriente la pensée et l’action (« l’impératif » dirait Kant), c’est permettre que la vie dure, de façon juste dans un horizon commun à l’Humanité, tout en résistant à la dérive soi-disant fatale vers la domination sur le reste du vivant (c’est du reste une autre idée de la durabilité, plus proche de la soutenabilité).

ConclusionCet éclairage de philosophie morale pose dans les faits toute une série de questions pratiques et méthodologiques, épistémiques pour lesquelles on n’a pas nécessairement de réponses. Parallèlement, il donne du sens, et en termes opératoires, il constitue la définition même de l’exercice démocratique pour certains théoriciens qui ne réduisent la démocratie à l’exercice policé d’une gouvernance consensuelle à laquelle personne ne croit plus. C’est positionner le problème environnemental, comme question de société, au cœur des enjeux politiques et de démocratie contemporains. C’est peut-être aussi ré enchanter le monde,

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le sens d’une refondation morale à partir du problème environnemental, qui ne réside ni dans le cœur (morale chrétienne), ni dans la raison (morale moderne, kantienne), mais bien dans le dissensus, le débat, l’interaction parmi les sociétés, i.e. dans le politique. Dans cet esprit, l’acte démocratique ne se décline plus comme un exercice mécanique d’égalité entre tous, mais plutôt comme le travail incessant de la communauté (de la société des individus d’Élias) visant une société partagée le plus justement possible. Du coup, il ne s’agit justement pas de penser de la même façon, mais d’avoir l’opportunité de dire et surtout d’entendre la différence, et ce, sur la place publique. La véritable participation démocratique souligne Rancière « c’est l’invention de ce sujet imprévisible ». Ce dissensus nécessaire au politique et au débat environnemental. Dans le cadre du problème environnemental, des chemins existent – impossibles à développer ici – pour comprendre et interpréter le monde social contemporain. Il appartient aux SHS, critiques et réflexives, d’affranchir la question environnementale d’approches réductrices (souvent techniques, ou séparées du social). Il est nécessaire de fonder la réflexion au regard d’une éthique environnementale afin d’être à la hauteur du défi posé. Les solutions restent à inventer, pour le scientifique comme pour le citoyen. Encore faut-il ne pas se tromper de question.

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Bonneuil C. & J.B. Fressoz - L'histoire, la Terre et nous. Quelle histoire de l'anthropocène ?

Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz

Bien plus qu’une crise environnementale, l’Anthropocène signale une bifurcation de la trajectoire géologique de la Terre causé non pas par l’ « Homme » en général, mais par le modèle de développement qui s’est affirmé puis globalisé depuis la dite « révolution » industrielle. L’Anthropocène, c'est notre époque. Notre condition. C’est le signe de notre puissance, mais aussi de notre impuissance. Nous proposons ici sur les rapports entre Anthropocène, histoire et écologie politique, à partir de notre ouvrage L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (Seuil, 2013).

UN CONSTAT SCIENTIFIQUE

Cette nouvelle époque géologique, débutant avec la révolution thermo-industrielle (cf. Alain Gras, Jacques Grinevald) et succédant à l’Holocène, a été proposée en 2000 par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie spécialiste de la couche d’ozone. Depuis, le concept d’Anthropocène est devenu un point de ralliement entre géologues, écologues, spécialistes du climat et du système Terre, historiens, anthropologues, philosophes et militants écologistes, pour penser ensemble cet âge dans lequel le modèle de développement actuellement dominant est devenu une force tellurique, à l’origine de dérèglements écologiques profonds, multiples et synergiques à l’échelle globale.

En termes d’extinction de la biodiversité, de composition de l’atmosphère et de bien d’autres paramètres (cycle de l’azote, de l’eau, du phosphore, acidification des océans et des lacs, ressources halieutiques, déferlement d’éléments radioactifs et de molécules toxiques dans les écosystèmes…) nous sortons en effet, depuis deux siècles, et surtout depuis 1945, de la zone de relative stabilité que fut l’Holocène pendant 11.000 ans et qui permit la naissance des civilisations. Dans l’hypothèse (optimiste ?) de +4°C en 2100, la Terre n’aura jamais été aussi chaude depuis 15 millions d’années. Quant à l’extinction de la biodiversité, elle s’opère actuellement à une vitesse 100 à 1000 fois plus élevée que la moyenne géologique, du jamais vu depuis 65 millions d’années. Cela signifie que l’agir humain opère désormais en millions d’années, que l’histoire humaine qui prétendait s’émanciper de la nature et la dominer, télescope aujourd’hui la dynamique de la Terre et se retrouve prise dans les contraintes de mille rétro-actions avec celle-ci. Cela implique aussi une nouvelle condition humaine : les habitants de la Terre vont avoir à faire face dans les prochaines décennies à des états que le système Terre auxquels le genre Homo, apparu il y a deux millions et demi d’années seulement, n’avait jusqu’ici jamais été confronté, donc auxquels il n’a pas pu s’adapter biologiquement ni nous transmettre une expérience par la culture.

L’ANTHROPOCÈNE ET SES GRANDS RÉCITS

Face à cette situation géologiquement, historiquement et anthropologiquement nouvelle, il existe au moins quatre visions du monde susceptibles d’accommoder la réalité de l’Anthropocène en autant de discours et d’idéologies.

Le premier type de discours, naturalisant, est celui qui domine dans les arènes scientifiques internationales. Les scientifiques qui ont inventé le terme d’Anthropocène n’ont

pas simplement avancé des données fondamentales sur l’état de notre planète, ni simplement promu un point de vue systémique sur son avenir incertain. Ils en ont aussi proposé une histoire qui explique « comment en sommes-nous arrivés là ? ». Ce récit peut être schématisé ainsi :

Nous, l’espèce humaine, avons depuis deux siècles inconsciemment altéré le système Terre, jusqu’à le faire changer de trajectoire géologique. Puis vers la fin du XXe siècle, une poignée de scientifiques nous aurait enfin fait prendre conscience du danger et aurait pour mission de guider une humanité égarée sur la mauvaise pente574.

Ce récit du passé, qui met en avant certains acteurs (« l’espèce humaine » comme catégorie indifférenciée) et certains processus (la démographie, l’innovation, la croissance…), conditionne une vision de l’avenir et des « solutions », qui place les scientifiques comme guides d’une humanité désemparée et ignorante et fait du pilotage du « système Terre » un nouvel objet de savoir et de pouvoir.

Mais qui est cet anthropos indifférencié quand un américain du Nord moyen possède une empreinte écologique 32 fois supérieure à un éthiopien moyen ? Et comment croire que ce n’est que depuis quelques décennies que nous « saurions » quels dérèglements nous imprimons à la planète alors qu’un nombre croissant de travaux historiques montrent que les alertes environnementales sont aussi anciennes que la révolution industrielle ? Une amnésie sur les savoirs, les contestations et alternatives passées de l’industrialisme sert finalement une vision politique particulière, dépolitisante de la situation actuelle, qui place les scientifiques et leurs sponsors comme guides suprêmes d’une humanité, troupeau passif et indifférencié.

Un deuxième grand récit, post-environnementaliste, célèbre l’Anthropocène comme l’annonce (ou la confirmation) de la mort de la nature comme externalité. Ce récit est intéressant en ce qu’il questionne le dualisme nature / culture fondateur de la modernité occidentale et qu’il critique certains projets de conservation qui excluaient de fait les populations d’une nature supposée « vierge ». Il ouvre aussi le chantier philosophique d’une nouvelle pensée de la liberté qui ne soit pas l’illusion trompeuse d’un arrachement à tout déterminisme naturel ou d’une domination de la nature. Une pensée de la liberté qui assume ce qui nous attache et nous relie à notre Terre et qui réconcilie l’infini de nos âmes à la finitude de la planète.

Par contre en célébrant l’ingénierie généralisée d’une techno-nature, les tenants de cette vision (de certains sociologues et philosophe post-modernes à certains idéologues du Think-Tank post-environnementaliste du Breakthrough Institute575 en passant par certains écologues post-nature) prônent non pas une humilité à l’âge de l’Anthropocène mais un nouveau « pilotage planétaire ». « Avant on a fait de la géo-ingénierie sans le savoir, mal », nous disent-ils en substance ; « mais maintenant on va gérer la planète avec toute notre technoscience ». ». Pour eux, le pêché de Victor Frankenstein ne fut pas d’avoir créé un

574Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, 3 janv. 2002, p. 23. Will Steffen, Jacques Grinevald, Paul Crutzen et John McNeill, « The Anthropocene: conceptual and historical perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A, vol. 369, n° 1938, 2011, 842–867.575www.the breakthrough .org/

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montre mais de l’avoir abandonné inachevé576. On va donc réparer le monstre de Frankenstein et promis, il va mieux fonctionner que le monstre initial. Encore plus techno-optimiste que le premier grand récit, cette vision conçoit la nature mais aussi l’espèce humaine comme un construit, ouvrant potentiellement la porte au trans-humanisme.

Cette vision prométhéenne et manipulatrice s’accommode également fort bien du capitalisme financier contemporain, de sa « croissance verte » et de son ambition de faire du système Terre un sous-système du système financier à travers les marchés des « services écosystémiques ». Mais que gagnera-t-on et que perdra-on à dénier toute altérité à la nature, à poursuivre le culte des monstres de laboratoire et à accélérer la déconstruction-reconstruction marchande du monde ?

Une troisième lecture de l’Anthropocène, catastrophiste, insiste sur l’intangibilité des limites de la planète, à ne pas outrepasser sous peine de basculement. Cette lecture reprend les alertes des travaux des scientifiques577 et leur appréhension non linéaire de l’évolution des systèmes complexe : l’histoire n’est plus celle d’un progrès ou d’une croissance indéfinis, mais celle de points de basculement (tipping points) et d’effondrements à anticiper collectivement (cf l’importance des travaux sur la résilience sur la pensée politique du mouvement des villes en transition et sur la permaculture). Cette vision fait également écho aux travaux de la « théorie politique verte578 » et au projet politique de la décroissance, qui renouvellent la pensée de la démocratie et de l’égalité à partir du constat de la finitude. Si l’on prend au sérieux l’Anthropocène dans cette perspective, on ne peut plus penser la nature dans le cadre contractualiste qui a dominé la théorie politique jusqu’ici, on ne peut plus penser la démocratie sans ses métabolismes énergétiques et materiels579 et l’on ne peut plus, dans un monde fini, différer la question du partage des richesses par le rêve d’un gâteau économique grossissant sans fin.

Si elle reprend les constats scientifiques des dérèglements écologiques globaux, cette 3e vision ne partage pas la foi en des « solutions » techno-scientifiques pour sauver la planète des deux premières visions. Elle insiste au contraire, pour éviter un Anthropocène barbare, sur la nécessité de changements vers la sobriété des modes de production et de consommation : c’est donc d’initiatives alternatives, de savoirs et de changements dans tous les secteurs de la société, et non pas uniquement par en haut (techno-science, green business, ONU), que dépend l’avenir commun.

Une 4e lecture de l’Anthropocène, éco-marxiste, consiste à relire l’histoire du capitalisme au prisme non seulement des effets sociaux négatifs de sa globalisation comme dans le marxisme standard (cf. la notion de système-monde d’Imanuel Wallerstein), mais aussi de ses métabolismes et impacts écologiques (eux-mêmes liés aux enjeux sociaux via les questions de justice 576Bruno Latour, “Love your monsters”, dans M. Shellenberger et T. Nordhaus (dir.), Love your monsters. Post-environmentalism and the Anthropocene, Breakthrough Institute, 2011, 16-25.577A. Barnosky et al., « Approaching a state shift in Earth’s biosphere », Nature, vol. 486, 7 juin 2012, 52-58.578Cf. les travaux d’Andrew Dobson, Bruno Villaba, Luc Semal, Mathilde Szuba.579T Mitchel, Carbon Democracy, La découverte, 2013.

environnementale). L’Anthropocène apparaît alors comme la « seconde contradiction » du capitalisme. A condition de ne pas basculer dans un aplatissement de la question écologique dans le vieux cadre marxiste ni dans l’annonce prophétique (déjà faite par Lénine…) de l’auto-écroulement du capitalisme sous le poids de ses contradictions, cette perspective présente l’intérêt d’inscrire la matérialité des flux de matière et d’énergie (les données des sciences de l’Anthropocène) dans une histoire sociale critique du capitalisme, et d’offrir des prises analytiques pour décoder les stratégies actuelles de l’oligarchie mondiale pour « néolibéraliser » la Terre entière (marchés assurantiels, adaptation résiliente, marchés du carbone, REDD, compensation écologique…).

QUELLE HISTOIRE POUR L’ANTHROPOCÈNE ?Laissons à chacun le soin de se repérer dans ce

tableau et de concevoir sa propre vision à partir des quatre idéologies-types de l’Anthropocène que nous venons d’esquisser. Chacune d’elle présente des apports et des limites. Plutôt que de nous positionner en surplomb pour les « rectifier » au nom d’un savoir historien empirique supposément au-dessus des récits idéologiques, nous préférons pour terminer proposer quelques apports du renouveau actuel de l’appréhension historienne du dernier quart de millénaire à la compréhension des dérèglements écologiques en cours et à la pensée de l’écologie politique.

De l’odysée de l’espèce à une histoire politiquePremièrement, face à un système terre menacé,

nous n’avons pas un « anthropos » indifférencié, mais plutôt un ensemble structurellement inégalitaire et historiquement évolutif de relations entre collectifs humains (un « système-monde »). On ne saurait entériner une vision simplifiée de l’humanité, qu’il faudrait considérer toute entière « comme une espèce », unifiée par la biologie et le carbone, et donc collectivement responsable de la crise, effaçant par là même, de manière très problématique, la grande variation des causes et des responsabilités entre les peuples (jusque récemment, l’anthropocène fut un occidentalocène !) et les classes sociales580. Il apparaît plutôt qu’au fil des siècles les puissances hégémoniques (la Grande-Bretagne au premier chef lors de l’entrée dans l’Anthropocène autour de 1800581) accumulent du capital, garantissent un certain niveau de vie aux classes moyennes, stabilisant ainsi l’ordre social en leur sein et financent leurs infrastructures et l’innovation. Ces Etats ont le pouvoir économique et la force militaire pour prélever à bon prix dans les pays périphériques des matières premières, y exploiter si nécessaire une main d’œuvre peu coûteuse, y écouler des marchandises démodées, et polluer leurs environnements. La crise climatique confirme ces rapports très inégalitaires entre nations et le lien étroit entre crise environnementale et entreprise de domination globale : il est ainsi frappant de constater que les deux puissances hégémoniques du XIXe siècle (la Grande-Bretagne) et du XXe siècle (les États-Unis) représentent 55% des émissions cumulées en 1900, 65% en 1950 et presque 50% en 1980.

Une écologie politique historiquement informée ne peut dire : « on ne savait pas »

580D. Chakrabarty, “The Climate of History: Four Theses”, Critical Inquiry 35 (2), 2009, 197-222,; Steffen et al., op. cit., 2011.581K. Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la construction de l'économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010.

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Deuxièmement, l’histoire nous apprend que les alertes scientifiques sur les dégradations environnementales globales et les contestations des dégâts de l’industrialisme ne datent pas d’aujourd’hui, ni même des décennies post-1960 : elles sont aussi anciennes que le basculement dans l’anthropocène. Il existait autour de 1800 une théorie largement partagée d’un changement climatique global causé par la déforestation alors massive en Europe de l’Ouest582. Certes ces théories sont aujourd’hui largement complétées et corrigées (mais c’était la meilleure science de son temps, de même que la science du climat du XXIIe siècle corrigera celle du XXe). Certes, les données scientifiques d’aujourd’hui sont plus denses, massives, globales, mais il serait historiquement faux et politiquement trompeur de faire passer les sociétés du passés comme inconscientes des dégâts – environnementaux et sanitaires et humains – de l’industrialisme. Ceux-ci furent contestés par mille luttes ; non seulement par les romantiques ou les tenants de l’Ancien Régime, mais aussi des savants, des artisans et ouvriers luddites, et les multitudes rurales au Nord et au Sud qui perdaient alors les bienfaits des biens communs agricoles, halieutiques et forestiers appropriés, marchandisés, détruits ou pollués583. Ainsi un précurseur du socialisme, Charles Fourrier écrivait-il en 1821 un essai sur « La dégradation matérielle de la planète » dont l’ « industrie civilisée » (son terme pour désigner le nouveau capitalisme industriel libéral auquel il opposait un stade supérieur plus juste et harmonieux, l’ « association »).

Plutôt qu’un « on ne savait pas », nous devons plutôt donc penser l’entrée et l’enfoncement dans l’Anthropocène comme la victoire de certains intérêts qui ont fabriqué du non-savoir sur les dégâts du « progrès », comme le déploiement de grands dispositifs (idéologiques et matériels) et de « petites désinhibitions584 » par lesquels les oligarchies productivistes de différentes époques ont pu jusqu’ici marginaliser ou récupérer les critiques socio-écologiques.

Et plutôt qu’une vision du monde où la société est passive et ignorante attendant que les scientifiques sauvent la planète (avec la géo-ingénierie, les agro-carburants, la biologie de synthèse ou les drones-abeilles remplaçant la biodiversité naturelle, et autres « solutions » techno-marchandes « vertes »), il convient de reconnaître que c’est dans l’ensemble du tissu social et des peuples que se trouvent les savoirs, les initiatives et les « solutions » qui « sauveront la planète ». Une réappropriation de la mémoire des critiques et des nombreuses luttes et alternatives socio-écologiques du passé permet donc d’étayer historiquement une approche non technocratique des problèmes écologiques globaux (cf. la critique de la Technique chez Charbonneau et Ellul, la critique du technofascisme chez Gorz ou celle de l’écologie machinique chez Guattari)

Au-delà de l’histoire des vainqueurs, redécouvrir la pluralité des options possibles

582Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, « Le climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale », La Vie des idées, 20 avril 2010. http://www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html583Cf. Technocritiques, livre à paraître à La découverte de François Jarrige.584J-B. Fressoz, L’apocalypse joyeuse, Seuil, 2012 ; C. Pessis, S. Topçu et C. Bonneuil (dir.), Une autre histoire des ‘Trente Glorieuses’, La Découverte, 2013.

Troisièmement, l’histoire des bifurcations, débats, résistances et alternatives de chaque période nous apprend que l’Anthropocène n’était pas inéluctable, mais qu’il a été à chaque moment le résultats de choix politiques, techniques et sociaux qui auraient pu être autres (et qui étaient contestés). Une histoire des possibles doit remplacer un déterminisme d’un « Homme » qui depuis la maîtrise du feu prendrait le contrôle de la planète.

Prenons par exemple le cas de l’énergie. La focalisation des historiens sur la révolution industrielle et les fossiles, obscurcit la prédominance des énergies renouvelables jusqu’à la fin du XIXe siècle. Par exemple, c’est au début du XXe que le nombre de chevaux atteint son apogée aux États-Unis585. De même, en 1870 encore, grâce à des turbines perfectionnées, l’hydraulique y fournit 75% de l’énergie industrielle586. En 1868, 92% du tonnage de la marine marchande britannique est mu par la voile587. Entre 1750 et 1913, la France a émis quatre fois moins de carbone dans l’atmosphère que la Grande-Bretagne tout en atteignant un niveau de vie voisin (-20%) : ne peut-on pas y voir un signe de la pluralité des modèles possible ?

L’histoire des énergies renouvelables, animales, éoliennes et solaires, avant qu’elles ne soient considérées comme « alternatives » fait d’ailleurs apparaître un passé riche de lignées techniques négligées et de potentialités non advenues. À la fin du XIXe siècle, 6 millions d’éoliennes activant autant de puits, eurent le rôle historique fondamental d’ouvrir les plaines du Midwest américain à l’agriculture et à l’élevage. Il ne s’agissait pas de moulins artisanaux mais de rotors, conçus à l’aide de la dynamique des fluides, capables de suivre le vent, et produits industriellement588. Dans le monde rural américain, la production d’électricité décentralisée (par des éoliennes et des batteries) demeure dominante jusqu’aux grands programmes d’électrification rurale de la Dépression et de l’après-guerre589. L’énergie solaire a failli s’imposer aux Etats-Unis pour les usages domestiques. En Californie et en Floride, l’ensoleillement et l’éloignement des gisements de houille explique le développement rapide des chauffe-eau solaires qui équipaient près de 80% des habitations en 1950590. De même que l’industrie pétrolière et automobile eut la peau des tramways dans les années 1930, il aura fallu tout le poids des lobbies pour bloquer l’énergie solaire domestique après 1945.

Institutions répressives et oligarchies de l’Anthropocène

Quatrièmement, en dissolvant l’illusion d’un monde technique contemporain efficace et optimal, en montrant la stratification des intérêts particuliers qui a abouti à sa construction, l’histoire nous ouvre des libertés

585Joel Tarr, Clay McShane, The Horse in the City. Living Machines in the Nineteenth Century, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2007.586David E. Nye, Consuming Power. A Social History of American Energies, Cambridge (MA), MIT Press, 1998, p. 82.587Katherine Anderson, Predicting the Weather, Univ. of Chicago Press, 2005, p. 3588Alexis Madrigal, Powering the Dream. The History and Promise of Green Technology, Cambridge (MA), Da Capo Press, 2011.589Robert Righter, Wind Energy in America. A History, University of Oklahoma Press, 1996.590Adam Rome, The Bulldozer in the Countryside : Suburban Sprawl and the Rise of American Environmentalism, Cambridge University Press, 2001.

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pour le présent. Par exemple, la pétrolisation du monde est le résultat de choix politiques et militaires particulièrement délétères. L’économie n’y joue peut être pas un rôle essentiel : tout au long du XXe, le pétrole est constamment plus cher que le charbon, beaucoup plus cher en Europe, un peu plus aux États-Unis591. Comment alors expliquer son ascension de 5% de l’énergie mondiale en 1910, à plus de 60% en 1970?

Elle est tout d’abord le fait de la suburbanisation et de la motorisation des sociétés occidentales. Or ce processus a été activement encouragé par les élites américaines des années 1920 : la maison de banlieue leur paraissait être le meilleur rempart contre le communisme et le meilleur moyen pour relancer l’économie en crise. La périurbanisation redéfinit l’environnement politique et social du travailleur : elle défait les solidarités ethniques et sociales qui avaient été le support des solidarités ouvrières et des grandes grèves en 1917 et 1946. La maison individuelle et la voiture qui l’accompagne jouent un rôle essentiel de discipline sociale par l’intermédiaire du crédit à la consommation : dès 1926, la moitié des ménages américains sont équipés d’une voiture mais les deux-tiers de ces voitures ont été acquis à crédit592.

De manière plus générale, à l’époque du charbon, les mineurs possédaient le pouvoir d’interrompre le flux énergétique alimentant l’économie. Leurs revendications, jusqu’alors constamment réprimées, furent enfin être prises en compte à la fin du XIXe siècle : les grandes grèves minières contribuèrent à l’émergence de syndicats et de partis de masse, à l’extension du suffrage universel et à l’adoption des lois d’assurance sociale.

Une fois prise en compte l’affinité historique entre le charbon et les avancées démocratiques de la fin du XIXe

siècle, la pétrolisation de l’Amérique puis de l’Europe prend un sens politique nouveau. Elle correspond à une visée politique : ce sont les États-Unis qui l’ont rendue possible afin de contourner les mouvements ouvriers. Le pétrole est beaucoup plus intensif en capital qu’en travail, son extraction se fait en surface, elle est donc plus facile à contrôler, elle requiert une grande variété de métiers et des effectifs très fluctuants. Tout cela rend difficile la création de syndicats puissants. Un des objectifs du plan Marshall était ainsi d’encourager le recours au pétrole afin d’affaiblir les mineurs et leurs syndicats et d’arrimer ainsi les pays européens au bloc occidental.

Les militaires enfin ont joué un grand rôle dans le déploiement de technologies énergivores, pour lesquelles la puissance importait beaucoup plus que le rendement. La Première Guerre fut perçue par les états-majors comme la victoire du camion sur la locomotive. Elle accéléra la recherche sur la combustion du pétrole : la vitesse, les rendements et la puissance des moteurs doublèrent en quatre ans. Aidés par les Etats, les constructeurs automobiles renouvelèrent leurs équipements, introduisirent le travail à la chaîne et généralisèrent l’application du taylorisme.

Mais c’est bien la Seconde Guerre mondiale qui produit la rupture décisive. En termes énergétiques, elle fut

591Bruce Podobnick, Global energy shifts. Fostering sustainability in a turbulent age, Philadelphie, Temple University Press, 2006, figure 4.1. 592Lendol Calder, Financing the American Dream. A Cultural History of Consumer Credit, Princeton University Press, 1999, p. 19.

très différente de la Première. En moyenne, le soldat américain de la Seconde Guerre consommait 228 fois plus d’énergie que celui de la Première. La logistique du pétrole sort transformée de la guerre : pipelines et capacités de raffinage augmentèrent brutalement pour répondre aux besoins militaires. La production de carburant d’aviation (kérosène à indice d’octane 100) constitue l’un des plus grands projets de recherche industrielle de la Seconde Guerre mondiale. Les investissements dans le procédé d’alkylation s’élevèrent à un milliard de dollars, soit la moitié du projet Manhattan.

Même en temps de paix, les complexes militaro-industriels détruisent. La guerre froide constitue ainsi un pic dans l’empreinte environnementale des armées. Le maintien et l’entraînement des forces occidentales consommaient des quantités énormes de ressources : par exemple, 15% du trafic aérien de l’Allemagne de l’Ouest était lié aux exercices militaires de l’OTAN. En 1987 l’armée américaine consommait 3,4% du pétrole national, l’armée russe, 3,9%, l’armée britannique 4,8% du pétrole, auquel s’ajoutaient 1% du charbon et 1,6% de l’électricité nationale. Si on ajoute à cela les émissions de CO2 liées à la production des armements c’est entre 10 et 15% des émissions américaines qui seraient le fait des militaires pendant la guerre froide593.Disposer d’une histoire précise de l’Anthropocène est crucial : le recours aux pétroles non-conventionnels et aux gaz de schistes montre qu’on ne saurait laisser l’épuisement des réserves « naturelles » dicter le tempo de la transition. Pensée et mouvements de l’écologie politique ne peuvent s’en remettre et à la finitude des réserves : pour des raisons climatiques et plus généralement écologiques, il faut absolument produire une contrainte politique bien avant que le « signal prix » nous force à changer de modèle. C’est dès maintenant qu’il s’agit de relire (intellectuellement) et de défaire (politiquement) une série de choix politico-techniques actés tout au long du XIXe et du XXe siècle. Cela requiert de se libérer d’institutions répressives (impérialisme, armée, technocratie, consumérisme disciplinaire). C’est là non le diktat d’une éco-rationalité rigoriste, mais une perspective d’émancipation joyeuse !

593Michael Renner, « Assessing the military's war on the environment », Lester Brown dir., State of the World 1991, New York, Norton, 1991. Voir aussi J. R. McNeill and David S. Painter, « The Global Environmental Footprint of the U.S. Military, 1789-2003 », Charles Closmann, dir., War and the Environment, University of Texas Press, 2009, chap. 2.

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Audet R. - Une écologie politique du discours de la transition

René AudetProfesseur, Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementaleÉcole des sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal

Les dernières années ont vu émerger un discours hétéroclite sur la transition. Parfois associé aux qualificatifs « écologique », « vert », « sobre en carbone » ou « soutenable », parfois identifié à des objets plus spécifiques comme les villes, l’énergie ou les transports, le terme de « transition » traduit depuis peu de nouvelles tendances du débat environnemental. C’est pourquoi il importe de faire une écologie politique de la transition et de son discours. Or, l’écologie politique ne se laisse pas facilement définir. Nous tenterons ici de distinguer deux grands projets de l’écologie politique telle qu’elle s’est développée en France. L’écologie politique des discours de la transition reposera donc sur les questions portées par ces deux grands projets : Comment organiser la société pour affronter la double crise du capital et de la biosphère? Comment penser la subjectivité humaine et l’éthique dans cette société? Le texte décrira deux discours de la transition – le discours technocentriste et managérial et le discours écocentriste et radical – avant d’envisager en conclusion comment les questions de l’écologie politique permettent d’en faire une critique.

1. Les deux projets de l’écologie politiqueL’écologie politique naquit au moment où l’écologie « scientifique » énonçait dans une série d’ouvrages destinés au grand public l’idée des « limites » : capacités limités des écosystèmes, finitude des ressources et, donc, limite de la croissance de la population et de la richesse – idée impliquant aussi l’interdépendance de tous les êtres au sein d’une biosphère au bord de la rupture d’équilibre594. Ainsi, les écologistes politiques n’hésitent-ils pas à revendiquer leur filiation à la discipline de l’écologie d’où ils puisent les thèmes de la finitude et de l’interdépendance595. Toutefois, au delà de cette filiation commune, ceux-ci se rangent généralement derrière deux projets distincts, ancré pour l’un dans une analyse plus matérialiste et pour l’autre dans une analyse plus idéaliste.Les premiers écologistes politiques furent matérialistes. Leur analyse met en lumières les conséquences conjuguées de deux crises. D’abord, celle du capital qui, dans son cycle de renouvellement et à travers le développement de la technique, devient de plus en plus destructeur du travail, du corps, de la nature et de la société. L’écologie politique s’inspire ici des thèses d’Habermas selon lesquelles le développement des forces productives engendre une forme de légitimation fondée sur la science et la technologie, et dont le principe ultime est l’intégration de l’être humain dans le système technique596. La production de masse, la société de consommation seraient des manifestations de ce

594La référence la plus connue étant D. Meadows et al., 1972. The Limits to Growth. A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, NY, New American Library. 595Voir A. Lipietz, 2003. Qu’est-ce que l’écologie politique? La grande transformation du XXIe siècle, Paris, La découverte.596J. Habermas, 1973. La technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard.

processus de laminage des individualités et de la diversité sociale. D’autre part, la crise écologique apparaît quand le capital intervient massivement dans les flux matériels réglant la stabilité des écosystèmes au point de les compromettre. Gorz explique que l’angle d’analyse de l’écologie politique se situe à la jonction de ces crises : elle met en lumière la dynamique des contractions des logiques capitaliste et écosystémique d’une part, et elle recherche les structures sociales qui libéreront potentiellement l’individu et la communauté des choix imposés par le capital et la technique597. Proche, à cet égard, de l’écologie sociale et

du municipalisme libertaire de Murray Bookchin598, l’écologie politique veut contrer cette dérive par une « autorégulation décentralisée » compatible avec le socialisme libertaire et l’autogestion. En outre, il s’agirait d’inverser l’ordre technologique, c’est-à-dire de promouvoir des technologies utilisables et contrôlables au niveau local, génératrices d’autonomie pour les communautés, non destructrices et compatibles avec le contrôle de la production par les producteurs et les consommateurs.En somme, l’écologie politique procède d’une critique matérialiste au sens où elle porte sur les déterminants structuraux des crises écologiques et sociales. Sa question centrale est la suivante : quelles structures sociales, économiques et politiques faut-il mettre en place pour s’émanciper du règne de la technique et retrouver une place pour l’être humain dans les écosystèmes. Or, cette préoccupation pour les règles du vivre ensemble ne va pas sans questionnement sur la nature du sujet et de l’éthique. C’est le projet plus idéaliste de l’écologie politique qui commence ici.Les premiers écologistes politiques abordaient déjà la dimension symbolique – bien que d’une manière qui demeurait largement marxiste – de la double crise du capital et de la biosphère lorsqu’ils associaient la « fiction de la consommation » au « fondement culturel du capitalisme »599 : y échapper nécessite de s’émanciper de la logique du capital et de sa superstructure idéologique. Le deuxième mouvement de l’écologie politique prolongera cette réflexion par la philosophie et en s’inspirant de l’éthique environnementale américaine. Figure de proue de ce deuxième mouvement, Félix Guattari explique qu’avec la crise écologique, « c’est le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale ou cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de mouvement général d’implosion et d’infantilisation régressive »600. Repenser les liens sociaux, le rapport au corps et à l’environnement implique de travailler sur l’essence de la subjectivité à travers l’expérimentation, la prospective, voire l’esthétisme, et ce dans un contexte où « moins que jamais la nature ne peut être séparée de la culture et il nous faut apprendre à penser ‘transversalement’ les interactions entre écosystème, mécanosphère et univers de référence sociaux et individuels »601. Cette réflexion s’inscrit donc aussi dans la déconstruction de la dualité nature-culture telle que l’a amorcée Michel Serre,

597M. Bosquet (A. Gorz), 1977. Écologie et Liberté, Paris, Éditions Galilée, p. 20-30.598M. Bookchin, 1980. Toward an Ecological Society, Montréal, Black Rose Books.599Bosquet, Op. cit., p. 69.600F. Guattari, 1989. Les trois écologies, Paris, Galilée, p. 12.601Ibid, p. 3.

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notamment602. Ces travaux révèlent en outre que la distinction entre nature et culture est artificielle et aussi trompeuse pour l’analyse que nuisible pour l’élaboration des règles du vivre ensemble en raison de l’anthropocentrisme qu’elle véhicule, alors qu’il faudrait, selon les auteurs de ce deuxième mouvement, chercher à développer une éthique biocentriste qui donnerait des droits aux « êtres de nature »603, sinon une éthique écocentriste qui définirait mieux les responsabilités liées « aux dimensions morales de nos interdépendances »604 avec la nature.De ces réflexions découlent une série de considérations faisant la promotion de la « singularisation », de la créativité, de la diversité, mais également de la solidarité, de la participation à un processus délibératif visant la refondation de la démocratie et du contrat social. Ainsi, dans ce deuxième mouvement plus idéaliste se profile une réflexion cernée d’une part par l’enjeu de la subjectivité en temps de crise écologique et, d’autre part, par l’éthique partagée qui pourrait encadrer le vivre ensemble.Cette courte synthèse des deux mouvements de l’écologie politique (française) révèle les questionnements fondamentaux de cette « philosophie » : Comment organiser la société pour affronter la double crise du capital et de la biosphère? Comment penser la subjectivité humaine et l’éthique écologique dans cette société? Il ne s’agit pas ici de relater les réponses (nombreuses et étoffées) que reçoivent ces questions dans les ouvrages d’écologie politique, mais plutôt de les utiliser comme balises dans l’analyse critique du discours de la transition écologique en y cherchant des pistes de réponse. Au sens générique, une transition réfère au passage d’un état à un autre. Dans le discours, elle évoque le passage d’un ensemble de relations entre des systèmes sociaux, économiques ou techniques et écologiques vers un état futur plus soutenable. Une analyse du déploiement du discours de la transition dans la sphère internationale605 a démontré qu’il existe deux récits de ce passage: le discours technocentriste et managérial et le discours écocentriste et radical. On peut décrire ces discours en abordant trois éléments de leur structure : les motivations pour effectuer une transition, les moteurs

602Voir M. Serre, 1990. Le contrat naturel, Paris, Éditions François Bourin.603H.-S. Afeissa, 2010. La communauté des êtres de nature, Paris, Éditions MF.604R. Mathevet, 2012. La solidarité écologique. Ce lien qui nous oblige, Paris, Actes Sud.605L’analyse du discours a été effectuée sur un corpus de 7 ouvrages ou rapports provenant d’organisations internationales, ou ayant fait l’objet d’une diffusion à l’international. La méthodologie d’analyse reposait sur la catégorisation thématique (et une analyse des cooccurrences de ces catégories) des documents suivants : Energy Cities, 2012. 30 Energy Cities’ proposals for the energy transition of cities and towns; Rob Hopkins, 2008. The Transition Handbook: From Oil Dependency to Local Resilience; International Energy Agency (IEA). 2010. The economics of transition in the power sector; International Trade Union Confederation (ITUC), 2008. Trade unions and climate change. Equity, justice and solidarity in the fight against climate change; New Economic Foundation (NEF), 2009. The Great Transition; Organisation for Economic Co-operation and Development (OECD), 2010. Transition to a Low-carbon Economy. Public Goals and Corporate Practices; United Nations Environmental Programme (UNEP), 2011. Towards a Green Economy. Pathways to Sustainable Development and Poverty Eradication. A Synthesis for Policy Makers.

envisagés (c’est-à-dire les acteurs ou les institutions phares de la transition) et la manière d’engager la transition. Nous abordons ici ces trois éléments pour chacun des discours.

2. La transition technocentriste et managérialeLe discours technocentriste et managérial est promu par des organisations du système des Nations Unies, ou proches de celui-ci. Il porte avant tout sur les obstacles qui empêchent le décollage des technologies vertes et d’une transition vers une économie verte606 ou sobre en carbone. Il est managérial en ce sens qu’il propose qu’un tel virage puisse être géré et engendré par des politiques publiques.Les motivations pour cette transition relèvent évidemment des objectifs internationaux de lutte contre le changement climatique et autres dommages environnementaux. Toutefois, le discours véhicule également la notion d’une transition comme opportunité économique : il s’agit de créer un nouveau marché exempt des défauts de l’économie dite brune et donc, comme le dit le PNUE, de créer de la richesse « tout en augmentant les stocks des ressources naturelles, en réduisant les risques environnementaux et en reconstruisant notre capacité à générer de la prospérité future »607. Ainsi, les bénéfices environnementaux et sociaux de la transition sont essentiellement considérés comme les fruits d’une transformation du marché. Ceci pose donc la question des acteurs qui devront être les moteurs de la transition et le discours technocentriste y répond d’une manière originale : puisque les entreprises et les investisseurs en sont incapables, à l’exception de quelques leaders, c’est l’État qui doit prendre les commandes pour leur montrer la voie.Ainsi, à défaut de pouvoir miser sur l’entreprise, le moteur de la transition est l’État. Le problème du secteur privé relève, selon le discours, du fait que l’investissement vert est représenté comme un risque. Du point de vue de l’investisseur, toute innovation qui dévierait des règles du système impose un coût associé au désavantage du précurseur et exige donc un plus grand retour sur l’investissement que pour un investissement moins risqué. Voilà pourquoi l’intervention publique est nécessaire : « Pour la vaste majorité des firmes, passer à l’énergie renouvelable, réorganiser les opérations pour minimiser les émissions ou utiliser les intrants moins intensifs en carbone sont des étapes qui requièrent de plus forts signaux et incitatifs gouvernementaux »608. Le rôle de l’État sera d’amender les modèles macroéconomiques en introduisant de nouvelles variables, comme un prix du carbone, et de favoriser une meilleure prévisibilité – il imposera les règles du jeu et réinventera l’interventionnisme économique afin de corriger les imperfections du marché et les incitatifs ayant des effets pervers en les remplaçant par des incitatifs ayant des effets vertueux sur les plans sociaux et environnementaux.La transition se fera donc de manière plus descendante et reposera sur des politiques visant à favoriser les secteurs verts et l’éco-innovation et à aider les entreprises à passer des énergies fossiles aux énergies renouvelables. En outre, le discours identifie quatre types de politique publique pour la transition. Premièrement, la réorientation des investissements et des dépenses publiques dans les secteurs verts pourrait initier une dynamique favorable

606Les termes en italiques sont tirés des textes analysés.607UNEP, Op. cit., p. 5.608OECD, Op. cit., p. 18

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d’investissement privé en générant une plus grande confiance dans ces secteurs. Deuxièmement, l’instauration d’un prix sur le carbone contribuerait à internaliser les coûts écologiques des énergies fossiles dans les prix des biens et services, ce qui conférerait aux technologies sobres en carbone un avantage compétitif. Troisièmement, l’évaluation des politiques pour la transition afin d’harmoniser la cadre réglementaire procurerait « plus de prévisibilité, de transparence et de sécurité lors des décisions concernant l’allocation à long terme du capital, comme celles liées aux infrastructures »609. Quatrièmement, le développement de mesures de sauvegarde pour prévenir les conséquences sociales du replacement de secteurs industriels brun aux secteurs verts.

3. La transition écocentriste et radicalePorté par le mouvement des villes en transition, le réseau Energy Cities et la New Economic Foundation, ce discours envisage les transformations à venir sous l’angle de l’action locale territorialisée, de processus participatifs de prise de décision et d’un changement progressif des valeurs. Il est radical au sens où il porte sur une transformation sociale fondamentale qui affecterait la manière de vivre nos vies.Le discours écocentriste dénonce la conjonction des crises économique, financière, climatique et énergétique affectant le monde contemporain. Suite à la crise financière de 2008, la New Economic Foundation affirmait que « l’arnaque du marché ne mène pas toujours au meilleur résultat pour la société »610. Le modèle actuel de la mondialisation trouve aussi ses limites, selon ce discours, dans la crise énergétique à venir et dans la fin de l’âge du pétrole à rabais. Pour l’individu, la perspective de ces crises mènerait à une crise additionnelle, caractérisée par un sens de la culpabilité et de l’horreur qu’Hopkins appelle le désordre post-pétrole. Le discours réaffirme donc l’idée de finitude des ressources et des écosystèmes et propose des changements radicaux dans la manière d’utiliser les ressources et l’énergie. Ainsi, les motivations pour amorcer une transition – ou de multiples transitions à petite échelle – sont autant de réponses au chaos annoncé. Ce sont les capacités des individus à s’organiser au sein d’initiatives locales allant du quartier à la ville au territoire, qui pourront engendrer ces transitions. Les acteurs locaux seront donc les moteurs de ces transitions.

Dans ce discours, le statut d’acteur local englobe une grande variété de formes. Le discours utilise souvent la notion vague de communauté et il est implicite que celle-ci s’inscrit dans un territoire circonscrit par les limites du village, du quartier, de la ville ou de la région, et qui constitue le terreau de l’innovation soutenable. Ainsi, pour le réseau Energy Cities, « Plusieurs initiatives mises en place à la grandeurs des territoires sont souvent ignorés. Elles sont menées par des citoyens, des familles, des entrepreneurs et des administrations […] Ces gens ‘motivés’ montrent néanmoins la voie vers un ville sobre en énergie et une grande qualité de vie pour tous »611. L’emphase portée sur les acteurs locaux en appelle clairement à une décentralisation politique et au principe de subsidiarité, mais l’État se voit néanmoins chargé de certaines missions pour coordonner la transition

609Ibid, p. 21.610NEF, Op. cit., p. 9.611EC, Op. cit., p. 49.

écologique : mise en œuvre d’une comptabilité sociale et environnementale, réglementation sur l’internationalisation des externalités, taxation des maux environnementaux, etc. Il faut cependant, « déplacer le véritable pouvoir du centre vers des organes démocratiques décentralisées et rendre au peuple une véritable voix dans la manière dont le pouvoir est exercé »612. Dans ce contexte, les autorités municipales apparaissent comme de véritables catalystes ou conducteurs capables d’organiser les processus de transition tout en assurant aux innovateurs assez d’espace et de liberté – vertus essentielles pour faire advenir des transitions fondées sur des solutions et innovations diversifiées, adaptées à chaque contexte. Ainsi, la manière d’engendrer des transitions consiste à travailler sur des processus ascendants – du local au national, puis au global – illustrés dans le discours par des métaphores naturalistes tirées de l’écologie industrielle ou de la théorie des systèmes complexes. Pour le réseau Energie Cities, il s’agit de gérer le métabolisme du territoire, soit « ce qui circule, est perdu, échangé ou transformé dans nos territoires »613. Pour le Guide de la transition, une transition consiste à développer la résilience des communautés, c’est-à-dire leur « habileté à ne pas s’effondrer au premier signe de pénurie de pétrole ou d’aliments, et leur habileté à répondre aux dérangements en s’adaptant »614. En outre, ces métaphores ont pour effet d’accentuer l’emphase mise sur l’origine nécessairement local et territoriale des transitions, et de renvoyer vers l’adoption de méthodes adaptées. Parmi celles-ci, le discours identifie les exercices collectifs de prospective, de création d’images du futur ou d’histoires positives qui « aideront à dépasser les antagonistes idéologiques et les intérêts divergents des joueurs locaux »615. Ces images du futur sont aussi porteuses d’une diachronie paradoxale : elle font largement appel aux techniques (agraires, économiques, manufacturières, etc.) héritées du passée et à la réappropriation de savoirs ancestraux, par exemple avec l’idée de re-qualification (reskilling) suggérée par la New Economic Foundation. Enfin, ces méthodes engendreraient un processus vertueux de transformation faisant émerger une culture d’autonomie, d’innovation et de créativité. L’objectif ultime, comme le dit Hopkins, est une véritable renaissance économique, culturelle et spirituelle.

Conclusion Comment les discours technocentristes et écocentristes sur la transition répondent-ils aux questions de l’écologie politique, soit : Comment organiser la société pour affronter la double crise du capital et de la biosphère? Comment penser la subjectivité humaine et l’éthique dans cette société?

À l’évidence, les deux discours abordent assez directement la première question. Le discours technocentriste le fait en réitérant les principes du développement technologique et du marché. En proposant pour l’État un rôle plus névralgique dans la transition écologique, il refuse d’admettre que l’économie de marché puisse être à la source des crises actuelles autrement qu’en vertu de « défauts » et « d’imperfections » présentés comme

612NEF, Op. cit., p. 12.613EC, Op. cit., p. 22.614Hopkins, Op. cit., p. 54.615EC, Op. cit, p. 13.

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corrigibles. Ainsi le discours technocentriste représente-t-il le modèle contre lequel l’écologie politique matérialiste se dressait dès la décennie 1970. À l’inverse, le discours écocentriste semble s’inspirer des formes d’autogestion proposée par l’écologie politique, même s’il les justifie davantage par des métaphores naturalistes que par une analyse politique. Cette posture lui est d’ailleurs souvent reprochée : la transition écocentriste ne lute pas contre l’ordre dominant et les initiatives qui s’en réclament collaborent volontiers avec les institutions participant aux crises contemporaines. Ainsi, des activistes anglais ont-il semoncé le mouvement de la transition en affirmant qu’il est « fondamental d’identifier et de nommer nos adversaires dans cette lutte pour une réelle transition »616.La deuxième question de l’écologie politique s’interroge sur la subjectivité, l’éthique et le sens donné à la nature. Le discours technocentriste n’y adresse pas de grandes considérations et ne discute jamais d’une vision du monde en particulier sinon pour réaffirmer les trois piliers du développement durable comme horizons moraux légitimes. Au contraire, il doit être compris comme une actualisation de la vision du monde dominante de la modernisation écologique en ce qu’il demeure entièrement technocentré. Le discours écocentriste va plus loin à cet égard et, sans vraiment détailler les valeurs à promouvoir dans la transition, il suggère que c’est par la pratique de la démocratie participative, dans le contact avec la terre et le travail manuel, dans l’imagination collective d’un avenir meilleur que la renaissance culturelle et spirituelle s’amorcera. Il offre en ce sens un terreau fertile pour l’éthique écocentriste et un développement de l’écologie politique.

616P. Chatterton et A. Cutler, 2013. Un écologisme apolitique? Débat autour de la transition, Montréal, Éditions Écosociété.

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Bécot R.617 – Interroger la production de l'oubli autour des mouvements sociaux et écologistes618

Depuis le contre-sommet de Copenhague, les discours portant sur la possibilité d'une "écologie ouvrière" se sont multipliés et occasionnent l'évolution de pratiques militantes619. Pourtant, malgré la relative diffusion des recherches sur un "environnementalisme des pauvres"620, une "écologie ouvrière" semble difficile à penser autrement que sous l'angle d'un défi radicalement nouveau. Ce postulat implicite mérite d'être interrogé, dans la mesure où un décalage profond existe entre les témoignages repérables dans les archives syndicales et les discours contemporains. D'un côté, les sources syndicales témoignent d'une pluralité de préoccupations environnementales dès l'après-guerre, ainsi que d'un foisonnement de mobilisations socio-environnementales qui donnèrent lieu à une critique radicale des retombées environnementales des dynamiques capitalistes de production et de consommation (en particulier au cours des années 1968). De l'autre côté, les discours aujourd'hui dominants sur le mouvement syndical - incluant les discours de nombreux syndicalistes - affirment que ce mouvement rencontrerait pour la première fois la question environnementale au cours des dernières années.

Ce décalage produit des effets profonds sur les mouvements sociaux contemporains, ainsi que sur la production des pensées critiques. D'une part, il alimente le traitement des actions environnementales du mouvement syndical sur le mode de l'exception. Ainsi, la mobilisation de la CFDT contre le nucléaire ou les "dégâts du progrès" apparaissent comme une parenthèse temporaire, sans passé ni futur. La compréhension de ces mobilisations se trouve ainsi obstruée. D'autre part, cette approche contribue à entretenir l'idée selon laquelle « l'écologie politique n'a pas produit son Marx », parce qu'elle ne serait pas parvenue à rendre ses « pensées politiquement opérantes, c’est-à-dire (…) qu'elles s'incarnent dans des mouvements sociaux et politiques réels621 ». Or, repérer les dimensions environnementales à l'oeuvre dans des mouvements sociaux dits "classiques" pourrait permettre de nuancer cette affirmation. Ainsi, le mouvement syndical a ponctuellement porté une pensée politique de l'environnement, qui s'est incarné dans des mouvements réels. Enfin, cette approche conduit surtout à renforcer l'effet du présentisme au sein des mouvements sociaux622, les syndicsalistes puisant peu à peu leur références

617Doctorant en histoire, Centre Maurice Halbwachs (EHESS) et ATER à l'Université Rennes II ([email protected]). Mes recherches portent sur la construction des préoccupations environnementales dans les organisations syndicales (principalement CFTC-CFDT et CGT) au cours du second vingtième siècle. 618Ce texte constitue uniquement une introduction à la communication présentée. Il correspond à la première partie de la communication, qui vise à fournir les principales références utiles pour alimenter la discussion.619Voir par exemple CHAPELLE Sophie, « Ces ouvriers qui misent sur l'écologie pour préserver leur industrie », Basta Mag, 4 avril 2012.620MARTINEZ-ALIER, The Environmentalism of the Poor : A Study of Ecological Conflicts and Valuation, Northampton, Edward Elgar Publisher, 2003.621KEUCHEYAN Razmig, Hémisphère gauche. Cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, Zones/La Découverte, 2010, p. 308-309. 622Sur la notion de présentisme, nous renvoyons à HARTOG François, Les régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

dans un présent perpétuellement renouvelé - sans interroger leur passé en matière environnementale pour mieux penser leur intervention présente.

Ce refus d'interroger leur propre histoire conduit ainsi les syndicalistes à affirmer péremptoirement que « les syndicats en Europe se penchent sur les questions environnementales depuis longtemps déjà623 », sans plus d'examen historique. Une fois ce principe affirmé, les syndicalistes tendent en effet à se rallier aux notions et normes environnementales définies à l'échelle étatique ou internationale, tout en reconnaissant le « caractère très général (...) [et] ''fourre-tout''624 » de la notion de développement durable.

Au cours des dernières années, plusieurs publications ont contribué à déconstruire les mécanismes de "l'économie verte" ou du "capitalisme vert"625. En analysant les dispositifs internationaux qui visent à normaliser les dynamiques capitalistes de production et de consommation, ces travaux apparaissent comme autant de points d'appuis pour réarticuler enjeux sociaux et environnementaux. Pourtant, tout en dressant la généalogie de cette "économie verte", ils ne permettent pas d'identifier les causes d'un oubli des mobilisations socio-environnementales des années 1968. En interrogeant les causes de l'oubli des mobilisations socio-environnementales, il s'agit aussi d'éclairer les facteurs qui contribuent encore aujourd'hui à la fragmentation des mouvements sociaux. Après avoir identifié les facteurs du déclin des mobilisations environnementales à l'issue des années 1968, nous montrerons comment ce passé méconnu est pensé aujourd'hui par les anciens acteurs de ces mobilisations. Enfin, en nous appuyant sur la percée actuelle de références à des mobilisations passées, nous suggérerons quelques pistes pour rompre l'oubli entourant ces mobilisations.

Les mobilisations socio-environnementales et leur déclin, "années 1968"

Au cours des décennies 1960 et 1970 se déroulent des mobilisations liant étroitement enjeux sociaux et environnementaux. Pour une part, elles s'inscrivent dans la continuité d'initiatives syndicales anciennes (santé au travail, usage des "ressources naturelles", etc.). Une autre part correspond à des convergences avec de nouveaux acteurs militants, qui ne sont pas définis par leur appartenance au salariat. Ces convergences sont désormais partiellement connues et participent de la dynamique des « rencontres improbables » des années 1968626. Pour le mouvement syndical, nous définirons les "années 68" comme la période qui débute au cours de la phase d'invention de la CFDT (1964) 627, en ravivant une critique de l'urbanisme et des pollutions industrielles, partiellement héritée des 623Confédération européenne des syndicats, Syndicalisme européen et développement durable, Bruxelles, ETUI-REHS, 2008, p.31.624Ibidem, p.37.625Nous renvoyons notamment à STEINBERG Ted, « Can Capitalism Save the Planet ? On the Origins of Green Liberalism », Radical History Review, n°107, Spring 2010, p.7-24 ; ATTAC, La nature n'a pas de prix. Les méprises de l'économie verte, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012 ; TANURO Daniel, L'impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2010.626Sur les "rencontres improbables" : VIGNA Xavier et ZANCARINI-FOURNEL Michelle, « Les rencontres improbables dans « les années 68 » », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 1/2009 (n° 101), p. 163-177. Sur la périodisation des "années 68", voir ARTIERES Philippe, ZANCARINI-FOURNEL Michelle (dir.), 68 : Une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008

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personnalistes chrétiens. Cette phase se clôt en 1982, avec l'intégration d'anciens dirigeants cédétistes dans les agences de maîtrise de l'énergie, sur nomination gouvernementale. Au cours de cette quinzaine d'années, les archives syndicales (CFDT d'abord, mais aussi CGT) témoignent de convergences possibles entre militants syndicaux et écologistes, autour de trois registres que nous résumons brièvement.

En premier lieu, le registre le plus connu reste celui d'une critique des « dégâts du progrès628 ». Cette contestation prend pour cible les retombées sociales et environnementales de l'évolution des formes de travail. Par extension, cette approche intègre aussi la critique cédétiste du nucléaire ou certaines industries polluantes. Des alliances hétéroclites peuvent ainsi se tisser lors de campagnes, ainsi de celle de l'été 1977 au cours de laquelle des associations environnementalistes et la CFDT entretiennent une contestation du programme nucléaire. Bien que ce registre d'action reste aujourd'hui le plus connu, il s'agit du plus conflictuel à l'intérieur même du mouvement syndical. En effet, si certaines franges du mouvement syndical (CFDT et SNCS notamment) peuvent envisager des interventions communes avec des mouvements écologistes radicaux, ce sont aussi les critiques formulées par ces courants qui soulèvent une hostilité profonde des courants les plus scientistes du mouvement syndical. Ainsi, les responsables cégétistes affirment parfois leur opposition profonde à la critique des sciences et techniques, telle que formulée par "Survivre et Vivre"629.

Le deuxième registre porte sur les luttes en faveur de la protection du « cadre de vie » des populations630. Ces mobilisations s'ancrent alors dans des quartiers et se situent souvent en réaction à une transformation urbanistique, ou à des nuisances sensibles. Ainsi, de nombreux habitants de la périphérie lyonnaise se mobilisent au cours de la décennie 1960 contre la traversée de leur quartier par une autoroute, d'autres contre l'impact sanitaire des pollutions des industries chimiques631. Au cours de la décennie suivante, les habitants de Vaumeilh (Haute-Provence) comme ceux de Fougères (Ille-et-Vilaine) s'opposent à la construction d'aérodromes sur des terres agricoles. Dans ces mobilisations alliant des acteurs très hétéroclites, les syndicalistes peuvent fréquemment assumer une fonction équilibrant la structuration de la mobilisation632. Bien que cégétistes comme cédétistes s'impliquent dans ces mobilisations, la CFDT invente une structure singulière : l'Union Interprofessionnelle de Base (UIB) remplace ainsi les anciennes Unions Locales (UL), en ouvrant leur intervention à l'échelle d'un quartier, incluant à la fois des salarié-e-s et des non-salarié-e-s. En refusant de fragmenter la vie des

628CFDT, Les dégâts du progrès, Paris, Le Seuil, 1977629 Voir la lettre du responsable environnement de la confédération CGT, en date du 6 novembre 1972. Archives confédérales CGT, fonds non côté Jean-Louis Moynot. Sur Survivre et Vivre, voir PESSIS Céline (dir.), Survivre et Vivre. Critique de la science, naissance de l'écologie, Montreuil, L'échappée, 2014.630 Nous renvoyons par exemple à DURAND Michelle, HARFF Yvette, La qualité de vie : mouvement écologique, mouvement ouvrier, Paris, Mouton, 1977.631 Entre autres exemples : Archives municipales de Saint-Fons. Fonds CFDT, 8W06 (Action contre la pollution de Boussegui) ; Archives départementales du Rhône, Fonds UD CFDT, 68J58 (Logement à Bron).632 A Fougères, l'Union de Pays CFDT produit ainsi plusieurs rapports contestant l'aménagement touristique de la région au cours de ses congrès de la fin des années 1970.

salarié-e-s, dans et hors du travail, ces syndicalistes se trouvent donc moteurs pour tisser des solutions acceptables par toutes les parties. Cette position les conduit à ne jamais résoudre définitivement la tension entre l'emploi industriel et la vie des habitants, pour ou contre l'un de ses groupes. Ils dénient toute pertinence au clivage simpliste entre emploi et environnement. De là découle, pour eux, l'impératif de se situer dans une recherche constante d'un consensus entre salarié-e-s et habitant-e-s. De là aussi découle leur refus de définir une solution strictement pensée en fonction d'intérêts immédiats, ceux des salarié-e-s ou ceux des habitant-e-s, en proposant au contraire de penser les situations comme des problèmes insérés dans un système de production et de consommation plus vaste633.

C'est donc ici le troisième registre de l'intervention syndicale en matière environnementale, celui d'une critique plus large des dynamiques capitalistes de production et de consommation comme étant foncièrement anti-écologiques634. Ce clivage se manifeste en particulier dans les institutions tripartites nationales ou internationales. Au cours de la décennie 1970, les rapports portant sur la pollution industrielle font ainsi l'objet d'une vive contestation. En effet, ils s'inquiètent de ce que les mesures palliatives (en particulier les subventions accordées aux dispositifs de dépollution) risquent d'éclipser un débat sur la causalité ancrée dans les dynamiques mêmes de production. Pour eux, il convient donc de mettre en cause jusqu'aux formes juridiques qui ont permis la pérennisation de ces dynamiques de production, notamment en séparant l'intérieur et l'extérieur des lieux de production, c'est à dire en établissant des registres distincts pour le droit du travail et le droit environnemental.

En définitive, en creux de ces trois registres se trouve toujours un refus de fragmenter les enjeux environnementaux (notamment en séparant l'intérieur et l'extérieur du lieu de travail). Les syndicalistes proposent de voir une continuité entre ces espaces, qui se traduit notamment dans l'idée que les « fumées d'usines nauséabondes ne sont qu'un signe atténué des conditions de vie qui règnent à l'intérieur635 ». Cette approche nécessite ainsi de prendre à revers la naturalisation de la frontière entre l'intérieur et l'extérieur des lieux de production, qui se trouve notamment au fondement de la séparation entre le droit du travail et le droit portant sur les industries polluantes. La possibilité de porter cette contestation se trouve alors alimentée et renforcée par la dynamique des "rencontres improbables" des années 1968.

Ce sont pourtant ces deux dynamiques qui s'éteignent progressivement au cours des années suivantes, contribuant à tisser un voile d'oubli sur ces mobilisations socio-environnementales. En reprenant le fil des débats dans les institutions tripartites, on constate en effet que, dès le début des années 1970, les industriels affirment qu'une législation environnementale ne devrait être pensée qu'à l'échelle

633 Sur les UIB et la volonté de lier les intérêts des salarié-e-s et des habitant-e-s, je me permets de renvoyer à BECOT Renaud, "Les murs de l'usine et le dilemme syndical face à la pollution industrielle", CLERVAL Anne, FLEURY Antoine, REBOTIER Julien, WEBER Serge, Espace et Rapport de Domination, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014 (à paraître).634 Sur ce point, voir notamment les analyses de l'ancien responsable cédétiste KRUMNOW Frédo, Croire, Paris, éditions ouvrières, 1974 ; KRUMNOW Frédo, CFDT au coeur, Paris, Syros, 1976.635La Vie ouvrière (CGT), citée par DURAND Michelle, HARFF Yvette, La qualité de vie : mouvement écologique, mouvement ouvrier, Paris, Mouton, 1977, p.211

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internationale – au nom d'une « saine concurrence économique ». Début 1972, un rapport du Conseil économique et social français (dont le rapporteur appartient au groupe des employeurs et se trouve contesté par les syndicalistes) renvoie la balle aux échéances liées à la conférence de Stockholm636. Lors de cette conférence de juin 1972, syndicalistes et industriels se retrouvent aussi dans la conférence annuelle de l'Organisation internationale du travail, qui entend définir ses propres compétences environnementales. Ici se rejoue le conflit : d'un côté, le groupe des travailleurs souhaite définir une politique intervenant à la fois dans et hors des lieux de travail ; de l'autre, les industriels affirment que les compétences de l'OIT se limitent à l'espace de travail et que l'environnement ne recouvre que ce qui appartient à « l'environnement du travail » 637.

Ce débat, à la fois sémantique et politique, se poursuit dans les conférences annuelles jusqu'en 1974. En juillet, un fonctionnaire du bureau d'hygiène de l'OIT rédige alors un document638, visant à distinguer les différents usages du terme « environnement ». Ce document pose les fondements d'un nouveau programme de l'OIT, visant à l'amélioration des conditions de travail et de « l'environnement du travail ». Rapidement, le terme est mis en équivalence avec la notion « d'humanisation du travail ». La nouveauté est ainsi ramenée dans des cadres juridiques déjà connus, puisque ce fonctionnaire conclut que l'action environnementale de l'OIT relève donc des « programmes opérationnels du service des Conditions de Travail et de Vie ». Cette évolution permet ainsi de lancer le programme structurant de cette institution internationale pour les années suivantes, le PIACT. Dans ce programme, toute référence au débat sur la séparation entre l'intérieur et l'extérieur des lieux de production est évacué – et aucun acteur audible ne s'opposera à cette approche.

Un débat sémantique au sein d'un programme genevois ne saurait simplement résumer l'évolution qui peut se jouer localement. Cette évolution reste néanmoins significative pour deux raisons. Premièrement, elle témoigne des tensions que peuvent rencontrer des militants dans certains conflits à l'issue de la décennie 1970. En contestant la présence d'une industrie chimique dans le VIIIe arrondissement lyonnais, des militants cédétistes relèvent ainsi l'impensé qui entoure cette séparation639. Deuxièmement, l'effacement progressif du débat sur cette séparation témoigne finalement de la pesanteur des dispositifs juridiques et institutionnels dans lesquels évoluent les acteurs.

L'affirmation d'une incompatibilité entre enjeux sociaux et environnementaux s'appuie sur l'idée que les périodes de récession économique engendreraient mécaniquement un désintérêt pour les questions environnementales. Or, pour le crépuscule des années 1968, ce lien ne peut ni être interprété comme une réaction mécanique, ni comme une réaction sur le mode d'un violent backlash ou d'une réaction conservatrice formellement pensée et organisée. Au contraire, il procède par une réactivation de dispositifs historiques profondément ancrés qui circonscrivent l'action des acteurs. Sans nécessiter une intense mobilisation des industriels ou des fonctionnaires

636Archives nationales. 19920430/143, « Rendre compatible le développement accru de l'industrialisation et la lutte préventive contre la pollution de l'air, les nuisances et la destruction des sites naturels ».637Archives OIT. ILC-503-1-2. Resolution's committee of the ILC (1970).638Archives OIT. SH-99-5-1. Letter of E. Mastromatteo (SHB), 10th July 1974.639AD Rhône, 68J67. Réunion de l'UIB-VIIIe, 10 octobre 1979.

internationaux, ces deux groupes ne font que rappeler les contours des dispositifs préexistants et peuvent ainsi rétablir une forme de « subordination de l'ensemble des pratiques à une même intention objective, sorte d'orchestration sans chef d'orchestre, [qui] ne s'accomplit que par l'accord qui s'instaure comme en dehors des agents (…) entre ce que l'histoire a fait d'eux et ce que l'histoire leur demande de faire, accord qui peut s'exprimer dans le sentiment d'être bien ''à leur place'', de faire ce qu'ils ont à faire640 ».

Cette reclosion de la frontière des lieux de production constitue la première cause de l'oubli des mobilisations socio-environnementales menées par les organisations syndicales au cours des années 1960 et 1970. C'est donc sur ce moment qu'il conviendrait de nous attarder pour mieux en saisir l'ombre portée sur notre présent.

Dans une deuxième partie, cette communication explorera les récits des acteurs syndicaux sur leur propre passé en matière environnementale, en montrant comment opère l'oubli au coeur de ces récits. Cette partie s'appuiera sur des entretiens menés auprès de syndicalistes, ainsi que sur certains documents produits par les organisations syndicales actuelles.

La dernière partie de cette communication s'intéressera à la survivance de références aux mobilisations socio-environnementales passées. Au travers de ces références, il s'agira d'interroger la possibilité de forger des récits qui contribuent à la fois à conjurer l'oubli qui entoure ces mobilisations, tout en ouvrant aux mouvements sociaux de nouvelles perspectives de réflexion quant à leurs pratiques.

640BOURDIEU Pierre, « Le mort saisit le vif », Actes de la recherche en sciences sociales, n°32, 1980, p.8.

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Boudet F. - Le concept d’espèce humaine : un défi pour les sciences humaines et sociales ?

L’écologie comme branche de la biologie s’intéresse aux relations, interactions et interdépendances complexes d’éléments partiellement hétérogènes : elle vise ainsi à rappeler des liens et leurs dynamiques propres. L’écologie politique engage quant à elle à rappeler des liens entre milieux humains et milieux non-humains, et du coup à introduire résultats et prospectives issus de l’écologie dans le champ de la décision, de la lutte et de la complexité politiques. Là encore il s’agit de lier. Il a été dit qu’il y a des liens et attachements qui libèrent au lieu de contraindre et seulement limiter. La question est donc de savoir en quoi cette ontologie écologique du lien, de la relation et de l’interdépendance du divers peut servir de paradigme à une méthode épistémique susceptible de faire penser ensemble les dites sciences de la nature et sciences humaines et sociales sans aliéner la spécificité méthodologique propre à chaque science ou champ de recherche, et en permettant par là un gain de puissance de penser comme d’agir (bien). Certes, une telle perspective de re-liaison des disciplines et champs du réel ne peut pas ne pas séduire la philosophie qui retrouve par là l’une de ses aspirations constitutives en tant que pensée du réel et pensée de la pensée du réel, avec son ambition holiste toujours renouvelée. Pourtant la philosophie rencontre elle-même des obstacles : car l’une de ses aspirations les plus profondes est aussi la pensée des conditions, comme la mise en œuvre, d’une forme de liberté ou du moins de libération vis-à-vis d’aliénations multiples. Comment dès lors assumer une description du réel incluant l’humain, sa nature et ses manifestations, qui ne soit pas une simple assignation prescriptive à des limites et contraintes ? Comment l’écologie politique peut-elle jouer le rôle de carrefour d’intérêts, de méthodes et d’enjeux tenus volontiers séparés par la modernité occidentale sans prendre en charge en même temps la redéfinition du projet d’émancipation de l’homme ? Car l’objet ici en jeu, l’écologie politique, est lui-même un projet en phase d’élaboration, avec ses tendances diverses. Un projet qui semble vouloir inscrire l’horizon de la liberté dans les rets structurants d’une réalité à teneur écologique, selon une logique d’ancrage, de liaison et d’attachement et non plus de pur arrachement et simple affranchissement. L’émancipation, se doit ainsi d’être repensée, re-cadrée, re-située, au sens fort de ces termes, au sein de et par l’écologie politique.Nous faisons alors l’hypothèse que la philosophie, et peut-être les sciences sociales avec elle, pourront participer à ce mouvement de redéfinition en s’interrogeant notamment sur la portée conceptuelle et la fertilité politique d’un vocable désormais répandu dans le langage écologique/écologiste quoiqu’encore flou quant à ses implications : celui d’espèce humaine. Qu’en est-il du projet d’émancipation de « l’homme », ou encore des individus, des communautés, des générations, si la notion d’humain s’avère chaque fois reconduite (ce qui ne signifie pas réduite) à l’idée d’une espèce vivante, parente du point de vue phylogénétique, dépendante écologiquement, vulnérable en tant que telle, et à ces titres-là indéfectiblement liée au non-humain comme structurellement ouverte (ontologiquement et pratiquement) à ce qui n’est pas elle ? N’est-ce pas là l’occasion d’assumer, avec précaution mais résolument, l’élaboration de ce concept comme concept politique, signifiant et opératoire dans une pensée politique devenue écologique ?

Pour contribuer ici à prendre en charge ces questions, nous indiquerons tout d’abord le sens puis la disqualification progressive du concept moderne d’espèce humaine (I), puis nous présenterons deux réserves et objections à l’égard d’une réactivation de ce concept d’espèce humaine dans la pensée politique (II). Enfin, en réponse à ces objections, nous veillerons à dégager la légitimité et nécessité d’un concept écologico-politique de l’espèce humaine qui assumerait une certaine référence à la naturalité.

Le concept moderne d’espèce humaine et sa disqualification.

Sans pouvoir retracer la généalogie d’un concept, bornons-nous ici à rappeler que plusieurs philosophes de la modernité tardive déploient une anthropologie politique décrivant l’homme comme une espèce vivante, membre du genre animal, et affectée à ce titre d’une condition naturelle dont il s’agira de comprendre comment elle peut se faire le terreau d’une exceptionnalité encore à déployer. Chez Rousseau, Kant, Tocqueville, Constant : l’espèce humaine est chaque fois reconnue comme cette unité plurielle et diverse qui persévère dans le temps long de la nature et de l’histoire universelle. Dans cette persévérance se joue la « libre » mise en œuvre d’un plan de la nature pour l’espèce (Kant), ou tout bonnement le plein exercice d’une liberté ambiguë dont il s’agit de savoir s’il fera regretter l’innocence de la bestialité ou honorera le potentiel de dignité humaine (Rousseau). L’ancrage naturel de l’espèce est donc décrit pour mieux mettre en perspective les progrès et la grandeur potentielle de l’homme attestant de son exceptionnalité au cœur du monde animal. On pourrait alors facilement démontrer qu’il y a un concept moderne, déjà politique, de l’espèce humaine. Politique car postulant une unité d’origine, de destin et donc aussi de communauté à venir, proprement cosmopolitique. Politique car dessinant, par l’espoir d’un progrès moral de l’espèce humaine en son entier, la finalité fondamentale du droit et de l’Etat.

Un tel concept ne réussissait pas si mal à satisfaire le besoin intellectuel d’articulation entre les savoirs ou du moins, les objets et champs de l’investigation ou spéculation philosophiques. Décrit comme réalité naturelle inscrite au cœur d’une nature cosmologique plus ou moins finalisée, l’homme se voyait pensé comme réalité en formation vers son exceptionnalité propre, faite de langage, sens, valeurs, raison, morale et disposition politique. Certes l’irruption, dans le monde, de la liberté ontologique et de la liberté morale constituait-elle encore une énigme, et l’ « abîme » entre nécessité et liberté restait difficile à combler intellectuellement. Mais justement, la philosophie moderne a su faire droit à cette double ambition qui la traverse : d’une part, penser l’articulation entre les « parties » de la philosophie ou les divers savoirs sur le monde ; et d’autre part dessiner les fondements d’une liberté humaine soucieuse d’élaborer les conditions de son déploiement par-delà les risques sans cesse renouvelés de sa propre dénaturation ou de son aliénation plus ou moins consentie.

Mais les XIXème et XXème siècles ont vu émerger progressivement les sciences humaines et sociales en place de ces parties de la philosophie qui prétendaient décrire l’homme. Tentées par un mimétisme méthodologique vis-à-vis des sciences de la nature, ces sciences émergentes, comme la sociologie et l’anthropologie, ont pu nourrir l’ambition scientifique de renouveler l’articulation des savoirs autour d’un

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positivisme soucieux de système. L’espèce humaine devait en sortir adulte, enfin pleinement consciente d’elle-même et des voies de son destin. L’ambition se solda en partie, directement ou indirectement, par une mystification européenne aux effets monstrueux : ravages du racialisme et du racisme de l’impérialisme colonial, jusqu’aux entreprises de « purification politique » par génocide et eugénisme. Après la deuxième Guerre mondiale, l’Europe « éclairée » sort traumatisée de ce cauchemar et semble se promettre de transformer l’abîme entre les vieux concepts de « nécessité » et de « liberté » − devenus ceux de « nature » et « société » − en tranchée quasi-infranchissable, hérissée des échos d’un tabou politique majeur : ne plus jamais prêter le flanc à une quelconque biologisation du social et de la politique et préserver la biologie de toute politisation, désormais essentiellement suspecte. Au fond, l’idée semble avoir été qu’on préserverait bien plus la compréhension respective de la nature et du social en les disjoignant qu’en opérant une synthèse hâtive ou idéologique, et que, par là, les chances d’émancipation humaine se verraient largement favorisées, et parce qu’on ne les soumettraient pas d’avance à la tyrannie d’une nécessité et d’un ordre naturels supposés, et parce que, au sein du social, les processus d’oppression seraient mis plus facilement à nu en désamorçant toute tentative de les naturaliser.

Deux objections à l’égard de la réinstauration philosophique du concept d’espèce humaine

Aussi, le projet d’une réinstauration philosophique du concept d’espèce humaine dans la pensée politique se heurte-t-il aujourd’hui à plusieurs objections de taille qui interrogent tant sa nécessité que sa légitimité. Bornons-nous ici à en indiquer deux qui impliquent directement le rapport aux sciences humaines et sociales et à l’écologie politique.

On peut ainsi commencer par se demander s’il vaut bien la peine de prendre le risque énorme de rouvrir, même indirectement, certaines des plus vives plaies politiques et morales de l’Europe avec leur cortège de hontes et de crimes réédités. Qu’y a-t-il donc à gagner intellectuellement et politiquement de si incontournable dans le geste de joindre à nouveau ce que la prudence enjoint peut-être de tenir séparés pour de bon - la description naturelle de l’homme et sa description sociale ? Peut-être serait-il plus commode de pouvoir assumer la critique écologique-écologiste de la société (valeurs, désirs, structures et logiques économiques, juridiques et politiques) sans avoir à modifier la description classique de l’homme, en soi suffisamment claire pour aborder ce qui compte : l’urgence écologique. On pourrait même éprouver une forme d’agacement vis-à-vis de ce qui est peut-être devenu une manie philosophique (selon un cartésianisme adolescent) : croire que penser équivaut à critiquer systématiquement toute pensée ou ordre hérités. Ainsi s’il y a eu de bonnes raisons, elles-mêmes fruits d’une prudence réfléchie et critique, de maintenir disjointes la description naturelle et la description socio-politique de l’homme, cessent-elles de l’être aujourd’hui à cause d’un supposé réveil des consciences écologiques ? Et l’ pourrait même objecter que, finalement, la philosophie elle-même se laisse trop facilement imprégner par la logique capitaliste-consumériste de l’innovation tous azimuts, où ce qui est produit est presque aussi vite disqualifié comme désuet, alors même que cette logique-là est justement l’une des racines de l’accélération de l’empreinte écologique des

sociétés modernes sur la planète. L’idée serait alors que certaines catégories ordonnant la pensée sont issues d’un compromis intellectuel et empirique qui mérite bien mieux que d’être déstabilisé par de simples impatiences ou effets de mode et dé-mode intellectuels même patinés d’un sentiment d’urgence. L’oikos écologique en déroute devrait-il nécessairement entraîner dans sa dislocation toute maison intellectuelle bâtie à coup d’histoire, d’épreuves et parfois de sagesse ?

Un second type d’objection à l’égard de l’usage du vocable d’espèce humaine comme concept politique résume à soi seul une large part des raisons justifiant le rejet de toute référence à la nature dans le cadre d’une pensée politique ou d’une description du « social », et donc au sein des sciences humaines et sociales. On soupçonne en effet une naturalisation abusive et illégitime de ce qui, en fait, n’est pas naturel. On soupçonne ainsi le gommage d’un ordre au nom d’un autre, et finalement une mystification, consciente ou non. Mystification qui ferait perdre d’un même mouvement vérité et efficacité de l’action. La pensée marxienne a fourni le modèle de cette suspicion : distinguant l’ordre de la nature de l’ordre de l’histoire tout en veillant à penser leur articulation, elle s’efforce de débusquer ces erreurs de catégorisation qui prétendent décrire comme naturel, et donc soumis à d’intangibles ou du moins d’imprenables lois de la nature, ce qui en fait ne relèverait que de l’ordre des enchaînements historiques de l’action humaine, incluant des processus certes nécessaires mais dépassables par l’effet de contradictions internes éventuellement conjoint à celui de l’action émancipatrice. A titre d’exemple, pensons à la réticence de Daniel Tanuro641 à l’égard de certaines analyses proposées par Jared Diamond concernant les dégradations écologiques produites par diverses sociétés et civilisations au cours des dix derniers millénaires : cette lecture sur le temps long, tendrait, selon Tanuro, à diluer un peu trop vite les responsabilités humaines en les reconduisant à l’espèce humaine en général et, ce faisant, rendrait inintelligible le rôle décisif du capitalisme comme mode de production structurellement nuisible à l’intégrité et aux capacités de régénération des écosystèmes. Faisant écran à une compréhension historique et politique adéquate, la référence au concept d’espèce humaine risquerait ainsi de dépolitiser la pensée et l’action là où la lutte politique (sociale et écologiste), selon Tanuro, exige aujourd’hui de prendre nettement pour cible le mode de production capitaliste.

C’est aussi en ce sens, bien qu’ils ne s’inscrivent pas directement dans une critique du capitalisme, que s’explique la réserve de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz à l’égard de l’usage du concept d’espèce humaine volontiers mobilisé par les géologues, climatologues et écologues pour penser « l’événement anthropocène ». En effet, ces historiens des sciences642, qui se sont donné pour projet d’assumer résolument la proposition faite par Paul Crutzen de décrire une nouvelle ère de l’histoire de la Terre comme marquée par l’empreinte d’une espèce humaine devenue « force géologique », estiment toutefois que ce concept d’espèce,

641 TANURO Daniel, L’Impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte Poche / Essais n°365, 2012.642 Christophe et FRESSOZ Jean-Baptiste, L’événement anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013, pp. 11-12.

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s’il a du sens en géologie, n’en a guère en histoire, car en diluant les responsabilités, il compromet aussi et d’abord l’intelligibilité même de l’événement historique qu’il s’agit de penser. C’est donc au nom d’une nécessaire étiologie, préalable à toute imputation, que le concept d’espèce humaine se voit par eux disqualifié en histoire comme bien trop vague et large, et désigné par ailleurs comme risquant d’être écologiquement contre-productif. Il convient donc de faire droit à ces objections pour affiner le concept d’espèce humaine que nous proposons et en dégager le caractère légitime et nécessaire dans une pensée qui soit écologico-politique.

Quelques réponses aux objections. Vers un concept écologico-politique de l’espèce humaine.

Qu’on tienne à maintenir signifiante et structurante la distinction entre l’ordre du social et l’ordre de la nature relativement à l’explication et à la description des phénomènes humains pour éviter les ravages de certaines dérives idéologiques n’oblige en rien à s’enfermer dans une vision borgne, bancale, incomplète de l’humain ni même dans un strict réductionnisme du social au naturel. Les écueils rencontrés par les sciences humaines naissantes au XIXème siècle ont motivé a posteriori une précaution à l’égard d’un mimétisme méthodologique entre sciences humaines et sociales et sciences de la nature qui mérite d’être perpétuée non pas contre mais au nom même de l’exigence philosophique d’une description unifiée de la complexité du réel. Le problème, du point de vue même de cette exigence, naît ainsi moins d’une éventuelle tendance au réductionnisme du social au naturel que d’une pensée qui prétendrait maintenir extérieures l’une à l’autre, et finalement incommunicables, les descriptions sociales et naturelles de l’humain. Ainsi parler d’espèce humaine dans la pensée politique ne revient pas automatiquement à réduire l’analyse et les ambitions politiques au jeu de dynamiques darwiniennes ou pseudo-darwiniennes et à réactiver nécessairement la « pensée hiérarchique » qui accompagne les élucubrations racialistes. Il s’agit d’assumer comme politiques les conséquences de la description de l’humain réunissant les traits caractéristiques suivants : ascendance et parenté phylogénétiques au cœur de la lente et complexe évolution des espèces vivantes; unicité de l’origine humaine (selon toute probabilité); dépendance éco-systémique déplaçable mais inévitable ; précarité de la persistance dans le temps long ; mutabilité ; diversité interne inachevée. Or, ce qui distingue le concept d’espèce humaine des tendances de son prédécesseur moderne, c’est bien l’idée que le détachement total de l’humain vis-à-vis de sa condition naturelle, origine, dépendance et parenté, non seulement n’est pas possible mais en outre que cet horizon n’est peut-être même pas souhaitable, eu égard à ce à quoi il convient de « tenir » autour de soi et en soi. Comme si le sentiment de précarité et de vulnérabilité permettait en même temps de dégager la valeur de « ce à quoi l’on tient » – comme à un fil.

Cette version moins post-moderne qu’écologico-politique du concept d’espèce humaine se situe ainsi à l’intersection des deux exigences philosophiques sus-mentionnées : unification du savoir et liberté. Car en veillant à honorer la première exigence, elle oblige à redimensionner celle de liberté humaine. Là où l’inspiration écologiste requiert une éthique du détachement partiel vis-à-vis de choses, logiques, désirs et affects qui font le jeu d’une myopie productiviste et consumériste délétère, elle

requiert en revanche, comme y invite Bruno Latour, à une revalorisation de « l’attachement », non seulement dans sa dimension affective et symbolique mais surtout comme constat ontologique. Elle indique que la liberté politique doit s’inquiéter autant de ce qu’il y a à perdre au-devant de soi que de ce qu’il y a à gagner ; autant à-côté et autour de soi qu’au-devant de soi ; autant au-dedans de soi qu’en dehors de soi. Cette liberté se dessine ainsi comme post-narcissique plutôt que post-moderne : elle consiste à ne « pas être occupé que de soi » (Gide), à être en capacité de contempler autre chose que soi, afin aussi de s’y découvrir autre. Se joue une liberté qui sache s’attacher sans se voir pour autant absorbé dans l’objet, l’Absolu ou l’Autre. Une liberté qui sache renouer avec nécessité, limite, mesure, ordre, effort et volonté − mais aussi avec imprévu, attente, patience, incertitude, médiation – non pas au nom d’un réalisme étroit, castrateur et bêtement réactionnaire, mais pour donner un objet et une condition de possibilité au déploiement, et non pas à l’épuisement avant l’heure, de belles potentialités humaines et non humaines…Une liberté, disons-le, assez peu libérale.

C’est dans une telle ambition, qu’il nous semble alors décisif d’assumer l’articulation d’une diversité de points de vue sur le temps historique et l’impact de l’action humaine afin d’éclairer et d’ordonner la réflexion et l’action politiques. Les historiens ont certes pleinement raison de rappeler combien l’histoire de l’impact anthropique sur la planète ne peut être traitée comme une simple histoire naturelle de l’espèce qui effacerait conflits, ambigüités, débats, intentions, représentations, mais aussi incuries et finalement responsabilités et sens de l’action réparatrice ou préventive. Mais ils accorderont sans doute aussi que cette précaution n’invalide pas la portée politique du jugement sur le temps long de l’histoire géologique, selon lequel une seule espèce semble devenue capable de bouleverser le système-Terre. Du point de vue au moins virtuel et muet des autres espèces vivantes (dont certaines disparaissent et disparaîtront), nos histoires se réduisent en effet à cela. Ainsi au moment même où la géologie, en aplanissant toute dimension historico-politique, prend le risque de fausser l’intelligibilité des choses, elle en révèle pourtant aussi une part : car c’est au nom de l’extériorité d’un point de vue non-humain (bien qu’humainement imaginé et construit) qu’on peut prendre la mesure de la disproportion entre les choix de quelques hommes ou quelques sociétés en un temps minime et leur impact qui engage de fait toute l’espèce tant comme victime que responsable indirecte. Pour cette raison, il nous semble de grande importance de maintenir en dialogue des échelles de temps et de jugement hétérogènes, non pas pour admirer, dans un sublime de mauvais augure, notre grandeur à l’envers, mais pour garder à l’esprit que d’autres grandeurs (en tous sens du mot) que les nôtres existent et valent qu’on les prenne en considération au cœur même de la décision politique. Ce qui pouvait faire craindre un effacement de la responsabilité en appelle au contraire l’approfondissement.

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Cochet Y. - L'aversion des SHS pour l'écologie politique

Yves Cochet*

Les Sciences humaines et sociales (SHS), comme leur nom l'indique, ont peu de raisons de s'intéresser à l'écologie politique si celle-ci consiste simplement à adjoindre au champ politique des analyses et des propositions issues de l'étude de la nature. La représentation picturale du développement durable révèle cette image rassurante de l'écologie politique :

Source : Wikimedia Commons

Le domaine « écologique » est ajouté aux deux classiques de la politique, l'économique et le social. Notons, pour rire, que l'intersection centrale, « durable », est de petite surface par rapport à celles des trois piliers du développement durable. Rien de plus erroné que ce graphisme puisque, s'il fallait absolument représenter le monde en deux dimensions et en trois cercles, un schéma plus juste serait :

Source : Wikimedia Commons

L'économie est une partie de la société, elle-même enchâssée dans la biosphère.

Au-delà de cette introduction graphique, de nombreuses questions soulignent les rapports incertains entre les SHS et l'écologie politique. Le libéralisme et le marxisme – les deux grands paradigmes ayant influencé les SHS – ainsi que pratiquement toutes les approches spécifiques de telle ou telle SHS ont établi leur objet académique et leurs méthodes en ignorant le domaine naturel, considéré comme non-pertinent dans leur champ d'étude. Bien sûr, le droit ou l'économie considèrent des objets naturels – la propriété du sol ou le cours du baril de pétrole, par exemple – réduits à leur pur rapport aux activités humaines - acquisition ou transaction en l'occurrence. Les SHS ont affaire avec les humains, seuls ou en collectif, pour le bénéfice des humains. Toutes les SHS sont « humanistes » au sens où l'anthropocentrisme est la valeur suprême : ni les non-humains, ni les écosystèmes ou l'écosphère ne sont pris en compte pour eux-mêmes.

En outre, l'écologie politique643, dès sa naissance dans les années 1970, eut comme ambition de s'ériger en paradigme concurrent des paradigmes libéraux et marxistes, provoquant ainsi une irritation méprisante ou une hostilité jalouse de la part de ceux-ci. Ils ne pouvaient admettre qu'une idéologie globalisante issue d'une science naturelle (l'écologie scientifique) puisse prétendre dire quoi que ce soit de sensé dans les domaines humains et sociaux. Bien

*Mathématicien, député écologiste au Parlement européen, ancien ministre de l'environnement.643J'entends cette expression « à la française », c'est-à-dire comme la présence de partis écologistes, ou Verts, sur l'échiquier politique. Cette conception diffère de la « political ecology » étasunienne en tant branche nouvelle de la géographie.

qu'adversaires, le libéralisme et le marxisme, eux, avaient la légitimité d'être issus de l'étude des humains et de la société, et non d'être importés d'un ailleurs naturaliste. Il était inadmissible, voire impossible, qu'une force exogène bouleverse une conception des sociétés et une conception de soi en affirmant proposer une vision du monde comme totalité, tant à l'échelon idéologique qu'à l'échelon pratique. Cela faisait plus d'un siècle que la culture et la nature s'étaient séparées, on n'allait pas régresser vers une « philosophie naturelle » syncrétique d'avant l'époque contemporaine.

La distinction traditionnelle entre sciences de la nature et SHSCette distinction, advenue au XIXème siècle, s'est progressivement mise en place au sein des universités à partir de réflexions philosophiques sur les méthodes différentes entre les divers champs du savoir, celles-ci apparaissant plus fécondes lorsqu'elles devenaient spécifiques. Le pari épistémologique d'étudier l'humain par ses traits psychologiques, culturels ou sociaux, plutôt qu'en rechercher une incertaine unité sur la base de faits matériels, allait de pair avec le colonialisme (« ils sont si différents de nous » !) et avec l'impossibilité pratique de l'expérimentation dans le domaine humain.

Une première réticence des SHS pour inclure l'écologie politique et les sciences de la nature dans leurs études des phénomènes humains provient de la crainte de justifications naturalistes – entendons par là des formulations de type causaliste dans un langage emprunté aux sciences naturelles – aux inégalités sociales ou aux différences culturelles. Cette forme de légitimation a maintes fois permis de présenter comme « naturelles » des entreprises de domination d'une personne sur une autre, d'une classe sociale sur une autre, d'une société sur une autre. La simple liste des mots honnis d'esclavagisme, de colonialisme, impérialisme, classisme, sexisme, racisme, fascisme, totalitarisme, illustre cette défiance envers une idéologie ségrégationniste que l'on a vu à l'oeuvre dans les colonies des empires, en Afrique du Sud au temps de l'apartheid, jusqu'aux horreurs du nazisme. Aujourd'hui, la sociobiologie humaine d'Edward O. Wilson essuie le même genre de critique.

Une autre défiance des SHS envers l'écologie politique et les sciences de la nature provient de la démonstration que le réductionnisme naturaliste ne parvient pas à expliquer la plupart des faits sociaux humains examinés par les SHS. Il y a un registre singulier des faits culturels, irréductible aux lois et mécanismes mis à jour par les sciences de la nature. Dans l'ordre de la culture, ce réductionnisme n'a guère apporté de résultats pertinents, mais plutôt des fantaisies conjecturales qui relèvent de la fiction, non de l'examen raisonnée des données factuelles. La « mémétique » par exemple, qui postule l'existence d'éléments de culture discrets susceptibles de transmission non génétique, a-t-elle découvert quoi que ce soit ? Le « mème du célibat chez les prêtres » (Richard Dawkins) existe-t-il ? Ou bien encore, l'évocation de notions générales à prétention universelle se révèle souvent incapable d'expliquer des situations particulières. Ainsi en est-il, pour l'instant, de la notion de « résilience », issue de la physique des matériaux, reprise ensuite par la psychologie, puis par l'étude des systèmes naturels et socio-écologiques. Il ne s'agit pas de rejeter toute

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importation de concepts ou de méthodes originaire des sciences de la nature, mais de s'interroger sur la fécondité explicative de telle ou telle analogie pour le domaine humain ou social considéré. Mieux, le naturalisme méthodologique vise à falsifier (au sens poppérien du terme) les modèles des SHS pour améliorer celles-ci. Dans le domaine psychosociologique, par exemple, il n'est désormais plus possible de considérer que l'esprit du nouveau-né est une tabula rasa que les contingences culturelles modèleraient ensuite entièrement.

Plus généralement, les paradigmes libéraux et marxistes, qui ont encore une influence sur les SHS et dans le domaine politique, ont chacun introduit une certaine hypothèse sur la nature humaine, différente de celle qui émerge de l'écologie politique. Par l'individualisme méthodologique, le libéralisme politique conçoit la société comme somme d'individus égoïstes, calculateurs et rationnels, et le libéralisme économique promeut une vision unidimensionnelle de l’Homo oeconomicus, réduit à un moi unitaire sans cesse à la recherche de sa cohérence et de la maximisation de son utilité. Tandis que la tradition marxiste conçoit un individu massifié dont la conscience serait entièrement déterminée par la position qu’il occupe dans les rapports de classes. L'écologie politique, sans expliciter de telles hypothèses essentialistes sur la nature humaine, annonce un être humain formé par les interactions avec les autres humains et avec l'environnement naturel. La société est un système de représentations croisées entre individus : je me représente la manière dont les autres se représentent les choses et moi-même. Je me réalise en échangeant avec autrui des modèles du monde formés par ces échanges. La psychologie sociale qui structure les sociétés est pour une part un phénomène émergent qui apparaît quand des individus se rencontrent, pour une autre part elle est un processus générique de leur constitution, produit de l'évolution. L’être humain est tout à la fois modelé par le monde qui lui préexiste et modélisateur du monde par les actions qu’il entreprend. Cette hypothèse nous permet d’enterrer le vieux débat épistémologique sur l’antériorité de l’individu et de la société. L’un et l’autre se forment mutuellement.

La nouvelle alliance de la nature et de la cultureA la suite de quelques lanceurs d'alerte intellectuels criant dans le désert écologique de la pensée au XXème siècle, plusieurs esprits entreprirent récemment de concevoir ensemble la nature et la culture au moyen de regards et d'outils nouveaux644. La dernière tentative de cette lignée s'appelle désormais « Anthropocène » en un effort pour bouleverser les canons de l'Histoire645. L'hypothèse

644Parmi quelques dizaines, retenons arbitrairement six livres : André Gorz, Écologie et politique, Paris, Galilée, 1975. Edgar Morin, La Méthode (six tomes), Paris, Le Seuil, 1977-2004. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Paris, Gallimard, 1979. Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie, traduction, présentation et annotation Jacques Grinevald et Ivo Rens. Lausanne, Pierre-Marcel Favre, 1979. Hans Jonas, le Principe responsabilité, Paris, Flammarion, 1991 (1979). Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.645Paul J. Crutzen and Eugene F. Stoermer, « The Anthropocene », IGBP [International Geosphere-Biosphere Programme] Newsletter 41 (2000). Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History: Four Theses », Critical Inquiry 35 (Winter 2009), p. 197-222. Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L'Événement

anthropocénique présente l'extension historique et géographique maximale de l'histoire humaine en la contextualisant comme la dernière époque en date de la géologie terrestre – l'Anthropocène succède à l'Holocène interglaciaire commencé il y a plus de 10 000 ans – et comme une action tellurique des activités humaines à l'échelle planétaire, d'impact comparable à celles des grands cycles du système-Terre. Cette extension n'a d'intérêt scientifique que si elle permet de mieux appréhender les relations mutuelles entre l'histoire humaine et l'histoire non humaine, afin d'établir entre elles un nouvel avenir commun, moins mutuellement destructrices que celles du présent. L'hypothèse anthropocénique recouvre ainsi plusieurs courants scientifiques apparus dernièrement : l'écologie comportementale, l'histoire globale, l'économie biophysique, la nouvelle géographie, le naturalisme social, le physicalisme de l'esprit, la psychologie évolutionniste, la théorie mathématique des systèmes adaptatifs, les humanités environnementales646...

De la sorte, l'historien étasunien Kenneth Pomeranz647 a tenté de comprendre pourquoi, au milieu du XVIIIème siècle, l'Angleterre, puis l'Europe, ont inauguré la révolution industrielle, tandis que la Chine, aussi complexe que l'Europe à cette époque, a attendu deux siècles pour passer à l'industrialisme, éclairant ainsi les divergences de modèles sociétaux ancrés dans des singularités locales. Le sociologue allemand Harald Welzer648 s'est efforcé d'articuler la catastrophe écologique avec la question des libertés et celle de la violence productiviste, inaugurant de ce fait une critique sociale selon laquelle le dérèglement climatique devient un déterminant politique, et non pas une catégorie extérieure à la condition humaine. Il parle même de phénomènes « écosociaux ». Les soubassements de la modernité industrialiste ont été soulignés par l'historien indien du colonialisme Dipesh Chakrabarty, qui a perçu que l'émancipation du sujet moderne était également ancrée dans la destruction de la nature et la prédation des ressources. Les fondateurs du concept d'Anthropocène ont analysé la « grande accélération » du monde depuis 1950 en examinant « l'impressionnant tableau de bord de l'Overshoot planétaire »649, constitué des tableaux de l'évolution, depuis 1750, de vingt-quatre paramètres caractéristiques de l'état de santé du système-Terre650. Ces savants en appellent alors aux SHS, notamment à la science politique, pour ériger une nouvelle compréhension des sociétés industrielles, une nouvelle gouvernance réflexive qui permettrait à ces sociétés de se fixer des limites via des conventions internationales. Ce type d'approche devrait entraîner une « crise des fondements » dans les SHS, comparable à celle que traversèrent les mathématiques et la physique il y a un siècle, ainsi que l'a souligné l'historien étasunien John Mcneill651. Un programme d'appropriation de l'hypothèse anthropocénique par les SHS consisterait à analyser l'immense déni de la réalité biogéophysique

Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.646humanitesenvironnementales.fr647Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, Paris, Albin Michel , 2010.648Harald Welzer, Les guerres du climat, pourquoi on tue au XXIème siècle, Paris, Gallimard, 2009.649Agnès Sinaï (dir), Penser la décroissance, Politiques de l'Anthropocène, Paris, Presses de Sciences-Po, 2013, p. 32.650http://www.igbp.net/globalchange/greatacceleration651John Mcneill, Du nouveau sous le soleil, Seysel, Champ Vallon, 2010.

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actuelle par l'immense majorité des décideurs et des populations. Quels sont les mécanismes psychologiques et sociaux générateurs de la désolation écologique et producteurs de l'obscurantisme politique à cet égard652 ?

L'écologie politique comme nouveau modèle du mondeDepuis leur apparition sur l'échiquier politique, les partis écologistes n’ont jamais réduit leurs analyses et leurs propositions à la simple « protection de l’environnement »653. Les Verts, partout dans le monde, ne sont pas des partis spécialisés, monothématiques, mais des formations politiques généralistes, exprimant critiques et solutions dans tous les domaines de la vie publique. Mieux, ils prétendent offrir un nouveau paradigme basé sur un ensemble articulé de concepts propres à décrire la réalité et à agir sur elle, concepts concurrents et plus adaptés que ceux des philosophies politiques classiques. Bien que le mot « idéologie » soit aujourd’hui disqualifié par l’idéologie libérale, un paradigme politique est une idéologie, un modèle politique du monde, un programme de travail pour les SHS. Tout part de la catastrophe écologique qui s’avance puisqu’elle nous oblige à penser l’impensable, à remettre fondamentalement en question les relations entre les humains et les non-humains. Une révolution dans la pensée et dans l’action.

Certains observateurs du changement de paradigme ont cru d’abord déceler une transition en cours entre l’ancienne civilisation industrielle productiviste et une nouvelle civilisation émergente rendue possible par les avancées de l’électronique. Nous entrerions alors dans la civilisation postindustrielle, la civilisation de l’information, dans la cyberculture et la réalité virtuelle, voire dans le transhumanisme par l’intégration du numérique dans le biologique, à la recherche d’une nouvelle espèce posthumaine. Bien sûr, ces nouvelles technologies existent, mais elles ne sont que l’écume apparente d’un monde contemporain qui n’a jamais autant consommé d’énergie et de matières premières qu’aujourd’hui. Elles sont les symptômes de la pensée et de l’action technoscientifiques les plus conformes au modèle productiviste. Elles ne représentent aucune alternative matérielle ou spirituelle, économique ou sociale, philosophique ou politique, au productivisme. Dès lors, pourquoi tant de travaux sur le postindustrialisme et si peu sur la catastrophe écologique ?

Le « postmodernisme » est une autre philosophie, assez présente dans les ouvrages issus des sciences sociales. Celui-ci s’opposerait au rationalisme et au positivisme issus des Lumières du XVIIIème siècle pour promouvoir un relativisme, un constructivisme, un sociologisme qui professe que le monde social et même le monde naturel sont « construits ». Tous les modèles de la réalité, qu’ils soient culturels ou naturels, seraient des « textes » qu’il s’agirait de « déconstruire » pour dénoncer les illusions de la naturalité. Ces textes, dès lors, auraient chacun leur validité, et aucun n’aurait un accès privilégié à la vérité. Il n’y aurait que du discours. Sans entrer plus avant dans ces controverses passionnantes, posons-nous la question de la rareté des recherches universitaires sur l’irréductibilité et

652Clive Hamilton, Requiem pour l'espèce humaine, Paris, Presses de Sciences-Po, 2013.653Les alinéas suivants reprennent quelques considérations énoncées dans le chapitre 11 de mon livre : Antimanuel d'écologie, Paris, Bréal, 2009.

l’indissociabilité de la nature et de la culture ? La culture fait partie intégrante de la nature, mais cette dernière ne nous est accessible qu’au moyen de la culture. En termes abstraits, il y a transcendance mutuelle de la nature et de la culture. Ou encore, à la manière de Philippe Descola, la cosmologie occidentale est une forme d’expérience du monde parmi d’autres, une des tentatives humaines d’explication de l’opération la plus commune et la plus complexe qui soit : la transformation du sensible en intelligible.

La co-évolution de la nature et de la culture ne peut s’accomplir au détriment de la première, ainsi que le prouvent les réalisations du modèle productiviste. Autrement dit, la nature possède à la fois une valeur intrinsèque et une valeur instrumentale. Notre identité humaine n’aurait aucun sens si elle n’incluait pas, comme une part indispensable d’elle-même, celle des animaux et des plantes, des écosystèmes et de la Terre. En dégradant ou détruisant les non humains naturels, nous disqualifions aussi notre identité humaine. Nous connaissons, par exemple, les deux attitudes possibles vis-à-vis du sol en comparant les méfaits de l’agriculture productiviste aux bienfaits de l’agrobiologie. Y a-t-il, dans les SHS, une « théorie critique » développée à partir des connaissances écologiques ? Par exemple, une recherche dont l'axiome serait que la Terre que nous habitons n’est pas qu’un support matériel, non plus qu’une simple biosphère, c’est notre écoumène. « L’écoumène, c’est à la fois la Terre et l’humanité ; mais ce n’est pas la Terre plus l’humanité, ni l’inverse ; c’est la Terre en tant qu’elle est habitée par l’humanité, et c’est aussi l’humanité en tant qu’elle habite la Terre. L’écoumène est donc une réalité relative, ou, plus exactement dit, relationnelle ; d’où notre définition : l’écoumène, c’est la relation de l’humanité à l’étendue terrestre »654.

Les relations sociales elles-mêmes furent souvent édifiées sur l’impératif « comme maître et possesseur », facteur commun à de nombreuses attitudes des mâles humains. Les SHS se sont-elles emparé de l'écoféminisme ? Pendant des millénaires, sur tous les continents, les hommes ont considéré les femmes, les enfants, les esclaves, les animaux et les terres comme leur acquisition, leur possession, leur propriété. Le patriarcat, le sexisme, le racisme et l’ethnocentrisme doivent laisser la place à une vision partenariale, multiculturelle, diversitaire, des relations entre humains. La domination des mâles les uns sur les autres (domination de classe, racisme) ou sur les non mâles, a les mêmes racines, et les mêmes issues, que la domination sur la nature.

654 Augustin Berque, Être humains sur la terre, Gallimard, Paris, 1996, p. 78.

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Boudes P. & S. Ollitrault - La sociologie de l’environnement et des mouvements sociaux face à l’écologie politique

Philippe Boudes* et Sylvie Ollitrault***Agrocampus Ouest et UMR ESO-CNRS**CNRS,CRAPE-Sciences Po Rennes1 EHESP

Comme le souligne opportunément l’argument de ce colloque, les sciences sociales hésitent quant à leur positionnement face à la thématique de l’écologie politique. Parce qu’il s’agit pourtant, de prime abord, d’un évènement social incontournable, qui articule des enjeux environnementaux et collectifs, la sociologie, comme ses consœurs, aurait pu en faire une entrée centrale, a fortiori pour les chercheurs spécialisés dans l’étude des dimensions sociologiques et politiques de l’environnement et des mouvements sociaux. Mais cela n’est pas le cas : il y a bel et bien des sociologies de l’environnement (e.g. Redclift & Woodgate, 2002 ; Barbier et al. 2012), des mouvements sociaux environnementaux et des politiques d’environnement (Bozonnet & Jakubvec, 2000 ; Boy et al, 2012), mais pas directement de sociologie de l’écologie politique. Parmi les objets d’étude de ces champs de recherche, on ne retrouve pas non plus directement l’écologie politique, mais des éléments proches, dont l’écologisme et la sensibilité écologique (Sainteny, 2012 ; Bozonnet 2012), les associations environnementales (Micoud, 2005), les controverses et la gouvernance (Barbier & Rémy, 2012) ou les pratiques et modes de vie (Dobré & Juan, 2009). On trouve encore, avec Vaillancourt (2004), une sociologie des mouvements verts et de l’environnement, renommée écosociologie, et sous la plume de Foster et Clark (2008), une sociologie de l’écologie scientifique – mais à notre connaissance pas de sociologie de l’écologie politique. On pourrait proposer une autre lecture de ce constat, en arguant que l’écologie politique est transversale à l’analyse sociologique des questions d’environnement, et qu’elle est donc omniprésente. Toutefois, force est de constater que, à l’instar des autres sciences humaines et sociales, la sociologie ne s’est pas intéressée à l’écologie politique dans toute sa complexité. En reprenant Buttel (2002), on peut dire que l’analyse de l’écologisme (environmentalism) et du mouvement écologiste (ecological movement) s’est limitée à trois perspectives. La première a été celle de Dunlap et de ses collaborateurs : il s’agit d’une mise en cause d’une vision du monde dominante (western world view), celle d’un progrès humain pensé en terme matériel (production et consommation) et qui légitime de fait la domination sur la nature. Les limites de cette vision du monde, concomitantes de la montée des préoccupations écologiques mais aussi des connaissances sur l’environnement, ont conduit à la mise en avant d’une vision alternative : « une éthique qui implique le rejet des postulats de la pensée sociale dominante par de plus en plus de groupes sociaux qui se voient eux-mêmes comme faisant partie de la nature » (ib.:51). Le nouveau paradigme écologique de Catton et Dunlap (1978) illustre pleinement la mise en œuvre de ce courant de pensée en sociologie. La seconde approche reprend les positions de R. Inglehart sur le post-matérialisme : l’intérêt pour la nature et pour la qualité de vie – et non plus pour les biens matériels – sont des valeurs post-matérielles qui prédisposent les citoyens à adhérer aux valeurs ou à s’investir dans des mouvements écologistes. La troisième

perspective situe la montée de l’écologisme comme la conséquence du déclin des structures politiques traditionnelles, en particulier dans la prise en compte des nouveaux risques, de la santé et la justice environnementale.Si ces approches ont permis d’approfondir l’analyse de l’organisation des mouvements écologistes, de leur histoire et de leur fonction, elles ne rendent compte ni des fluctuations de ces mobilisations, ni des mouvements anti-environnementalistes, ni de la diversité de ces mouvements écologistes, ni de la construction sociale de certaines expressions actuelles de l’écologie (dont la justice environnementale ou la prolifération de gestes dorénavant respectueux de l’environnement qui n’auraient pas été qualifiés ainsi 30 ans auparavant). Il ne fait aucun doute que nos disciplines ont les ressources cognitives pour aborder l’écologie politique. Ce sont donc des facteurs d’ordre historiques, sociaux et culturels qui ont minimisé de fait l’intérêt des sociologues pour l’écologie politique. Plutôt que de faire fi du passé et de chercher à embrasser une sociologie de l’écologie politique, notre approche vise à clarifier ces blocages : nous en proposons une lecture à partir de l’expérience de deux chercheurs impliqués dans leurs domaines, la sociologie de l’environnement et celle des politiques et des mouvements sociaux environnementaux. L’énumération et la compréhension de ces difficultés nous conduira finalement à esquisser quelques éléments à partir desquels la sociologie et les sciences politiques peuvent tenter d’approcher de manière plus complète l’écologie politique.La sociologie de l’environnement et l’écologie politiquePar sociologie de l’environnement, il faut entendre la production sociologique rattachée à ce champs relativement institutionnalisé, qui est notamment présent dans les associations internationale, européenne, ou nationales de sociologie, y compris des groupes de recherche francophone (AISLF) et français (cf. Boudes, 2008). Pour expliquer les difficultés qu’a rencontrées cette sociologie de l’environnement pour appréhender l’écologie politique, on scindera celle-ci en deux entrées pour appréhender d’une part la question de la mobilisation collective, et d’autre part la question de l’environnement dans sa dimension sociale.

Un intérêt limité pour les mobilisations collectives.Sur la question de la mobilisation collective relative à l’environnement, les sociologues de l’environnement s’accordent à mettre en avant deux aspects. D’abord, il existe une séparation entre les mouvements de protection de la nature et les mouvements écologistes. Dans le cas de la France, les premiers sont les héritiers des sociétés savantes naturalistes de la fin du XIXè et du XXè siècle. Leur institutionnalisation et leur reconnaissance depuis les années 1970, avec la figure de la FNE (France Nature Environnement), tiennent à leur capacité de lier des éléments scientifiques expliquant les dynamiques naturelles globales et des connaissances locales permettant une forme de gestion différenciée selon les situations et de plus en plus un rôle de médiation entre les citoyens et l’Etat ou ses représentants. De fait, si ces associations sont des acteurs privilégiés des enjeux environnementaux, leur porté critique et politique est faible : tout en s’imposant aujourd’hui comme l’un des acteurs à part entière de la gouvernance environnementale, elles limitent leurs ambitions aux dimensions naturalistes des enjeux environnementaux, le seul enjeu social demeurant la médiation de ces

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connaissances. Tout au plus, à travers leur prise en compte des spécificités locales, elles « permettent une recomposition de l’action publique [et participent également] à l’intégration de la critique écologiste en acceptant le rôle et la place institutionnels de corps intermédiaire dans les procédures de concertation ». Au contraire, les seconds mouvements sont le produit d’une critique sociale généralisée et sont porteurs d’un changement radical plus global dont l’objectif est la défense d’une nature et d’une société victime de l’industrialisation et soumise à la recherche d’un « progrès » devenu une fin en soi. Or, durant les années 1970, l’analyse des mouvements sociaux a été monopolisée par l’approche de A. Touraine et ses recherches sur les nouveaux mouvements sociaux. Touraine voit dans les nouveaux mouvements sociaux les « sages femmes de l’histoire actuelle » (Vaillancourt, 1991:7), et c’est pourquoi il veut saisir, parmi ces mouvements, celui qui pourra prendre la place du désormais moribond mouvement ouvrier. Avec son équipe (1980), il va s’intéresser à l’un des aspects importants du mouvant écologiste de l’époque, le mouvement anti-nucléaire. Mais l’ambition de ce travail négligera l’enjeu de ce mouvement en particulier. Les auteurs reconnaissent d’ailleurs, qu’ils étaient « à la recherche d’un conflit et d’un mouvement social plutôt que d’une nouvelle image de la culture, c’est à dire des relations entre une société et son environnement. Peut-être [ont-ils] fait le mauvais choix et [ont-ils] mal éclairé le sens le plus important de la lutte anti-nucléaire. Mais, au moment où se place [leur] recherche, ce risque apparaît limité.» (ib.:34). Touraine et al. marquent à plusieurs reprises leur prise de distance avec l’environnement : ils s’intéressent moins à la pensée écologique au cœur de ces mouvements qu’à l’orientation politique qui les caractériserait mieux : « Si nous avons pensé pouvoir trouver un mouvement social dans la lutte anti-nucléaire, c’est parce que celle-ci s’est donnée presque dès le début une orientation politique, en ce sens qu’elle a constamment cherché à transformer un courant d’opinion écologiste en une véritable lutte sociale, définissant précisément son adversaire » (ib.:31).L’entière sociologie des mouvements sociaux et de l’environnement a accordé par la suite peu de place aux mouvements écologistes, à l’exception de chercheurs québécois dont Babin (1991) sur le nucléaire au Canada, ou Vaillancourt (1982) sur les mouvements verts québécois et les liens entre écologie et actionalisme, et quelques travaux Allemands (dont Brandt et al., 1987, cf. infra). Davantage d’intérêt aurait pu également être donné aux travaux de S. Moscovici sur les mêmes mouvements des années 1970. D’après lui, (Moscovici, 2002 : 42) à travers ces mouvement, « il s’affirmait quelque chose de plus profond et de plus continu dans la culture et dans la réalité politique occidentale : […] il s’agissait de mouvements que j’ai appelé naturalistes, c’est-à-dire qui ont tenté au cours des siècles de changer les rapports entre la culture et la nature. » Mais là encore, peut-être à cause de son statut de psychologue puis de son intérêt aux minorités actives, ces réflexions n’ont eu que peu de repreneur (cf. Rudolf, 1998 ; Picon, 2012).Une autre difficulté pour saisir les mouvements d’écologie politique a été leur profusion. En s’intéressant par exemple aux associations environnementales, A. Micoud (2005) constate qu’il est finalement impossible de les inventorier. Elles regroupent les héritières des sociétés savantes naturalistes, les nouvelles associations qui partent de

conflits locaux pour élargir leur propos aux politiques nationales et européennes, et encore d’autres formes de mobilisations qui « ont joué un rôle important pour constituer ce milieu extrêmement composite de la sensibilité écologiste. » (ib. :3). Impliqués au-delà du seul monde associatif car souvent reconnues par les autres acteurs publics, ce mouvement associatif écologiste serait certes un vecteur de valeurs environnementales, mais son hétérogénéité permet mal son étude. Si A. Micoud y voit « un ordre qui ne se connaît pas comme tel », force est de reconnaître que lui-même n’a pas su dépasser la diversité de cette nébuleuse associative pour se saisir de ce mouvement.C’est paradoxalement en Europe de l’Est et du Nord que la sociologie de l’environnement s’est peut-être le plus largement intéressée aux mouvements sociaux environnementaux, principalement à travers leur rôle dans les transitions démocratiques de ces pays. Ainsi, les travaux de Yanitski (1993) ou Jehlicka (1994) ont montré comment les mouvements verts comptaient parmi les seuls lieux de contestations autorisés et sur lesquels s’appuyaient les opposants aux régimes : « le vert devient une couleur de protection pour toutes sortes d’opposant et de critiques » (ib., repris par Telesiene, 2012:355). Il s’agit toutefois d’une importance relative et accordée temporairement à ces mouvements : cette forme d’éconationalisme s’est amoindri en même temps que déclinait l’emprise de l’URSS sur ces pays. Aujourd’hui, « même si le niveau de conscience environnementale est élevé dans ces pays, l’activisme environnemental reste faible (comparé à celui de l’Europe de l’Ouest) » (Telesiene, 2012:355).Enfin, la relative importance donnée ici à la portée critique de l’environnementalisme est toutefois remise en cause par le courant de modernisation écologique qui s’est imposé en sociologie de l’environnement peu avant les années 2000 (Buttel, 2000). Ce courant attribue un rôle mineur aux mouvements sociaux environnementaux dans le processus de transformation écologique (Mol, 2008). En effet, la modernisation écologique oriente son analyse non plus sur la dégradation environnementale mais sur la prise en charge de l’environnement par l’ensemble des institutions. De fait, « la réorientation de l’Etat et du marché dans la théorie modernisation écologique modifie aussi la position et le rôle des mouvements sociaux dans le processus de modernisation écologique » (Mol, 2000:141-2). Si ces derniers avaient une place prépondérante dans les années 1970, avec une capacité à mettre sur l’agenda public et social les problèmes d’environnement, maintenant que les gouvernements et dirigeants ont pris en charge ces questions ils n’auraient plus qu’un rôle d’accompagnateur actif, d’observateur critique. Leur indépendance permettrait une posture pleinement réflexive, mais ils ne peuvent plus être au cœur de l’analyse sociologique de l’environnement.L’analyse historique de l’écologisme lituanien que propose Rinkevicius (2000) arrive aux mêmes conclusions. En étudiant les transformation des mouvements écologistes sous le régime soviétique, lors de la libération nationale, et dans la transition actuelle vers une société libérale et orientée vers le marché, Rinkevicius montre que cet activisme environnemental a délaissé peu à peu son rôle d’opposition pour s’intégrer davantage et devenir un acteur institutionnel à part entière – comme la plupart des mouvements d’Europe occidentale. Pour Rinkevicius, cet activisme en Lituanie maintient un double système de valeur mêlant un projet pragmatique d’auto-éco-gestion à

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des aspects plus idéologiques que l’auteur nomme « romantique-idéalistes » (romantic-idealistic aspects).Dans tous les cas, on constate que les mouvements sociaux environnementaux des années 1970 n’ont pas fait l’objet d’une analyse approfondie alors qu’ils semblent avoir joué un rôle important dans la reconnaissance contemporaine des enjeux écologiques. D’autre part, l’intérêt actuel porté envers ces mouvements tendrait à être amoindri à cause de la monté d’autres acteurs, dont l’Etat et les acteurs économiques, comme cela est mis en avant par le courant de modernisation écologique.Le cas de l’Allemagne, tel que décrit par Lange (2012:386), illustre pleinement cette difficulté à se saisir dans une même démarche des mouvements emblématiques et contestataires des années 1970 et des mouvements plus contemporains. « La thématique des nouveaux mouvements sociaux, écrit cet auteur, ne peut pas être discutée sans évoquer le rapport de tension existant entre les revendications de reconnaissance politique et culturelle du jeune mouvement écologique, d’un coté, et celles du mouvement ouvrier comme protagoniste classique de la question sociale, de l’autre ». Lange insiste notamment sur le rôle que les Verts ont joué au parlement allemand et à leurs effets régulateurs sur les positions radicales des activistes et sympathisants du mouvement.

Un enjeu environnemental qui se suffit à lui-mêmeOn peut dire, par ailleurs, que face à la question de l’environnement, les sociologues se sont retrouvés démunis et ont dû restreindre leurs travaux à la recherche d’une définition strictement sociologique de cette nouvelle question. Le premier enjeu de cette définition concernait la possibilité épistémologique, pour la discipline, de se saisir ou non des interactions entre nature et société. Le célèbre article de Catton et Dunalp (1978) rappelait ainsi que les sociologues avaient toujours mobilisé des paradigmes anthropocentriques qui donnaient une place exceptionnelle à l’humanité, au détriment des dynamiques naturelles. C’est cette fermeture de la sociologie à l’environnement qui conduit Murphy à parler d’une « sociologie de Disneyworld », coupée de la réalité matérielle, et Micoud d’une « sociologie canal-historique », rejetant tout nouvel angle d’approche. Une partie des débats se focalise alors sur la pertinence d’une analyse sociologique de l’environnement et propose une relecture des classiques pour statuer sur la légitimité historique et épistémologique (Boudes, 2008) de ce champ, e.g. sur Marx (Foster), Weber (Murphy), Durkheim (Jarikovski ; Candau & Lewis), ou Simmel (Gross ; Boudes).A cela s’ajoute une réelle difficulté pour définir cet environnement, c’est-à-dire à la fois déterminer les termes de l’interaction nature-société et la part des influences réciproques entre dynamiques naturelles et sociales (Boudes, 2012:119). Autrement dit, dans de nombreux cas et notamment en ce qui concerne le changement climatique, tant que les causes des préoccupations environnementales ne sont pas explicites, les réflexions sociologiques portent autant sur la conceptualisation des relations entre société et nature (Buttel, 1986:360) que sur l’analyse des dynamiques sociales associées. Dans ces deux cas, liens aux classiques et définitions, l’effort de recherche est tel qu’il ne peut pas s’ouvrir à d’autres objets comme l’écologie politique. De plus, cet intérêt pour l’environnement et l’écologie n’est pas toujours

valorisé par la sociologie institutionnelle. B. Picon se rappelle ainsi, du temps de sa participation au comité directeur de la Société Française de Sociologie : « J’ai essayé de plaider la cause environnementale sans aucun succès. On me disait ‘pittoresque’ » (cité dans Boudes, 2008). En France, les chercheurs impliqués dans la sociologie de l’environnement ont toujours dit subir cette marginalisation : A. Micoud, qui parle de la sociologie canal historique fermée sur elle-même, B. Kalaora (1998) qui montre combien la sociologie est restée un champ délaissé par ses confrères, ou encore C. Cleys (2004), qui s’impose de répondre à la question de savoir pourquoi les sociologues de l’environnement sont suspectés d’être eux-mêmes écologistes – suspicion pourtant absente d’autres domaines de la sociologie.Dès le départ, les sociologues ont négligé le caractère heuristique de l’environnement – la complexité des dynamiques sociales et naturelles – pour le considérer comme une idéologie. Or, il faut lire la montée des préoccupations environnementales comme une revendication d’un patrimoine pour la nouvelle classe moyenne des trente glorieuses, qui vient contrebalancer le processus de dépossession généralisé du salariat : dépossession des terres, des moyens de production, de la propriété privé (Aspe, 1998). Les nouvelles formes de revendications environnementales sont le produit de la rencontre de cette transformation de la nouvelle classe moyenne avec l’écologie scientifique : « l’écologie scientifique n’a pas créé la question environnementale, mais a donné à des agents, confrontés à de nouveaux rapports sociaux un support idéologique, leur permettant d’inscrire leur comportement dans une autre rationalité » (ib.:24). En posant l’environnement comme un objet idéologique, force est de limiter l’analyse des mouvements qui s’y rattachent à des enjeux structurels qui les dépassent et à ne pas leur accorder une existence pour eux-mêmes mais pour le phénomène qu’ils illustrent – ici, principalement la montée de la classe moyenne.Un autre enjeu de la sociologie de l’environnement demeure celui de l’interdisciplinarité et de la complexité des dynamiques environnementales. Ce chantier de recherche a lui aussi occuper les forces vives, et la revue Natures Sciences Sociétés, où la sociologie est relativement représentée, illustre l’intérêt pour ces thèmes. Toutefois, ces questions ont, de fait, détourné les chercheurs d’autres enjeux, dont celui de l’écologie politique. L’interdisciplinarité est semble-t-il un champ de reconnaissance pour les sociologues travaillant sur l’environnement. Dans cette perspective, ils sont plus enclins à discuter de la mise en œuvre de cette interdisciplinarité et de l’épistémologie des sciences de l’environnement plutôt qu’à entreprendre à nouveaux frais le chantier de l’écologie politique.Ce récit n’est d’ailleurs pas strictement français ou européen. Outre Atlantique, les travaux d’inspiration marxiste se sont heurtés à un manque de reconnaissance criant. Ce n’est par exemple que plus de 25 ans après la présentation de sa théorie de l’engrenage de la production (treadmill of production), qui ouvre pourtant tout à fait la voie à une réflexion sur l’écologie, que A. Schnaiberg (2008) a pu faire école et mobiliser des chercheurs sur ce thème. D’une manière générale, la sociologie de l’environnement était assez faible sur le plan théorique et institutionnel : elle n’a pas été totalement libre du choix de ses objets, et s’est régulièrement laissée emporter par

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d’autres courants, dont la sociologie des sciences, l’anthropologie de la nature, ou la sociologie et l’écologie urbaine.

Des ouvertures possibles à une analyse limitée mais réelle de l’écologie politiqueFaut-il se résigner à dire que la sociologie de l’environnement a définitivement exclu l’écologie politique de son spectre de recherche ? Il est certain que ce champ disciplinaire est encore peu précis, mal définit, mais dans le même temps les réflexions sur son existence même (Buttel, 2002 ; Boudes, 2008) ont permis de le stabiliser. Autrement dit, si les débats sur les classiques et l’environnement sont toujours présents, si l’interdisciplinarité est toujours un débouché important pour les chercheurs, si les mouvements sociaux ne sont pas le cœur de cette spécialité, il n’en reste pas moins vrai que ce champ sociologique est toujours a l’affut d’une réflexion sur l’écologie politique lato sensu. Au sens large, car cette écologie politique est appréhendée à différentes échelles et sous différentes formes. Le terme le plus fédérateur pour en parler serait celui de réaction sociale généralisée, une réaction sociale portée par des revendications initialement relatives à la nature et l’environnement mais se déployant finalement dans toutes les dimensions de la société. Les thématiques de la sociologie du risque et de la justice environnementale ont largement incarné cette définition. Elles proposent des relectures critiques des sociétés contemporaines qui, bien qu’elles ne soient pas nécessairement nouvelles, mettent en avant les entremêlements entre dynamiques naturelles et sociales. Par ailleurs, les recherches sur les controverses, la gouvernance et la participation démocratique sont de plus en plus nombreuses et s’ancrent pleinement dans l’analyse sociologique de l’environnement. A tel point qu’il possible d’envisager que cette sociologie de l’environnement fédère ces recherches et contribue à rappeler le rôle central de l’environnement et des mouvements écologiques dans ces travaux. D’une certaine manière, en se demandant récemment si les sociologues doivent devenir les experts des controverses environnementales, Némoz & Grisoni (2012) vont dans ce sens : bien que leur propos concerne davantage la relation entre expertise, distance et engagement, elles insistent sur la place croissante des sociologues dans l’analyse des controverses et, par là, sur l’importance des nouvelles formes de gouvernances où l’ensemble des formes de savoir tendent à être reconnues (malgré des contre-exemples, e.g. Alphandéry et al., 2012).Autrement dit, il existe un réel intérêt des chercheurs pour l’analyse du rôle du rapport à l’environnement dans les mobilisations et les changements sociaux. La thématique de la transition écologique va clairement dans ce sens, et de nombreux travaux pointent également cette relation à la nature comme support de mobilisation (Emelianoff & Stagassy 2010 ; Boudes, 2011, Helier & Namias, 2012). Ces derniers soulignent que à travers la demande sociale de nature, par exemple la végétalisation des villes, se joue une réappropriation de l’espace urbain par les citadins, mais encore une prise en charge de problématiques globales comme la biodiversité ou le changement climatique. C’est certainement à travers ces deux chantiers, sur les controverses et la gouvernance d’une part, et d’autre part sur la nature comme support de mobilisation, que des travaux de sociologie de l’environnement pourraient s’ouvrir à l’écologie politique.

L’écologie politique vue par les politistes

Une ouverture récente

En science politique, les travaux sur l’écologie politique ont intéressé les spécialistes de la sociologie électorale (Boy), et des partis politiques (Sainteny, Villalba et Faucher) ou des mouvements sociaux (Roche, Ollitrault). Or, la sociologie des mobilisations, on l’ a vu, a longtemps été dominée en France par l’approche de A. Touraine qui a marqué le champ de la recherche en analysant les contestations antinucléaires. Au milieu des années 1990, la science politique française a importé de nombreuses théories ou modèles venus d’auteurs anglo-américains. Le tournant a été marquant car de nombreux analystes (Rucht, Inglehart, Kandermans, MacAdam, Snow & Benford) ont travaillé notamment sur les mouvements verts et les formes de protestations des pays occidentaux, plutôt nord-américains, scandinaves ou allemands. D’un seul coup, l’univers de la recherche en science politique française s’est donc ouvert à d’autres écoles et à d’autres terrains.

Les politistes français ont alors importé une littérature qui a mis en évidence que si des traits communs montrent la transnationalité du mouvement, il n’en est pas moins resté spécifique à chaque contexte national original (Ollitrault, 2008). Ainsi, l’écologie politique est née d’une forte circulation des idées et des acteurs tout en prenant des formes singulières selon les contextes politiques, culturels et de protestation (Hayes-Ollitrault, 2013). La connaissance du contexte culturel dans lequel s’inscrit l’écologie politique donne-t-il à voir les défis singuliers que le mouvement doit relever en France ? En revanche, si en science politique française, la littérature en matière de politiques publiques, de sociologie des risques ou de sociologie des sciences est conséquente (Lascoumes, Barthes, Borras, Le Bourhis, Halpern…), nous remarquons que l’étude des acteurs de l’écologie politique a été délaissée au profit des seules études des processus de mise en œuvre d’expertise.

Les nouveaux défis pour analyser l’écologie politiqueCe manque d’analyse des acteurs au profit des décisions a pour conséquence de nous désengager d’une véritable réflexion sur les « pouvoirs », sur les modalités d’accès et de prise position dans le système politique central (gouvernement, instances décisionnelles). Le défi ne serait-il pas d’articuler étude du mouvement social qui nourrit la pensée, les modes d’action de l’écologie politique et celle des modalités d’exercice de la prise de décision lorsque le mouvement s’institutionnalise ? Cette tension travaille fortement le mouvement depuis son origine et explique nombre de ses recompositions. Parallèlement, les travaux sur l’écologie politique en tant que force politique restent marginaux puisque les politistes soit s’intéressent à sa dimension protestataire, soit n’observent les acteurs que sous l’angle des politiques publiques. Le découpage disciplinaire entre études électorales, sociologie de l’action publique (de l’expertise), sociologie des mouvements sociaux éclatent l’objet écologie politique au point que même les arguments développés par le mouvement social sont souvent renvoyés à la sociologie pragmatique (Cefaï, Thévenot) qui reprend le discours pour décrire le développement d’une mobilisation en ayant tendance à oublier que le mouvement social a déjà une histoire, une mémoire se recompose par rapport à ces luttes.

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Pour preuve, Notre Dame des Landes devient peu à peu espace de protestation qui tout en le renouvelant, se situe dans le sillage des luttes écologistes telles que le Larzac et Plogoff (usage des squats, désobéissance civile, nombreuses manifestations de masse avec mise en scène de la ruralité). G. Hayes et moi-même (2011) avons mis en lumière que le mouvement social ne peut que se nourrir des représentations ambiantes de l’écologie qui se transforme sous l’effet du temps et du substrat culturel. Nous avons montré que l’écologie française comporte un volet affirmé de la défense de la terre agricole qui s’explique aussi par la présence dans le mouvement social du syndicalisme agricole (Confédération paysanne) et de sa position à l’égard de la configuration des forces syndicales et politiques. L’enjeu est de spécifier ce que peut être l’écologie politique française qui est à la fois une partie du mouvement social global et qui comporte ses spécificités propres. Autre point, le mouvement politique doit prendre en compte d’autres préoccupations qui sont souvent négligées, stigmatisées parce qu’elles relèveraient de ces mobilisations d’habitants, de profanes, de NIMBY. Or ces préoccupations portées par des groupes d’habitants socialisés à l’écologie sans être militants, commencent à se multiplier au point de « déranger » les catégories « militantes » et parfois « sociologiques ». Elles révèlent de nouvelles anxiétés sociales autour des questions de l’air intérieur, des antennes de téléphonie mobile, de l’usage de techniques. La question de la santé environnementale se diffuse, mobilise et devient une part du nouveau périmètre de l’écologie politique. Or, pour l’instant, ce versant intéresse surtout la sociologie de l’action publique et de l’expertise, ne serait-il pas intéressant d’observer comment se recompose l’offre politique de l’écologie politique, sa capacité à faire caisse de résonance avec les nouvelles demandes sociales qui émergent d’une sensibilité à l’environnement portée par des profanes ?Il nous apparait que l’enjeu essentiel est d’articuler les modifications structurelles d’une société dans son rapport à l’environnement qui dépend étroitement de données sociales, économiques et culturelles avec l’expression de l’écologie politique. Cette expression est elle-même dépendante de la capacité à s’insérer dans les contraintes du système politique et administratif, car même en situation d’alliance politique, le poids d’un mouvement social et sa capacité de prise de décision ou d’influence est faible (cf. le dossier nucléaire, ou le « poids » du lobby agro-alimentaire en Bretagne…)

ConclusionL’ensemble de ces éléments permettent de légitimer un champ de recherche jusqu’à présent écarté des thématiques centrales pour des raisons d’ordre historique, contextuel, institutionnel, et non pas épistémologique ou cognitif. Au contraire, il apparait que l’écologie politique a pleinement sa place dans les disciplines présentées, et que son analyse permettrait notamment de renouveler les approches contemporaines, notamment sur la définition même de l’environnement et de l’écologie, sur la nature des mouvements sociaux environnementaux, sur leur institutionnalisation et sur leur expression politique.

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Martin F. & R. Larsimont - L’écologie politique depuis l’Amérique Latine

Facundo Martín : Professeur du Département de Géographie de l’Universidad Nacional de Cuyo, Mendoza, Argentine.Robin Larsimont : Chercheur doctorant en Géographie à l’Universidad de Buenos Aires (UBA) et à l’Instituto de Ciencias Humanas, Sociales y Ambientales (CONICET- INCIHUSA) de Mendoza, Argentine.

Introduction Cette contribution part du constat qu’un regard rapide sur les fondements des différentes écologies politiques à niveau international semble amplifier la difficulté à définir ce large champ en construction. Sous un même vocable, se trouve des terreaux divers et malgré de nombreuses références communes, ces origines différentes semblent avoir généré des approches épistémologiques et ontologiques distinctes. En nous penchant sur la manière dont se construit l’écologie politique DEPUIS l’Amérique latine, nous voulons dans un premier temps, souligner que les diverses perspectives d’une possible « écologie cosmo-politique655 » s’enracinent dans ; (1) l’histoire des connections entre disciplines dans différents cadres institutionnels ainsi qu’au travers de la circulation et reproduction des connaissances au sein de certains régionalismes académiques dominants, (2) dans les relations en matière d’environnement entre science, politique et mouvements sociaux, à échelle régionale ou nationale, (3) dans le rôle que joue la mobilité de certaines personnalités d’un monde académique à l’autre et celui des traductions.Dans un deuxième temps, et à partir de cette toile de fond, nous distinguerons certaines particularités de cette version latino-américaine (à continuation EPlat), en soulignant le caractère explicite de son lieu d´énonciation, les diverses conceptualisations de ses principaux contributeurs et la croissante conflictivité territoriale qui l´alimente.

Régionalismes dominants, diffusion, réception et mobilitéBien que le dialogue semble petit à petit s’amorcer - comme en témoigne l’initiative de ce colloque - et que les différences tendent à s’estomper avec certaines contributions au caractère englobant ou global656, il semblerait encore régner certaines confusions et erreurs de

655 Allusion à la proposition originale d´une géographique cosmopolitique de Chartier & Rodary (2007) et en résonnances aux considérations d´un cosmopolitisme critique développé par le dialogue entre Walter Mignolo et Boaventura de Sousa Santos. Respectivement; Chartier, D & Rodary, E (2007) Géographie de l´environnement, écologie politique et cosmopolitiques. En L´Espace Politique. N°1; Mignolo, W. 2003. Historias locales/diseños globales: colonialidad, conocimientos subalternos y pensamiento fronterizo. Madrid, Ediciones Akal; Sousa Santos, B (2010) Refundación del Estado en América Latina. Perspectivas desde una epistemología del sur. Buenos Aires, Antropofagia; Santos, B (2002), La globalización del derecho. Los nuevos caminos de la regulación y la emancipación, Facultad de Derecho, Ciencias Políticas y Sociales, Universidad Nacional de Colombia- ILSA, Bogotá, 2da edición.656 Swyngedouw, E. (2011). ¡La naturaleza no existe! La sostenibilidad como síntoma de una planificación despolitizada. Urban n°01 44-66; Peet, R. Robbins, P and M. Watts., eds (2011). Global Political Ecology. New York, Routledge. Forsyth, T (2003) Critical Political Ecology: The Politics of Environmental Science, London, Routledge.

casting. De quelle écologie politique parle-t-on ? S’agirait-il d’un courant académique critique en matière d’environnement d’un côté, face à un projet politique alternatif de l’autre? Les deux ? Tentons à titre d’introduction et très brièvement de simplifier de façon non exhaustive, les contours et généalogies de trois principales versions, la political ecology, l’écologie politique et l’ecología política:La Political Ecology serait une approche universitaire multidisciplinaire au cœur des études sur l’environnement et le développement, qui s’est développée à partir des années 1970 dans le monde anglo-saxon, principalement dans le cadre d’une tentative depuis la géographie et l’anthropologie de dépasser certaines limites que l’écologie humaine ou culturelle, leur imposait, à savoir : la surévaluation des facteurs écologiques et le caractère trop confiné de l’échelle d’analyse.657 La critique se consolida d’abord dans les années 1980 sous une perspective structurelle, entre autres inspirée du marxisme et de la théorie de la dépendance, mais l’aspect quelque peu figé de cette dernière fut plus tard défié sous l’influence du post-structuralisme dans les années 1990. Cette political ecology semble avoir aujourd’hui consolidé son objet d’analyse autour de la question des rapports de force en matière de gestion de l’environnement et de production de savoir dans ce domaine, en soulignant particulièrement les dimensions idéelles et discursives du pouvoir.658 À ce propos, de récentes publications de géographes francophones659, utilisant le terme anglophone de political ecology témoignent leur volonté de ne pas confondre cette approche avec l’ « écologie politique ». Cette Écologie politique, nettement moins confinée au cadre universitaire, ferait quant à elle plus référence à un type spécifique de politique de l’environnement, à une contribution à un projet politique et social alternatif, voir également pour certains à une sorte d’« humanisme renouvelé »660. Les alternatives possibles reflèteraient les arrivées de courses entre lièvres et tortues, en dans lesquelles ces dernières prendraient plus le temps de s’intéresser - sous différents paradigmes - aux sciences, aux natures et aux politiques661, autrement dits aux causes profondes des problèmes environnementaux.Quant à l’ « ecología política », construite principalement autour des travaux de Martinez-Alier, elle ferait référence à l’étude des conflits écologiques distributifs dans une économie, écologiquement chaque fois moins soutenable662. Cette variante est particulièrement influencée par l’économie écologique, un courant qui vise le conflit structurel entre l’économie et l’environnement et la « prise

657 Benjaminsen, T & Svarstad, H (2009). « Qu’est-ce que la « political ecology » ? » Natures Sciences Sociétés 17, 3-11.658 Benjaminsen, T & Svarstad, H (2009) op.cit 659 Blanchon, D & Graefe, O. (2012) « La radical political ecology de l'eau à Khartoum. Une approche théorique au-delà de l'étude de cas ». L'Espace géographique. Tome 41. 35-50 ; Molle, F (2012) «La gestion de l’eau et les apports d’une approche par la political ecology” in Gautier, D & Benjaminsen A.T (dir.) L’approche Political Ecology: Pouvoir, savoir, environnement, pp. 219-240. Paris, Quae.660 Whiteside, K, (2002), Divided natures, Cambridge: Massachusetts Institute of Technology, p.3 661 Allusion à Latour, B (2004). Politiques de la nature : comment faire entrer les sciences en démocratie. Paris. La découverte, p.12. 662 Martínez Alier, J. (2004) El ecologismo de los pobres. Conflictos ambientales y lenguajes de valoración, Barcelona, Icaria/FLACSO, p.322

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en compte de la nature non seulement en termes monétaires, sinon et surtout en termes physiques et sociaux »663. Le résultat de telles différences dans la diffusion des idées, implique que les conversations de communautés linguistiques entières portent souvent sur des caractères distincts. Par ailleurs, il semblerait que la prévalence de certains concepts et modes de raisonnement au sein d’une communauté linguistique pourrait créer une sorte de champ rhétorique qui favoriserait la recherche au sein de certains territoires, tout en laissant d’autres relativement inexplorés.664 Mentionnons par exemple cette critique de l’écologie politique publiée par une géographe française dans la revue Hérodote et qui passe totalement outre les apports accumulés dans ce domaine par les géographes anglo-saxons.665 Cet exemple, souligne le rôle que peuvent jouer les diverses traditions ou écoles nationales (de géographie ou autres), mais également l'effet du langage sur la circulation des connaissances666 et la reproduction des celles-ci au sein de régionalismes académiques peu empreint au dialogue. Mentionnons cependant le rôle de la diffusion, comme l’un des mécanismes sociaux crées au sein des cultures académiques dominantes et qui opèrent en imposant une vue particulière au reste de la planète, du moins une partie. A ce propos la diffusion de la political ecology semble rester confinée dans les réseaux de l’impérialisme scientifique anglo-saxon et son contact avec d’autres versions ne se ferait principalement qu’au travers du filtre des traductions. Sur base de cette mise en contexte, rappelons que les communautés scientifiques périphériques ont souvent été cataloguées comme étant dépourvues d'autonomie et assiégées selon les époques par différentes forces exogènes, entre autres ; les interventions étatiques, la politisation étudiante, le terrorisme d'Etat ou la dépendance intellectuelle vis-à-vis des modèles étrangers.667 Le malaysien Farid Alatas va plus loin, en soulignant que la littérature en sciences sociales et humaines de ces 200 et particulièrement 50 dernières années a déploré l’état de l’art issu du Tiers-monde et que les relations impérialistes du monde des sciences sociales avanceraient en parallèle à celles du monde de l’économie politique internationale.668

Nous soulignons ces remarques, car l’écologie politique depuis l’Amérique Latine et que nous présentons à continuation, s’oppose justement à cette géographie dominante de production de connaissance, qui reconnait une « autorité » à certains lieux privilégiés d’énonciation et relègue à d’autres lieux le rôle d’objets devant être étudiés par des investigateurs compétents. Cette critique concernerait donc également les défenseurs d’une « Third-world Political ecology »669, peu ouverte à ce qui se dit

663 Ibid,p.9664 Whiteside, K, op. cit, p.4-5.665 Giblin, B (2001) « De l'écologie à l'écologie politique : l'enjeu du pouvoir De la nécessité de savoir penser l'espace », Hérodote, N°100, p. 13-31666 Fall, J.J.; Rosière, S. 2008. Guest Editorial: On the limits of dialogue between Francophone and Anglophone political geography, Political Geography, 27 (7), 713-716667Beigel, F (2012) Centros y periferias en la circulación internacional del conocimiento. En Nueva Sociedad. N° 245. 668 Alatas, F (2003) Academic Dependency and the Global Division of Labour in the Social Science. En Current Sociology 51: 599669 Bryant R. L. y Bailey, S. (1997) Third World Political Ecology. New York, Routledge.

depuis le tiers-monde, à l’exception d’auteurs originaires du Sud s’étant formés et écrivant depuis le Nord ou ayant été traduit en anglais. Penchons-nous brièvement à présent sur le terreau institutionnel et politique sur lequel s’est construite cette version latino-américaine. Bien que la riche tradition intellectuelle du continent remonte au XIXe siècle sous l’égide d’une volonté « d’émancipation mentale » ou de « deuxième indépendance », le processus de consolidation d'un circuit académique régional ne s'est réellement développé qu’au cours de la décennie des années 1950 et 1960670. Il en a résulté une expansion de l'autonomie académique dans la plus part des pays (concentrée autour des grands pôles urbains), et une régionalisation de la circulation du savoir au travers de revues, d'associations professionnelles, de congres, forum et conventions interuniversitaires. Cependant, les coups d'état et autres interventions militaires au cours des années 1970, en considérant l’université comme l’une des principales cibles à discipliner,671 allaient générer plusieurs vagues d’exiles académiques. Après une difficile reconnexion dans la lancée d’un retour à la démocratie rapidement étouffé par une nouvelle vague, cette fois neolibéraliste, le XXIe siècle a commencé avec une effervescente revitalisation du latinoamericanisme. Quant à notre débat, c’est à ce moment justement que se crée le Grupo de Trabajo de Ecología Política de la CLACSO, coordonné par Hector Alimonda. Bien que ses productions circulent encore de façon marginale dans certains nœuds du système académique mondial, ces « voix du sud » semblent petit à petit gagner en diffusion.672

Rappelons à ce propos le rôle que joue la mobilité académique dans le dialogue entre différentes écoles de l’écologie politique. Arturo Escobar, Enrique Leff, Michael Löwy, Martínez-Alier, Anthony Bebbington, Philippe Le Billon, parmi d’autres, sont autant de figures qui permettent de construire les réseaux d’une version cosmo-politique.

L’écologie politique DEPUIS l’Amérique LatineDepuis la fin des années 1990, se configure en Amérique latine une perspective différenciée pour aborder les relations société-nature. Le caractère différentiel de cette dernière serait précisément la prétention de le faire depuis un « lieu d’énonciation » latino-américain. Ceci implique de reconnaître des cadres théoriques et souvent territoriaux étrangers aux grandes traditions consolidées de la géopolitique de la pensée occidentale. C’est le cas du Programme d’Investigation Modernité/Colonialité (M/C)673, un espace contemporain d’interlocution collective depuis et

670 Notamment avec la création de la CEPALC (Commission économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes) en 1948, de la FLACSO (Faculté latino-américaine de sciences sociales) en 1957 et la CLACSO (Conseil latino-américain de sciences sociales) en 1967. 671 Beigel, F. op. cit672 Voir par exemple Chartier, D & Löwy, M (2013) L’amérique latine, terre de luttes socioécologiques. En Ecologie & Politique. N°46, p.13-20. Leff, E (2012) Political ecology. A Latin American Perspective, in Culture, Civilization and Human Society. Eolss Publishers, Oxford, UK.673 Voir Escobar, A. (2003) “Mundos y conocimientos de otro modo. El programa de investigación de modernidad/colonialidad latinoamericano” Tabula Rasa. Bogotá - Colombia, No.1: 51-86; Mignolo, W. 2003. Historias locales/diseños globales: colonialidad, conocimientos subalternos y pensamiento fronterizo. Madrid, Ediciones Akal. p 54.

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sur l’Amérique Latine et auquel participent le colombien Arturo Escobar, l’argentin-mexicain Enrique Dussel, le péruvien Aníbal Quijano et l’argentin Walter Mignolo, parmi d’autres. De cette façon, depuis ce lieu d’énonciation se constitue progressivement un positionnement éthique, politique et épistémique autre, se nourrissant de l’expérience moderne/coloniale pour en puiser les conditions favorables à une décolonisation. L’argument central est que le traumatisme de la conquête et l’intégration dans le système internationale, depuis une position subordonnée, coloniale, incarnant le revers nécessaire et occulté de la modernité, représenteraient la marque d’origine de « lo latinoamericano ». Cette ligne d’investigation poursuivrait donc le « tournant décolonial »674, en adoptant une épistémologie de frontière afin de rendre compte de certaines contestations ou au contraire, récupérations partielles ou sélectives de la modernité et colonialité. Ceci implique donc de réécrire les narratives de la modernité depuis un autre lieu, en revalorisant les cultures et peuples dominés et l’histoire de leur résistance. C’est au travers de cette voie, que l´EPlat se propose de considérer l’expérience historique de la colonisation européenne comme la rupture d’origine de l’hétérogénéité et ambiguïté particulière des sociétés latino-américaines, et de puiser son potentiel afin de narrer de nouveau leurs histoires depuis la perspective des relations société-nature. Ceci implique donc la construction d’une histoire environnementale de la région, considérée comme la « sœur siamoise » de cette écologie politique.675

Par ailleurs, ce pont entre le Programme M/C et l’EPlat s’appuie fermement sur l’échec des promesses et considérations apolitiques676 de la modernité à faveur d’un monde soutenable pour la majorité de la population. L’EPlat, en soulignant le caractère civilisatoire de la crise environnementale, offrirait certaines pistes pour considérer les dimensions d’une colonialité globale. A ce propos justement, Cajigas-Rotundo puis Hector Alimonda en se référant respectivement à la biocolonialité du pouvoir ou à la colonialité de la nature, veulent souligner l’existence encore en vigueur d’une matrice de pouvoir colonial sur la nature.677 Ces deux notions s’inspirent des travaux du

674 Grosfogel, R. y Castro-Gómez, G. (2007) Prólogo. Giro decolonial, teoría crítica y pensamiento heterárquico. En El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémicas más allá del capitalismo global. Iesco-Pensar-Siglo del hombre editores, Bogotá.675 Alimonda, H. (2006) Una nueva herencia en Comala. Apuntes sobre la ecología política latinoamericana y la tradición marxista. En publicación: Los tormentos de la materia. Aportes para una ecología política latinoamericana. Alimonda, Héctor. CLACSO, Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales, Buenos Aires. P. 94. Soulignons que la majorité des auteurs sont particulièrement sensibles aux travaux d’historiens de l’environnement (Alfred Crosby, Donald Worster, William Cronon,…) et que c’est Guillermo Castro-Herrera qui a particulièrement consolidé le dialogue entre ces deux courants.676 Nous faisons allusions ici particulièrement au paradigme de la “modernisation” souligné dans: Robbins, P. (2004). Political Ecology, Oxford, Blackwell677 Cajigas-Rotundo, J. C. (2007), “La biocolonialidad del poder. Amazonía, biodiversidad y ecocapitalismo”, en Castro-Gómez, Santiago y Ramón Grosfoguel (eds.), El giro decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del capitalismo global. Bogotá: Iesco-Pensar-Siglo del Hombre Editores. Pp. 169-193; Alimonda, H. (Comp.) (2011) La naturaleza colonizada. Ecología política de la minería en América Latina. Buenos Aires. CICCUS-CLACSO.

sociologue Aníbal Quijano678, pour qui la colonialité incarne également la matrice de pouvoir articulée à l’idée de race et qui produirait des subjectivités et exercerait un contrôle sur le travail et le territoire. En incarnant donc en termes théoriques le lien de parenté entre l’EPlat et le Programme M/C, ces deux notions permettraient de comprendre la reconfiguration de la colonialité dans sa dimension naturelle au travers de la production de nature(s). Nourrie particulièrement de son contexte historico-géographique, l’EPlat se présente donc comme une construction collective, au sein de laquelle ont conflué, non sans tensions et débats, plusieurs auteurs latino-américains, souvent en dialogue avec des contributeurs d’autres versions (Martinez-Alier, O’Connor, Lipietz). Son objet d’analyse semble cibler l’étude des relations de pouvoir, configurées historiquement et considérées comme médiatrices des relations société-natures. Un tel centre d’attention ne pouvait, comme ailleurs, que déborder des structures disciplinaires, dans le but de produire de nouvelles connaissances. Au-delà d’un nouveau champ disciplinaire, il s’agirait donc plus selon Alimonda « d’une perspective d’analyse critique et d’un espace de confluence, d’interrogations et de rétroalimentations entre différents champs de connaissances […] »679 Pour Enrique Leff, il s’agirait d’un savoir environnemental qui « problématise la connaissance fractionnée en disciplines et l’administration sectorielle du développement afin de constituer un champ de connaissances théoriques et pratiques orienté vers la ré-articulation des relations société-nature »680. Ceci implique également de « penser en dehors des tranchées de l’université, depuis des perspectives distinctes et articulant différents savoirs. Autrement dit de tirer parti aussi bien de la fertilité des connaissances scientifiques académiques, que des connaissances populaires non reconnues par la pratique académique681 ». Soulignons à ce propos que tous ces auteurs, maintiennent un lien étroit et une retroalimentation avec des mouvements sociaux et communautés locales.682

Ses protagonistes, leurs mots et la conflictivité territoriale environnanteL’anthropologue Arturo Escobar, est sans aucun doute celui qui au sein de cette communauté a été le plus diffusé. Bien que plus connu pour ces apports post-structuralistes à la critique de la modernité et à la notion de « développement », ce dernier soutient que l´écologie politique est « l’étude des multiples articulations entre histoire et biologie, ainsi que des médiations culturelles au travers desquelles ces articulations sont établies683 ». Depuis

678 Quijano, A. (2000) Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina, en Lander, E. (ed.), La Colonialidad del saber: Eurocentrismo y Ciencias Sociales. Perspectivas Latinoamericanas. pp. 201-245. Caracas: CLACSO679 Alimonda, H. (2005) Paisajes del Volcán de Agua (aproximación a la Ecología Política latinoamericana), en Alimonda, H. y Parreira, C. (orgs.) (2005), Políticas Públicas Ambientais Latino-americanas, FLACSO-Brasil, Editorial Abaré, Brasilia, pp. 65-80.680 Leff, E. (1994) Ecología y Capital – Racionalidad ambiental, democracia participativa y desarrollo sustentable, México, Siglo XXI.681 Alimonda, H (2006) op.cit p, 15682 Escobar avec les communautés afro-descendantes du pacifique colombien; Leff avec le mouvement Seringueiro; Alimonda avec certaines communautés en lutte contre l´extractivisme minier,… 683 Escobar, A. (2005), Depois da Natureza. Passos para uma Ecología Política Antiesscencialista, en Alimonda, H. y Parreira,

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cette perspective, la catégorie de « nature » se pose comme spécifiquement moderne. D’autre part, en soulignant que certaines sociétés ne possèdent pas cette catégorie, il postule la nécessité de problématiser la notion même de nature afin de parvenir à une écologie politique anti-essentialiste.684 Cette dernière ferait entre autre ressortir le rôle des nouvelles technologies et techniques de manipulations génétiques génératrices d’une techno-nature, dont l’Amérique Latine serait chaque fois plus victime.Mentionnons également à Martinez-Alier, qui - bien qu’extérieur - a constitué par sa vision, sa diffusion hispano-lusophone et son engagement intellectuel avec l’Amérique Latine, une autre influence importante. Le continent latino-américain s’est révélé un objet d’étude particulièrement adapté à sa version matérialiste visant l’étude des conflits écologiques distributifs.Soulignons également une autre tendance, et qui bien que partageant les visions antérieures, a pour principale cible “le politique” proprement dit. Celle-ci, comme le souligne le colombien Germán Palacio doit centrer son étude sur « les relations de pouvoir autour de la nature, ou plus précisément autour des écosystèmes ou des paysages étant donné que ceux-ci semblent se présenter comme les formes contemporaines du discours sur la nature »685. Cette vision centrée sur « le politique » invite à reconsidérer par exemple, l’idée de « distribution » de Martinez-Alier et mettre plutôt en avant celle d’« appropriation ». Celle-ci ferait référence à l’établissement des relations de pouvoir qui permettraient de procéder à l’accès aux ressources par certains acteurs, à la prise de décision quant à leur utilisation et à l’exclusion d’autres acteurs de leurs disponibilités686. En d’autres termes, cette appropriation, présentée comme une condition présupposée à la production, ferait écho à l’accumulation primitive de Marx et sa version actualisée « d’accumulation par dépossession687 ». Historiquement, cette appropriation se réfèrerait donc à une matrice de pouvoir social en vigueur depuis la période coloniale et ayant pour visée centrale l’accès à la terre et son contrôle.Germán Palacio offre selon nous la meilleure synthèse de cette écologie politique ayant pour pivot « le politique » en la considérant comme ; « un champ de discussion inter et transdisciplinaire qui questionne les relations de pouvoir autour de la nature, en se référant à sa fabrication sociale et à son appropriation et contrôle par différents agents socio-politiques. […] De ce point de vue, cette écologie politique ne considère pas la politique en se référant seulement aux questions environnementales des politiques gouvernementales sinon de manière plus large, en ciblant les hiérarchies et asymétries de différents champs de relations de pouvoir autour de la nature, que celles-ci soient

C. (orgs.) (2005), Políticas Públicas Ambientais Latino-americanas, FLACSO-Brasil, Editorial Abaré, Brasilia, p.24.684 Escobar, A. (1999) After Nature: Steps to an Antiessencialist Political Ecology, Current Anthropology, 40, 1, February.685 Palacio, G. (2006): “Breve guía de introducción a la Ecología Política (Ecopol): Orígenes, inspiradores aportes y temas de actualidad” en Revista Gestión y Ambiente, Universidad Nacional de Colombia, Vol. 9 – No. 3, p.11686 Alimonda, H. (2005) Paisajes del Volcán de Agua (aproximación a la Ecología Política latinoamericana), en Alimonda, H. y Parreira, C. (orgs.) (2005), Políticas Públicas Ambientais Latino-americanas, FLACSO-Brasil, Editorial Abaré, Brasilia, pp. 65-80.687 Harvey, D. (2004) El nuevo imperialismo. Madrid. Ediciones Akal.

de classe, de genre, éthiques ou électorales, mais également locales, régionales, nationales ou internationales […] »688. En d’autres mots, la politisation de la nature se ferait au travers des diverses valorisations de celle-ci et des relations de pouvoir qui les tissent, mais également au travers des processus de « normalisation » des idées, discours, comportements et politiques689. Pour cela, l’EPlat se présenterait alors comme « la politique de réappropriation de la nature »690 à travers notamment de la déconstruction des discours et concepts théoriques et idéologiques qui ont soutenu et légitimé les actions et processus à l’origine des conflits environnementaux. Nous nous trouvons ici en quelque sorte face à la métaphore de la « hachette » et des « graines » de Paul Robbins691. Récemment on assiste à une profusion d’études qui placent l’Amérique Latine au centre de la configuration d’une nouvelle géopolitique agro-énergétique, mais également au centre des alternatives contre-hégémoniques. Mentionnons aussi la préoccupation pour la violente expansion de l’activité minière transnationale dans la région, comme l’illustre bien le dernier libre du groupe de travail d’Alimonda intitulé « La naturaleza colonizada. Ecología política y minería en América Latina692”. La richesse de ces contributions réside dans la considération de cette colonisation de la nature au travers des trois principales tendances du champ politico-économique latino-américain auxquelles se réfère Maristella Svampa693: le néo-développementalisme libéral, le progressisme néo-développementaliste et le tournant post-développementaliste. Le « fracking », le « landgrabbing694 » ou l’expansion de l’agrobusiness sont autant de préoccupations abordées par cette EPlat, dont le principal soutient est aux les luttes de résistance, de ré-existence695 et de reconstruction identitaires des populations affectées par ces processus de dépossession.

Afin ne pas conclure… L’ensemble des travaux auxquelles nous faisons allusion plus haut, rendent compte du haut niveau de conflictivité territoriale en Amérique latine. « Conflits » et « Territoire » seraient précisément deux catégories au cœur de l’émergence et relative consolidation de l’écologie politique latino-américaine. La conflictivité territoriale, autrement dit, le reflet des relations hiérarchiques de pouvoir qui ont articulé historiquement et articulent encore aujourd’hui les relations société-nature dans la région, serait l’origine d’une territorialité conflictuelle. Cette dernière représente le pilier autour duquel se construit l’EPlat, aussi bien en tant que

688 Palacio, op.cit p.11689 Leff, E (2006) La ecología política en América Latina. Un campo en construcción. En Alimonda, H (coord.). Los tormentos de la material. Aportes para una ecología política latinoamericana. CLACSO. Buenos Aires, p.26 690 Leff (2006) op.cit p.32691 Robbins, (2004). op.cit, p 12-13.692 Alimonda (2011), op.cit 693 Svampa, M. (2012) Resource Extractivism and Alternatives: Latin American Perspectives on Development. Socioecological Transformations, JOURNAL FÜR ENTWICKLUNGSPOLITIK, vol. XXVIII 3:43-73.694 Borras, S; Franco, J.; Kay, C. & Spoor, M. (2011) El acaparamiento de tierras en América Latina y el Caribe visto desde una perspectiva internacional más amplia. Mimeo695 Gonçalves, Carlos Walter Porto (2001) Geo-grafías. Movimientos sociales, nuevas territorialidades y sustentabilidad. Mexico. Siglo XXI.

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perspective académique que comme contribution à un projet politique contre-hégémonique majeur.

Le chemin est encore long, mais comme dit le refrain il « se construit en marchant ». Il permettra certainement de mieux comprendre les différentes « natures » construites historiquement au sein de ce magma culturel. En insistant donc sur le lien étroit entre cette écologie politique et le contexte historico-géographique de son lieu d’énonciation, notre contribution s’inscrit dans l’initiative encore timide d’une possible version cosmo-politique, riche de ses différences et dont la mise en réseau est en pleine construction. Nous espérons que cette dernière apprendra cependant à « cohabiter dans une Babel de langages différenciés, qui communiquent et s’interprètent, mais ne se traduisent pas en un langage commun unifié696 ».

696 Leff (2006) op.cit, p.34

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Flipo F. - L’écologie politique définie par les controverses générées par sa réception

Fabrice FlipoMaître de Conférences HDR en philosophieTEM Mines-Télécom / LCSP Paris Diderot

IntroductionL’écologisme est difficile à définir, car de multiples obstacles se font jour lorsqu’on s’y risque. Qui se rapporte à la littérature académique ne peut manquer d’être frappé du flou qui règne (l’écologisme est-il progressiste ? Est-il libéral ? Est-il moderne ou antimoderne ? etc.), ainsi que du caractère parcellaire des différentes théorisations, dispersées dans de multiples disciplines qui communiquent peu entre elles. Qui se rapporte à la littérature militante sera découragé devant la dispersion entre de multiples auteurs, d’Illich à Charbonneau en passant par Thoreau ou Hainard. Qui se rapporte aux deux verra à quel point les deux champs, militant et académique, communiquent encore très peu. Si l’on ajoute à cela que le sujet est très controversé, sujet à un fort rejet, du côté académique comme du côté de la société, on aura une petite idée de la difficulté.Tout n’est pas à faire non plus. Des éléments existent, bien que dispersés, fragmentaires et controversés. On s’accorde ainsi que la date de naissance de l’écologisme, dans les années 60 à 70. On s’accorde aussi sur son objet : changer les modes de vie, de manière à en adopter d’autres qui soient plus soutenables soit, dans le fond, plus universalisables. L’écologisme donne naissance à des ministères, des négociations et un ensemble de léglislations, nationales et internationales. Il se concrétise de multiples manières, par des mouvements sociaux, des parcs naturels, des moyens de production et des produits de consommation « verts ».Ce que nous proposons ici, pour y voir plus clair, est de définir l’écologie politique par les controverses qui ont été générées par sa réception. Cette approche a un double avantage : ne pas fermer la définition finale, puisque l’écologie politique se trouve alors davantage définie en creux que de manière positive, et n’aborder cette épineuse question de « la nature » que de biais, puisqu’il n’y a pas lieu de commencer notre exposé comme ce qui caractérise la plupart des textes militants, à savoir l’état de plus en plus catastrophique de « la nature », sous les assauts répétés de « l’industrie », « l’Occident » ou de « l’Homme », c’est selon.Nous tiendrons ici « écologisme » et « écologie politique » pour synonymes, le premier désigne le mouvement qui porte le second comme idéologie.

Réception de l’écologisme par le libéralismeS’intéresser à la réception de l’écologisme par le libéralisme conduit à réexaminer le libéralisme, du moins sous les deux formes qui se proposent à notre lecture : les libéraux dépeints par eux-mêmes, ou par leurs critiques. Le libéralisme réagit fortement à l’émergence de l’écologisme, les livres de Luc Ferry, sur le plan de la philosophie politique, et celui de Paul Samuelson et de William Nordhaus, sur le plan de l’économie, peuvent en témoigner. Le fait d’avoir à recourir à deux livres, qui recouvrent deux champs de la pensée, en France, indique déjà une difficulté : le fait que « le libéralisme » soit rarement pensé comme un tout, économique et politique.

Du côté de l’économie c’est entendu, les revendications écologistes sont avant tout interprétées comme un retour de la thèse malthusienne de l’épuisement des ressources. Le pari de Julian Simon contre Paul Ehrlich peut symboliser cela. Les écologistes sont ceux qui n’ont pas pris acte du pouvoir de la technologie, et ne font que ressasser des questions d’un autre âge. L’accueil fait au rapport du Club de Rome dans les années 70 l’illustre parfaitement. Les écologistes surestiment les méfaits de l’industrie, et sous-estiment sa capacité à venir à bout des problèmes qu’elle a elle-même générés, et dont certains sont malgré tout bien réels. Le libéralisme soutient que la croissance est la solution et non le problème, puisque c’est elle qui procure les moyens de trouver des ressources supplémentaires, comme le montre le cas du nucléaire ou des performances techniques réalisées dans le domaine de l’extraction des ressources, et que c’est encore elle qui donne les moyens de protéger le milieu, le désir d’un environnement sain n’apparaissant, historiquement, qu’à partir du moment où l’on a atteint un niveau de richesse économique suffisant – soit en France, dans les années 60.Dans un second temps les libéraux appréhendent les écologistes comme des « pastèques », selon l’expression fameuse utilisée notamment par Jean-Marie Le Pen. L’une des revendications les plus constantes de l’écologisme est en effet de politiser la consommation, au sens de créer une discussion collective sur ce que sont ou plutôt ce que devraient être nos besoins : vélo ou voiture ? Produits bio ou industriels ? Chauffage bois ou nucléaire ? Tels sont en effet les sujets qui motivent les écologistes. Or dans le système libéral cette discussion doit entièrement être laissée au marché, mis à part les correctifs que sont les assurances diverses qui culminent dans l’Etat-Providence, dont l’extension doit être d’autant plus limitée qu’on est libéral. L’une des conditions du bon fonctionnement des marchés est leur atomicité, autrement dit le fait que chaque consommateur exprime son opinion, sa préférence, sans être influencé par d’autres. Les écologistes sont donc suspectés de vouloir collectiviser l’économie, à la manière soviétique, et empêcher chacun de choisir librement ce qui lui fait plaisir, ce qui constitue l’un des piliers du libéralisme et de sa propension à respecter le pluralisme des choix de vie, que l’on nomme en philosophie politique « pluralité des conceptions du Bien ». Ajoutons que les écologistes sont doublement soupçonnés de vouloir passer outre la démocratie, car non seulement ils entendent politiser la consommation mais en plus ils souhaitent le faire directement, par ce qu’ils appellent « l’action directe », ce qui veut dire : sans passer par le Parlement, ou même par le débat. Les écologistes se présentent munis de ce qu’ils appellent une « science », l’écologie, dont ils semblent vouloir dériver directement des normes ; ils rejouent en cela l’errance marxiste qui, sur la base d’une science, avait aboli la démocratie, remettant le pouvoir dans les mains d’une Avant-garde toute-puissante, n’ayant aucunement besoin de consulter avant de décider. Les écologistes sont donc vus non seulement comme des pastèques, mais parmi les plus dangereuses, celles qui n’ont rien appris du siècle qui vient de s’écouler. Le goût de Greenpeace ou d’autres groupes pour l’action « directe » vient renforcer cela.En même temps ce qui trouble les libéraux est que l’écologisme paraît « mâtiné de brun », au sens où il refuse ou semble refuser le progrès technologique, qu’au moins les marxistes admettaient et même chérissaient, pour preuve le

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soutien unanime, des communistes aux gaullistes, au lancement du programme électronucléaire dans les années 70. Les écologistes semblent vouloir revenir en arrière, vers un monde désindustrialisé « et donc » prémoderne, c’est-à-dire préscientifique. Leur critique de la science fait le lit de tous les obscurantismes. Cette idée d’accorder des « droits » à la nature focalise d’ailleurs une grande partie des critiques, notamment chez Ferry. Ne revient-elle pas à vouloir instaurer cet animisme dont justement la modernité nous avait sorti ? « Respecter » la nature, c’est ce qui caractérise les prémodernes, et explique qu’ils aient si longtemps vécu dans un univers immobile, où tout se répète éternellement. Pour preuve ce fameux « discours de Dakar » de Nicolas Sarkozy, dans lequel il estimait que si l’homme africain n’était « pas entré dans l’histoire », c’est parce qu’il « vit avec les saisons », que son idéal de vie est « d’être en harmonie avec la nature », qu’il ne connaît que « l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l’Homme échappe à l’angoisse de l’Histoire qui tenaille l’Homme moderne mais l’Homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’Homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin697 ».Pourtant, étant critique des technologies de puissance, et fréquemment pacifiste, au moins en apparence, l’écologisme semble plutôt anti-patriote, ce qui en fait un « brun » d’une catégorie pour le moins étrange, un peu trop cosmopolite.

Réception de l’écologisme par le marxismeLe terme « marxisme » fait de toute évidence problème, dans le titre, au moins pour deux raisons. La première est que Marx lui-même n’a jamais été « marxiste » et il ne manque pas de « marxiens » pour rappeler que le marxisme est une doctrine qu’il faut critiquer. D’où une seconde difficulté : le « marxisme » ne constitue pas une catégorie unifiée, loin de là, elle s’est même diversifiée au point qu’André Tosel parle de « mille marxismes ».Pourtant « marxisme » est bien le nom de la doctrine dominant la camp de la critique du libéralisme, dans les années 60, quand l’écologisme émerge, et l’on connaît la fameuse phrase de Sartre, pour qui le marxisme était à ce moment-là « l’horizon indépassable de notre temps »698. Le libéralisme possède lui aussi de nombreuses variantes, il n’en continue pas moins de posséder une unité. Cette unité se retrouve dans la critique du libéralisme, dont le marxisme et les marxistes ont longtemps possédé une sorte de monopole. La lutte des classes, l’opposition entre le capital et le travail, entre le prolétariat et le patronat, la critique du capitalisme sont des éléments communs à tous les marxistes, quel que soit le nom par lequel ils souhaitent qu’on les appelle, « marxiste » ou « marxien », et par-delà les divergences entre partisans de Kautsky, de Lénine, de Staline, de Rosa Luxembourg et de bien d’autres encore.

697Discours prononcé le 26 juillet 2007. Disponible Wikipédia: http://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_de_Dakar698Deux références pour baliser le terme: Jacques Droz, Histoire du socialisme, 1973 et G. Duménil et D. Lévy, Economie marxiste du capitalisme, Paris, la Découverte, 2003.

Par-delà la querelle des dénominations, ce qui est certain est que ce que l’on appellera « le marxisme » pour simplifier réagit de manière assez similaire au libéralisme. Il commence en effet par voir dans les écologistes un retour de Malthus. Là encore on se gausse de leur peu de confiance dans la technologie, cette force que l’on conçoit comme étant avant tout issue du travail, et non du capital, à l’opposé de ce que défend le camp libéral. Défendre la nature ne peut se faire que contre l’Homme. Sur le plan économique les écologistes, qui appartiennent en général aux classes moyennes ou issues de la petite-bourgeoisie, ce qui devient manifeste dès lors qu’on se rend compte que le mouvement ouvrier n’a guère porté de revendications en ce sens, ne génèrent-ils pas une rareté artificielle, qui renchérit le prix des produits et nuit au prolétariat ? Ne protègent-ils pas des aménités qui sont avant tout de l’intérêt des plus dotés, et sans intérêt pour les plus pauvres ? Ne défendent-ils pas des modes de vie qui sont plus onéreux, par exemple la nourriture biologique, que seuls les riches peuvent se payer ? Ces arguments sont répétés à satiété.Les écologistes, perçus comme des « rouges » par les libéraux, sont considérés comme des libéraux par les marxistes. Et en effet nombreux sont les éléments qui concordent, de même que nombreux étaient les éléments qui, dans le cadre conceptuel et pratique libéral, convergeaient pour ranger les écologistes parmi les socialistes. Les écologistes se révèlent en effet être des partisans relativement tièdes de la propriété publique, voire même du socialisme. A chaque fois qu’on leur demande s’ils sont pour ou contre le marché, ils semblent répondre que cela dépend des cas ; à chaque fois qu’on leur demande au contraire s’ils sont pour le socialisme, ils demandent en quoi cela consiste et qui sera au pouvoir. Pour beaucoup, s’ils n’adhèrnt pas au marxisme alors c’est donc qu’ils sont libéraux. De fait Greenpeace fait alliance avec les entreprises, qui sont certes productrices de renouvelables mais dont le principal problème, côté marxiste, est qu’elles appartiennent au secteur privé. Ils se prononcent bien, en règle générale, pour l’économie sociale et solidaire, qui pour le marxisme n’est qu’un pis-aller, une rustine sur un système qui pendant ce temps reste pour l’essentiel inchangé.Les écologistes paraissent donc totalement incohérents, là encore. Le capitalisme étant ce système qui poursuit le profit pour le profit, comment peuvent-ils ne pas en être de féroces critiques ? Evidemment on se demandera de manière similaire, côté écologiste, comment on peut, du côté marxiste, être apparemment si critique, tout en étant si admiratif des résultats capitalistes que sont le nucléaire ou la tablette tactile.

Le lieu du désaccord : les forces productives, et donc la cosmologieLe titre peut évidemment surprendre, puisque le déploiement des forces productives est censé être la conséquence directe de l’abolition de toute forme de cosmologie. En effet seuls les non-modernes sont réputés être dotés d’une cosmologie, qui leur donne une « nature », dont ils ne peuvent s’extraire, précisément. Pourtant ce n’est pas ce que l’analyse révèle, et les implications de ce résultat sont nombreuses.Un détour par Sartre et Whitehead, auteur d’une philosophie de la cosmologie, peut nous aider à comprendre. Sartre, dans L’Etre et le Néant, distingue deux modalités de l’être au monde. La première est la réflexion,

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moment au cours duquel nous contemplons le monde, nous nous voyons voir. La seconde est l’engagement, moment au contraire d’où la contemplation est abolie, seule compte l’action. L’engagement tranche ce que la réflexion suspend. La réflexion ne peut identifier d’où elle-même provient. Elle ne peut que remonter les causes de sa propre existence, au moyen de divers faits de l’expérience, qui sont par excellence le lieu des sciences, nous explique Whitehead. Ainsi découvre-t-elle qu’elle est conditionnée par un corps, une perception, qu’elle peut étendre via des outils et des instruments, mais aussi qu’elle est le fruit d’une histoire, d’une famille, d’une communauté, d’une nation, de l’humanité. Ces causes enchevêtrées sont autant de déterminants de l’action sur laquelle l’agent peut avoir prise.Ce que l’écologisme met en évidence, pour aller vite, est que l’ontologie moderne est cartésienne, au sens où le mode de vie qui se met en place est fondé sur l’échange, qui ne nécessite de reconnaître que deux entités : les res cogitans (les êtres humains) et la res extensa (la matière). Il n’y a nulle place pour le vivant. L’économiste libéral Paul Romer, que l’on dit nobélisable, affirme d’ailleurs que la croissance durera encore 5 milliards d’années, jusqu’à ce que le soleil s’éteigne, le monde étant avant tout fait de choses et d’idées, celles-ci procurant un réservoir inépuisable pour réordonner celle-là à notre profit. C’est aussi la thèse de la « seconde flèche » du temps, que l’on dit opposée à l’entropie. Tous ces artifices cosmologiques ne sont là que pour sauver la cosmologie et partant l’anthropologie cartésienne, en tous points opposée à l’anthropologie écologiste, fondée sur l’idée dynamique de cycles évolutifs, d’un « réseau de vie » (web of life) dont le comportement est très différent de la res extensa cartésienne, laquelle se révèle, sans surprise, bien adaptée aux matériaux inanimés prélevés dans le sous-sol, dont l’abondance est sans doute une caractéristique essentielle de la civilisation industrielle.Les écologistes en ont bien conscience : le monde étant plastique, l’écologie est à la fois une description du monde, en termes de causes et de conséquences, de finalité, qu’un ordre idéal, imaginé, fantasmé, rêvé. Autant les images industrielles de l’avenir ont éliminé la vie, sous le béton et l’acier, autant les images écologistes cherchent à tout reverdir. Dans le cadre de l’analyse marxiste, c’est le moment de la réalisation de la valeur que les écologistes contestent, que ce soit celui de l’investissement (Notre-Dame-des-Landes, les nanotechnologies, le nucléaire etc. au profit des renouvelables, de la « biodiversité » etc.) ou celui de la consommation finale (produits « bio », vélo etc.), qui sont évidemment étroitement liés l’un à l’autre mais qui ne peuvent être confondus, pour autant qu’ils forment ce que l’économie industrielle appelait autrefois une « filière de production », allant du producteur jusqu’au consommateur et incluant tous les intermédiaires. Il s’agit d’organiser la production, certes, mais selon des logiques différentes de celles habituellement défendues par les représentants des travailleurs, qui se révèlent, en pratique, attachés à leur outils de production, pour des raisons bien différentes de celles des capitalistes mais qui aboutissent, du point de vue écologiste, à une alliance objective.L’écologisme nous force à admettre que nous ne sommes pas « sortis » d’une longue nuit de l’esprit, qui aurait été « cosmologique », nous avons « simplement », si l’on peut dire, changé de cosmologie. Une cosmologie c’est un ordre

des êtres, une ontologie. Une cosmologie va avec une anthropologie, comment en serait-il autrement d’ailleurs puisque l’être humain est de la nature, dans la nature, sans pour autant se confondre avec elles ; comme tous les êtres vivants il modèle ce milieu qui est à la fois moyen et obstacle, puissance et limite, dans un rapport dialectique. Une ontologie va donc toujours avec une métaphysique, en tant que celle-ci est toujours aux prises avec une physique, comme les mots le sont avec les choses. Ce résultat justifie de mettre la question de la science au centre des débats, tout autant que la religion et la culture, et d’ailleurs cela a souvent été remarqué, que l’on qualifie les écologistes de « créatifs culturels », qu’on leur attribue des tendances « sacralisantes » ou encore un rapport à la science problématique, soit excessivement confiant (les khmers verts) soit au contraire excessivement méfiant (les obscurantistes).

ConclusionMouvement « cosmologique », si l’on peut dire, ou « culturel », l’écologisme peut aussi être assimilé à une nouvelle bourgeoisie, qui n’aurait plus le profit et l’ordre économique pour objectif ; un libéralisme non-moderne en quelque sorte. Il n’y a pas une seule unité de vue, dans l’écologisme, sur ce qu’il convient de faire, et donc d’être, entre les opposants absolus à toute forme d’extractivisme, qui en creux protègent les modes de vie de l’âge de pierre, et dont on se demande s’ils adhéreraient vraiment eux-mêmes à ce qu’ils défendent, et ceux pour qui l’écologie c’est d’abord l’égalité planétaire et la dignité pour tous, comme l’exige par exemple la référence à « l’espace écologique » chez les Amis de la Terre. Néanmoins tel est bien le lieu du débat, aussi déroutant que cela puisse paraître au premier abord.

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Vioulac J. - Exploitation de la nature et exploitation de l‘homme: le Capital comme « sujet dominant »

Jean Vioulac

« Trafiquer la Terre — la Terre qui est la condition première de notre existence, notre ν κα π ν — a été le ἕ ὶ ᾶdernier pas vers notre propre transformation en objet de trafic. »

ENGELS, Esquisse d’une critique de l’économie politique [1843-1844], MEGA I.3, p.467.

Présentation de la communication :

Question. La crise écologique comme processus de destruction : qui détruit quoi ?

Thèse. Ce n’est pas l’homme qui détruit la nature, c’est le Capital qui détruit à la fois l’homme et son environnement.

Argument. La crise économique a aujourd’hui atteint un tel degré qu’il est devenu impossible de la nier : le débat s’est alors déporté sur la responsabilité de la crise, c’est-à-dire sur l’identification du sujet du processus de destruction. Ainsi les climatosceptiques récusent toute responsabilité humaine pour n’y voir qu’un processus naturel. Mais la reconnaissance de l’essence artificielle du processus de destruction ne suffit pourtant pas à faire de l’ « homme » le responsable de la crise, et le débat est ici trop souvent tributaire d’une interprétation cartésienne de la technoscience qui n’y voit que l’accomplissement du projet de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature ». La révolution industrielle a pourtant rendu obsolète ce projet, avec la mutation de la technique qui a substitué la machine à l’outil, et a ainsi autonomisé le processus de production et dessaisi tous les hommes de leur propre activité. Dès lors, l’homme n’est plus ni maître ni possesseur de quoi que ce soit, il est tout au contraire asservi et dépossédé, et l’enjeu de l’analyse est de savoir quel est la puissance dominante. On doit à Karl MARX d’avoir pensé jusqu’au bout ce processus d’aliénation, et ainsi mis en évidence l’avènement d’un nouveau sujet, « sujet automate », universel et abstrait, « sujet dominant et s’appropriant le travail d’autrui » : le Capital.

Enjeu. (1) La pensée de la crise écologique ne peut pas se contenter d’aborder le problème à partir du rapport entre l’homme d’un côté, la nature de l’autre, et se demander quelle est l’ampleur de l’appropriation de celle-ci par celui-là que l’on peut lui concéder : elle doit penser le rapport concomitant de l’homme et de son environnement à cette instance unique et totalisante qu’est le Capital.

(2) Reconnaître l’aliénation universelle propre à l’ère capitaliste disqualifie toute éthique environnementale en mettant en évidence que tous les hommes (autant les bourgeois que les prolétaires) sont réduits au rang de fonctionnaire du Capital, ainsi déresponsabilisés, et qu’ils n’ont plus aucune marge de manœuvre. La crise écologique ne peut être surmontée que par le dépassement du capitalisme : non pas par des comportements individuels, mais par une Révolution mondiale.

Méthode. Pour être philosophique, l’analyse doit dépasser le simple niveau phénoménal pour dégager l’essence même des processus en cours, elle doit donc être

phénoménologique, et tenter ainsi d’accéder aux couches primordiales. Par ailleurs, une distinction claire des concepts de « monde », de « nature », d’ « environnement », de « Terre » et de « planète » est nécessaire pour accéder à l’essence du rapport primordial au donné qui est chaque fois en jeu. Le recours aux œuvres de HUSSERL et HEIDEGGER s’impose donc en même temps qu’à celle de MARX.

I. Écologie et phénoménologieLe terme d’ « écologie » est créé en 1866 par Ernst

HÆCKEL pour désigner l’étude scientifique des rapports d’un vivant à son milieu : l’écologie apparaît ainsi d’emblée comme une science spécialisée, qui porte sur l’interaction entre une espèce et son biotope. Mais cette science va très rapidement se concentrer sur les perturbations du rapport entre l’espèce humaine et le monde engendrées par l’époque moderne : ce problème apparaît au début du XXeme

siècle699, mais il reste longtemps marginal et n’entre pas en ligne de compte en face de l’exigence productiviste des sociétés industrielles ; la question s’est cependant massivement imposée depuis une quarantaine d’années, dans une accumulation de phénomènes de destructions qui a montré dans notre époque une phase critique de l’histoire de la vie sur terre. C’est alors l’apport indispensable de la science écologique que d’avoir élaboré un savoir précis et rigoureux sur l’ensemble de ces phénomènes, c’est pourquoi le point de départ de la réflexion ne peut être que le savoir positif de la science écologique : et celui-ci en effet met en évidence une crise écologique majeure, la plus grave de toute l’histoire de l’humanité. L’écologie se donne alors pour tâche, non seulement de décrire l’interaction entre homme et nature, mais de montrer l’imminence de seuils d’irréversibilité et de ruptures d’équilibre, et ainsi de mettre en évidence un danger global propre à une époque historique précise : et c’est en tant qu’elle est science du danger (≈ kindunologie, du grec κίνδυνος, danger, péril), qu’elle devient indissociable de prescriptions visant à le surmonter, et se fait donc écologie politique.

L’écologie est en cela le discours propre à une crise historique du rapport de l’homme au monde. La phénoménologie, qui (1) d’abord a mis au jour le rapport de l’homme au monde (l’intentionnalité ou l’être-au-monde) comme modalité ontologique fondamentale de l’existence, (2) ensuite a dégagé les strates primordiales sur laquelle se fondait ce rapport, (3) enfin a pensé notre époque comme crise de l’histoire occidentale, s’impose alors comme voie privilégiée de recherche sur la crise écologique. Seule la radicalité phénoménologique a alors quelque chance

699 Jean-Jacques ROUSSEAU pressentait pourtant le danger dès 1777, alors que la révolution industrielle n’en était qu’à ses prémisses : l’homme, écrivait-il dans Les Rêveries du promeneur solitaire, « appelle l’industrie, la peine et le travail au secours de ses misères ; il fouille les entrailles de la terre, il va chercher dans son centre aux risques de sa vie et aux dépends de sa santé des biens imaginaires à la place des biens réels qu’elle lui offrait d’elle-même quand il savait en jouir. […] Là, des carrières, des gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d’enclumes, de marteaux, de fumée et de feu, succèdent aux douces images des travaux champêtres. Les visages haves de malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux Cyclopes sont le spectacle que l’appareil des mines substitue au sein de la terre à celui de la verdure et des fleurs, du ciel azuré, des berg ers amoureux et des laboureurs robustes sur sa surface », in : Œuvres complètes I, édition de B. Gagnebin et M. Raymond, bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1959, p.1067.

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d’accéder à la racine de cette crise : ses approches purement gestionnaires, techniciennes et économiques s’interdisent en effet d’emblée d’en saisir l’unité pour la découper en autant de problèmes distincts à traiter un par un, et ainsi, non seulement en minimisent l’ampleur, mais surtout demeurent à l’intérieur même de ce qu’il s’agit de remettre en question, à savoir un certain mode de rapport au monde (celui qui le considère d’emblée comme un réservoir de matière première et une décharge à ciel ouvert pour la masse de ses ordures).

C’est donc l’intérêt premier de l’approche phénoménologique que de destituer l’attitude naïve pour laquelle le monde a des caractéristiques objectives dont il suffirait de prendre acte, pour au contraire le reconduire à un certain comportement subjectif — sans préjuger du statut exact de cette instance “subjective” — qui va préalablement ouvrir l’horizon (la mondanéité, Weltlichkeit) à l’intérieur duquel le monde prendra telle ou telle caractéristique (tel ou tel aspect, ε δος). Mais si laἶ question écologique s’impose comme crise, c’est qu’elle est un événement nouveau dans l’histoire, et que donc la mondanéisation du monde a changé : il s’agira donc de mettre au jour une mutation de la mondanéisation du monde.

Cette question suppose que soit précisée la distinction entre « environnement » et nature ». Leur distinction s’impose, et ce au moins pour définir la nouveauté d’une « philosophie de l’environnement » par rapport à la « philosophie de la nature » (aussi ancienne que la philosophie elle-même : les présocratiques sont nommés par Aristote φυσιολόγοι, physiologues). La première question est donc de distinguer entre éco-logie et physio-logie, et donc de distinguer nature et environnement.

II. L’environnement est économiqueComme son nom l’indique, l’environnement est ce qui

environne, l’ensemble de ce par quoi un être vivant peut assurer sa vie. Le terme recouvre alors celui de milieu, ou de biotope (compris comme lieu de vie, voire espace vital). Le premier problème est de savoir en quoi l’environnement de l’homme se distingue de l’environnement de l’animal : l’animal a en effet un environnement propre, l’ensemble de ce qui se donne à lui dans le cercle de ses besoins. C’est pourquoi il faut d’abord définir l’environnement humain comme monde, au sens phénoménologique du terme, en reprenant la distinction de HEIDEGGER dans Les Concepts fondamentaux de la métaphysique (GA 29/30) : la pierre est sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme est configurateur de monde.

Si l’homme est configurateur, c’est qu’en vérité le monde ne lui est pas donné, mais qu’il doit le conquérir par une activité primordiale (Urhandlung). HEIDEGGER dans l’analytique existentiale : le monde ambiant est de prime abord un ensemble de choses utiles, il est un réseau utilitaire finalisé par la chose à faire, l’œuvre à accomplir ; l’activité de configuration est par suite le travail. L’environnement — ce que HEIDEGGER a appelé l’Umwelt, le monde ambiant, c’est-à-dire l’ensemble des données de son affairement quotidien, son milieu tel qu’il se déploie de prime abord et la plupart du temps autour de lui — est d’abord et avant tout « monde de l’ouvrage » (Werkwelt), « monde du travail » (Arbeitswelt). Le monde ambiant n’est pas monde de la vie, il est monde du travail, le rapport de l’homme au monde est toujours médiatisé. Le monde

animal est quant à lui simple monde de la vie, c’est-à-dire immédiateté de ce qui se donne à ses besoins naturels.

Reconnaître que le monde humain est « monde du travail » impose alors de complexifier l’analyse (avec MARX) : l’activité primordiale de configuration du monde sera toujours, d’une part défini par certains modes de production et une certaine division du travail, d’autre part médiatisée par les moyens de cette activité (les techniques). Il faut donc reconnaître que l’environnement n’est jamais celui d’un homme solitaire, mais qu’il est celui d’une communauté de travail. L’instance fondamentale qui décèle et constitue l’environnement, c’est donc l’ensemble de ceux qui travaillent ensemble et habitent le même monde : la maisonnée, la demeure, c’est-à-dire une unité de production capable d’assurer la subsistance de tous ses membres : ce que les Grecs appelaient l’ο κοςἶ 700. La mise au jour des conditions de possibilité de la configuration de l’environnement ne relève pas d’une esthétique transcendantale, mais d’une poïétique transcendantale, dont il faut mettre au jour la logique transcendantale : c’est-à-dire les lois (νόμοι) de la demeure (ο κος)ἶ : l’économie. L’économie est la logique transcendantale de la constitution de la mondanéité qui configure l’environnement comme monde du travail.

Mais qu’est ce qui est ainsi constitué par le travail ? Quelle est la primordialité, la réalité primordiale, c’est-à-dire ce qui nous précède, ce qui précède et rend possible l’existence humaine ? Quelle est la réalité « en soi » que le travail configure « pour nous » et ainsi manifeste ? C’est la Terre : non pas la planète (qui n’est jamais qu’un objet), mais ce que ENGELS nommait « notre ν κα π νἕ ὶ ᾶ », la féconde profondeur qui recèle toute possibilité de croissance, l’inobjectivable, l’assise et le fondement de l’Histoire, au sein de laquelle elle a lieu. Dans le monde du travail, la primordialité, le donné, la matière première, l’étoffe du monde, n’est cependant compris que comme

λη (à l’origineὕ : les taillis, le maquis, la forêt primitive, puis le bois de construction, puis la « matière informe », la « matière première » pour ARISTOTE).

L’environnement n’est pas de prime abord « monde de la vie » (il n’est tel que pour les animaux), il est d’emblée technique, produit par le travail, il est ouvert comme tel par l’ο κος : d’emblée économique. La réductionἶ phénoménologique du monde ambiant découvre donc l’ο κος, l’habitation, la demeure, comme instance deἶ découvrement et de constitution du donné, et l’ο κος en tantἶ qu’il est lieu du travail. Donc les caractéristiques propres à l’environnement doivent être reconduites à une certaine modalité d’organisation de l’ο κος, aux lois qui leἶ régissent : c’est-à-dire à l’économie. L’environnement est le milieu de primordialité configuré par l’économie (comprise comme ο κος, c’est-à-dire communauté au travail).ἶ

III. La nature est logiqueIl s’agit donc de se demander d’où vient le concept de

nature. Le concept de nature dépasse l’approche quotidienne et économique du donné primordial (comme environnement) pour l’envisager dans sa totalité. Mais ce rapport n’apparaît que secondairement, une fois mise en suspension la question primaire du travail : le concept de nature (φύσις) est l’apport de la philosophie, qui est de fond en comble une physique. La nature n’apparaît qu’à la théorie (θεωρία = contemplation passive du donné) en tant

700 Sur le statut de l’ο κος (comme unité de production), cf. M. I. ἶFINLEY, Le Monde d’Ulysse, Paris, Le Seuil, 2002.

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qu’elle se distingue de la pratique (constitution active du donné).

Ce rapport passif et contemplatif n’est lui-même rendu possible que par une certaine organisation économique, qui libère certains privilégiés des tâches de production : donc la théorie n’est possible que sur la base de la division du travail. Toute pensée de l’économie (ο κονομία), c’est-à-ἰdire de la demeure (ο κος), impose alors d’élaborer laἶ catégorie fondamentale du métèque (μέτα-ο κος), et ce auἶ sens large (les esclaves, les serfs, les domestiques, les prolétaires…), c’est-à-dire de ceux à qui sont délégués les tâches pratiques, et qui ainsi procurent à leurs maîtres le loisir (σχολή) nécessaire à la théorie (c’est-à-dire la contemplation : θεωρία)

L’environnement primordial est monde du travail, et ce n’est que sur la base d’une certaine organisation de ce monde du travail que peut apparaître une classe d’oisifs, susceptible de demeurer passifs et de contempler le donné. Et ce n’est que dans cette attitude contemplative que le Tout peut apparaître comme nature (φύσις).

Mais il ne suffit pas d’opérer cette distinction entre pratique et théorie pour spécifier l’originalité du concept de nature. S’il faut insister sur son caractère second et dérivé (par rapport à l’économie) de la physique, il faut également noter que la philosophie n’est pas le premier ni le seul discours sur le Tout. Elle vient remplacer à la fois le mythe et le tragique.

(1) Le mythe (μύθος) aborde le Tout à partir d’un récit primordial, le saisit comme surnature dans l’horizon du divin (τό θε ον), et ses lois sont celle d’un récit et de sesῖ personnages (théogonie).

(2) Le tragique aborde le Tout à partir de la souffrance (πάθος), et l’éprouve comme chaos (χάος), dont la seule loi est celle du destin. Passage de ESCHYLE (Agamemnon, v.177), πάθει μάθος, « le savoir qui vient de la souffrance ».

La sagesse philosophique vient remplacer le sagesse tragique : les philosophes affirment le savoir vient de la raison, de la logique, du discours : du λόγος. Donc le Tout = λόγος (HÉRACLITE) : onto-logie. Le monde n’est plus surnature, ni chaos, il est un ordre structuré par une logique immanente : il est κόσμος.

Donc l’originalité de la position philosophique, ce n’est pas simplement d’occuper une position oisive et passive (ce qui est aussi le cas du prêtre ou du poète), c’est de faire du λόγος (et non plus du πάθος ou du μύθος) la réceptivité de ce qui se donne (c’est-à-dire le λόγος en tant que θεωρία). C’est-à-dire : la philosophie pose la raison pure en instance transcendantale de constitution du donné, elle se définit en son essence par le Principe de raison (HEIDEGGER). Le Tout apparaît comme φύσις à la θεωρία du λόγος, c’est-à-dire que le philosophe doit d’abord s’élever à l’universalité de la raison pure et nier la particularité de son corps charnel pour ensuite aborder toute chose dans la lumière de ce pur λόγος. Donc la φύσις est la Terre telle qu’elle apparaît à la lumière du λόγος : elle relève donc d’une logique, ses lois sont celle de la physique. Parce que la nature n’apparaît que dans cette logique, elle est elle-même structurée par ses lois : elle n’est pas χάος, elle est κόσμος. La φύσις est κόσμος déterminé par le λόγος.

La nature telle qu’on l’entend aujourd’hui est le résultat de cette détermination logique du tout de l’étant comme cosmos (c’est-à-dire intégralement logicisé). Il faut alors insister sur le fait que la nature est un concept strictement logique et théorique, un concept abstrait qui dissoud le réel dans des rapports formels de mesure et de position, de

paramètres, et qu’en vérité elle n’a même pas besoin de matière (BERKELEY). La physique est en son essence atomisation du monde, elle le réduit à un esemble de particules.

La nature est abstraction de l’environnement : elle n’en tient pas compte, et détermine le donné par des rapports purement abstraits. L’histoire de la physique est celle d’une abstraction toujours plus grande (cf. les analyses classiques de BACHELARD, par ex. dans La Philosophie du non), accomplie dans le projet mathématique de la nature propre à la modernité européenne (cf. HEIDEGGER, Qu’est-ce qu’une chose ?).

On a donc primairement l’ο κος qui constitueἶ l’environnement comme monde du travail. Sur ces bases apparaît le λόγος qui constitue le tout comme κόσμος. La philosophie n’apparaît donc que par une délégation (aux métèques) du travail, un refoulement du travail, un déni et un oubli du travail. C’est pourquoi elle ne l’a jamais pensé. Il est cependant possible d’en retrouver des traces dans le vocabulaire qu’elle emploie : c’est ce que fait HEIDEGGER (en particulier dans Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie), où il montre que le concept cardinal d’ νέργεια est un dérivé de ργον, le travail, et que le toutἐ ἔ se donne comme πραγματα et χρηματα, corrélat d’une pratique et d’un usage, dans l’horizon desquels la primordialité s’impose comme πρ τη λη, matièreῶ ὕ première, et matière informe.

IV. La crise éco-logique est soumission de l’ο κος auἶ λόγος.

La phénoménologie de la mondanéité découvre donc d’une part un mode primordial de constitution du monde dans la communauté de travail, constitution qui ouvre une demeure pour l’habitation, d’autre part un mode dérivé dans la théorie physique, qui est abstraction de cette demeure et atomisation du tout dans une pure mise en relation de particules abstraites. C’est sur ces bases qu’il convient d’aborder la crise écologique aujourd’hui. Celle-ci s’impose d’elle-même dans le constat d’une destruction de l’environnement, et d’une destruction opérée par l’ensemble des activités humaines (et donc fondamentalement : du travail).

4. Si l’environnement est toujours constitué par le travail, et dans une logique économique, alors la question revient à se demander comment le travail devient destructeur.

5. Inversément, si l’on admet que la logique de la physique est atomisation et abstraction, alors il faut se demander comment cette simple théorie, formelle et abstraite, et réservée à une minorité d’oisifs, peut conquérir la puissance effective de transformation de l’environnement.

Il s’agit donc de se demander comment est possible la naturalisation de l’environnement. Conformément aux principes de l’analyse, celle-ci ne peut être que le corrélation de la logicisation de l’ο κοςἶ , c’est-à-dire la soumission de l’économie à la logique théorique de la physique. Le moment historique où le monde du travail se voit soumis à la théorie est la révolution industrielle, et MARX est le penseur de cet événement.

Le principe de la pensée de MARX consiste à reléguer d’emblée tout idéalisme pour reconnaître dans la communauté de travail le principe de toute analyse : tout les phénomènes doivent donc être réduits aux rapports intersubjectifs qui se manifestent en eux. La pensée de

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Marx se constitue contre l’idéalisme et le subjectivisme, elle n’est pas pour autant un matérialisme : elle est un communisme, qui fait de la communauté (Gemeinwesen) l’essence commune (das gemeine Wesen) à tout ce qui est, c’est-à-dire l’être même. Le travail est alors analysé (en termes aristotéliciens) comme processus de mise en œuvre d’une idée dans une matière par un sujet vivant en communauté.

C’est sur ces bases que la révolution industrielle apparaît comme une « révolution économique totale ». La révolution industrielle procède d’un exode rural, qui arrache les travailleurs à leur monde pour les agglomérer dans des unités de production de types nouveau (les usines). Les usines sont caractérisées par le machinisme, c’est-à-dire la subtitution de la machine à l’outil comme moyen de la production : alors que l’outil est un organe artificiel au service du travailleur, le travailleur devient un organe naturel au service de la machine. La division du travail et la parcellisation des tâches sont alors entièrement soumises à l’organisation machinique de la production. La production est ainsi autonomisée par rapport aux sujets vivants, lesquels n’en deviennent que les moyens. Mais si ces moyens sont agglomérée dans des centres de productions, c’est pour en utiliser la puissance cummulée : cette quantité de puissance n’est plus mise en œuvre pour actualiser une idée présente dans la pensée du travailleur, mais pour réaliser les concepts d’une « science toute nouvelle » qu’est la « technologie », et qui vise à réaliser les idées abstraites de la science mathématisée. Le dispositif de production est ainsi caractérisé par le dessaisissement (Entäusserung) du travailleur sur sa propre puissance de travail, et l’aliénation (Entfremdung) qui transfère cette puissance dans un dispositif machinique autonome. Ce n’est donc plus l’homme qui produit, c’est cette machine ; cette machine ne met plus en œuvre les idées individuelles d’un entendement fini, mais le savoir universel et abstrait de la science moderne.

Donc la révolution industrielle est bien une reconfiguration totale de l’ο κος, qui le rationalise en luiἶ imposant une logique abstraite. La question centrale consiste alors pour MARX à mettre au jour cette logique interne de ce dispositif. Or celui repose entièrement sur le salariat, qui achète la puissance de travail et ainsi la réduit à une pure quantité de puissance, et ainsi subordonne (ou subsume) le travailleur à l’universalité abstraite de la valeur. L’originalité de ce dispositif de production est qu’il ne produit que des marchandises, c’est-à-dire qu’il ne produit des choses que pour les vendre sur un marché, et donc pour l’argent qu’il en retirera.. La finalité de ce processus est de produire de la plus-value, c’est-à-dire d’accroître la quantité initiale de valeur. Dans un tel dispositif, l’argent achète donc de la puissance de travail pour se produire lui-même : il est le sujet autotélique du processus de production. Quand l’argent occupe un tel statut, il est Capital. Le Capital est alors « le sujet dominant (übergreifende Subjekt) et s’appropriant le travail d’autrui »701, il est « un sujet automate (ein Automatisches Subjekt) » en lequel « la valeur devient le sujet d’un procès (das Subjekt eines Prozesses) dans lequel, à travers le changement constant des formes-argent et marchandise, elle modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que

701 MARX, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42, p.383 ; trad. fr. ES, tome I, p.410.

survaleur d’elle-même en tant que valeur initiale, se valorise elle-même »702.

Le capitalisme est donc une logique, c’est la logique de l’autoproduction de l’universel abstrait (pure quantité de valeur) par la subsomption du particulier-concret (les travailleurs ; la matière du monde). Cette logique n’est autre que la logique spéculative de l’autoproduction du Concept par le surmontement (Aufhebung) de toute déterminité concrète, c’est-à-dire la logique de la métaphysique telle que HEGEL l’a récaptitulée dans la Science de la logique. À partir du moment où ce qu’il y a à penser est un dispositif artificiel (≠ un monde naurel), résultat d’une histoire, sa logique immanente est elle-même artificielle et historiquement déterminée. Le recours constant de MARX à la logique hégélienne met en évidence que le capitalisme est structuré par une logique de provenance métaophysique, et qu’il est ainsi « accomplissement de la métaphysique » (HEIDEGGER). Il faut ainsi constater que la subordination totale de l’ο κος auἶ λόγος est le projet même de Platon dans La République703.

L’ère capitaliste se définit tout uniment par la destitution des hommes et l’avènement d’un nouveau sujet, sujet artificiel, objectif, abstrait : le Capital. Il importe alors de souligner que les bourgeois, les capitalistes, n’occupent pas le statut de sujet : ils ne sont eux-mêmes que des « fonctionnaires »704 irresponsables et impuissants du processus de l’autovalorisation.

Dès lors, il faut constater que ce n’est plus « l’homme » qui entretient un rapport avec la matière du monde (comme le faisaient paysans et artisans), puisqu’il est toujours encastré dans un dispositif de production (et tout autant un dispositif de consommation), qui devient finalement son seul environnement. Aborder la question de l’environnement aujourd’hui (au sens premier de l’Umwelt, de ce qui environne), c’est constater que notre environnement est purement artificiel (fait de béton, de goudron, de plastique, de machines et d’écrans), et qu’en réalité notre environnement est une partie du dispositif, un rouage de la Machinerie. En cela, l’homme n’a plus aucun rapport avec la Terre (que d’ailleurs il aborde désormais comme planète, c’est-à-dire comme un objet parmi d’autres localisable par les coordonnées du plan géométrique, c’est-à-dire à l’intérieur du cosmos). Le rapport à la matière du monde est le fait du dispositif capitaliste de production comme tel : c’est la Machinerie, qui couvre le monde de son réseau inextricable, qui d’une part amasse tous les travailleurs dans une même unité de production planétaire et s’aliène leur puissance de travail, et d’autre part use de cette puisssance cumulée pour consommer la matière du monde dans le seul but de produire de la valeur (c’est-à-dire : du néant). Le Capital aliène les hommes pour détruire la Terre. Il est logique d’un processus d’annihilation : il accomplit le nihilisme.

V. Le problème de l’éthiqueLa question est celle de l’éthique, et d’abord en sons

sens grec ( θοςἔ : l’habitude / θοςἦ : séjour, demeure), c’est-à-dire celle de l’habitation comme modalité primordiale de

702 Le Capital, MEW 23, p.169 ; trad. fr. p.173.703 Cf. Carlo NATALI, « L’élision de l’ο κος dans ἶ La République de Platon », in : Études sur La République, M. DIXSAUT (dir.), Paris, Vrin, 2005.704 MARX, Le Capital. Livre III, MEW 25, p.274 ; trad. fr. ES, tome I, p.276.

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l’existence (comme être-au-monde). Si la question se pose à tout un chacun aujourd’hui, c’est que le monde devient inhabitable, et si l’est devenu, c’est qu’il n’est plus monde : l’homme n’est plus au monde, il est encastré dans une Machinerie planétaire qui constitue entièrement son environnement, à la fois par la partie du dispositif de production/consommation auquel il est assigné, par le flux ininterrompu de données numérisée qui lui sont imposés par ses écrans, et par les scories du processus de production qui s’amoncellent autour de lui (pollution de l’air et des eaux, 4 milliards de tonnes de déchets par ans, la contamination chimique des aliments, and so on).

C’est donc la recherche de son propre Bien que de tenter de sauver son monde et son environnement, et de retrouver une modalité d’habitation du monde. Préserver la Terre et l’environnement n’est pas leur reconnaître des droits qui s’opposeraient à ceux des hommes (c’est le procès que l’on fait souvent à la deep ecology705), mais préserver la condition de possibilité de l’humanité comme telle : la terre ne s’oppose pas aux hommes : elle les précède et les porte. Affirmer non pas la « valeur intrinsèque » de la Terre en l’opposant à sa simple « valeur d’usage » pour les hommes (le terme de valeur est trop problématique) mais son antériorité ontologique, c’est-à-dire sa primordialité : l’homme croît à partir de la terre, il s’y tient, il y a son assise et sa ressource.

Il importe donc au plus haut point de ne pas aborder la crise écologique en opposant homme et Terre (en affirmant que l’homme détruit la Terre ; en affirmant qu’il faut opposer les droits de la Terre à ceux des hommes…), mais au contraire de saisir l’unique processus qui porte sur l’un et l’autre, et qui ainsi porte sur la différence même (voire le différend) qui constitue l’être-au-monde (ou l’habitation).

Mais si l’homme n’est pas « responsable » de ce processus de destruction, qu’il est au contraire déresponsabilisé par un dispositif de destruction entièrement fondé sur son dessaisissement et son aliénation, c’est-à-dire sa déresponsabilisation, il ne peut pas y avoir d’éthique environnementale ni de principe responsabilité : il faudrait pour cela que précisément les hommes soient responsables de leurs actes et maîtres de leurs comportements. L’emprise planétaire du dispositif et la réduction des hommes au rang de fonctionnaires de la technique les dépossèdent de toute marge de manœuvre au profit d’une machinerie devenue autonome qui ne fonctionne plus que dans le but d’accroître sa propre puissance. La seule échappatoire serait l’autodestruction de cette Machine (c’est-à-dire la logique immanente d’autodépassement de ses propres contradiction, dans laquelle MARX avait vu un processus révolutionnaire).

L’effacement tendanciel de la perspective révolutionnaire impose cependant d’envisager une autre alternative :

1. L’accomplissement pur et simple du processus de destruction de la terre par la subordination totale de l’économie au Capital, c’est-à-dire la destruction effective de l’assise même de l’existence humaine. C’est-à-dire la fin de l’humanité. La possibilité ne peut pas pêtre prise à la légère. (Une étude parue en juillet 2012 dans la revue Nature sous le titre Approaching a state-schift in Earth’s biosphere, et signée de 22

705 Dont la proximité par rapport à la pensée de HEIDEGGER a été souligné par Hicham-Stéphane AFEISSA, Portraits de philosophes en écologistes, Paris, Éditions Dehors, 2012, chapitres 2 et 11.

chercheurs appartenant à une quinzaine d’institutions scientifiques internationales, prévoit un « basculement abrupt et irréversible » de la biosphère au cours du XXIe siècle, tel qu’il remettrait en question à court terme l’habitabilité de la terre ; un rapport de la Banque mondiale de novembre 2012 aboutit aux mêmes conclusions ; dans Our final hour (trad. fr. Notre dernier siècle ?, Paris, J-C. Lattès, 2004), l’astrophysicien anglais Martin Rees évalue à 50% les chances de survie de l’humanité à l’issue du XXIe siècle).

2. Mais il est également possible que la Machinerie réussisse à produire elle-même ses propres conditions de possibilité, et que l’humanité désormais n’aie plus besoin de la Terre comme assise, parce qu’elle se tiendrait désormais intégralement dans le Dispositif (analogie avec la production de blé, qui n’a plus besoin de terres fertiles puisque l’industrie agricole répand dans les champs la totalité des nutriments et engrais nécessaire à sa production). Ce processus de production d’un nouveau (hors-)sol, d’un nouvel espace temps (virtualisé), d’un site technique pour l’existence, est la tendance inhérente à la technologie. La perte de la Terre, la destruction intérgale de l’environnement serait donc non seulement surmontée, mais acceptée : certains idéologues du progrès technologiques affirment ainsi que « l’homme s’adaptera » à ses nouvelles conditions de vie, fût-ce par des mutations génétiques rendues nécessaires par la pollution ; et l’avènement de milieux entièrement factices (comme l’ensemble des parcs de loisirs, des camp de touristes, des Cité-État comme Dubaï, des jeux virtuels… tendent à montrer que le renoncement à la beauté de la Terre ne posera pas de problème particulier à la majorité. Mais dans ce cas, il y aurait tout autant destruction de l’humanité (telle qu’on la connut jusqu’ici), et passage à une néo-humanité ou post-humanité cybernétique (cyborg, ou cyber-organisme). D’où l’importance de l’ « écologie humaine », qui tente de préserver aussi ce qu’est l’homme.

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Lamizet B. - L‘écologie: une sémiotique politique de l‘espace

Bernard LAMIZETInstitut d’Études Politiques de Lyon

Introduction épistémologique et méthodologiqueNotre exposé s’inscrit dans le champ des

sciences de l’information et de la communication, et, plus précisément, de la sémiotique politique. Il s’agit de s’interroger sur les représentations qui structurent la dimension symbolique du politique et, en particulier, l’espace public de l’information, de la communication et du débat. Nous cherchons à approfondir les significations du discours politique qui se réfère à l’écologie. L’hypothèse sur laquelle nous nous proposons de fonder cette étude définit l’écologie comme une logique construisant une signification politique de l’espace. En effet, deux éléments définissent l’écologie comme une approche politique de la spatialité.

Le premier de ces éléments est le moment de son apparition dans l’espace public français. Deux faits permettent d’apprécier cette introduction comme l’énonciation d’un discours politique. Le premier est le fait que l’écologie a connu son essor à partir de la critique de la pollution de l’espace par les pratiques sociales comme l’industrie ou ce que l’on peut appeler l’agriculture industrielle. En ce sens, l’écologie énonce un discours qui s’inscrit dans une économie politique de l’espace. C’est ainsi que C. Duflot et P. Canfin présentent l’écologie comme « une nouvelle économie pour sortir de la crise »706. L’écologie énonce ainsi un discours politique visant à proposer une forme nouvelle de critique de l’économie politique, fondée sur la reconnaissance de la place de l’espace dans l’économie. Le second élément qui permet de présenter l’écologie comme un discours politique est le fait que, si, comme discours scientifique sur l’espace, elle a été instituée à la fin du dix-neuvième siècle comme une discipline visant à repenser la géographie, elle a connu un véritable essor dans l’espace public à la fin des années 70, comme discours politique. Cela s’est manifesté, en particulier dans le champ de la contestation de l’usage de l’énergie nucléaire, en tenant un discours fortement critique à l’égard des dérives de l’économie libérale notamment dans le domaine de l’énergie, de sa commercialisation et de sa gestion.

Le deuxième élément sur lequel se fonde la présentation de l’écologie comme un discours politique est le fait que son discours a proposé, dès le début, une critique des formes traditionnelles de la vie politique et des excès des pouvoirs. L’écologie ne s’est, ainsi, pas seulement présentée dans l’espace politique comme un discours et un ensemble de pratiques portant sur l’espace, mais elle a aussi, dès le début, tenu un discours sur les pouvoirs politiques. Ce discours était destiné à la fois à évaluer et de critiquer ces pouvoirs et à proposer de nouvelles pratiques politiques et de nouvelles formes de militantisme et d’expression de l’engagement. C’est ainsi, par exemple, que l’article d’A. Lipietz et N. Mamère707 propose une

706 Sauf indications contraires, les citations faites ici sont puisées dans le corpus de textes joint à cette étude. Le texte de C. Duflot et P. Canfin, intitulé L’écologie plus que jamais une solution a été publié dans Le Monde du 25 août 2012.707 Non à la dictature de l’austérité (Le Monde, 20 septembre 2012).

critique de la « dictature de l’austérité » et une revendication de la « solidarité » comme élément de recomposition des logiques de l’union européenne. C’est, d’ailleurs, cette dimension de l’écologie qui est affirmée dans un éditorial récent de la revue Écologie & Politique : « il s’agit », écrit J.-P. Deléage708, « d’exprimer dans l’urgenc ela volonté politique d’une transition écologique et sociale ».

La méthode utilisée sera celle de l’analyse du discours, telle qu’elle a été élaborée dans le champ des sciences du langage et, en particulier, de la sémiotique, par les travaux de R. Barthes (en particulier « S/Z »), et ceux de l’analyse structurale du récit (« L’analyse structurale du récit », coll. « Points »). Le corpus est indiqué à la fin de la proposition. Cette analyse du discours s’inscrit elle-même dans le champ de la sémiotique politique de l’espace, qui consiste à penser les significations politiques de l’espace et les logiques par lesquelles les représentations sociales et culturelles approchent l’espace et régulent les pratiques sociales de la spatialité.

Une problématique particulière de la menace et de la sécurité

Le discours écologiste s’inscrit, sans doute depuis le début, dans ce que l’on peut appeler une rhétorique du risque, que l’on peut interpréter de deux manières. D’abord, il s’agit de susciter de la crainte dans l’espace public : le discours de l’écologie s’inscrit, ainsi, dans la logique, classique, de la menace destinée à rassembler. Par ailleurs, cette figure de la menace inscrit le discours de l’écologie dans la logique de l’insécurité, devenue, depuis les années 1970, une thématique dominante du discours politique. Sans doute s’agit-il là d’une façon dont l’écologie s’inscrit dans une figure par ailleurs dominée par la rhétorique, issue du discours sur la police et la délinquance, qui oppose l’État comme figure de protection aux facteurs d’insécurité. C’est ainsi, par exemple, que l’on pouvait récemment lire ces lignes709 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. On se souvient de l'alerte lancée en 2002 par le président Jacques Chirac au Sommet de la Terre de Johannesburg ».

La figure du risque prend, d’abord, dans le discours écologiste, la forme de la pollution, ce qui inscrit le discours écologiste dans une esthétique de l’opposition entre le propre et le sale. Cette figure de la menace est articulée à la problématique de l’hygiène et à la critique des formes de pollution de l’espace, notamment liées aux excès de l’industrialisation. On peut lire, ainsi, ces lignes sur l’articulation entre les emplois verts et la croissance, qui cherche à convaincre de l’importance de la lutte contre la pollution dans l’économie710. « Les emplois verts », écrit N. Berkalovich, « c'est-à-dire les emplois créés par l'engagement en faveur de l'environnement et de la protection des ressources naturelles, constituent un paramètre essentiel de ce développement ».

Par ailleurs, le discours écologiste, dans le discours sur le CO2 donne à la représentation du risque la figure du « risque carbone ». Un éditorial du Monde écrivait

708 Éditorial, revue « Écologie & Politique », n° 45 (2012), p. 10.709 « Quatre vérités », Le Monde Économie, 20 06 13.710 N. Berkalovich, Les emplois verts, un générateur de croissance, Lemonde.fr, 18 06 12.

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ainsi711 : « Les émissions mondiales de CO2 ont atteint leur plus haut niveau historique en 2010. Elles exposent la planète à un risque de réchauffement incontrôlé. L'alerte donnée par l'Agence internationale de l'énergie (AIE), lundi 30 mai, mérite d'être entendue ». Cette figure ade l’alerte inscrit le discours de l’écologie dans une figure du risque, du danger et de l’urgence, qui, à la fois, accentue la responsabilité des pouvoirs et des dirigeants et dénonce le danger de leur inaction. Cela fait du discours politique sur l’environnement un discours ancré dans la rhétorique de la menace. Mais, dans le même temps, ce discours s’articule à un discours de morale. À propos de « l’empreinte carbone », le discours articule la dénonciation du risque environnemental à un discours sur la responsabilité et la culpabilité et à un discours moral sur la recherche des coupables et sur la récompense de la vertu712.

On peut, enfin, relever, dans le discours contemporain, lié au discours sur le CO 2 et sur « l’empreinte carbone », l’importance du risque climatique dans la logique de la critique du réchauffement. C’est ainsi que C. Duflot et P. Canfin713 parlent d’affolement climatique, en prenant l’exemple de la Sibérie, où le thermomètre est monté à 35 °. Cette figure de l’affolement articule le discours écologiste à une problématique de l’urgence, elle aussi dominante dans le discours sur le réchauffement climatique. Le Monde, dans un éditorial récent, donnait à la thématique du réchauffement une forme guerrière en écrivant714 « Bonne nouvelle : les Etats-Unis sont de retour sur le front de la lutte contre le changement climatique ». Ce discours complète, en quelque sorte, la dimension politique du discours sur l’écologie en associant la thématique de la guerre à la thématique de la morale et de la responsabilité.

Une approche renouvelée des logiques de pouvoir Sans doute l’écologie a-t-elle construit la

dimension politique de son intervention dans l’espace public autour de sa critique des logiques de pouvoir. En effet, comme ce sont les pouvoirs qui structurent l’espace et les territoires, l’écologie politique propose une nouvelle approche du concept de territoire, médiation politique de l’espace, et de la dimension spatiale de la notion de pouvoir. C’est pourquoi, depuis le début, l’écologie politique a manifesté une posture critique à l’égard des pouvoirs et des logiques de domination et de contrainte qu’ils imposent dans l’espace public. C’est ainsi que l’on peut citer deux passages du discours de D. Cohn-Bendit qui figure dans le corpus de notre étude : « Je remarque », dit-il, « que la partie consciente des marchés spécule sur le fait que la parole des politiques n'a pas de valeur », et, plus loin : « La parole des gouvernements, ce n'est pas triple A, mais triple zéro ». On peut relever, d’ailleurs, en lisant ces propos, la référence de Cohn-Bendit à une « partie consciente » des marchés, ce qui implique qu’il existe une part inconsciente de leurs représentations. En effet, la critique écologiste des logiques de pouvoir se situe sur deux plans, un plan de l’évaluation qui porte sur la dimension consciente, visible, assumée, des logiques de l’exercice des

711 Le cri d’alarme lancé par les experts, Le Monde, 1 06 11.712 Les écoresponsables récompensés (Le Monde, 12-13 02 2012).713 L’écologie plus que jamais une solution a été publié (Le Monde, 25 08 2012).714 Éditorial, Le Monde, 27 06 2013.

pouvoirs, et un autre plan, qui se réfère à une instance inconsciente du fait politique.

On peut, ainsi, penser que le discours écologiste propose une critique des pouvoirs clivée en deux dimensions, une instance consciente, celle, en particulier, des pratiques visibles de la représentation des pouvoirs et de leur exercice dans l’espace public, et une instance inconsciente des acteurs politiques et de la vie des institutions. Ce clivage nous rappelle que l’écologie politique se développe, dans l’histoire contemporaine, au même moment que la psychanalyse élabore une approche spécifique de la critique sociale des discours et des institutions et après que l’analyse critique des discours et des représentations eut construit les prémisses d’une sémiotique critique du politique. On peut, en particulier rappeler ici que le Ernest Hækel construit le mot « écologie » en 1866715, c’est-à-dire seulement entre vingt et trente ans avant les travaux de Freud. Si l’écologie propose une critique des pouvoirs, c’est en faisant apparaître des formes éventuellement non visibles dans l’espace politique.

Mais la critique des pouvoirs par le discours écologiste porte surtout sur l’approche de l’espace par les acteurs politiques et les décideurs. L’écologie critique la façon dont les pouvoirs s’exercent sur l’espace, par les logiques d’aménagement du territoire, par les choix en matière d’urbanisme et d’aménagement de l’espace rural, par les atteintes que l’économie et les entreprises font porter sur l’espace et sur l’habitat. De la même manière que le marxisme aura proposé une critique de l’économie politique, on pourrait considérer le discours de l’écologie comme une critique des politiques d’aménagement et d’usage de l’espace public.

À cet égard, on peut rappeler la dénomination du ministère de C. Duflot, dans le gouvernement de J.-M. Ayrault, « égalité des territoires ». Cela vient nous rappeler que l’écologie ne saurait se limiter au souci politique de la préservation de l’environnement, mais qu’il s’agit bien pour elle de construire et de mettre en œuvre ce que l’on peut appeler la globalité d’une politique de l’espace716.

Critique écologiste de l’économie politiqueLa critique de la notion de progrès est une des

approches les plus anciennes de l’économie politique par l’écologie. Sans doute même constitue-t-elle un des éléments qui sont à l’origine de la formulation de l’engagement écologiste dans l’espace public. Il s’agit du discours qui fonde la place de l’écologie dans le champ de l’économie politique. Trois éléments permettent de mieux comprendre la spécificité de l’engagement écologiste en matière économique. C’est en particulier sur ce point que C. Duflot et P. Canfin évoquent la nécessité d’une « nouvelle économie » : « il ne peut y avoir de sortie de crise durable », écrivent-ils717, « sans l'invention d'une nouvelle économie ». C’est aussi pour cette raison que le discours de l’écologie politique a toujours proposé une critique de

715 Cf. DELÉAGE (J.-P.) et CHARTIER (D.), Écologie et politique : vingt ans d’engagement, et après ?, in « Écologie et Politique », N° 45, 2012, p. 13.716 Rappelons tout de même ici que le terme « écologie » signifie étymologiquement étude de l’oikos, c’est-à-dire de l’espace habité.717 Le Monde, 25 08 2012.

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l’impératif économiste de la croissance. Y. Cochet propose, par exemple, de faire de la décroissance « un nouvel imaginaire collectif »718.

Le premier élément de ce discours économique est le fait que la critique de la notion de progrès est articulée à la reconnaissance de la préservation des espaces. C’est ainsi qu’une réelle « solidarité écologiste » s’est construite et exprimée autour de la lutte contre l’installation du nouvel aéroport de Nantes, à Notre-Dame des Landes719. Si l’on approfondit la signification de l’engagement contre ce nouvel équipement, on peut souligner qu’il s’agit, d’abord, d’une critique d’une dégradation de l’espace local qu’il implique. Il s’agit, ensuite, d’une critique de la dégradation de l’espace aérien par l’accroissement de la circulation des avions. Par ailleurs, on peut lire dans ce type de mouvement une critique de la façon dont les nouvelles logiques de transport et de déplacements aboutissent à la recherche d’une monopolisation de l’usage de l’espace par la recherche de sa seule rentabilisation commerciale. À cela il convient d’ajouter une autre critique écologiste de l’économie politique qui porte sur l’espace : il s’agit de l’appropriation de l’espace par les entreprises de transport et de déplacements, qui aboutit à une forme de confiscation de l’espace public. Le second élément qui caractérise ce discours économique de l’écologie est son articulation à une problématique de l’égalité sociale et à une exigence de la solidarité dans le champ politique. C’est ce que l’on peut lire, dans l’article d’A. Lipietz et N. Mamère720 : « Faudra-t-il attendre, pour que les « Etats-fourmis » acceptent la solidarité, qu'ils subissent eux-mêmes le contrecoup de la tragédie sociale et humaine qu'entraîne en Europe du Sud leur position rigoriste ? Il n'est pas impossible que ce seuil soit atteint avant 2013 ». C’est aussi sur ce plan que, lors de la constitution du gouvernement de J.-M. Ayrault, en 2012, Cécile Duflot avait proposé d’intituler le ministère dont elle avait la charge « Ministère de l’égalité des territoires ».

Enfin, le discours économique de l’écologie s’engage dans le champ d’une critique des excès de l’industrialisation, et, au-delà, d’une critique de la prééminence de la logique industrielle dans les approches de la production et du travail. On sait, en particulier, que le discours de l’écologie politique a commencé à se formuler dans le champ d’une critique des excès de la pollution industrielle de l’espace. C’est ainsi que, dans l’article déjà cité, C. Duflot et P. Canfin écrivent : « Notre réponse est l'économie verte qui organise une réindustrialisation sélective et une relocalisation des modes de production ».

Repenser la médiation entre espace et les acteurs sociaux

On peut lire l’écologie politique comme une médiation distanciée entre, d’une part, la dimension singulière des usages de l’espace et la référence à la personne et, d’autre part, la dimension collective des usages de l’espace et des modes d’appropriation de l’espace par les pouvoirs et les acteurs institutionnels. L’écologie politique est une façon de définir l’espace comme une médiation politique, c’est-à-dire comme une dialectique entre la

718 « Quel projet pour Europe-Écologie ? », Le Monde, 17 08 2010.719 H. Kempf, « Solidarité écologique », Le Monde, 18-19 11 2012.720 « Non à la dictature de l’austérité », Le Monde, 20 09 2012.

dimension singulière des pratiques et des représentations de l’espace – pour parler simple « l’habiter » - et leur dimension collective – les territoires, les politiques d’aménagement de l’espace et des paysages, les logiques de propriété et d’exploitation économique de l’espace.

L’écologie politique contribue, ainsi, à la fois à repenser l’identité des acteurs sociaux et les logiques de leur ancrage et de leur inscription dans l’espace et à reformuler les modes d’intelligibilité du rôle de l’espace dans la structuration des identités politiques. C’est ainsi que H. Kempf721 définit le rôle de la « bio-économie » : « Une économie », écrit-il722, « qui succédera à l'ère du pétrole (c'est-à-dire assez rapidement) en visant une utilisation rationnelle des ressources dites naturelles, c'est-à-dire en cessant de les gaspiller ». Dans le même article, H. Kempf appelle notre attention sur les risques qu’il y a à laisser les définitions de la « bio-économie » « aux technocrates de Bruxelles et aux firmes multinationales ». Cette formulation d’une instance environnementale de l’économie politique montre l’importance qu’il y a à reconnaître la place de l’écologie dans tous les champs de sciences renouvelées du politique, mais il est intéressant de souligner que, dans le même temps, cette dimension politique de l’écologie se manifeste sous la forme de l’instauration d’un véritable débat politique autour des orientations et des méthodes d’une telle approche scientifique. Sans doute l’existence d’une confrontation et d’une discussion entre des approches différentes voire antinomiques est-elle la marque de la reconnaissance de la dimension politique de l’écologie et du discours sur l’espace. Pour que l’écologie politique repense la médiation entre la dimension singulière des pratiques et des significations de l’espace et leur dimension collective, il importe de définir un champ dans lequel elle puisse s’affirmer et formuler des propositions d’approche et d’analyse critique. C’est le sens des propositions de C. Duflot et P. Canfin. « Il faut donc », écrivent-ils723, « mettre en place une protection de moyen terme en réorientant les politiques urbaines pour lutter contre l'étalement urbain, déployer sur l'ensemble du territoire les expériences réussies de mobilité durable et écologique, mettre en place des normes d'isolation thermique pour réduire la facture de chauffage et introduire progressivement une obligation de rénovation énergétique comme il existe une obligation de rénovation des façades qui est entrée dans les moeurs et rend nos villes plus belles ». Ces propositions font bien apparaître la complexité du discours de l’écologie politique et la multiplicité des domaines de son intervention, en montrant, en particulier l’articulation d’une dimension esthétique de l’aménagement des paysages à la dimension économique des stratégies politiques d’aménagement de l’espace. La médiation politique de l’espace est bien montrée dans cette forme d’inventaire du projet d’une écologie politique. Des éléments comme la mobilité ou l’usage de l’énergie ne peuvent, en effet, pleinement se concevoir que dans la réflexion sur leur dimension à la fois individuelle et collective.

721 Peut-être est-il encore trop tôt pour comprendre toutes les raisons du départ d’H. Kempf du Monde, mais sans doute convient-il de s’inquiéter sur les risques de censure de l’information sur les politiques d’aménagement de l’espace et d’affaiblissement de la critique écologiste de ces politiques.722 « Cours de bio-économie », Le Monde, 17-18 02 2013.723 Le Monde, 25 08 2012.

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Mais repenser la médiation entre l’espace et les acteurs sociaux rend nécessaire de penser les significations politiques de l’espace. C’est le rôle d’une sémiotique politique.

Sémiotique politique de l’écologie Une analyse sémiotique permet de montrer

que les spécificités que nous relevons dans le discours politique de l’écologie font apparaître une identité particulière de l’engagement écologique.

D’abord, il s’agit d’un engagement politique en ce qu’il exprime une critique des logiques de pouvoir et des modalités selon lesquelles l’espace se définit comme un espace d’expression des identités politiques d’acteurs. Le concept même de territoire fait, ainsi, en particulier, l’objet d’une recomposition dans le discours de l’écologie. La « solidarité écologique » évoquée par H. Kempf724 est une illustration du conflit survenu autour des logiques différentes d’appropriation de l’espace, et, ainsi, de définition des territoires. La dimension politique du territoire est, en effet, définie par les confrontations dont l’espace fait l’objet en termes de pouvoirs et de confrontation entre les pouvoirs opposés.

Par ailleurs, il s’agit d’un discours économique, fondé à la fois sur le constat de la raréfaction des ressources énergétiques et la nécessité d’une modération de l’usage de l’énergie et sur la critique des logiques dominantes de l’économie libérale et de l’économie socialiste. C’est pourquoi il importe d’analyser le discours écologique sur l’emploi et la critique écologiste de l’économie politique et du libéralisme. « Du point de vue écologiste », écrit H. Kempf725, « l'enjeu prioritaire actuel de l'activité économique est de modérer son impact sur la biosphère, en raison de la gravité des conséquences de la crise écologique sur la société humaine ». Au-delà du discours qu’elle peut tenir sur l’environnement et sur les pratiques sociales de l’espace, l’écologie propose ainsi une forme particulière de rationalité de l’économie politique. L’emploi constitue un autre champ de l’économie politique qui fait l’objet d’une recomposition en termes d’écologie : Rémi Barroux évoque726, à ce sujet, « le potentiel et les défis d'une reconversion dans les emplois verts », en évoquant, après les professionnels du secteur « une multiplication par dix du marché de l'emploi éolien d'ici à 2030 ».

Enfin, sans doute peut-on lire dans le discours de l’écologie l’énonciation d’un discours critique, distancié par rapport aux discours politiques. Cette distance critique se fonde, en particulier, sur la reconnaissance de l’existence d’un inconscient politique de l’espace. Un tel inconscient est fondé, en particulier, sur la confrontation entre une conception de l’espace fondée sur son exploitation et le déni de sa spécificité et une conception de l’espace fondée sur la reconnaissance de la spécificité de sa place dans la rationalité politique. Cette confrontation n’est, le plus souvent, pas explicitée dans les termes du discours, qu’il importe d’analyser pour la faire pleinement apparaître.

724 Le Monde, 18-19 11 2012725 « Emploi, les solutions » (Le Monde, 15 01 2012).726 « De l’automobile aux métiers de l’éolien, la lente reconversion vers les emplois verts » (le Monde, 16 04 2013).

Une telle approche permet d’analyser de façon plus approfondie ce que J.—B. Fressoz appelle une « désinhibition ». « Surtout », écrit-il727 à propos de ce qu’il appelle « la monétisation du risque », « cette « solution » participe à un processus de désinhibition vis-à-vis des accidents industriels, la résistance aux nuisances industrielles étant dès lors assimilée à une résistance au progrès technique ». Cette relation au risque est, sans doute, la forme majeure de la relation entre inhibition et stratégies de défense et de protection qui définissent l’instance inconsciente de la médiation politique de l’espace.

L’écologie constitue une forme d’analyse de l’inconscient du politique : elle permet, en particulier, d’élucider les significations de l’espace dans l’institution des identités politiques. On peut définir l’écologie politique comme u discours sur la signification spatiale de l’inconscient politique.

Enfin, sans doute peut-on situer la critique écologiste de l’économie politique dans le champ de l’opposition élaborée par Marx entre valeur d’échange et valeur d’usage. Tandis que l’approche foncière de l’espace fonde sa valeur en termes d’échange, l’approche écologiste de l’espace fonde sa critique politique sur l’élaboration d’une valeur d’usage de l’espace. En ce sens, elle s’inscrit dans la continuité de la critique élaborée par Marx de la rente foncière et du refoulement qu’elle implique de la logique sémiotique de la spatialité. Mais cette distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange de l’espace s’inscrit aussi dans l’élaboration de la médiation politique de l’espace, fondée sur la dialectique entre ce que représente l’espace pour le sujet singulier qui l’habite et y vit et ce qu’il représente pour les acteurs collectifs qui y inscrivent les appartenances et les logiques de pouvoir.

727 « Historiquement, il n’y a jamais eu de transition énergétique » (Le Monde, 20 06 2012).

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Bouleau G. - Pour une écologie politique scientifique de terrain

Gabrielle Bouleau, science politique

Irstea, UR ADBX Aménités et dynamiques des espaces ruraux, 50 avenue de Verdun Gazinet Cestas, F-33612 France. [email protected]

Préambule : Ingénieure, socio-politiste. Je m’interroge ici sur le positionnement épistémologique de l’écologie politique philosophique en comparant ce positionnement avec celui de l’analyse des politiques publiques en science politique et la political ecology en géographie. Ma contribution se base sur une analyse de textes classiques dans les trois sous-disciplines.

Introduction

Dans le langage courant en français, l’écologie politique désigne la théorie politique qui fait de la préservation des conditions de vie sur Terre un enjeu primordial. Cette pensée verte prend au sérieux la crise écologique selon une épistémologie naturaliste. La science politique l’étudie de manière constructiviste comme un discours politique. Malgré leurs divergences épistémologiques, ces deux postures de recherche cadrent la question environnementale à la même échelle planétaire, celle où l’environnement s’apprécie en termes géochimique et énergétique. C’est aussi l’échelle où l’impulsion du changement semble la plus difficile. L’agir local est supposé plus évident. Selon l’aphorisme de Jacques Ellul il faut « penser global, agir local ». Cependant, l’écologie politique se place du côté de la pensée. Dans une autre discipline, la géographie, un courant critique anglosaxon appelé political ecology, fait le pari d’explorer tous les niveaux scalaires du local au global et d’aborder à la fois les enjeux politiques de la préservation et les enjeux ontologiques de définition de ce qui est à préserver au risque d’une épistémologie instable entre naturalisme et constructivisme. En France, d’autres auteurs ont tenté cette réconciliation entre naturalisme et constructivisme, par la sociologie pragmatique. Cette communication explore la manière dont la combinaison de ces différentes approches permet de dessiner les contours d’une écologie politique de terrain. La première partie présente l’écologie politique théorique en explicitant ses prémisses épistémologiques et son impossible dialogue avec l’analyse des politiques publiques. La deuxième partie s’intéresse aux contradictions de la political ecology qui relève le défi de ce dialogue. La troisième partie s’appuie sur la sociologie pragmatique pour proposer des pistes permettant de dépasser ces contradictions.

L’écologie politique philosophiqueLes écologies politiques françaises ont été présentées

et analysées par Kerry Whiteside728 qui considère qu’elles ont en commun d’être toujours intermédiaires entre l’écocentrisme et l’anthropocentrisme, en dépassant la dichotomie nature/culture et en situant l’homme dans un « milieu »729 à la fois construit et contraint.

728 Divided Natures: French contributions to political ecology, Contemporary French civilization (Cambridge, MA: MIT Press, 2002).729 La pensée verte ne se donne pas pour objet de décrire ontologiquement ce « milieu » et laisse ce soin à d’autres sciences. On retiendra ici la définition de Pierre Vidal de la Blache qui en a

Cet inventaire n’est pas exhaustif et adopte une histoire du mouvement écologiste qui rend peu justice aux contestations environnementales antérieures aux années 1970730. Il propose néanmoins des catégories dans lesquelles d’autres auteurs plus anciens ou plus récents peuvent également se retrouver : la pensée systémique où l’on retrouve Edgar Morin, René Passet et Joël de Rosnay, le principe de symétrie entre humain et non-humain défendu par Michel Serres et qui a inspiré Bruno Latour, le personnalisme de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, l’anti-productivisme d’Alain Lipietz et Jean-Paul Deléage et des formes de libéralisme démocratique plus ou moins écologiques que Whiteside relie à Luc Ferry et Dominique Bourg731.

Pour ces penseurs, l’enjeu écologique est en compétition dans le champ des idées avec d’autres agendas politiques. Le milieu de vie étudié est le monde. Il peut être objectivé par le réchauffement climatique, la consommation d’énergie et de matière, la pollution, la démographie, le niveau technologique, la productivité. Les idées discutées ont une prétention universelle pour traiter une crise globale, celle de l’anthropocène732. Ces auteurs adoptent ainsi pour la plupart une posture naturaliste sur l’environnement global (les phénomènes observés par les experts à l’échelle planétaire existent bel et bien). L’environnement est supposé avoir la même ontologie quelle que soit l’échelle. Le local contribue au global selon les catégories géochimiques et énergétiques. L’existence de paysages locaux plus ou moins désirables pour ceux qui les fréquentent, plus ou moins équivalents en termes de contribution globale, n’est pas abordée.

Si elle abordait cette question, l’écologie politique serait confrontée aux interprétations contradictoires des décisions locales en termes globaux, à l’incertitude vis-à-vis de l’imputation des causes, aux différentes méthodes d’agrégation spatiale des données733 et de prise en compte

fait une notion centrale en géographie : « ce que la géographie, en échange du secours qu'elle reçoit des autres sciences, peut apporter au trésor commun, c'est l'aptitude à ne pas morceler ce que la nature rassemble, à comprendre la correspondance et la corrélation des faits, soit dans le milieu terrestre qui les enveloppe tous, soit dans les milieux régionaux où ils se localisent. » P. Vidal de la Blache "Géographie générale," Annales de Géographie 22, no. 124 (1913), p.299730 On peut lire à ce sujet : C. Bonneuil, C. Pessis, et S. Topçu, eds, Une autre histoire des "Trente Glorieuses". Modernisation, contestations et pollutions dans la France d'après guerre (Paris: La Découverte,2013); C. Bonneuil et J.-B. Fressoz, L'Evénement Anthropocène. La Terre, l'histoire et nous, Anthropocène (Paris: Le Seuil, 2013).731 Les écrits pris en compte par Whiteside dans son ouvrage sont antérieurs à 2002. 732 D. Chartier et J.-P. Deléage, "Mise à jour des écologies politiques pour une politique de l’anthropocène," Ecologie politique, no. 40 (2010); Bonneuil et Fressoz, L'Evénement Anthropocène. La Terre, l'histoire et nous. (Le Seuil, 2013)733 Il est amusant de noter que les méthodes d’agrégation spatiale des données font l’objet d’une discussion constructiviste en science politique, mais uniquement dans le domaine de l’analyse des comportements électoraux, au sein de ce qu’on appelle (aussi) l’« écologie politique » ou l’approche contextuelle : A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la troisième république (Paris: Armand Colin, 1913); J. Klatzmann, Comportement électoral et classe sociale. Etude du vote communiste et du vote socialiste à Paris et dans la Seine Cahier de la Fondation nationale des Sciences politique n°82 (Paris: Armand Colin, 1957); M. Dogan et S. Rokkan, eds, Quantitative

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des contraintes héritées. Autant d’ambiguïtés du réel qui font l’objet de traductions politiques et scientifiques734. Discuter ces traductions, nous place d’emblée dans une épistémologie plus constructiviste. Le principe de symétrie s’engage dans cette voie. Il porte une attention plus particulière à la diversité des formes d’interaction des hommes avec les choses, qui produisent autant de formes de connaissance et d’individualité différentes. L’écologie ne s’y réduit pas à un bilan énergétique ou de matière. Ce principe est plus compatible avec l’idée que le milieu lui-même est un espace de lutte de définition où se mêlent discours et action. Cependant cette posture philosophique a souvent été interprétée comme un constructivisme peu compatible avec un engagement sur le terrain des valeurs, socle commun de la pensée verte.

La construction sociale de la réalité735 est davantage explorée par la sociologie politique et l’analyse des politiques publiques qui s’intéressent à la mise en forme des catégories légitimes736 et à la formulation des problèmes publics737 de manière constructiviste. Si ces approches ne nient pas l’existence d’une réalité par-delà les croyances des acteurs, elles évoquent rarement la matérialité du paysage fréquenté738. Elles explorent peu les relations entre cette matérialité et les routines de typification739 alors que « l'environnement gagne à être observé comme une réalité qui se décline en réalité quotidienne, univers d'initiés et

ecological analysis in the social sciences (Boston: MIT press, 1969). Si l’on peut parler d’écologie ici c’est parce que les indicateurs agrégés spatialement rendent compte d’un « milieu » social et à qui l’on attribue une valeur explicative sur le vote péri-urbain ou rural. J. M. Sellers et al, eds, The Political Ecology of the Metropolis: Metropolitan Sources of Electoral Behaviour in Eleven Countries (ECPR Press,2013). J. Gombin et P. Mayance, "Analyse écologique des votes et mondes ruraux. Quelques réflexions méthodologiques," in Battre la campagne. Les élections municipales en milieu rural, ed. A. Troupel et S. Barone (L'harmattan, 2010). Derivry et Dogan "Unité d'analyse et espace de référence en écologie politique. Le canton et le département français " Revue française de science politique 21, no. 3 (1971). Les auteurs montrent que cette méthode construit des « milieux » différents selon le grain d’observation (cantonal ou départemental). 734 M. Callon, P. Lascoumes, et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain, la couleur des idées (Paris: Editions du Seuil, 2001).735 P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité (Paris: Méridiens Klincksieck, 1986).736 A. Desrosières et L. Thévenot, Les catégories socioprofessionnelles, Repères, n° 62 (Paris: Ed. La Découverte, 1988); L. Boltanski, Les cadres, la formation d'un groupe social (Paris: Ed. Minuit, 1982).737 S. A. Hunt, R. D. Benford, et D. A. Snow, "Identity fields: Framing processes et the social construction of movement identities," in New Social Movements: From Ideology to Identity, ed. E. Laraña, H. Johnston, et J. R. Gusfield (Philadelphia: Temple University Press 1994); J. Gusfield, La culture des problèmes publics. L'alcool au volant : la production d'un ordre symbolique, études sociologiques (Paris: Economica, 2009); E. Goffman, Frame Analysis: An essay on the organization of experience (1974).738 « En dépit de leur diversité, ces études [politistes sur l’environnement] convergent pour centrer l'analyse sur les acteurs en compétition (leurs prises de position, leurs stratégies de persuasion et ressources) et les structures sociales dans lesquelles ils évoluent » M. Ansaloni, "La fabrique du consensus politique. Le débat sur la politique agricole commune et ses rapports à l'environnement en Europe," Revue française de science politique 63, no. 5 (2013), p.919, italique ajouté. Les structures spatiales et écologiques ne sont pas abordées.739 Berger et Luckmann, La construction sociale de la réalité.

univers de légitimation »740. Elles ne regardent pas non plus comment ce milieu matériel constitue des ressources auxquelles les acteurs n’ont pas tous accès de la même manière. Enfin, la posture normative des chercheurs constructivistes est une posture critique à l’égard du pouvoir et des institutions qui s’intéresse peu aux effets écologiques des politiques publiques741.

L’épistémologie instable de la political ecology Les deux postures évoquées précédemment permettent

d’introduire les contradictions inhérentes à la sous-discipline de la géographie anglo-saxonne que l’on appelle political ecology 742. Cette sous-discipline s’appuie sur trois corpus théoriques différents, l’écologie culturelle, l’économie politique et l’analyse de discours post-structuraliste qui s’agencent les unes avec les autres plus par antithèse que par couplage cohérent.

Ce sont des géographes et des anthropologues critiques réunis autour Carl Sauer au début du vingtième siècle qui développent l’écologie culturelle pour rendre compte des relations homme/nature, dans la continuité des travaux de Alexander von Humbolt, Elisée Reclus, Alfred Russel Walace et George Perkins Marsh743. Ils abordent ces relations de manière plus complexe qu’elles ne sont envisagées à l’époque par le déterminisme environnemental souvent saturé de préjugés racistes. L’écologie culturelle (ou humaine) s’intéresse ainsi aux ajustements des sociétés à leur environnement744 et à l’évolution mutuelle des cultures et des paysages745. Elle sera fortement inspirée par le concept d’écosystème, développé par le botaniste Arthur Tansley746 pour rendre compte des phénomènes de rétroaction écologiques qui maintiennent des systèmes en équilibre. L’étude la plus emblématique de cette cultural ecology qui reste un classique en political ecology747 est le travail ethnographique de Roy Rappaport « Pigs for the Ancestors »748. Cette étude, par ailleurs très documentée et nuancée, interprète un rituel de Nouvelle Guinée en termes fonctionnalistes comme un régulateur de la densité de population. Parce qu’elle explique en dernier ressort les règles sociales par des contraintes naturelles, à travers des

740 F. Rudolf, L'environnement, une construction sociale. Pratiques et discours sur l'environnement en Allemagne et en France (Strasbourg: Presses universitaires de Strasbourg, 1998), p.14741 Il existe cependant quelques exceptions, comme les travaux de M. Bourblanc sur les marées vertes et ceux de D. Fassin sur le plomb. M. Bourblanc, ""Des instruments émancipés » La gestion des pollutions agricoles des eaux en Côtes-d'Armor au prisme d'une dépendance aux instruments (1990-2007)," Revue française de science politique 61, no. 6 (2011). D. Fassin, "Les scènes locales de l'hygiénisme contemporain. La lutte contre le saturnisme infantile : une bio-politique à la française," in Les Hygiénistes. Enjeux, modèles et pratiques, ed. P. Bourdelais (Paris: Belin, 2001).742 R. P. Neumann, Making Political Ecology, Human geography in the making (London: Hodder Arnold, 2005); P. Robbins, Political Ecology (Oxford: Blackwell, 2004).743 Robbins, Political Ecology, pp.23-26744 H. Barrows, "Geography as human ecology," Annals of the Association of American Geographers 23, no. 1 (1923).745 J. Steward, Theory of culture change : the methodology of mutilinear evolution (Urbana, IL: University of Illinois Press, 1955).746 Introduction to Plant Ecology (London: Allen & Unwin, 1946).747 Neumann, Making Political Ecology, p.19.748 Pigs for the Ancestors (New Haven, CT: Yale University Press, 1968).

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notions telles que l’efficacité énergétique, l’adaptation et la capacité de charge, l’écologie culturelle s’inscrit dans une épistémologie naturaliste, tout en admettant que l’innovation et les institutions sociales soient aussi le fruit d’une certaine contingence. De ces premiers travaux qui ont comptabilisé des flux de matière et d’énergie dans des systèmes agraires très différents, la political ecology tient pour acquis que les pratiques agronomiques modernes sont moins efficaces que ne l’étaient les modèles traditionnels et beaucoup plus dépendantes de l’énergie fossile.

Après 1970, l’écologie culturelle qui cherchait à identifier des variables sociales clés expliquant le maintien d’équilibres socio-environnementaux va cependant se heurter au fait empirique que peu de sociétés peuvent être considérées comme ayant vécu un développement autonome. Les systèmes en équilibre, « ponctués »749

d’adaptation, semblent disparus, s’ils ont jamais existé. L’écologie culturelle est alors dans une impasse pour expliquer seule les évolutions des relations homme/nature.

Les années 1970 sont propices à une reformulation de ces questions par l’économie politique d’inspiration marxiste. Michael Watts, élève de Sauer et Rappaport, est l’opérateur de cette médiation. Il s’intéresse aux situations de famines au nord du Nigeria qui sont récurrentes sans que l’on puisse observer de cas d’adaptation. Il montre alors que la vulnérabilité des populations n’est pas imposée par une limite naturelle du système, mais le produit d’une domination locale, à laquelle se sont ajoutées la colonisation puis la libéralisation des marchés au cours desquelles certains paysans ont perdu leurs réserves (de terres, de céréales, de trésorerie, …) au profit d’autres acteurs750. Tordant alors le cou aux thèses néo-malthusiennes et à l’interprétation libérale de la tragédie des communs, plusieurs journalistes d’investigation et des chercheurs s’engagent dans ce qu’ils nomment la political ecology. Ils poursuivent le parallèle que Marx établit entre la plus-value du travail et la plus-value de la nature751, toutes deux appropriées par le capitalisme. Dans cette analyse, la dégradation environnementale dans les pays en développement est expliquée par l’impossibilité des paysans sans terre à investir dans le maintien de la fertilité de leur environnement et la faillite des politiques d’aménagement à traiter ces problèmes d’inégalités752.

749 La théorie des équilibres ponctués a été développée en paléontologie : N. Eldredge et S. J. Gould, "Punctuated equilibria: an alternative to phyletic gradualism," in Models in paleobiology, ed. T. J. M. Schopf (San Francisco: Freeman, Cooper et Company, 1972 ). Elle considère de longues périodes de stabilité des espèces, entrecoupées d’évolutions rapides sous l’effet de stress. La métaphore a été reprise en science politique pour l’étude des institutions. J. L. True, B. D. Jones, et F. R. Baumgartner, "Punctuated-Equilibrium Theory. Explaining Stability et Change in Public Policymaking," in Theories of the Policy Process, ed. P. Sabatier (97–115).750 M. Watts, Silent Violence: Food, Famine et Peasantry in Northern Nigeria (Berkeley CA: University of Caifornia Press, 1983).751 K. Marx, Le capital. Livre I (première édition 1873) (Paris: Folio Essais Gallimard, 1963), p.546 : «Chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité ».752 P. Blaikie, The political economy of soil erosion in developing countries (Essex, England et New York: Longman Scientific et

Comme l’écologie culturelle, cette analyse structuraliste et matérialiste s’inscrit aussi dans une épistémologie naturaliste.

C’est le troisième corpus théorique, celui de l’analyse de discours ou de la critical political ecology753 qui est constructiviste. Ce corpus vient questionner dans les années 2000 les savoirs sur la dégradation environnementale et la légitimité des catégories scientifiques. Il est nourri d’études féministes, post-coloniales, de sociologie des sciences et de cas empiriques où l’environnement n’est pas perçu de la même manière par des groupes sociaux différents. C’est aussi l’époque où les political ecologists investissent des terrains occidentaux et constatent que les paysans dans les pays du nord n’investissent pas forcément leur plus-value dans la fertilité de leurs sols754. L’articulation de cette épistémologie constructiviste avec l’engagement socio-environnemental en faveur des petits producteurs et de la fertilité de leurs sols ne va pas de soi. Le constructivisme radical est une arme à double tranchant qui s’attaque aux catégories officielles mais qui interroge aussi la connaissance écologique. L’arbitrage se fait souvent au cas par cas en choisissant ce qu’il est pertinent d’admettre ou de déconstruire compte tenu de la situation. Paul Robbins écrit à ce propos que la political ecology n’est pas une théorie mais « la qualité d’un texte »755 qui fait tenir ensemble ces épistémologies contradictoires756. Les political ecologists résolvent la contradiction épistémologique entre naturalisme et constructivisme en situation, en identifiant les victimes (humaines) de la dégradation environnementale et en déconstruisant en priorité les mythes qui fragilisent ces populations-là.

Réconcilier naturalisme et constructivisme S’appuyant sur quelques auteurs critiques communs à

l’analyse des politiques publiques757, la sociologie pragmatique française s’est également développée en prêtant attention aux situations avec le souci de ne pas se poser en surplomb par rapport aux acteurs758. Elle a aussi été confrontée à l’arme à double-tranchant du constructivisme radical qui questionne l’existence même des expériences concrètes d’injustice. Michel de Fornel et

Technical et John Wiley & Sons, 1985).753 T. Forsyth, Critical Political Ecology: The Politics of Environmental Science (London: Routledge, 2003).754 J. McCarthy, "First World Political Ecology: Lessons from the Wise Use Movement," Environment et Planning A 34, no. 7 (2002).755 P. Robbins, "Qu'est-ce que la political ecology ?," in L'approche Political Ecology: Pouvoir, savoir, environnement, ed. D. Gautier et T. Benjaminsen (Paris: Quae, 2012), p.25.756 « Les textes de political ecology sont empiriques ; au sens où ils sont basés sur la multitude de méthodes rigoureuses décrites plus haut, notamment l’observation participative, l’étude écologique de terrain, la télédétection, l’histoire orale et l’expérience d’immersion. Ils sont aussi théoriques dans la mesure où l’inspiration et l’interprétation des données et des connaissances produites in situ sont examinées au travers de nombreux prismes. L’inspiration et l’interprétation s’appuient sur les traditions de la théorie critique évoquées plus haut, en particulier les traditions marxiste, féministe et anarchiste, mais aussi sur une série d’autres approches catégorielles et conceptuelles. » ibid, p.26.757 Desrosières et Thévenot, Les catégories socioprofessionnelles; L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur (Gallimard, 1991); Boltanski, Les cadres, la formation d'un groupe social.758 P. Corcuff, Les nouvelles sociologies. Constructions de la réalité sociale, ed. F. d. Singly, sociologie (Nathan, 1995).

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Cyril Lemieux759 se sont élevés contre des usages asymétriques de ce constructivisme qui ne déconstruiraient qu’une partie des croyances au sujet de la réalité, par « charcutage ontologique »760, qui ne considéreraient pas les épreuves matérielles dont les acteurs se servent pour agir ou qui ne sont pas assez réflexives sur leur propre engagement. Ils esquissent alors la possibilité d’un constructivisme au service d’une cause qui explicite sa position et analyse les rapports de force en présence pour orienter sa critique. Cet exercice stratégique ne se déduit pas logiquement, mais nécessite un travail d’interprétation de l’évolution des intérêts et du contexte lorsque la critique sera émise. Il place le chercheur en situation de responsabilité vis-à-vis de l’effet de son propos dans un monde réel et discursif, local et global.

Il y a ainsi une possibilité pour la science politique de revendiquer une écologie politique multi-échelle qui s’intéresse aux effets écologiques des politiques publiques761 et aux effets de l’environnement sur les ressources politiques, tout en s’attelant à déconstruire les croyances au sujet de cet environnement en montrant la pluralité des perceptions. Celle-ci passe par une conceptualisation spatialisée des espaces de socialisation et des ressources politiques en admettant que les questions d’accès, d’abondance et de proximité sont interprétées selon des grilles cognitives mais s’appuient aussi sur une forme de réalité et que le travail politique de recyclage des catégories et de mise en équivalence produit aussi des effets sur les territoires, y compris dans leur matérialité.

759 Naturalisme versus constructivisme ?, Enquête (Paris: EHESS,2007).760 Ibid. p.14761 Il faut noter que les politiques intentionnellement environnementales ne sont pas toujours celles qui ont effectivement le plus d’effets positifs ou négatifs sur l’environnement L. Mermet et al, "L'analyse stratégique de la gestion environnementale : un cadre théorique pour penser l'efficacité en matière d'environnement," NSS, no. 13 (2005).

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Hoyaux A.F. & V. André-Lamat - Construction des savoirs et enseignements de l’écologie politique : du conformisme à l’interobjectivation de la nature

André-Frédéric Hoyaux & Véronique André-LamatCNRS UMR 5185 ADESS-Université Bordeaux Montaigne Groupe ECOPOLMaison des Suds, 12 Esplanade des Antilles, 33607 Pessac Cedex

Cette proposition voudrait poser une réflexion sur le rôle des enseignants-chercheurs en géographie comme médiateur et conformateur d’un savoir sur l’écologie, sa pratique et sa critique, auprès des étudiants. A travers l’analyse de travaux d’étudiants, ainsi que d’une enquête réalisée auprès d’eux, l’étude porte sur la réception qu’ils opèrent de nos enseignements sur la question centrale de la nature et en quoi cette appréhension détermine ou non la construction potentielle de ce que l’on pourrait alors appeler une vision écologique du monde et de la société. La compréhension de cette vision permet alors d’appréhender le champ de la participation et de l’intervention politique qu’ils opèreront potentiellement dans leur vie professionnelle, sachant que les débouchés de nos étudiants en géographie & aménagement les amènent souvent dans les sphères décisionnaires de l’action publique et que leur appétence les pousse également souvent vers l’action politique au sein de partis ou syndicats.A travers ces exercices d’évaluation, l’intérêt est de montrer un double biais dans cette réception. Le premier relève du fait que les étudiants ont déjà incorporé un ensemble de représentations qui détournent dès le début la captation de ce qui est dit par l’enseignant. Bien entendu, on pense ici à l’ensemble des idéologies et des habitus familiaux, mais aussi et surtout des apprentissages scolaires. Le second révèle l’importance d’autres médias qui interagissent pour construire, déconstruire et reconstruire un autre enseignement, apparemment moins scientifique mais tout aussi performant (et performatif) car faisant tout autant autorité scientifique que nos enseignements (télévision, radio, magazines, etc.). L'un des objectifs de cette communication est de postuler que les étudiants sont les acteurs de demain. Pour faire de l'écologie politique, il nous semble nécessaire d'en passer par une réflexivité de leur part sur leur, nos a priori, sur leurs/nos conformations à des discours ambiants. Ainsi, la transmission de cette pensée écologique et des actions qui en découlent passe par une acceptation de leur part (et des acteurs en général) et demande forcément une médiation. L'enseignant est ce médiateur, dans un interstice entre le fait d'être le porteur de ses propres convictions et le devoir de conserver une forme de neutralité axiologique (mais pas forcément épistémologique et méthodologique).Si notre proposition ne s'appuie pas a priori sur les tenants écologistes qui voulaient ou veulent encore mettre en place une écologie politique selon diverses procédures d'actions (Charbonneau, Ellul, Dumont, G. Anders, Gorz, P. Rabhi, sans parler des universitaires comme Bourg, Rodary, Lipietz, Larrère, ... pour celles et ceux que nous utilisons le plus souvent dans nos enseignements), elle interroge justement ce qui reste de ces enseignements, qui se nourrissent de ces auteurs et de ceux autour de l'éducation relative à l'environnement, dans l'esprit de nos étudiants. Si nous posons des références qui amènent à penser l'action autour de la préservation ou de la conservation de l'environnement naturel et social, ce qui nous intrigue c'est

justement les confusions qui sont opérés par nos étudiants entre l'environnement comme objet de représentation et l'environnement comme sujet de pratiques et d'actions. Cependant, c'est par l'analyse de la compréhension qu'ils ont des termes de nature que l'on pense pouvoir percevoir en quoi ces futurs professionnels de l'environnement et de l'aménagement déterminent leur place comme intervenant dans la politique autour de l'écologie. En ce sens, la science, ce n'est pas seulement un ensemble de savoirs mais aussi une façon de les transmettre avec subtilité et pédagogie.En effet, derrière les conceptions souvent très idéologiques de la nature (séparation homme-nature ; fusion homme-nature ; déterminisme de la nature sur l'homme ; déterminisme de l'homme sur la nature ; conception rédemptrice ou punitive de la nature), l'investissement politique de nos étudiants est différent à court, moyen et long terme. Dans la tête de nos étudiants, comment promouvoir une conception écologiste quand la nature nous" fait mal", ou quand l'être humain doit dominer la nature pour s'en défendre. Pour nous, la porte de sortie n'est donc pas dans le prosélytisme d'une mono écologie politique qui aurait des textes fondateurs en forme de nouveaux récits, mais au contraire pour que ces étudiants et futurs professionnels investissent l'enjeu de l'écologie politique "critique", il faut qu'ils arrivent à intégrer l'enjeu de la construction d'une interobjectivité assumée. Celle-ci se construit par le croisement des objectivations multiples qui sont réalisées sur les mêmes objets762. Il faut jouer de maïeutique et de réflexivité, notamment sur leur habitus intellectuel souvent faussé par des avis tranchés et sans profondeur d'analyse donnés par les médias, voire par l'environnement social et éducatif. Nous allons donc revenir, durant ce colloque, sur quelques écueils qu’en tant qu’enseignant nous devons éviter.

Le développement durable comme pierre angulaire de la conformation des esprits de l’élèveAu sein du dispositif pédagogique du monde de l’éducation en primaire et en secondaire, on retrouve bien « une critique de la société industrielle et de ses aspects productivistes et de consommation, que la poursuite de la croissance symbolise » (cf Appel au colloque). Pour autant, cette critique se formalise dans un esprit de contrôle et de maîtrise sécuritaire avec la présentation aseptisée de la réalité. Ainsi, dans un manuel d’Histoire-Géographie de 5ème, dans le chapitre sur les enjeux du développement durable, la première étude de cas traite de la gestion des déchets toxiques763. Elle évoque l’histoire du Probo Koala, navire grec ayant erré en Europe du Nord avant d’achever son périple en Côte d’Ivoire et d’y avoir tué des dizaines de personnes et d’en avoir intoxiqué des milliers. L’intérêt se trouve dans l’interprétation de l’approche méthodologique qui utilise l’analyse de sept documents (deux cartes, deux photos et trois textes). Les trois textes proviennent d’écrits journalistiques dont les postures idéologiques sont potentiellement divergentes, notamment les quotidiens Le Monde et L’Humanité sans qu’il n’y ait a priori d’explication sur leur différence en termes de valeurs sur le cas traité. Ainsi, on suppose que c’est l’enseignant qui va,

762 Voir André-lamat V., Couderchet L. & Hoyaux André-Frédéric, 2010, « Critique de la banalisation scientifique des magazines éducatifs à travers les publicités à caractère écologique », Ecologie Politique, n°39, 73-85.763 Adoumié V. (dir.), 2010, Histoire-Géographie 5ème, Paris, Hachette Livre, 209.

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par son autorité scientifique, remonter en complexité et en généralité, alors même qu’il pose une lecture descriptive de ces documents eux-mêmes très descriptifs (notamment sous formes d’états des lieux ou de récits). Le Monde nous annonce par exemple que ces déchets toxiques ont été récupérés par la France qui va les traiter dans une usine du « couloir de la chimie ». « C’est le four du centre de traitement de la société Trédi qui va les incinérer en toute sécurité ». Dès lors, que doivent retenir les élèves studieux : que les déchets sont un problème mondial, que les pays pauvres sont la poubelle du monde (posture de L’Humanité) ; que le traitement par incinération est sans danger de pollution, que la France est un pays formidable, sauveur de l’humanité et que tout cela est toujours fait chez nous en toute sécurité ! (posture du Monde).Mais alors comment aller plus loin (pour reprendre l’un des questionnements du colloque) pour éviter cette externalisation de nos déchets vers les pays pauvres. Tout simplement en les internalisant grâce à la « symbiose industrielle » proposée par l’exemple du « modèle danois de Kalundborg » à la page suivante de ce manuel. Car la maîtrise de nos déchets passe moins par une décroissance que par une réutilisation de nos déchets dans un grand circuit fermé. Il s’inscrit dans la grande métaphore « d’organisation en flux fermé » utilisée par le site Ecoparc, site référant du manuel pour vanter justement les mérites de ce système danois. On retrouve là le mélange des genres des références, apparemment scientifiques, utilisées par les manuels764. Car ce site Ecoparc, présenté comme « le premier portail d'information sur la gestion durable des parcs d'activités et des zones industrielles » a été fondé par une « structure de conseil en gestion durable des parcs d'activités », Synopter. L’organisation fermée se mettant en contradiction avec la prétendue organisation ouverte de la mondialisation dont les auteurs nous démontre en quatre lignes les tenants uniques : « La Chine consomme aujourd'hui le quart des matières premières vendues dans le monde. Ce pays est devenu le plus gros client des producteurs d'acier, de cuivre et de minerai de fer. Ses besoins en acier ont doublé en trois. Sa consommation de cuivre, de nickel et de minerai de fer a quadruplé en dix ans. Ses achats en alumine ont triplé durant cette même période. Cette évolution des marchés incitent à mener une réflexion sur les sources d'approvisionnement et sur l'optimisation de la consommation de la matière. L'écologie industrielle peut favoriser la diversification des sources d'approvisionnement et l'optimisation de l'utilisation des ressources consommées »765. Donc, pour dépasser ce dumping chinois, il faut minimiser les approvisionnements en matières premières et renforcer les liens multi-formes et multi-acteurs dans une sphère de proximité. Cela part évidemment de bons sentiments intellectuels : ceux du réemploi et du recyclage du « rien ne se perd, tout se transforme », mais on reste toujours évasif sur les intrants et les extrants du système fermé. Au-delà, seuls les déchets semblent toxiques, comme si c’était la perte de fonction des produits qui entrainait leur toxicité et non les composants mêmes de ce avec quoi les produits sont faits. En gros, on 764 Cela permet d’ailleurs de mettre beaucoup de distance par rapport aux insistances du politique et de l’économique sur le fait de créer des liens plus étroits entre le monde de l’entreprise et le monde de l’éducation. En effet, ce dernier est déjà par son utilisation référentielle sous le joug intellectuel de ce monde économique.765 http://www.ecoparc.com/ecologie-industrielle/enjeux-ecologie-industrielle.php

ne sait où ranger ce dont on ne se sert plus mais on ne réfléchit pas en amont à quoi cela sert d’avoir un nouveau produit. Il y a en effet une préciosité aujourd’hui par rapport à la décroissance car elle est vue comme l’inverse du progrès, donc de l’économique, donc du développement…durable ! On est ici très loin des objectifs des dits précurseurs de l’écologie politique : contre Le bluff technologique de Jacques Ellul ([1988] 2012), ou Vers la sobriété heureuse de Pierre Rabbhi (2010). Cette croissance s’exprime alors par la prolifération de nos actions quotidiennes « fondamentales » : la communication sous toutes ses formes et les activités récréatives. Certes, des transports durables sont imaginés mais ils ne font souvent qu’équilibrer notre suractivisme mobilitaire. Certes comme nous l’indique un court récit d’après 60 Millions de consommateurs, les déplacements de voiture à Lyon baisse depuis 10 ans mais rien n’est dit sur l’augmentation potentielle de l’utilisation des bus, tram, métro, trolleybus qui eux semblent fonctionner sans énergie et ne jamais polluer ni en tant que moyen de transport ni en tant qu’utilisateur de ces dites énergies. Il est vrai que les grands producteurs d’électricité, notamment à travers l’utilisation du nucléaire, arrivent à nous faire croire que c’est une énergie propre766. Ainsi, avant même que la sphère médiatique n’opère sa lente conformation à l’extérieur du monde du savoir scientifique, le monde éducatif a déjà désintégré sa capacité d’objectivation de la problématique écologique, notamment par l’utilisation disparate de bout d’informations non vérifiées, non traitées, non stabilisées. Sur le seul chapitre « des enjeux du Développement durable » d’une dizaine de pages, on a l’utilisation indifférenciée d’extraits de texte, souvent de dix lignes maximum d’un côté de L’Humanité, Le Monde, Billets d’Afrique, Le Monde Diplomatique, La Documentation photographique, Le Progrès, 60 Millions de consommateurs, L’express ; et de l’autre de seulement … deux ouvrages à vocation scientifique ! Si la confrontation des points de vue est une force, encore faut-il que le statut même de ces points de vue soit symétrique.

Qui croire, qui écouter à l’aune de l’orgie médiatiqueSans revenir sur nos travaux précédents767, cela nous amène de nouveaux à poser une question essentielle. Si l’écologie politique prône par essence la diversité des points de vue, elle se trouve le plus souvent en contradiction avec cela lorsqu’elle invoque le caractère scientifique de sa démarche. Certes, les points de vue peuvent être différents mais avec des métriques uniques. Son système de mesure reste trop souvent univoque ou plutôt il est ressenti et utiliser comme tel par les médias et au-delà par la sphère économique qui aime pratiquer la simplification des normes. Ainsi, la protection de l’environnement passe trop souvent par l’idée de quelques critères savamment mis en scène : l’empreinte écologique, le taux de CO² dans l’air, etc. C’est ainsi le cas de la problématique de la production d’électricité entre le lobby nucléaire se rangeant derrière sa prétendue non pollution du fait de sa non-émission de CO² et les défenseurs anti-nucléaire visant une autre échelle de mesure, celle de la radioactivité potentielle des sites

766 André-Lamat V., Couderchet L., Hoyaux A.-F., 2010, op. cit.767 André-Lamat V., Couderchet L. & Hoyaux A.-F., 2009, « Petits arrangements avec le développement durable. Entre production scientifique et instrumentalisation scientifique », Education Relative à l’environnement, vol. 8, 163-183 ; André-Lamat V., Couderchet L., Hoyaux A.-F., 2010, op.cit.

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d’extractions du minerai, de productions d’électricité au niveau des centrales et de pollutions des déchets. C’est aussi le cas lorsque l’on traite d’un des chevaux de bataille des promoteurs de l’écologie politique, celui de la ville dense. Un article récent de Cyril Dion768, chantre médiatique de cette cause, en dessine notamment les contours769. L’ensemble des explications se réfèrent à des mesures d’empreinte écologique, d’empreinte carbone, d’émission de CO², de performances énergétiques, d’énergies renouvelables, de déplacements doux, etc. donc, de référents supposés apporter à la société globale, une meilleure qualité de vie durable. Mais à aucun moment, il n’y a de lectures sur le bien-être des populations. Ce bien-être réfère non pas à une interprétation standardisée mais bien à une compréhension individuelle du rapport à l’espace. Et là, on peut se demander à la lecture d’enquêtes réalisées par des étudiants auprès d’habitants de l’agglomération bordelaise si le désir de ville dense est vraiment partagé par cette population. Dès lors, quel enjeu pédagogique pour l’enseignant et pour l’étudiant entre conformation d’un regard (celui des promoteurs de ce discours prônant la densification auprès des habitants) et appréhension d’un discours que l’éthique et la politique nous demande d’écouter si ce n’est de comprendre (celui des habitants refusant ce fait). De même, il est assez savoureux d’imaginer un monde urbain sans travail productif car celui-ci disparaît systématiquement des préoccupations démonstratives. Certes, l’analyse objective de l’emploi en France et en Europe se dessine autour des services qui peuvent se régler dans une sphère de proximité mobilitaire voire par le télétravail. Mais l’acheminement de travailleurs auprès d’entreprises de moins en moins situés au sein même des villes ne fait que renforcer l’idée de notre incapacité à internaliser ce qui en soi paraît polluer, faire du bruit, etc. Plus globalement, il y a une difficulté pour les tenants auto-affirmés de l’écologie de se départir de cette conception miraculeuse de certaines techniques par rapport à d’autres (par exemple, le passage aux lampes basses consommations, aux panneaux photovoltaïques) sans voir les effets réels sur la Terre et les êtres qui l’habitent à plus ou moins long terme.

Ne pas surestimer le public étudiant.Le plus souvent, les spécialistes de l’écologie partent du postulat que ce qui est énoncé se fait simplement à travers des exemples simples. C’est le cas par l’évocation de lieu où se déroule un problème quelconque. Encore faut-il que les étudiants soient à même de concevoir l’endroit exact où se déroule cette action. C’est malheureusement très rarement le cas. L’ensemble des propos tenus dans nos enquêtes montrent aussi un certain flou, assez contemporain, dans les savoirs disciplinaires et les limites de ce qui relève de la littérature traitant de la nature (« Chasse et Pêche » ; « Magazine géo » ; « National Geographic », « Magazines de surf », « Terre Sauvage », « Guides de voyage comme Lonely Planet » « Le livre de la Jungle », « Tom Sawyer », « Pocahontas »), mais aussi dans les noms de personnages supposés connus car

768 Dion C., 2013, « Est-il plus écolo de vivre en ville ou à la campagne », Kaizen, novembre-décembre, 12-14.769 Cyril Dion est directeur depuis 2007, de l'ONG Colibris-Mouvement pour la Terre et L'Humanisme (Coopérer pour changer) fondé par Pierre Rabhi en 2006. En 2010, il a co-produit avec Colibris le film de Coline Serreau "Solutions locales pour un désordre global".

médiatiques de la sphère écologique (« Pierre Rhabi », « Daniel Konbendite », « Eva Jolie », « José Bovet », « Nicolas Hulo », « Algord », « Natalie Koscusko Maurizet »).Plus généralement, il y a une grande difficulté des étudiants à s’emparer globalement d’un objet et notamment de la terre ou « simplement » de la nature dans son acception la plus large. L’extériorité de l’homme à la nature reste profondément ancrée, en dépit de revendication d’être « écologiste », de l’affirmation que l’homme est élément de nature ou plus couramment « fait partie de la nature », expression qui mériterait que l’on s’y attarde. Car avec « fait partie » reste associée l’idée sous-jacente « pas tout à fait comme les autres ». Il y a donc une difficulté à faire émerger et comprendre que dans la construction même de tout individu, de tout humain sur la terre, il y a comme fondation une conception de la nature.Au-delà, chez l’étudiant, la simplification et le catastrophisme « non éclairé », pour prendre à contrepied le titre de l’ouvrage de J.-P. Dupuy770, ont produit un doute systématique, peu constructif, de la démarche scientifique et de l’incertitude inhérente à la complexité (ou à l’hypercomplexité). Comme le rappelle J.-P. Deléage : « Jamais les médias n’ont été saturés comme ils le sont aujourd’hui par des articles et des émissions mettant en garde le grand public contre les périls écologiques qui nous cernent de toute part. Jamais il n’a été montré avec une telle ostentation les funestes conséquences du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, l’un comme l’autre d’origine anthropique. Jamais n’ont été surexposés comme aujourd’hui les effets délétères de l’agriculture productiviste ou de l’extension sans fin de mégapoles de démesure, de la surconsommation matérielle dans le monde riche, alors qu’au Sud persistent les pénuries en tout genre qui, telle la faim, fonctionnent comme des ‘armes de destruction massive’, selon l’expression forte de Jean Ziegler. Et pourtant rien ne bouge et le monde persiste dans la course à l’abîme avec une politique dérisoire de petits gestes »771. De ce fait, il y a une sorte de dépression psychologique chez nos étudiants car il n’arrive pas à savoir où est leur place dans cette société. En fin de compte, que faire ? Que dire ? Dans l’immensité du travail à accomplir pour faire bouger les lignes. Comment faire faire quelque chose quand on a du mal à réaliser soi-même ce qu’il faut faire. Car les étudiants sont comme Janus, d’un côté ils sont utilitaristes et ne sont pas défenseurs d’une posture intellectuelle, de l’autre ils vivent de projets d’amélioration du monde par procuration imaginative, en héros.Il est ainsi tout à fait surprenant de noter que pour plus du tiers de nos étudiants (77 sur 231) que nous avons interrogé en début d’année sur le thème de l’écologie, « Into the wild » de Sean Penn (2007), est le film évoquant le mieux la nature772. Leur imaginaire semble tendu par l’idée de ce

770 Dupuy Jean-Pierre, 2004, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Editions du Seuil, coll. Points Essais.771 Deléage Jean-Paul, « la politique des petits gestes », Ecologie et politique, n°44, 6-7.772 Suive des films documentaires tels que « Home » de Yann Arthus-Bertrand (2009), « La marche de l’empereur » de Luc Jaquet (2004), « Oceans » (2009-2010) et « Les oiseaux migrateurs » (2001) de Jacques Perrin et Jacques Cluzaud ou encore, « Une vérité qui dérange » de Davis Guggenheim (2006) sous l’égide médiatique d’Al Gore. Ces films semblent à l’inverse de « Into the Wild » exprimer une sorte de regard contemplatif de

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héros solitaire qui part vivre seul au monde au sein d’une nature sauvage, au péril de sa vie. Mais que faire justement quand il y a du monde, trop de mondes au sein d’une ville, même prétendument naturelle. La question se pose alors de savoir si le développement durable n’a pas sacrifié le social et n’a pas ainsi réaffirmé l’opposition entre homme (homo economicus) et nature. Il a entériné par son succès la coupure du lien social, enterrant du même coup le « bien commun ». L’urgence économique de la crise supposée de ces deux dernières années impose alors une hiérarchie forte, bien ordonnée, assimilant le social à la prééminence de l’économique. Car même si l’on veut bien reconnaître qu’il y ait interdépendance des crises, une priorisation est clairement établie : c’est la crise économique qui est fondamentale, car en traitant l’économique, en fait surtout sa mesure, on traite soi-disant le social. Quant à la crise écologique, elle est reléguée.

Assumer l’interobjectivation pour éveiller une conscience partagéeGlobalement, l’objectif de notre propos est de montrer les inadéquations de certains de nos savoirs avec la propre construction idéologique de chaque étudiant dans sa construction d’être humain et d’apprenti géographe ou aménageur. Ce qui est en soi positif dans une posture constructiviste peut alors devenir une limitation quand on veut apporter une forme d’objectivation de la réalité. Mais cette objectivation devient une force quand elle est conçue comme un jeu d’interobjectivité, c’est-à-dire comme une prise de recul critique de toute objectivité, forcément située, datée et socialisée, donc humaine. L’interobjectivation permettant une mise en lumière des multiples façons objectives, à travers une méthodologie appropriée, de travailler le même objet, la même réalité. La critique que nous tentons de leur apprendre devient alors une aporie de ce que nous affirmons comme étant une et unique vérité. C’est alors dans l’acte d’interprétation et de compréhension des choix idéologiques et politiques, sous-jacents à chaque objectivité, même construite par les scientifiques, que nous pouvons les aider à éclairer leur choix d’habitants et de futurs professionnels investis dans la société. Car il faut admettre que nous sommes entrés dans l’ère du « conflit des interprétations ». Il n’y a plus de grands récits qui structurent l’interprétation d’un monde univoque. Il y a un ensemble de micro-récits qui se condensent et se dissolvent au fil des lieux, du temps, et des collectifs. L’écologie politique étant elle-même génératrice de ce type de posture intellectuelle derrière les idées aussi diverses que celles de décolonisation, de liberté ou de participation des habitants dans le champ sociétal. Cette participation ne se faisant pas sous le joug autoritaire de la représentation ! Cette participation faisant alors la promotion de points de vue partiels et partiaux. L’idée est alors moins d’interpréter ou d’expliquer les tenants et aboutissants d’une implication générique que de comprendre les façons de faire et de penser spécifiques des acteurs habitants, et notamment les étudiants.Car c’est en éclairant leur propos avec eux, que l’on peut alors leur permettre de mieux assumer leur propre conception politique de l’environnement et les mener peut-être vers l’accomplissement d’une vraie écologie politique qui réfléchisse au-delà de la simple protection de l’environnement à l’intériorisation de notre relation en tant qu’être avec le monde et la Terre. Cette démarche tente

la nature sauvage à protéger ou à conserver.

ainsi d’éviter l’imposture de vérités scientifiques indiscutables qui dicteraient de fait les actions à réaliser et dénieraient à cet être, de devoir faire des choix collectifs et responsables pour le bien commun de l’humanité.

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Tassin E. - Propositions philosophiques pour une compréhension cosmopolitique de l’écologie

Etienne TassinProfesseur de philosophie politique, CSPRP (EA2376), Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité.

L’orientation cosmopolitique de l’écologie Si la question a été dans les années 1970 de savoir sous quelles conditions l’écologie pouvait être, ou devenir, politique, il semble qu’elle est aujourd’hui celle de comprendre en quel sens l’écologie est cosmopolitique. L’orientation cosmopolitique de l’écologie est la réponse appropriée à la globalisation économique de la planète en ce qu’elle conjoint une compréhension politique du monde (mondialisation politique) à une prise au sérieux du problème de son habitation plurielle et conflictuelle (écologie politique).

Cosmopolitique, en quel sens ? Il ne suffit pas d’indiquer que tout problème écologique local est potentiellement un problème global parce que les situations écologiques sont par définition transfrontalières ; il faut encore saisir, d’une part, sous quels angles une disposition écologique fait du monde un problème, et selon quelles approches philosophiques, d’autre part, le monde peut être dit l’objet, la raison et l’horizon de toute politique. Les propositions que je fais concernent donc la philosophie politique requise par l’écologie ; et l’écologie requise par la politique dès lors que celle-ci se place dans l’horizon d’un monde commun et non des seuls intérêts nationaux, économiques ou géo-politiques. « Cosmopolitique » ne désigne pas la recherche d’un ordre international adossé à un droit cosmopolitique et soutenu par des institutions internationales sur le modèle de l’ONU et de ses agences, le terme signifie ici une compréhension de la politique qui rapporte en chaque litige les conflictualités économiques, sociales, culturelles et étatiques au souci d’un monde commun.

De quelle philosophie s’agit-il donc ? Cette philosophie ne saurait être, simplement, ni une philosophie de la nature, ni une philosophie de la vie, ni une philosophie de l’humain. Précisons ce point tout de suite. Les justifications écologiques mobilisent ordinairement soit une philosophie de la nature, soit une philosophie de la vie, soit une philosophie de l’humain : naturalisme, vitalisme et humanisme sont les supports convenus de l’écologisme, qu’ils soient sollicités indépendamment (la nature seule, la vie seule, l’humanité seule), de manières subordonnée ou contradictoire (la nature donc la vie donc l’homme ; ou la nature plutôt que l’homme, la vie plutôt que l’homme ; ou l’inverse : l’homme avant la nature ou le vivant en général, voire contre eux, etc…), ou éventuellement selon une harmonie souhaitée (l’homme, un vivant parmi d’autres dans une nature réconciliée avec l’industrie humaine), etc… Or, on peut aisément reconnaître que ce sont là trois pièges idéologiques dans lesquels l’écologie a sombré depuis un demi-siècle en sacralisant alternativement ou conjointement la nature, la vie, l’être humain. En découlent en effet trois mots d’ordre réducteurs qui, pris en eux-mêmes, se révèlent théoriquement inconsistants et politiquement insignifiants : « préserver la nature », « protéger la vie », « promouvoir l’humain ». On ne voit pas pourquoi on devrait ériger la nature, la vie ou l’humain en valeurs suprêmes au détriment des autres. En réalité, chacun met ce qu’il veut sous ces termes, d’où d’incessantes querelles assez vaines : on peut

arguer qu’on ne saurait préserver la nature sans limiter les prérogatives humaines, qu’on ne saurait promouvoir l’humain sans détruire la biodiversité des vivants, qu’on ne saurait protéger la vie sans encadrer de manière coercitive les comportements humains, etc. Or tout cela est vrai. Il faut donc assumer pragmatiquement ces contradictions au lieu de prétendre dogmatiquement les surmonter.

Quelle est donc la référence cruciale d’une pensée écologique si ce n’est ni la nature ni la vie ni l’humanité ? La réponse ne peut qu’être : c’est le monde. Quelle que soit la valeur qu’on leur accorde, ni la nature ni la vie ni l’humain ne sont à la hauteur du problème posé si c’est le monde qui est en jeu et si celui-ci doit être saisi, ainsi qu’il doit l’être, comme un problème politique et pas simplement comme un problème esthétique, éthique ou scientifique. L’écologie et ses multiples enjeux ne peuvent être philosophiquement compris que du point de vue du monde ; mais du monde lui-même philosophiquement compris comme enjeu politique. J’appelle une telle philosophie politique du monde commun une philosophie cosmopolitique en ceci qu’elle ne dissocie pas les questions politiques de leurs conséquences écologiques ni le souci du monde commun de ses enjeux à la fois écologiques et politiques. L’alternative est ici claire : ou l’écologie est une politique du monde (et non de l’environnement, de la vie ou de l’homme) ; ou elle est vouée à rester une simple distraction ornementale pour les politiques qu’on dit « sérieuses » (et qui se soucient du monde comme d’une guigne) ou condamnée à n’être rien d’autre qu’une éthique environnementale pour philosophe bien pensant. C’est-à-dire : rien.

Quelle est alors l’originalité d’une philosophie de l’écologie conçue d’un point de vue cosmopolitique ? En se détachant de la sacralité de la nature, elle ne se réduit pas à une éthique environnementaliste ; en se détachant de la sacralité du vivant, elle échappe au biocentrisme des discours vitalistes ; en se détachant de la sacralité de l’humain, elle ne reconduit pas un humanisme anthropocentriste qui s’est dans l’histoire toujours confondu avec le colonialisme européen. L’orientation cosmopolitique situe l’enjeu politique de l’écologie par-delà les oppositions convenues et stériles entre environnementalisme et deep ecology, biocentrisme et anthropocentrisme, naturalisme et humanisme, etc. Elle substitue à la focalisation courte sur la nature et sa préservation, sur la vie et sa protection, sur l’humain et sa promotion une vue d’ensemble des problèmes qui se posent à nous dès lors que nous lions le souci de l’environnement naturel et vital, d’une part, au souci des cultures au sein desquelles nature et vie prennent sens et, d’autre part, au souci d’un agir concerté qui vise, entre classes sociales, entre puissances économiques, entre communautés culturelles et entre Etats politiques, tous divisés par de multiples conflits, l’instauration sans cesse désavouée mais indispensable d’un monde commun.

J’avance l’idée qu’une écologie cosmopolitique articule trois soucis pour le monde — un souci environnemental (ou vital), un souci patrimonial (ou écouménal) et un souci plural (ou métanational) — à trois exigences mondaines : une exigence écologique qui concerne les vies, une exigence œcuménique qui concerne les œuvres et une exigence cosmopolitique qui concerne les actions.

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Les trois types d’activités humainesPour dégager et justifier ces trois soucis et ces trois exigences, nous disposons d’un excellent fil directeur avec le tableau de la vita activa proposée par Arendt dès 1958. Celui-ci articule les trois activités auxquelles les êtres humains se livrent — travailler (produire des biens consommables), œuvrer (fabriquer des objets d’usage ou des œuvres d’art), agir (instaurer des liens humains par des entreprises communes) — aux trois conditions auxquelles l’humanité est soumise — la vie (le fait d’être vivant), l’appartenance au monde (le fait d’être mondain), la pluralité (le fait d’être plusieurs) 773.

On peut non seulement comprendre chaque activité humaine à partir de sa condition propre, mais repérer également le plan particulier de la société sollicité par le déploiement de cette activité : le plan économique de la production et de la consommation ; le plan social et culturel de l’édification des mondes humains ; le plan politique des actions collectives commandées par le principe d’égalité et de liberté. Enfin, cette distribution, elle-même dynamique, se traduit en termes historiques, par où se définissent les enjeux cosmopolitiques de l’écologie aujourd’hui. - La sphère initialement privée de la domesticité économique consacrée aux activités laborieuses visant la reproduction du vivant a peu à peu envahi la société tout entière au point de se donner à l’époque moderne, sous la forme du marché des capitaux et des biens, comme l’unique dimension organisatrice du vivre-ensemble. - La sphère sociale et culturelle dévolue aux activités fabricatrices de l’œuvre — objets d’usage et œuvres d’art — par lesquelles s’édifie un monde humain s’est peu à peu trouvée soumise à la logique du marché qui commande aujourd’hui l’ensemble de la vie économique et sociale. - La sphère publico-politique où se joue et se rejoue constamment l’action concertée des citoyens pris dans les luttes d’émancipation et les conflits d’intérêts ou de valeurs par lesquels s’affirment les visées normatives offertes à la collectivité, cette sphère s’est trouvée elle-même absorbée par les impératifs économiques au point de se réduire à la gestion des ressources et à l’administration des populations sous l’autorité, une fois de plus, du marché.

L’analytique de la vita activa nous permet donc à la fois de décrire au mieux les tensions qui caractérisent notre monde dit globalisé et de dégager a contrario les lignes de ce que serait une authentique « politique du monde » capable de relever les défis posés sur les trois registres des activités humaines : les attendus relevant du travail et liés à la reproduction du vivant, ceux relevant de l’œuvre et liés à l’édification d’un monde, et ceux relevant de l’action, liés aux engagements civiques conflictuels qui divisent les communautés humaines. Elle nous permet de formuler le sens et les enjeux politiques d’une mondialisation politique élevée contre les effets délétères de la globalisation économique.

Car notre rapport au monde ne s’épuise évidemment pas dans la seule sphère des activités fabricatrices et techniques, culturelles et sociales, qui ont pour condition notre « appartenance-au-monde ». Le monde s’offre à nous sous

773 Hannah Arendt, The Human Condition (1958) in L’humaine condition, tr. G. Fradier, Paris, Gallimard, 2010. Voir Etienne Tassin, Le trésor perdu. Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Paris Payot, 1999, p. 285.

d’autres visages que celui que configure la seule fabrication matérielle et symbolique des choses proprement humaines par laquelle nous l’édifions. Il se déploie également sur les trois plans : économique (travail), socio-culturel (œuvre) et politique (action). Certes, le monde humain est d’abord et avant tout le monde des cultures, liées aux peuples en leurs divisions communautaires ou nationales. Mais il est aussi monde de la nature, ou monde de la vie ; et monde politique, théâtre des disputes interétatiques, des affrontements militaires et des conflits inter et intra communautaires. Il est incohérent d’envisager les rapports des sociétés à la nature et à la vie indépendamment de leurs formulations dans des cultures particulières qui composent leurs mondes vécus et indépendamment des enjeux politiques qui les opposent les unes aux autres.

Deux propositionsNous devons donc tenir ensemble deux propositions divergentes issues de l’analytique de la vita activa arendtienne dont la conjonction définit assez bien les enjeux d’une politique du monde en général.

1) La première proposition fait de l’appartenance-au-monde la condition spécifique de l’œuvre, tandis que l’activité économique est, elle, conditionnée par le fait que nous sommes des êtres vivants, soit donc le métabolisme homme/nature, et que l’activité politique l’est, quant à elle, par le fait de la pluralité. Seule l’activité fabricatrice, artefactuelle et technoscientifique est conditionnée par le fait que nous sommes des êtres du monde, sous la forme d’une culture des mondes humains. Selon cette première proposition, le monde est donc ce que nous fabriquons, œuvre des arts et des techniques, production artificielle de l’environnement humain détaché de la nature. L’artificialisation de la nature et de la vie tiennent à notre condition d’êtres mondains.

2) La seconde proposition invite, elle, à prendre en compte la manière dont cet être-au-monde qui conditionne la fabrication se diffracte sur les autres plans de l’existence en sorte que ceux-ci rencontrent le monde comme un problème pour eux. Que devient cette appartenance au monde quand la préoccupation économique pour la reproduction du vivant en vient à s’imposer à toutes les activités humaines ou quand les citoyens, les peuples ou les Etats entrent en conflits les uns avec les autres ? Qu’advient-il du monde quand la condition vitale surdétermine les autres (l’appartenance au monde et la pluralité) au point de soumettre les activités culturelles et politiques à la seule logique de la reproduction du vivant ? Une autre manière de le dire consiste à se demander comment les humains détruisent le monde quand les activités sociales, les productions culturelles, les combats politiques et les engagements civiques se trouvent entièrement circonvenus par les lois du marché, soumis aux dictats de l’économie planétarisée sur le mode néo-libéral qui fait aujourd’hui office de norme « mondiale ».

Ainsi s’approche-t-on de notre thème, celui d’une écologie cosmopolitique. On peut dire, pour faire au plus court, que la première proposition attire notre attention sur le fait qu’il existe, structurellement, un « acosmisme » de la vie. Qu’est-ce à dire ? Que la vie s’affirme contre le monde. Livré à lui-même, ce qu’Arendt a nommé « le processus

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dévorant de la vie » en vient à détruire le monde 774. L’acosmisme de la vie désigne cette logique du vivant qui gouverne l’économie planétarisée et finit par dévorer le monde lui-même. Loin qu’il y ait encore congruence entre la vie et la nature, comme une vision écosystémique du monde de la vie le défend, la logique vitale qui commande la reproduction des humains depuis la révolution industrielle a enclenché un processus contradictoire irréversible : il faut aux humains détruire la nature pour se reproduire et s’accroître ; et cette destruction de la nature est aussitôt destruction de ce qui de la vie faisait « un monde » qu’on pouvait encore appeler un monde de la vie. S’emparant de l’artificialisation constitutive d’un monde humain, la vie instrumentalisée des êtres humains ne se reconduit qu’en dévorant ce qui la nourrit : la nature, bien sûr, mais aussi le monde en ses déclinaisons culturelles et politiques.

Cette contradiction de la vie et du monde — entre condition économique (vie) et condition culturelle (appartenance au monde) —, mais aussi de la vie et de la pluralité — entre plans économique et politique —, est une manière, et certainement pas la moins juste, de décrire ce qu’on appelle la globalisation économique, qui est tout sauf une mondialisation. Loin de participer à l’édification d’un monde commun, la globalisation est même, si l’on me pardonne ce jeu de mots, littéralement im-monde. Pourquoi ? On dit communément que la globalisation soumet la totalité de la planète à l’unité d’un même mode d’allocation de capitaux, de production de biens, de distribution de marchandises, de consommation des produits, et donc d’un même type de comportements humains. C’est bien sûr vrai. Mais ce qui la définit en propre, c’est en réalité la totale soumission des activités culturelles (œuvre) et des engagements civiques (action) aux impératifs hégémoniques de la concurrence et de la productivité que commande la logique économique de la reproduction du vivant (travail). La globalisation n’est donc pas tant l’extension planétaire, horizontale, d’un même schéma de comportement humain que la subordination logique, verticale, des conditions de pluralité et d’appartenance au monde à la condition de la vie, soit des plans politiques et culturels au plan économique. Soit, la prise de possession économique de la totalité des sphères d’activités humaines. Ce plan économique, gouverné par la logique néolibérale d’une biopolitique planétarisée, transforme le monde en marchandise — c’est-à-dire l’appartenance au monde en bien de consommation —, et travestit la pluralité politique en concurrence économique — c’est-à-dire transforme le ressort des luttes politiques en guerres de positions. Non seulement la nature n’est plus qu’un gisement de ressources exploitables pour la reproduction des vivants — et dont l’exploitation détruit cependant les écosystèmes —, mais les univers imaginaires et symboliques de valeurs comme les œuvres matérielles qui les incarnent et composent les cultures du monde deviennent eux-mêmes des produits marchands soumis aux impératifs de rentabilité. Quant aux combats politiques pour l’égalité et la liberté, qui seuls donnent sens aux engagements civiques des peuples d’acteurs, ils sont, eux,

774 De même que le détruisent aussi sûrement soit l’anarchie de la pluralité laissée à elle-même lorsque celle-ci n’est pas politiquement organisée, soit, à l’inverse, l’élimination de la pluralité sous l’effet de la domination totale, en sorte qu’il y a aussi un acosmisme politique.

dénoncés comme des entraves à la gouvernance mondiale chargée d’administrer le rendement systémique du vivant, c’est-à-dire du Capital. La globalisation est la soumission des sphères de la culture et de la politique à la seule logique du marché. A l’inverse, la mondialisation ne saurait qu’être l’affirmation reconduite de la prévalence des conditions mondaine et plurielle sur la condition vitale, soit des activités culturelles et politiques sur les processus de productivité croissante propre à la logique économique du vivant.

Les trois manières de se soucier du mondeC’est ici qu’il nous faut entendre la leçon de la deuxième proposition évoquée tout à l’heure, celle qui indiquait que notre rapport au monde ne saurait se réduire à la seule condition de l’appartenance au monde (sur un plan culturel et social) mais se diffracte aussi sur les mondes de la vie naturelle (sur un plan économique) et les mondes des actions collectives (sur un plan politique). Arendt rappelait qu’« au centre de la politique, on trouve toujours le souci pour le monde et non pour l’homme... 775 » Sous quelle forme ce souci du monde, qu’elle prend soin de différencier d’une préoccupation pour l’homme et qu’elle présente comme le souci politique central, peut-il trouver à s’assumer au regard des trois plans d’existence déployés sur les trois registres d’activité ? Force est de reconnaître en effet que ce souci pour le monde n’est effectif qu’à se décliner à son tour sur les trois versants sous lesquels le monde se présente à nous. Triple souci pour le monde qui appelle avec lui ce que j’appellerai, faute de mieux, une triple injonction mondaine.

- Sur le plan économique conditionné par la vie, au regard donc du travail voué à « reproduire une vie toujours perpétuellement mourante », selon la formule de Marx, le monde se présente comme monde de la vie. Milieu de vie, biotope planétaire, le monde est saisi sur ce plan comme écosystème du vivant. De ce point de vue, le souci pour le monde est un souci environnemental. Et à ce souci correspond une injonction écologique au sens le plus ordinaire d’une préoccupation pour la préservation de la nature et la protection des vivants dont l’existence est menacée par l’exploitation économique dérégulée de la planète.

- Sur le plan culturel et social conditionné par l’appartenance-au-monde, au regard donc des fabrications destinées à édifier un monde commun d’artifices, le monde se présente comme monde des cultures, au pluriel (cultures artistiques, techniques ou scientifiques ; mais aussi cultures anthropologiques). Produit de l’esprit humain en ses diverses expressions symboliques, institutions normatives différenciées des univers de vie collective, musées des traditions donc mais aussi laboratoires d’artificialisations des environnements, le monde vécu de toutes ces cultures est saisi sur ce plan comme écoumène et patrimoine commun de l’humanité. De ce point de vue, le souci pour le monde est un souci patrimonial ou, dans le vocabulaire d’Augustin Berque, un souci écouménal. A ce souci correspond une injonction œcuménique au sens d’une proposition de cohabitation du monde par des peuples, des cultures, des communautés, des confessions, des régimes

775 H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, tr. S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995, p. 44.

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technoscientifiques et civiques différents voire incompatibles.

- Sur le plan politique, enfin, conditionné par la pluralité — des êtres, des communautés, des peuples, des Etats —, au regard donc des actions civiques appelées à promouvoir « l’égaliberté 776 » des humains, des peuples et des Etats, le monde se présente comme monde de la pluralité, lequel est indissociablement monde de la liberté et monde de l’égalité. Liens humains intangibles, réseaux déployés sous condition d’espaces publico-politiques d’apparitions — nationaux et métanationaux —, ce monde de la pluralité des mondes est saisi sur ce plan comme scènes et horizons communs d’une pluralité d’acteurs et d’arènes dont l’existence politique est par définition transnationale. De ce point de vue, le souci pour le monde est un souci plural et métanational, si l’on entend bien ici l’attention portée aux multiples arènes de confrontations politiques qui tissent une toile de scènes d’action contrétatiques où résonnent en écho les combats pour la liberté et l’égalité et les initiatives citoyennes dont la diversité compose le monde civique. A ce souci plural correspond donc une injonction cosmopolitique, au sens strict d’un commandement visant à transposer les conflits destructeurs du monde en conflictualités significatives d’un projet commun.

A la triple représentation du monde, comme écosystème du vivant (milieux de vie des systèmes naturels et artificiels de reproduction de l’animal laborans), comme patrimoine culturel des peuples (symbolisations matérielles et immatérielles des formes d’appartenance au monde que sont les cultures de l’homo faber), comme réseau transnational et scènes publico-politiques ou arènes mondiales d’agir concerté (communautés métanationales des acteurs politiques, figure renouvelée du zôon politikon), correspond donc un triple souci : environnemental, patrimonial (ou écouménal) et plural. Et corrélativement, une triple injonction : écologique, œcuménique et cosmopolitique. Ces trois soucis et ces trois injonctions sont liés. Ensemble ils dessinent les attendus et les enjeux d’une politique du monde. Le souci environnemental pour les mondes de la nature et de la vie est inséparable d’un souci patrimonial pour les mondes des cultures ; et tous deux sont à leur tour indissociables d’un souci plural pour les mondes politiquement organisés des actions collectives.

S’élabore ainsi une compréhension exigeante du fait qu’au « centre de la politique on trouve toujours le souci pour le monde et non pour l’homme ». Car ce n’est pas de l’homme ou de la vie ou de la nature qu’il est d’abord question en politique mais avant tout du monde, monde vécu et monde commun parce que objet de conflits avec d’autres, monde divisé en mondes pluriels donc, sans lequel cette vie ne s’élèverait jamais à la dignité d’une existence et sans lequel aucune action avec ou contre d’autres ne rencontrerait à la fois sa demeure et son horizon de sens. L’écologie est cosmopolitique quand elle est ordonnée à ce triple souci et non à un seul d’entre eux. Or force est de convenir que sur ces trois plans, il n’existe à ce jour aucune politique mondiale qui soit à la hauteur des enjeux que dessinent ces trois dimensions du souci pour le monde. Que l’on considère les « sommets » consacrés à la

776 Etienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, Paris, La découverte, 2010.

préservation des richesses naturelles et à la biodiversité depuis le rapport du Club de Rome, ou les requêtes des nombreuses agences internationales soucieuses de l’environnement et portées par l’injonction écologique qui croise évidemment le défi de l’alimentation de la planète (FAO, PNUD, etc…) ; que l’on considère les efforts de l’UNESCO et des innombrables ONG soucieuses du patrimoine mondial, portées, elles, par l’injonction œcuménique d’un dialogue interculturel ; ou enfin, que l’on s’attache aux initiatives de l’ONU, des différentes institutions internationales et autres G8 ou G20 relativement au souci d’une communauté mondiale et à l’injonction cosmopolitique — dans tous les cas, on doit reconnaître qu’il n’existe à ce jour aucune instance ni aucune force susceptible de satisfaire au niveau mondial les trois injonctions motivées par le souci pour le monde. Ces combats sont à mener localement et translocalement par les citoyens quand bien même les institutions étatiques tardent à les traduire dans un agenda international. Car l’on doit aussi reconnaître qu’il n’existe guère non plus de politiques étatiques qui aient pris la mesure du problème et aient reconnu que la préservation de l’environnement n’avait de sens que couplée à la défense de la diversité culturelle des modes de vie dans le monde, tandis que celle-ci appelait une cosmopolitique qui ne saurait pas plus s’épuiser dans le souverainisme national que dans la gestion ex-post des conflits mondiaux.

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Lamarche & al. - Les services écosytémiques face à l’écologie politique : perspectives interdisciplinaires et interscalaires

Thomas Lamarche1 Nathalie Blanc2 Sandrine Glatron3, Anne Sourdril4

1Économiste, Université Paris Diderot, LADYSS2Géographe, CNRS, LADYSS

3Géographe, CNRS, LIVE4Éthnologue, CNRS, LADYSS

contact : [email protected]

La notion de services écosystémiques (SE) s’est hissée en haut de l’agenda scientifique et politique et se veut un nouvel outil de gouvernance embrassant le vivant et l’ensemble des rapports que les humains entretiennent avec lui. Il convient donc de soumettre cette notion à l’analyse de l’écologie politique, prise tout à la fois comme analyse de la composition progressive du monde commun et attitude critique vis-à-vis des coups de force qui tentent de court-circuiter ce travail et imposer un certain état des choses au reste du monde.Alors que les SE s’imposent aux agendas dans le débat scientifique et dans des instruments globaux, nous souhaitons mettre en question leur usage, en partant du local, échelle à laquelle la notion n’est pas utilisée de façon univoque, de façon à montret qu’ils ne semblent pas produire ce qu’ils entendent produire. On s’intéresse ainsi à la façon dont les SE sont non pas dominants ou omniprésents, mais intégrés à des modalités complexes de gouvernance locale. En cela notre point de vue n’ignore ni ne sous-estime la force des normes de gestion qui s’imposent par le haut et sont un fer de lance d’une dynamique néo-libérale qui passe par les instruments,777

mais entend soumettre cette dynamique à une certaine réserve en partant d’analyses locales en partant des relations entre végétation et climat.

1. La méthode : un dispositif de recherche interdisciplinaire partant des trames vertes La critique développée ici est interdisciplinaire, elle est issue d’un travail collectif sur les trames vertes778 qui a croisé les approches disciplinaires SHS (géographie, ethnologie, économie) et sciences exactes (biologie, climatologie). Ce programme permet la discussion entre des approches disciplinaires et favorise la mise en perspective de la notion de services écosystémiques, il nous permet de discuter de représentations sociales qui sont repérables à l’échelle locale, et de mieux comprendre de quelle façon elle agit. Un des aspects auquel l’étude aboutit est en l’occurrence que la notion de SE est portée par le haut, correspondant à un dispositif normatif, mais qu’elle n’agit pas comme attendu ou redouté779.

777 Voir Lascoumes, P. et Le Galès, P. (Ed.), (2004), Gouverner par les instruments, Les presses de Sciences-po, Paris ; et dans une perspective plus critique Dardot, P. et Laval, C., (2009), La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néo-libérale, La découverte, Paris.778 Cf le programme Changement Climatique et Trames Vertes-2 (GIS Climat) qui a pour objet l'étude des relations entre la végétalisation des villes et l'adaptation au changement climatique. 779 Voir ce qui est considéré comme un alignement sur les critères de la finance, Tordjman, H, (2011), « La crise contemporaine, une crise de la modernité technique », Revue de la régulation, 10, 2e semestre.

Pour l’économiste, le succès des SE peut s’interpréter comme la conséquence de rapports sociaux propres à la domination d’une pensée scientifique mainstream dans un monde scientifique structuré par des règles et des acteurs globalisés. Pour le géographe, cette dynamique traduit également une représentation des dynamiques environnementales portées par les enjeux globaux aux dépens des enjeux locaux, dans le sillage d’un universalisme de la modernité qui privilégié la montée en puissance d’une vision globale. Pour l’ethnologue, la notion est particulièrement dérangeante car elle tend à écraser les cosmologies locales sous un cadre par essence dualisant et ne permettant ainsi pas de décrire et penser les modes de relation au monde propres aux terrains qu’il étudie. Pour l’écologue, enfin, la notion lorsqu’attachée à des typologies rigides conduit à linéariser et discrétiser des processus écologiques circulaires et continus ; et le renvoie in fine à la question des opérations de traduction qu’il effectue et qu’il subit.La montée en puissance de la critique des SE s’est réalisée à partir du dispositif interdisciplinaire CCTV1 et 2. Le programme de recherche CCTV2 a pour objet l’étude des relations entre la végétalisation des villes et l'adaptation au changement climatique. Il s'appuie sur les recherches menées au sein du programme CCTV1, et sur les échanges disciplinaires suscités alors. Il s’agit ainsi de lier le climat, l’urbain et la nature afin de participer à une requalification des espaces verts, auxquels sont assignés de nouveaux rôles, notamment d’assurer différents services780. Ce programme allie trois approches de la relation végétation / climat en ville dans les travaux scientifiques : Comme réalité scientifique (Ilot de chaleurs urbains et végétation ; Effet sur le ruissellement des eaux ; Incidence sur la pollution) ; Comme processus social (Greening of cities ; nouvelles relations à la nature ; inégalités environnementales) ; et en termes de politique d’aménagement (Histoire et contextes des TV ; Définitions de fonctions ; Approches normatives).Le programme CCTV2 fait travailler ensemble des chercheurs en sciences de l'atmosphère, des écosystèmes et des sociétés pour comprendre les modalités des liens entre végétation et climat, cela au travers d’études bi-disciplinaires : le croisement des sciences de l’atmosphère et des sciences sociales a pour objectif de montrer le rôle concret des plantes et/ou le rôle que les acteurs imputent aux plantes concernant le climat et la pollution en milieu urbain. Le croisement de l'écologie des sols et des sciences sociales a pour objet de mettre au jour les mécanismes liés au fonctionnement et aux représentations des sols urbains. L'association écologie et climatologie vise à approfondir le rôle joué par le fonctionnement du sol dans les processus d'atténuation et d'adaptation climatique et dans l'épuration des pollutions. Sur la base de nos résultats et d'une étude complémentaire de la construction sociale et politique des vertus du végétal en ville en matière de la pollution ou de rafraichissement, nous avons confronté les résultats scientifiques aux décisions politiques. Des rencontres avec les collectivités territoriales ont permis de mieux connaître la rationalité scientifique mobilisée par les décideurs et, indirectement, leurs besoins de recherches spécifiques supplémentaires.

780 Vanderlinden JP, et al. (2012), « Structuration novatrice de la recherche interdisciplinaire sur les changements climatiques, une expérience francilienne », VertigO Hors-série 12, mai, http://vertigo.revues.org/11882

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Les collectivités retenues sont celles de nos terrains de recherche : la ville de Paris, la région Ile-de-France et plusieurs villes en Ile-de-France, ainsi que la communauté urbaine de Strasbourg.Ces recherches nous ont menés du fait de l’association en termes de fonctionnements et de bénéfices relatifs entre différents éléments de l’environnement (air, végétation, société, etc.) à nous interroger sur le caractère opératoire de la notion de SE et de la capacité de cette expression terminologique pour rendre compte de nos résultats. Même si la notion de SE n’est pas centrale au départ dans l’interrogation de nos terrains, le programme rend compte alors du peu d’importance accordée aux dispositifs formels de SE dans les problématiques de la gouvernance territoriale et dans les pratiques des jeux d’acteurs localisés, notamment à propos des politiques locales de climat, mais aussi à propos de la biodiversité. Il permet de voir aussi à quel point l’expression de services écosytémiques rend peu compte de l’importance des situations vécues (pratiques de vie) pour la qualification des relations de fonctionnement entre ces différents éléments de l’environnement. En ce qui concerne les acteurs, notamment les agents des collectivités territoriales, l’agencement entre végétation, air et climat rend compte de la segmentation des politiques publiques en la matière. Ainsi ce n’est pas une logique d’instrument univoque qui guide l’action mais des modalités variées de compromis qui se trament localement et qui empruntent à différents processus normatifs et à différents registres de valeur.Dès lors, il a semblé important d’évaluer en quoi cette critique de la portée opératoire des SE rencontre une critique plus globale portée à cette expression terminologique.

2. Services écosystémiques : une performativité faible à l’échelle locale ?Une cohérence générale émerge des critiques adressées aux SE qui s’imposent via des mécanismes globaux. Si notre démarche ne sous-estime pas la force des normes de gestion qui s’imposent par les instruments781 notre objet est de pointer des cas où ils sont peu opérants, ce qui nous permet de souligner la distance entre cette menace normative et les conditions locales d’utilisation.

Les services écosystémiques des dispositifs normatifs globauxL’histoire de la notion est suffisamment renseignée pour qu’on ne la rediscute ici782. Elle est décrite, de la même façon que nombre d’instruments du Nouveau Management Public, comme opérant par coups de force ; coups de force qui illustrent une segmentation du travail scientifique entre des acteurs localisés et des acteurs globalisés, et montre la puissance de certains dispositifs scientifiques et de leur relai institutionnel. Le coup de force illustre conjointement les rapports sociaux propres à la domination d’une pensée économiciste des rapports sociaux (ce que dans le champ économique on retrouve dans la domination de la pensée

781 Voir notamment sur la dynamique critique « Quelle(s) valeur(s) pour la biodiversité ?, EcoRev, n°38, décembre 2011.782 Voir par ex les travaux de l’ANR SERENA.

mainstream783) dans un monde structuré par des règles et des acteurs globalisés. La notion est décrite comme opérant à une échelle globale, dans des dispositifs institutionnels globaux. De ce point de vue critique, ils agissent en tant que nouvelle convention permettant une mesure monétaire de ce qu’on peut identifier comme services produit par l’environnement. Ils semblent alors s’imposer, notamment dans la communauté scientifique784, puis dans des dispositifs et instrument (PSE, mais aussi par le biais de la LOLF785). En cela, les SE sont progressivement perçus dans la décennie passée comme produisant des effets structurants sur le comportement des acteurs, à même de fonder une nouvelle rationalité procédurale. Ce faisant une double opération de naturalisation opère. La notion fait comme si les relations à la nature des sociétés humaines pouvaient être agrégées, comme si elles pouvaient se réduire à une mesure commune et universelle :

• Naturalisation de la nature. • Naturalisation de l’économie, en l’occurrence de

dispositifs de marché considérés a priori comme efficients.

Ce double mouvement formalise une vision univoque et utilitariste des liens à la nature. Ce que certains désignent en termes de commodification de la nature786. L’opérateur de « mesure » qui repose sur la monnaie est d’une grande puissance pour aligner les modes de gestion. L’opération de monétisation en s’adossant sur un dénominateur commun, la monnaie, semble écraser toute délibération entre systèmes de valeur. La démarche de commensurabilisation pour du non commensurable787 impose un registre nouveau. Et cela à partir d’un niveau global.

Prendre des précautions quant à la performativité des services écosystémiques à l’échelle locale (de la résistance structurale des communautés à l’échelle locale)Les entretiens avec les acteurs locaux tendent à montrer qu’ils ne sont pas massivement ni radicalement affectés par les normes globales et que la production scientifique tend à projeter ses effets de réalités aux dépens de la grande variété des compromis locaux, des modes de gouvernance locale, des instruments (de gestion, de coopération) locaux. Dans ce sens les instruments d’évaluation économique s’ils induisent potentiellement une logique de marchandisation

783 Cette démarche s’inscrit la perspective de Lordon sur la production d’un régime de politique économique qui enracine son discours dans un ensemble de références académiques produisant une légitimation scientifique indiscutable, et qui ensuite prend la liberté nécessaire avec ces références de façon à asseoir sa légitimation politique en agrégeant des auteurs très différents, dans des arènes légitimes. Lordon F., (2000), "La force des idées simples. Misère épistémique des comportements économiques", Politix 13, 183-209.784 Douai A., Vivien F.-D. (2009) « Economie écologique et économie hétérodoxe : pour une socio-économie politique de l’environnement et du développement durable », Economie appliquée, t. 63, n°3, pp. 123-158.785 « une politique publique est pleinement justifiée si le bien qu’elle préserve a une valeur économique égale ou supérieure aux coûts de la politique publique elle-même.» in DUJIN A et al. (2008), « La valeur économique et sociale des espaces naturels protégés, Cahier de recherche n°247786 TORDJMAN Hélène, BOISVERT Valérie, « L’idéologie marchande au service de la biodiversité », Mouvements, n°70, février 2012787 Harribey J.-M. (2013) La richesse, la valeur et l’inestimable, Paris, Les Liens qui Libèrent.

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n’ont pas un effet structurant unilatéral immédiat et évident. L’objet de la démarche vise non à nier la structuration par les instruments, mais à prendre des distances à propos de ses effets de réalité. Une démarche d’écologie politique aura intérêt à saisir les interactions entre les normes formelles, mondialisées et un ensemble d’autres normes, notamment locales, qui sont contradictoires avec le processus de marchandisation. C’est donc le rapport à la nature qui est l’enjeu de la discussion et n’est pas radicalement transformé par les ES même si l’émergence d’une rationalité procédurale est à questionner.

L’analyse de la situation par observation participante dans la Communauté d’Agglomération du Val Maubuée, en région parisienne, ouvre sur des perspectives contrastées entre intérêt des responsables de services, usages ponctuels et pragmatiques mais aussi distance dubitative de la part d’agents. Un intérêt des responsables (direction générale, responsables de service) pour la valorisation économique du végétal : pour justifier un budget de fonctionnement ou d’investissement, une embauche, s’opposer à un projet d’urbanisation etc. Si cet intérêt, et les pratiques utilitaristes qui en découlent, il y a cependant une incertitude sur la forme que prend la valorisation économique, et la démarche n’apparaît pas comme normée et imposées par le haut, mais plutôt pragmatique. L’utilisation croissante de la part des techniciens de méthodes d’ingénierie écologique qui permettent de faire des économies budgétaires en se basant sur les services rendus par les écosystèmes (par exemple, la filtration de l’eau par les plantes) se fait tout en intégrant des considérations écologiques. Cependant, l’idée de donner une valeur économique, voire monétaire à la nature suscite plutôt de l’étonnement, voire une certaine hostilité, même si cette hostilité est souvent suivie d’un sentiment de résignation (du type « le monde est régi par l’économie, il faut bien en passer par là. »788). Le service Parcs et Jardins a engagé un travail sur la valeur économique des espaces verts. Cette réflexion est approfondie par l’intérêt marqué par le responsable du service pour un outil d’évaluation économique des espaces verts, The Green Infrastructure Valuation Toolkit, élaboré en Grande-Bretagne en 2007789. Selon les termes d’une économiste porteuse du projet « l’objet de cet outil c’est vraiment de créer un dialogue et de créer un vocabulaire commun pour définir des projets et s’accorder sur la valeur d’un projet. C’est un vocabulaire commun pour le décrire ». Directement inspiré des SE, le Toolkit s’en démarque, car ces concepts sont « trop académiques », « trop compliqués à communiquer ». La motivation est comme on l’a souvent observé, de nature pragmatique : « ce qu’on voulait c’était pouvoir vendre des projets qui étaient aujourd’hui en cours d’élaboration »Cet outil d’évaluation économique propose une série de d’indicateurs qui permettent de chiffrer la valeur monétaire d’un espace vert et de déterminer sa plus-value dans le cadre d’un projet d’aménagement. Il est donc conçu pour monétiser des données facilement quantifiables.

788 Propos d’un agent des parcs et jardins. 789 Cf. Fleurus L. (2013), « Services écosystémiques et développement local. De la pertinence de la valorisation économique du végétal pour en améliorer la gestion » Mémoire Master 2 IADL, Université paris Diderot.

Le Toolkit étant conçu pour être utilisé à un niveau local, il a été intéressant de se pencher sur les conditions de son utilisation et de son appropriation.Une première utilisation a consisté en l’évaluation économique d’un Parc afin de développer des arguments afin de justifier les coûts de gestion et de démontrer la multifonctionnalité économique des espaces verts. Les résultats chiffrés ont été présentés aux élus. Cependant, cette présentation semble avoir eu peu de retentissements et en effet aucune suite n’a été donnée à des résultats qui restent jusqu’à aujourd’hui non exploités.Une des raisons avancées à l’absence de suite donnée à cette évaluation est l’absence de culture de l’évaluation des élus (argument courant, mais circulaire). Ce dont on peut tirer deux conclusions différentes : il faut les éduquer ou bien il subsiste des systèmes de valeurs distincts, qui sont conciliés de fait. Les entretiens avec les agents du service Parcs et Forêts montrent que, sur la question des valeurs rapportées aux espaces verts, c’est la valeur patrimoniale (loisirs, détente, échange social, cadre de vie) qui revient en premier et c’est à ces usages que leur travail répond (aménagement esthétique et fonctionnel pour la promenade, les aires de jeu) tout en prenant de plus en plus en compte les critères écologiques. Le fait de donner une valeur économique aux espaces verts n’est pas exclu mais des réticences sont plus présentes lorsqu’il s’agit de monétisation: donner un prix à la nature semble étrange, voire inacceptable. Il y a là une approche non économique de services culturels qui constitue d’ailleurs une piste pour la poursuite de ce programme.Les porteurs du projet montrent de façon très directe leur intention de créer un langage commun, et « d’éduquer » les décideurs. Cela corrobore en acte, ce qu’évoquent certains auteurs, considérant que l’insuffisante utilisation des outils d’évaluation économique est due au fait que les décideurs sont insuffisamment formés au langage et aux axiomatiques de l’analyse économique.

En interrogeant professionnels et habitants à propos du lien entre végétation et climat, il ressort une combinaison de savoir savant et de savoirs profanes. Les dimensions scientifiques (écologiques, climatiques ou économiques) n’ont pas de prise immédiate sur les acteurs. Prendre la question par le bas, par les usages (y compris des usages de professionnels dans les parcs et jardins, les jardineries) permet de saisir la construction des savoirs, et la distance à l’égard des normes globales de pensée. Ce qui est en jeu est la représentation sociale des vertus de la nature, et cela relève de connaissances et de croyances imbriquées qui résitent à l’ordre économique de la mesure.

3. Les services écosystémiques ne forment pas un « one size fits all »Les travaux menés sur le lien végétal climat à l’échelle locale aboutissent à des propositions interdisciplinaires visant à comprendre la façon de décrire les interagentivités hybrides en cours à toutes les échelles et entre échelles, et comment de tels comptes-rendus peuvent servir au programme de construction d'une gouvernance écologique. Au final la réflexion à partir de la nature en ville et de son lien au climat s’intègre dans une réflexion d’écologie politique pour penser le rapport à la nature en ce qu’il est marqué par des dynamiques de quantification/mesure/monétisation… qui entrent en tension

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avec les différentes autres modalités existantes de commoning (ie. dans notre cas de départ la contribution au bien commun naturel via la gestion des Trames vertes/du végétal en ville).De facto ce que nous voyons à l’œuvre peut être résumé comme le fait que les rationalités économiques ne sont pas structurantes de façon univoque à cette échelle, elles sont toujours recombinées. Il nous semble que cela contribue à une meilleure compréhension de la « vie sociale des évaluations économiques des SE »790, c'est-à-dire à sortir d’une vision surdéterminée du rôle des normes et instruments économiques dans les pratiques écologique locales. Le principal résultat, certes pas généralisable, est que les usages de la notion de SE sont relatifs et ne participent pas à un changement radical ou rapide des représentations. On assiste bien à l’introduction de référentiels basés sur les services écosystémiques, et à une volonté de promouvoir de tels instruments. Ils sont postulés, produits dans le cadre d’une dynamique administrée, pourtant leur usage est modéré, et les pratiques professionnelles des agents attestent de continuités, et d’une pluralité des représentations. La dynamique de la représentation monétisée portée par l’administration n’a donc pas le caractère performatif qui lui est attribué à une échelle globale. Certes, passant par la hiérarchie, elle peut être considérée comme dominante formellement, mais elle est loin d’être univoque.

Les conclusions et pistes de recherches nous orientent vers les notions de bricolage ou d’arrangement institutionnel afin de caractériser des compromis en matière de gouvernance qui ne relèvent pas seulement de l’explicite. Plusieurs acceptions des perspectives à propos de la notion de bricolage ou d’arrangement peuvent être articulées :

• D'une part, en partant de la confrontation de principes (ie des jugements / des systèmes de valeur…) qui opèrent dans la gouvernance de la nature, et compte tenu du fait que les SE n’opèrent pas de façon évidente, il est utile de mieux comprendre les arrangements qui se nouent dans la pratique entre systèmes de valeur ; notamment entre les valeurs portées par les représentations économiques (notamment SE) et d’autres valeurs culturelles ou d’éthique professionnelle.

• D’autre part, la notion d’arrangement ou de bricolage peut nous être utile pour caractériser le compromis entre les échelles ou les lieux de production de normes en matière de gestion du végétal en ville. Si les services techniques (administrés) ont un rôle majeur ou moteur, il existe une pluralité d’échelons et de processus normatifs. La gouvernance d’ensemble résulte d’arbitrage entre ces normes. Une des pistes de réflexion se trouve dans les compromis qui s’opèrent à l’échelle locale. Celle-ci devant être plus finement définie, elle procède toutefois du niveau où le travail de production de la nature anthropisée opère : gestion des jardins,

790 Cf. le besoin souligné de renseigner les réalités sociales des usages des SE : Rankovic et Billé (2013), « Les utilisations de l’évaluation économique des services écosystémiques : un état des lieux », Études et documents – Actes du séminaire « Monétarisation des biens, services et impacts environnementaux », Commissariat général au développement.

plantations… Ainsi une des pistes se trouve dans la définition du processus de production locale de la nature.

Une autre piste s’intéresse à la tension entre les évaluations et représentations subjectives que développent une variété d’acteurs et la logique de mesure par un instrument universel et généralisé. Les pratiques reposent sur un système de connaissance de la nature qui est plus compliqué, plus varié que sa traduction dans un registre universel (celui de la monnaie). L’usage des évaluations économiques assure un certain nombre de fonctions dans la gestion de la nature en ville. Dans ce sens, elles sont opératoires, et mobilisables. Elles ne formatent et ne réduisent pas nécessairement le champ varié des référentiels. Poursuivre cela, correspond à une mise en discussion de deux pensées, et deux grands auteurs fortement mobilisés sur le sujet : la technique de gouvernementalité à la Foucault associé au contrôle structurant des populations s’oppose à la vision à la Ostrom sur l’absence de système de gouvernance de type « one size fits all »791. Ostrom met en effet en garde contre la réduction artificielle de la diversité qui résulte de l’imposition par le haut d’un modèle prétendument optimal qui évacuerait les spécificités et aspirations locales. Elle développe ainsi une critique des programmes de développement inspiré par une « monoculture institutionnelle » et par des critères de conditionnalité et de performance étrangers aux populations locales. Dans la pratique la normalisation par le haut n’opère pas de façon univoque : la population résiste, non en termes d’inertie, ni même au sens de résistance objectivée (de conflit) mais en termes structuraux ; la population, et notamment la population professionnellement impliquée est structurée par d’autres motifs d’action.

Dans les dynamiques saisies à l’échelle locale, des dispositifs variés opèrent, notamment des dispositifs normatifs nationaux ou globaux tels les ES. Mais ceux-ci sont recomposés, absorbés, digérés par des pratiques qui relèvent d’un spectre large de valeurs.

791 Basurto X., Ostrom E. (2011), « Crafting Analytical Tools to Study Institutional Change », Journal of Institutional Economics, vol. 7, n° 3, 2011, pp. 317-343.

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Renault M. - Dire ce qui compte : une conception pragmatique de la formation des valeurs792

MICHEL RENAULT

CREM UMR CNRS 6211, Université de Rennes 1Courriel : [email protected]

Malgré son influence considérable sur la philosophie et les sciences sociales, le pragmatisme demeure encore relativement peu connu en France bien qu’un regain d’intérêt se manifeste depuis une dizaine d’années. Ce courant de pensée, né aux Etats Unis autour des années 1860-1865, avec les travaux de W.James et C.S.Peirce puis ceux de J.Dewey et G.H.Mead, a eu pour ambition de « reconstruire la philosophie » en s’opposant notamment aux philosophies mécanistes et dualistes, au cartésianisme principalement, séparant le corps de l’esprit. Dans les années les travaux des auteurs pragmatistes ont été progressivement rendus accessibles aux lecteurs français. Cette comunication aura pour objet essentiel de présenter quelques éléments de la théorie de la formation des valeurs de John Dewey, notamment telle qu’elle apparaît dans « La formation des valeurs »793.Un point de départ de l’analyse réside dans l’opposition entre une conception « émotiviste » des valeurs et une conception « rationaliste » ou normative. Selon Dewey, cette opposition renvoie à d’autres oppositions : entre « idéalisme et réalisme » pour la théorie de la connaissance et entre « subjectif et objectif » pour la métaphysique. Le problème est alors celui du lien entre des émotions amenant à « priser », « désirer » ou « tenir pour cher » et des valeurs pouvant servir à orienter le jugement de façon « objective », ou plus exactement « objectivée ». Cette opposition évoquée par Dewey ne peut être totalement saisie (et c’est aussi le cas pour l’ensemble de la « théorie de la valuation »), que si l’on procède à quelques rappels sur le pragmatisme794.

Reconstruire la philosophieLe pragmatisme apparaît à la fin du XIXème siècle comme une « conséquence du darwinisme ». Cela ne signifie pas que le pragmatisme serait fondé sur un réseau d’analogie avec la biologie, mais qu’il cherche à tirer les conséquences épistémologiques et méthodologiques de la révolution darwinienne. Avant tout, le pragmatisme apparaît comme une théorie renouvelée de la connaissance. Il refuse notamment la conception classique de la connaissance comme « reflétant » une réalité fixe indépendante du sujet connaissant. Cela matérialise en effet une conception « spectatrice » de la connaissance [Rorty 1990]795 décrite par Dewey dans « La quête de la certitude » [1929 cité par Rorty 1990, 52] :

« Le modèle de la connaissance est une certaine théorie de l’acte de vision. L’objet réfléchit la lumière et on le

792 Ce texte est une version amendée d’une note de lecture: « Dire ce à quoi nous tenons et en prendre soin. John Dewey, La formation des valeurs, Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2011, 238 p. », Revue Française de Socio-Économie, 2012/1 n° 9, p. 247-253793 J.Dewey (2011), La formation des valeurs, Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond ».794 On pourra également consulter le numéro spécial de la revue Tracés consacré aux « pragmatismes » : Tracés. Revue de Sciences humaines, 15, 2008.795 Rorty R. (1990), L’homme spéculaire, Paris, Le Seuil.

voit. Tout cela n’affecte aucunement l’objet lui-même, c’est seulement pour l’œil et pour le sujet dont l’appareil optique est mis à contribution que cela fait une différence. L’objet réel est, quant à lui, inébranlable dans sa réserve hautaine, c’est un roi qui s’offre à la contemplation de l’esprit connaissant. De là découle inévitablement la théorie du sujet connaissant spectateur »796

L’observateur n’est alors qu’un réceptacle passif, un miroir, reflétant la réalité qui se présente à lui. De plus, ces philosophies sont à la recherche de « l’immuable, de l’ultime - ce qui est - indépendamment du temps et de l’espace » [Dewey, 2003, p.21]797. Elles considèrent également que je sujet connaissant préexiste à l’acte de connaissance. Le pragmatisme apparaît comme la conséquence de cette critique des philosophies antérieures conçues pour appréhender un monde fixe et immuable et séparant le sujet connaissant et l’objet à connaître. Un indice de ce changement de perspective se trouve dans la différence systématique faite par Dewey entre les verbes et les noms. Par exemple « vérité » renvoie à un univers « fixiste » et apparaît indépendamment de toute démarche, alors que « vérifier » renvoie au processus qui conduit à l’établissement de ce qui est considéré comme une vérité [Dewey 2003, p.138]. Dans la « formation des valeurs », c’est « valuer », le processus de valuation, qui est le point central, non la valeur. Cela apparaît également comme une conséquence du développement de la démarche expérimentale dans les sciences au XIXème siècle, approche dont J.Dewey sera un fervent défenseur. La « vérité » apparaît ainsi non comme un absolu immuable et fixe, mais plutôt comme une « assertion garantie », c'est-à-dire ce que nous sommes « justifiés à croire » [Rorty, 1990, p.19] à la suite d’un processus d’ « enquête » et de justification qui implique forcément une délibération. La « vérité » n’est jamais indépendante ni du processus d’enquête ni du processus de justification mis en œuvre pour l’établir, elle est sujette à révision constante. Ces éléments constitueront le cœur de l’approche « transactionnelle » développée par J.Dewey et A.Bentley dans « Knowing and the known » [1949]798. Sur le plan existentiel, cette approche refuse de considérer que l’organisme vit dans un environnement. Organisme et environnement font partie d’un tout existentiel et se codéterminent, ils ne peuvent être séparé. Du point de vue de la théorie de l’action, cela signifie que les moyens et les fins ne peuvent être séparés et qu’ils se codéterminent dans le cadre d’un processus de révision permanent. Dewey préfère ainsi parler de « fins en vue » (ends in view) plutôt que de « fins » pour décrire les processus de résolution de problème. Tout processus de résolution de problème implique une reconstruction de l’agent (self) et de la situation qui transite par l’enquête.

L’enquêteLe pragmatisme envisage les choses selon un principe de continuité qui revêt deux aspects : cela signifie qu’il n’y a 796 Le texte en anglais peut être lu en ligne sur archives.org 797 Dewey J. (2003), Reconstruction en philosophie (1920), Publications de l'Université de Pau, Farrago/Editions Léo Scheer, Pau798 Dewey J. & Bentley A.F. (1973), Knowing and the known (1949), in Rollo Handy et E.C.Harwood (Eds.) «Useful procedures of inquiry» Behavioral Research Council, Great Barrington (Mass).

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pas de séparation entre les actions liées à l’enquête et les actions biologiques ou physiques, et que les opérations logiques ou intellectuelles émergent à partir des activités organiques bien qu’elles n’y soient pas identiques et réductibles [Dewey, 1993, p.76 ; Morris Eames, 2003, p.12]799. C’est en ce sens une approche « naturaliste » qui souligne que le contexte premier de l’enquête est la « matrice biologique ». Dans la théorie de la valuation le principe de continuité permet de comprendre comment le comportement de valuation résulte d’autres formes de comportements tels que l’impulsion vitale sans y être réductible.Tous les comportements se situent dans un contexte existentiel. Ce contexte est qualifié de « situation » : « Ce que désigne le mot « situation » n’est pas un objet ou un événement isolé ni un ensemble isolé d’objets ou d’événements. Car nous n’expériençons jamais ni ne formons jamais de jugement à propos d’objets et d’événements isolés, mais seulement en connexion avec un tout contextuel. Ce dernier est ce qu’on appelle une « situation » » [Dewey 1993, p.128]. Tout objet ou événement fait partie d’un « monde environnant expériencé », d’une « situation ». Un objet ou un événement n’apparaissent comme saillants que face à un problème d’ « utilisation et de jouissance » [ibid]. Ainsi « (…) la valuation est (…) rattachée à des situations existentielles et diffère en fonction des contextes » [Dewey 2011, p.93].Le point de départ de toute enquête est une « situation problématique » [Dewey 1993, p.170] et ainsi « (…) il appartient à la nature même de la situation indéterminée qui provoque l’enquête d’être en question (…) ». De plus pour une situation problématique ne l’est pas au seul sens « subjectif » et la résolution du doute, de la discordance, de la confusion, de l’obscurité…ne peut pas être que « mentale » mais doit impliquer « (…) des opérations qui modifient réellement les conditions existantes » [ibid. p.171]. Il s’agit en particulier de « problématiser » c'est-à-dire « découvrir ce que sont le ou les problèmes qu’une situation problématique pose à l’enquête » [ibid. p.173]. La définition de la situation problématique conditionne les actions entreprises pour résoudre le problème, pour porter un jugement.L’enquête n’est pas le fait d’un acteur isolé : toute enquête est par nature « sociale ». Elle prend place dans le cadre d’une matrice culturelle qui représente « les traditions, les occupations, les techniques, les intérêts et les institutions établies du groupe » [1993, p.180]. Dans la « théorie de la valuation », Dewey fait du développement d’une théorie des relations humaines une condition du développement d’une théorie de la valuation qui appartiendrait au champ d’une anthropologie culturelle [2011, p.164-165]800.Le langage apparaît comme le vecteur de transmission des significations et fait du groupe social un point de départ incontournable. L’individu est le produit d’un processus d’individuation qui l’institue en tant que membre d’une communauté. Dewey souligne ainsi, parlant de l'enfant, que

799 Dewey J. (1993), Logique. Théorie de l’enquête (1938), Paris, PUF. Morris Eames S., (2003), Experience and value- Essays on John Dewey and Pragmatic Naturalism, Edited by Elizabeth R. Eames and Richard W. Field, Southern Illinois University Press, Carbondale and Edwardsville.800 Dewey [2011, p.165] apparaît ainsi très critique vis à vis des approches négligeant le rôle de la culture et des institutions, notamment l’économie politique.

« Les choses ne lui arrivent pas dans un état de nudité originelle, mais habillées de langage et cette enveloppe communicationnelle fait de lui le membre d'une communauté de croyances » [Dewey 2003, p.96]. L’individu n’enquête donc jamais d’un point de vue strictement individuel, notamment parce que l’activité réflexive transite par le langage. En effet : le langage force « […] l'individu à adopter le point de vue des autres individus, à voir et à enquêter d'un point de vue qui n'est pas strictement personnel mais leur est commun à titre d' "associés" ou de "participants" dans une entreprise commune» [1993, p.106]. En ce sens tout comportement est « moral » dans la mesure où le comportement réflexif et la formation du jugement implique la prise en considération des autres. J.Dewey a été influencé par les travaux de son ami G.H.Mead, et notamment par la place qu’il accorde au fait de « se placer dans la perspective des autres » dans la constitution du « soi » et de la socialité. On peut parler de processus d’inter-objectivation [Zask 2004]801 dans la mesure où l’enquête sociale amène à définir, par le dialogue et la communication, des « objets » communs.

Le processus de valuationJ.Dewey parle de « valuation », il faut donc éclairer cette terminologie. La différence entre « valuation » et « évaluation » renvoie à une distinction entre l’immédiateté et la médiation. Pour faire simple, la valuation renvoie initialement à « j’aime ce tableau » alors que l’évaluation renvoie à « ce tableau est beau ». Ce sont deux phases de l’expérience qui font partie d’un même processus. La phase évaluative implique une médiation puisqu’elle se réfère à une activité réflexive reliée à une « situation » problématique dans laquelle sont impliqués d’autres protagonistes. Le jugement de valeur va donc au delà du biologique ou de l’organique pour entrer dans le social et le culturel dans la mesure où l’affirmation « ce tableau est beau » implique de « convoquer » dans la situation d’autres protagonistes et d’examiner, de leur point de vue, le tableau. Cela implique donc forcément une référence à une « matrice culturelle », à un « autrui généralisé » aurait dit G.H.Mead [1934]802, et l’individu peut alors se placer dans la perspective de cet autrui pour examiner d’un point de vue critique l’objet « prisé ». Toute évaluation implique le collectif et l’intersubjectif. Comme le dit Dewey [2011, p.74] avec « priser », qui est de l’ordre de l’immédiat « on met l’accent sur quelque chose en référence à une personne définie » et cela renvoie à une qualité émotionnelle, en revanche la valuation comme « évaluation a (…) essentiellement trait à une propriété relationnelle des objets (…) ». Dans l’évaluation l’objet de la valuation est mis en relation avec la situation et les protagonistes qu’elle mobilise. Nous sommes alors dans un cadre transactionnel803. On saisit donc le parallèle existant entre la valuation et l’appréhension générale de la connaissance et de l’enquête que j’ai développé plus haut « (…) une valuation n’a lieu que quand quelque chose fait

801 Zask, J. (2004), « L’enquête sociale comme inter objectivation » in B.Karsenti et L.Quéré (Eds.) « La croyance et l’enquête. Aux sources du pragmatisme », Raisons Pratiques, n°15, EHESS, p.141-163.802 Mead G.H. (1934), Mind, self, & society from the standpoint of a social behaviourist, (C.W. Morris, Ed.), University of Chicago Press, Chicago. Traduction française : L’esprit, le soi, la société, PUF, Paris, 1963.803 On trouve un résumé de la position de Dewey dans « Logique » [1993, p.245].

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question : quand il y a des difficultés à écarter, un besoin, un manque, ou une privation à combler, un conflit entre tendances à résoudre en changeant les conditions existantes » [2011, p .120] .Comme pour toute forme d’enquête, le processus de valuation s’inscrit dans les matrices existentielles évoquées par Dewey : la matrice biologique et la matrice culturelle. Cette posture naturaliste présente plusieurs avantages. Le premier est d’éviter le problème métaphysique rencontré par d’autres approches qui considèrent les valeurs comme des occurrences d’un monde mental ou subjectif séparé de l’expérience. Le second est d’éviter le problème épistémologique qui consiste à séparer l’objet connu de toute idée de valeur. Le troisième tient au fait que malgré la relation du comportement de valuation aux impulsions cela n’implique pas qu’il soit réduit à l’expression d’émotions. Le dernier avantage tient au fait que le naturalisme évite de rendre les valeurs transcendantes et séparées de l’expérience du fait de la connexion intrinsèque entre les valuations et les désirs, tous deux émergeant de la continuité naturelle du processus de vie. [Morris Eames 2003, p.64].Il y a donc une continuité entre « priser », « tenir pour précieux », « chérir », qui sont de l’ordre de l’immédiat, l’organique, de l’individuel, de l’émotion, et « évaluer » qui implique le passage à la médiation et qui a trait à une « propriété relationnelle des objets » [Dewey 2011, p.74]. Les désirs renvoient à une situation problématique dans laquelle la réalisation de ce qu’on tient pour cher est suspendue, troublée, bloquée… et au comportement qui en résulte. Désirer désigne « l’attitude comportementale émergeant lorsque quelque chose nous éloigne temporairement de l’objet que nous chérissons » [Ibid., p.224]. L’objectif est de restaurer l’intégration initiale comme le bébé pleure pour obtenir le lait maternel. Le désir implique des fins à atteindre et la mise en œuvre de moyens pour ce faire. Si l’on reprend l’exemple du bébé évoqué par Dewey, ce dernier à mesure qu’il grandit devient conscient de la relation entre « un certain pleur, l’activité qui lui répond et les conséquences de celle-ci » [Ibid., p.79]. Le geste, la posture, le cri… sont donc produit en vue de provoquer une réponse une « activité » et en expériencer les conséquences : « La grande différence entre l’impulsion et le désir tient donc à la présence dans le désir d’une fin-en-vue, d’objets considérés comme des conséquences prévues » [Ibid., p.113]. La situation problématique implique donc une « enquête ». Le désir, tel qu’il est défini, appelle ainsi à reconfigurer la situation et l’intérêt désigne « une séquence organisée d’opérations devant reconfigurer un état de choses » [Bidet 2008, p.213]804. Prendre plaisir (enjoying) désigne alors, dans cette séquence, la phase de satisfaction du désir, le rétablissement de la situation troublée805. La reconfiguration de la situation problématique implique une évaluation dans la mesure où l’on peut observer des écarts entre les fins désirées (fins en vue) et les fins atteintes ou les conséquences effectives [2011, p.114]. Il est alors possible de distinguer « ce qui est désiré et ce qui est désirable » à chaque fois que l’on s’engage « dans la formation et la sélection de désirs et d’intérêts

804 Bidet A. (2008), « La genèse des valeurs : une affaire d’enquête », Tracés. Revue de Sciences humaines, 15, p.211-216805 Les définitions de ces termes sont précisées en particulier dans l’essai « quelques questions sur la valeur » [voir Dewey, 2011, p.224]

concurrents » [Ibid., p.115]. Le désirable est défini par la situation et par les transactions dans lesquelles les agents sont engagés : « Le contexte social et les contraintes sociales font partie des conditions ayant un impact sur la réalisation des désirs. Ils doivent donc être considérés lorsqu’il s’agit d’élaborer des fins en tenant compte des moyens disponibles pour les atteindre ». La délibération consiste à « soupeser plusieurs désirs alternatifs (et donc des valeurs visées comme fins) du point de vue des moyens que requiert leur satisfaction » [Ibid., p.106]. Cette délibération implique que les autres individus et la situation soient convoqués dans le cadre d’une « répétition théâtrale » sur la scène mentale permettant d’anticiper les conséquences des choix de façon raisonnable. La fixation du désirable apparait comme produit de cette « discussion avec la situation » impliquant de « Nous mettre à la place des autres, considérer les choses du point de vue de leurs souhaits et de leurs valeurs, rabaisser et prendre le contrepied de nos prétentions et revendications (…)» [Dewey 1980, p.130-ma traduction]806. Passer de l’immédiateté à la médiation mobilise un comportement réflexif qui implique une reconstruction [Mead 1963(1934), p.386]. Pour Dewey cela signifie que les moyens sont « par définition relationnels – ils sont médiatisés et médiatisant, puisque ce sont des intermédiaires entre une situation qui existe et une situation que l’on veut faire exister en les utilisant » [2011, p.108]. Le désirable nécessite donc de convoquer dans la situation les autres individus ou entités qui pourraient être affectés par le choix des moyens et des fins les deux ne pouvant être envisagés séparément807. Objets et entités acquièrent une signification et une valeur dans ce cadre.

Une entreprise commune : dire ce à quoi nous tenonsCes éléments entretiennent une relation intime avec la conviction démocratique qui anime les écrits de Dewey. La supériorité de la démocratie « en actes » repose sur le fait qu’elle offre - en mettant en avant le dialogue, la communication, le débat - de plus grandes occasions de « mises en perspectives » et autorise ainsi à considérer avec plus d’attention le fait que l’individu et le monde sont engagés dans la situation problématique . Par le dialogue les individus sont amenés à expérimenter des registres d’action, des perspectives, qui leurs seraient autrement demeurées étrangères et qu’ils n’auraient pas pu convoquer dans le cours du processus de valuation. Cette mise en perspective nourrit ainsi l’imaginaire en tant que projection vers des futurs potentiels. La démocratie permet d’ouvrir à la « créativité de l’agir » [Joas 1999]808. La démocratie est 806 J. Dewey (1980), Theory of the Moral Life, New York, Irvington Publishers Inc.807 Pour Mead [1934] la capacité de se « placer dans la perspective de l’autre » peut ouvrir sur un dialogue avec la nature et sur une coopération possible. Cela renvoie à des éléments développés par E.Hache (2011), Ce à quoi nous tenons. Pour une écologie pragmatique, La découverte, Paris. Voir aussi : J.Beckert (2002): Beyond the market-The social foundations of economic efficiency, Princeton University Press. Le perspectivisme de Mead est aujourd’hui revitalisé par les travaux de J.Martin (2005) : « Perspectival Selves in Interaction with Others: Re-reading G.H. Mead’s Social Psychology », Journal for the Theory of Social Behaviour, 35(3), p. 231-253. Voir également M.Renault (2009) « Perspectivisme, moralité et communication. Une approche transactionnelle de la Responsabilité Sociale des Entreprises », Revue Française de Socio-économie 2009/2 - N° 4, p.15-37.808 H. Joas (1999), La créativité de l’agir (1992), Paris, Cerf, 1999.

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avant tout une méthode pour résoudre des problèmes concrets qui mettent en jeu ce à quoi nous tenons collectivement. Elle matérialise un appel à s’engager dans la voie de l’intelligence collective pour résoudre nos problèmes. L’ouvrage récent d’Emilie Hache, « Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique », me semble ainsi inviter à une exploration documentée des « situations problématiques » posées par la mise en relation de la matrice biologique avec la matrice culturelle. La crise environnementale que nous connaissons nous invite à mettre en avant « ce à quoi nous tenons », ce qui nous est cher… et à nous engager dans une enquête sociale permettant par le dialogue et la communication de définir ensemble des fins désirables. Dans ce cadre, la capacité de « se mettre à la place de » apparaît comme un facteur important de « médiation ». Comme l’écrit E.Hache « « se mettre à la place de » signifie expérimenter avec, comme changer de point de vue s’entend au sens d’ajouter un/des point(s) de vue » [Hache 2011, p.49]. Le perspectivisme, dont la démocratie en tant que processus est une modalité, permet de « s’engager dans une relation, de s’intéresser, d’apprendre à connaître ceux à la place de qui on se met » [ibid.]. Il s’agit lors de « faire de la place à un tiers, faire de la place à d’autres points de vue » [ibid., p.48] y compris de non humains. Les situations problématiques que nous rencontrons dans le cours de l’action invitent à « négocier la réalité », à définir cette situation, et à « faire des compromis » [Hache 2011, p.56]. Il s’agit bien de donner sa chance à la mobilisation de ce que Dewey appelait l’intelligence collective [Hache 2011, p.194].Ces analyses sont très critiques de la théorie économique qui a fait de la « valeur » une question centrale mais en la rabattant soit du côté de qualités intrinsèques des objets, soit du côté de la pure subjectivité et de l’incommensurabilité. Dans tous les cas la question des valeurs est réifiée et la morale rejetée hors de la sphère de l’économie. L’évaluation économique relèverait d’une science qui serait capable de « dire la vérité » et d’exhiber les « valeurs vraies », par exemple en matière environnementale. Or, comme le souligne E.Hache « Oser se mêler des questions d’évaluation signifie alors nous confronter à la délicate question de l’articulation entre les questions de quantification et les préoccupations morales ». Cela nous invite ainsi à repenser la question de la quantification en mettant l’accent sur les processus de qualification, de valuation, qui lui sont préalables. Les mesures dans une perspective pragmatique ne sont pas des absolus, les reflets objectifs d’une réalité, mais des instruments, des outils au service de « fins en vue » qu’il faut mettre en question, ce qui implique de s’engager dans une enquête en tant que citoyens d’une « entreprise collective commune ».

ConclusionRéfléchir sur les indicateurs offre une occasion de s’interroger sur la question fondamentale de « ce à quoi nous tenons », de « ce qui nous est cher », et ainsi des moyens d’en « prendre soin ». A des finalités transcendantes échappant au jugement, l’approche de J.Dewey nous invite à ouvrir une discussion au sens étymologique évoqué par Dewey : la discussion est une secousse qui introduit un trouble et desserre l’empreinte des vielles cosmologies adaptées pour un univers fixe et immuable [2003, p.25]. La mise en avant de l’imagination

est également un point fondamental pour « reconstruire » les situations et cela constitue aussi une rupture avec les approches ne lui faisant aucune place. Peupler des mondes, tisser des liens, réguler ce qui est « objet d’utilisation et de jouissance », voilà ce qui est au cœur de la « théorie de la valuation ». Cela invite les sciences sociales à rompre les divisions « en branches d’enseignements indépendantes et isolées » qui sont une marque de son retard pour faire face aux enjeux considérables auxquels nous faisons face. Le dialogue, la communication, apparaissent alors comme essentiels.

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Harribey J.-M. - Retour à la critique de l’économie politique pour examiner la question de la valeur de la nature809

Jean-Marie HarribeyUniversité Bordeaux IV-Gretha UMR CNRS [email protected]

Le moment nous semble particulièrement opportun pour remettre au centre du débat théorique la première question de l’économie politique – l’origine et la mesure de la richesse et de la valeur dans la société – ainsi que sa critique, car le capitalisme aujourd’hui mondialisé plonge l’humanité dans une crise totalement inédite, par son ampleur, par sa durée et par sa multidimensionnalité. Les contradictions sociales et écologiques ont été poussées jusqu’à un point extrême par le capitalisme néolibéral. Contradictions sociales parce que la dévalorisation de la force de travail au regard de la productivité de celle-ci provoque une situation de surproduction dans la plupart des secteurs industriels. Il en résulte chômage endémique, précarité, amenuisement de la protection sociale et inégalités croissantes puisque, dans le même temps, les classes possédantes s’enrichissent outrageusement, via les exigences exorbitantes de la finance et les allègements fiscaux dont elles bénéficient. Contradictions écologiques aussi parce que l’accumulation infinie du capital se heurte de plus en plus aux limites de la planète. De ces deux types de contradictions, qui se renforcent l’un l’autre, naissent la difficulté et, à terme, l’impossibilité de faire produire par la force de travail toujours davantage de valeur et de la réaliser sur le marché.

On peut ainsi réinterpréter de façon nouvelle la crise financière ouverte en 2007. Elle est l’éclatement de l’illusion entretenue par l’idéologie économique pendant les dernières décennies, consistant à penser que la finance pouvait se dégager de la contrainte sociale et de la contrainte matérielle évoquées à l’instant et devenir une source endogène et auto-suffisante de nouvelle richesse. Or ces deux contraintes sont indépassables. C’est la raison pour laquelle on constate une grande agitation des entreprises multinationales pour essayer de privatiser à tout prix les biens communs de l’humanité, les ressources comme les connaissances, tentative qui est devenu le nouvel horizon d’un capitalisme cherchant la sortie de sa crise.

Comment s’y prendre pour effectuer ce retour critique à l’économie politique, de façon à intégrer ensemble la question sociale, comme on disait autrefois, et la question écologique, à partir de la théorie de la richesse et de la valeur ? Le point de départ de cette recherche est l’intuition d’Aristote810 définissant ce qui sera appelé plus tard la valeur d’usage et la valeur d’échange, que retiendront, d’un côté, les économistes classiques pour fonder l’économie politique et, de l’autre, Marx pour entreprendre la critique de celle-ci.

Mais l’économie politique va se scinder sur l’idée de Ricardo du travail incorporé qui donne la valeur à la

809 Le texte complet est sur http://events.it-sudparis.eu/ecologiepolitique/rub1, et il s’appuie sur le chapitre 5 de J.-M. Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, LLL, 2013.810 Aristote, Les Politiques, Paris, GF-Flammarion, 2e éd. 1993, I, 9, 1257-a, p. 115-116.

marchandise : pour lui, la valeur-travail est intrinsèque à l’objet, alors que la valeur-utilité chez Walras est intrinsèque au sujet qui va acheter l’objet. Chez Marx, c’est tout autre chose : la valeur n’est inscrite ni dans l’objet, ni dans la subjectivité de chaque individu ; elle s’inscrit dans les rapports sociaux et dans les représentations collectives de ces rapports, au point que celles-ci sont partie constituante de ces derniers. La substance dont parle Marx n’est pas une catégorie sous-jacente de la valeur, préalable ou quasi naturelle, propre à l’objet : elle est la traduction du caractère social de la valeur que lui donne le travail, dont le cadre et sa distribution dans la division de la société lui sont déterminés par la structure de classes ; et c’est l’échange monétaire qui valide le travail social effectué. En d’autres termes, la valeur est une fraction du travail social. Elle est donc une catégorie socio-anthropologique et non pas naturelle. En montrant que la nature est irréductible à du capital (1), qu’elle relève d’un registre que nous avons appelé « inestimable » (2), nous pourrons juger si la matrice conceptuelle de la critique de l’économie politique est capable de traiter la question de ladite valeur de la nature (3).

1. De l’irréductibilité de la nature à du capitalL’instrumentalisation de la nature a atteint un point tel que, jusqu’au sein du courant dominant néoclassique, les économistes se sont mis à l’heure de la défense de l’environnement, considéré comme un « capital naturel ». Selon eux, la nature possède une « valeur économique intrinsèque », qu’ils mesurent par… la réparation des dégâts qu’on lui inflige, ou bien elle « rend des services » à l’homme, que le calcul économique mesurera en termes monétaires.

1) Valeur économique intrinsèque de la nature ?Au cours du dernier quart du XXe siècle, les

économistes néoclassiques soucieux d’environnement ont tenté de définir une valeur économique globale de la nature comme la somme des valeurs d’usage, d’option (valeur anticipée d’un bien naturel, inutilisé aujourd’hui, lors d’une utilisation future), de quasi-option (avantage retiré d’informations nouvelles lors d’une utilisation différée), de legs (valeur correspondant au désir de transmission aux générations futures), d’existence (en dehors de tout usage présent ou futur) et écologique (valeur liée à la préservation des écosystèmes), selon le schéma suivant :

Valeur économique globale de la natureValeur d’usage

Valeur d’option

Valeur de quasi-option

Valeur intrinsèque

Valeur d’usage

Valeur d’option

Valeur de quasi-option

Valeur de legs

Valeur d’existence

Valeur écologique

Cette démarche visant à intégrer dans un concept de valeur globale ces différents éléments constitue une régression théorique car elle commet plusieurs erreurs méthodologiques : l’addition d’éléments incommensurables, la croyance en la possibilité de mesurer l’utilité de la nature, la croyance en la possibilité de mesurer la valeur du stock de la nature ou celle des flux qui en sont issus, et le pari de la substitution du capital à la nature.

La « valorisation du vivant » est devenue le maître mot qui préside à toutes les réunions organisées par les institutions internationales : la « valeur économique de la nature » et la « valeur des services rendus par la nature »

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sont désormais des sujets d’étude primordiaux de la Banque mondiale, du PNUE, de l’OCDE, de l’Union européenne, etc., qui s’appuient sur la théorie néoclassique appliquée à l’économie de l’environnement. Mais celle-ci croit possible d’additionner des éléments dont la mesure résulte de la prise en compte des coûts de la production réalisée par l’homme et des éléments qui ne sont pas produits et qui, en outre, relèvent du qualitatif ou de valeurs éthiques non évaluables. Ce parti pris conceptuel est très dangereux : si tout peut être économiquement évalué, tout peut être considéré comme du capital. Alors, on redéfinira la richesse comme la somme algébrique de ce que les économistes néoclassiques appellent le capital économique, le capital humain, le capital social et le capital naturel. Toutes les sortes de capitaux seraient additionnables puisqu’ils relèveraient d’une procédure de calcul analogue.

De plus, l’analyse néoclassique de l’environnement ne peut prendre en compte d’aucune manière le métabolisme au sein des écosystèmes naturels. La façon habituelle qu’a l’économie dominante d’isoler chaque élément pour en évaluer le coût, puis le prix, voire l’utilité, ne peut saisir ce qui est le plus important, à savoir les interactions qui constituent la trame de la vie, et dont la préservation conditionne sa reproduction et son équilibre.

L’absence de prix de marché pour les éléments fournis par la nature a conduit les économistes néoclassiques à imaginer des méthodes permettant de la pallier et une littérature très abondante existe à ce sujet dans un sens laudateur comme critique. Ces méthodes sont fondées sur des équivalences de coût ou bien sur des procédures d’interrogation des comportements des individus qui se sont toutes révélées comme des fictions.

2) Valeur économique des services rendus par la nature ?La difficulté théorique autour de ladite valeur

économique intrinsèque de la nature est-elle résolue par l’introduction d’un autre concept, celui des services rendus par la nature ? Un rapport élaboré par le PNUE et l’UNU-IHDP répète à l’envi que la soutenabilité forte est préférable à la soutenabilité faible, mais, lorsqu’il définit les facteurs de la richesse, à savoir le capital manufacturé, le capital social, le capital humain et le capital naturel, il déclare : « On peut noter que dans cette formulation, le capital financier est une forme de capital social par la capacité de mobiliser les autres formes de capital social et les trois autres sortes de capitaux. 811 »

Autrement dit, ou bien ces chercheurs considèrent que la valeur de la nature est d’ordre économique et ils ne peuvent la déclarer intrinsèque, à la fois en tant que stock (patrimoine naturel) et en tant que flux (services rendus, évalués comme la somme des variations marginales du surplus des producteurs, du surplus des consommateurs, et du surplus des détenteurs de ressources primaires, par rapport au facteur environnemental), ou bien ces chercheurs ne considèrent pas la valeur de la nature comme relevant de l’économique et ils la nomment intrinsèque, tout en l’ajoutant à la valeur économique. Dans les deux cas, ils échouent à sortir d’une matrice théorique qui n’a jamais su penser correctement la valeur.

811 P. Ekins, « Safeguarding the Future of the Wealth of Nature, Sustainability, Substitutability, Measurement, Thresholds, and Aggregation Issues in Natural Capital Accounting for Human Well-being », in UNU-IHDP, UNEP, Inclusive Wealth Report 2012, Measuring Progress Toward Sustainability, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 233, note 2.

Apparemment dotée d’une grande cohérence, la démarche néoclassique est en réalité très idéologique. D’abord, elle décrète que tout est réductible à de l’économique parce que la monnaie est capable d’homogénéiser les biens et les bienfaits. Ensuite, elle assimile une mesure de la valeur d’un stock à la somme des flux de « services rendus par les écosystèmes ». Tim Jackson a proposé une modélisation simple pour dépasser les limites de la fonction de production néoclassique de Cobb-Douglas.812 Une fonction de production aux rendements d’échelle constants mais avec une élasticité de substitution entre les facteurs constante et inférieure à 1 résout-elle le problème ? Certes, avec une telle élasticité inférieure à 1, on se rapproche d’une situation de complémentarité des facteurs. Mais cela signifie que la baisse de l’intensité de la production en ressources naturelles (donc ici la substitution de facteurs techniques aux ressources naturelles) sera moindre que la hausse du prix relatif des ressources naturelles aux autres facteurs. Autrement dit, les ressources naturelles s’épuisant, on aura beau avoir un prix de ces ressources qui augmente relativement au niveau général des prix, cela ne compensera pas l’insuffisante baisse de l’intensité en ressources pour pouvoir éviter une croissance absolue de la consommation de ces ressources.

2. Richesse, valeur et inestimableC’est le moment de retrouver la fécondité de

l’intuition d’Aristote établissant une séparation entre ce qui relève de l’économie et ce qui n’en relève pas. Cette intuition est présente dès l’aube de la philosophie et des mathématiques. Une telle démarche épistémologique a des conséquences sur le plan stratégique car elle permet d’attribuer des prix politiques à la préservation de la nature.

1) De l’incommensurabilitéLa valeur d’une marchandise découlant de la

production humaine et la valeur d’un élément naturel sont-elles commensurables ? La valeur monétaire d’une marchandise dépend des conditions socio-techniques de production (la disponibilité de ressources, le travail, l’organisation et la division du travail, pour aller vite) validées par le marché. Ces conditions socio-techniques n’existent pas pour un élément naturel. En reprenant l’exemple des forêts, les instances internationales veulent mesurer la valeur économique des services qu’elles rendent en multipliant la quantité de carbone captée pendant un an par le prix de la tonne de carbone échangée sur le marché des permis d’émission de gaz à effet de serre. Or, ce prix est une catégorie propre à la sphère économique, plus exactement dans ce cas à la sphère financière, dont les caractéristiques sont la volatilité et la spéculation, catégorie qui n’existe pas dans la sphère naturelle. Il n’y a donc pas, au sens d’Euclide, d’unité de mesure qui soit commune à la sphère économique et à la sphère naturelle. L’économie et la nature sont donc incommensurables. Il s’ensuit que la définition de la richesse fondée sur l’addition capital manufacturé + capital social + capital humain + capital naturel, telle que le disent par exemple l’UNU-IHDP et l’UNEP, n’a strictement aucun sens.

En conséquence, la supercherie de la théorie dominante de la richesse et de la valeur comporte trois

812 T. Jackson, Prospérité sans croissance, La transition vers une économie durable, 2009, Bruxelles et Namur, De Boeck et Etopia, 2010.

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aspects : elle réduit l’espace de la première à celui de la seconde ; elle subordonne le hors-économique aux critères de l’économique ; elle ignore les conditions sociales de production de la richesse et de valorisation du capital, ce qui est une manière de naturaliser les rapports humains qui, ainsi, ne sont plus sociaux.

L’exemple de la nature illustre les trois aspects de la supercherie néoclassique : les valeurs d’usage procurées par la nature sont ou bien réputées sans valeur parce que prétendument inépuisables, ou bien garanties sauvegardées par la seule instauration d’un prix fictif ; la procédure d’actualisation en vigueur dans l’économie est incapable de donner au temps biologique sa plénitude ; elle postule la substituabilité continue entre des richesses produites par l’homme et celles qui ne sont pas de son ressort. Il faut insister sur l’habileté de cet enchaînement, car celui-ci est indispensable pour imaginer la version faible de la soutenabilité du développement. Comme le sort réservé à la biosphère transmutée en capital naturel est analogue à celui du savoir et du savoir-faire défigurés en capital humain ou encore à celui des liens sociaux transfigurés en capital social, une simple addition est censée donner une valeur à tout, une valeur au tout, puisque la magie du capital opère l’homogénéisation de l’hétérogène par excellence, par nature, oserait-on dire.

On retrouve donc le point de départ de la critique de l’économie politique. Marx a constamment répété que le travail et la terre sont les créateurs de la richesse, le travail créant seul la valeur. « Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre la mère, comme dit William Petty.813 » Ou bien : « Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (et c’est bien en cela que consiste la richesse matérielle !) que le travail, qui n’est lui-même que la manifestation d’une force matérielle, de la force de travail humaine.814 » Et encore : « La terre peut exercer l’action d’un agent de la production dans la fabrication d’une valeur d’usage, d’un produit matériel, disons du blé. Mais elle n’a rien à voir avec la production de la valeur du blé.815 » Cela devrait suffire à réfuter l’idée de la pensée écologiste dominante selon laquelle la théorie de la valeur de Marx ignorerait la nature, au motif qu’elle serait productrice de richesse en termes de valeurs d’usage, mais pas de valeur au sens monétaire, c’est-à-dire comme fraction du travail social, ce que n’est pas, par définition, la nature.

2) Des prix politiquesSi le marché était capable d’orienter les sociétés

vers du mieux-être, les indicateurs purement marchands ou partiellement marchands comme le PIB suffiraient pour en jalonner le parcours. Mais ce n’est pas le cas. Les sociétés peuvent certes utiliser le marché, mais elles ont besoin de se regarder et de s’analyser, d’où les nécessaires indicateurs de répartition et d’inégalités par exemple pour mesurer la soutenabilité sociale, et elles ont aussi besoin de se projeter dans l’avenir, d’où les indicateurs de soutenabilité

813 K. Marx, Le Capital, Livre I, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965, tome I, p. 571.814 K. Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, dans Œuvres, tome I, p. 1413.815 K. Marx, Le Capital, Livre III, Paris, Éditions Sociales, 1974, tome 3, p. 195.

écologique, sans que les uns ni les autres puissent être intégrés au PIB.

Si, pour engager une stratégie de soutenabilité, on attribue un prix à la nature, celui-ci aura un statut de prix politique et non économique, fixé à hauteur de la norme écologique que l’on choisit de respecter. La valeur du stock de ressources naturelles est inestimable en termes économiques – c’est-à-dire infinie si celles-ci conditionnent la survie de l’espèce humaine – et, de ce fait, elle ne peut être réduite à une catégorie économique. En revanche, la mesure de la valeur économique créée par l’exploitation de ces ressources est réductible à du travail, mais n’a rien à voir avec une pseudo-valeur économique intrinsèque des ressources. Par exemple, si l’on donne un prix à l’usage de l’eau ou à toute autre ressource naturelle incluant une taxe ou autre compensation, cela indiquera la hauteur de la norme que la société décide de fixer et de respecter. Mais cette norme n’a rien de naturel, elle est d’emblée politique. De la même façon, l’instauration d’un marché de permis négociables suppose en amont une décision politique fixant la quantité autorisée, dont la variation aura une influence sur le prix, lequel ne sera pas à proprement parler entièrement un prix de marché. Il s’ensuit une conclusion d’ordre stratégique très importante. Réfuter les concepts de valeur économique intrinsèque de la nature ou de valeur économique des services rendus par la nature relève de l’épistémologie, mais n’implique en aucune manière de ne pas pouvoir utiliser des outils économiques pour contribuer à la régulation écologique, dès lors que des normes ont été fixées, si possible démocratiquement.

Sans la nature, l’homme ne peut rien produire, ni en termes physiques, ni en termes de valeur économique. L’activité économique s’insère obligatoirement dans des rapports sociaux et dans une biosphère. On ne peut donc se passer de la nature pour produire collectivement des valeurs d’usage et on ne peut lui substituer indéfiniment des artéfacts. Mais ce n’est pas la nature qui produit la valeur. C’est le paradoxe, incompréhensible en dehors de l’économie politique et de sa critique marxienne. S’il devient urgent de respecter les contraintes de ressources, il est erroné de croire que cela pourra se faire à partir de la prétendue « valeur économique des services rendus par la nature », car ce qui est appelé ainsi dans la littérature économique bien-pensante est en fait la valeur créée par le travail sur la base des biens naturels utilisés. Autrement dit, le circuit de la richesse en termes de valeurs d’usage permettant de satisfaire les besoins humains relie le travail et la nature, tandis que le circuit de la valeur, donc strictement économique, relie les humains entre eux et entre eux seulement.

3. Pour un retour critique à la critique de l’économie politique

Il ne suffit pas de mettre au jour les impasses de la théorie néoclassique de l’environnement et de ses avatars, qui se résument le plus souvent à un bric-à-brac hétéroclite et incohérent. Il faut disposer d’un ensemble qui tire le meilleur parti de l’économe politique et de la critique de celle-ci, de telle sorte que soient distingués l’analyse de la production qui s’effectue dans un cadre social et le respect de la nature et des écosystèmes. L’économie politique avait seulement esquissé une telle démarche, et la critique marxienne de l’économie politique est aujourd’hui confrontée à l’écologie.

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1) L’économie politique au milieu du guéL’économie politique est une analyse de la

production et des conditions sociales de celles-ci. Elle n’est pas une analyse de la non-production, et le regretter, à l’instar des pourfendeurs de l’économie politique classique et de sa critique marxienne, ou élargir le domaine de l’économie – et ses catégories – aux phénomènes de non-production (la nature, la famille, l’éducation, la délinquance, etc.) tout en lui niant tout caractère social et historique, ne représente pas une avancée mais un recul trivial par rapport à l’économie politique.

Marx a au contraire anticipé et réfuté toutes les constructions idéologiques actuelles portant sur les prétendues « valeur économique intrinsèque » de la nature et « valeur économique des services rendus par la nature » que l’on trouve dans les expertises rendues par les organisations multilatérales au sujet du développement durable ou de la croissance verte.

Le tort des classiques, sauf de John Stuart Mill sans doute, et, au moins partiellement – mais seulement partiellement comme nous le verrons plus loin –, de Marx, fut de croire que la capacité de transformation de la nature par le travail était sans limites. La thèse du développement illimité des forces productives est au fond une thèse profondément hégélienne qui fait le pari idéaliste que l’homme peut s’affranchir, par son travail, de toute contrainte matérielle.

2) La critique de l’économie politique confrontée à l’écologie

L’agronome Daniel Tanuro émet l’hypothèse que, contrairement à l’opinion répandue, l’erreur de Marx n’est pas d’avoir « récusé toute idée de limite des ressources », mais d’avoir ignoré « le passage d’un combustible renouvelable, produit de la conversion photosynthétique du flux solaire, le bois, à un combustible de stock, produit de la fossilisation du flux solaire et par conséquent épuisable à l’échelle des temps, le charbon816 ».

De son côté, en réinterprétant la portée écologiste de l’œuvre de Marx, le marxiste écologiste américain John Bellamy Foster817 déconstruit la thèse selon laquelle Marx et Engels se seraient rangés derrière l’entreprise de soumission et d’exploitation de la nature que menait déjà le capitalisme à leur époque, empêchant ainsi toute prise de conscience de l’écologie dans le mouvement socialiste et communiste ultérieur. À titre d’exemple de cette idéologie productiviste est souvent cité le texte qui termine le Livre III du Capital où Marx réfléchit au passage du règne de la nécessité à celui de la liberté qui ne pourrait être possible que dans une société communiste d’abondance818. Foster met en avant trois séries d’arguments : le concept de métabolisme chez Marx, la présence dans son œuvre du concept moderne de soutenabilité intergénérationnelle, et le dépassement de l’opposition entre anthropocentrisme et écocentrisme à travers l’idée de co-évolution humaine et naturelle.

816 D. Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond, 2010, p. 269 et 272-273, 2e éd. Paris, La Découverte, Poche, 2012, p. 201 et 204.817 J.-B. Foster, Marx’s Ecology, Materialism and Nature, New York, Montly Review Press, 2000 ; Ecology Against Capitalism, New York, Montly Review Press, 2002. ; Marx écologiste, Paris, Amsterdam, 2011.818 K. Marx, Le Capital, Livre III, Œuvres, tome II, p. 1487-1488.

En particulier, Foster montre que Marx n’a jamais cessé, depuis ses premiers travaux de jeunesse jusqu’aux œuvres de maturité, d’inscrire sa théorie critique du capitalisme dans la relation que l’homme entretient avec la nature. Cette relation est désignée par le concept de métabolisme que Marx importe des travaux de son contemporain, le chimiste allemand Justus von Liebig.

L’opposition traditionnelle entre les partisans d’une conception de l’écologie centrée sur l’homme et ses besoins, souvent à connotation utilitariste, et ceux d’une écologie centrée sur la nature, voire sur ses droits, n’a pas de sens chez Marx, affirme Foster. On peut même selon lui trouver chez Marx l’intuition de l’inscription de l’action humaine dans la biosphère que systématiseront plus tard Georgescu-Roegen et Passet819.

Cette co-évolution ne peut être abandonnée au capitalisme car « le danger de l’aggravation des problèmes écologiques est d’autant plus grand que le système ne possède pas de mécanisme de régulation interne (ou externe) qui entraînerait sa réorganisation. Il n’y a pas d’équivalent écologique au cycle des affaires820 ». Implicitement, on trouve ici une clé pour critiquer la croissance verte ou le capitalisme vert qui sont censés remédier aux dégâts du productivisme.

Foster s’écarte des thèses défendues par certains contemporains, hors du marxisme tels Herman Daly ou Juan Martinez-Alier, et même au sein du marxisme écologique, notamment par Ted Benton, Joel Kovel, Michael Löwy ou James O’Connor. Ce dernier a soutenu que Marx aurait sous-estimé, voire ignoré, la « seconde contradiction du capitalisme », les limites naturelles, pour se concentrer sur la « première », celle de la lutte des classes, capital contre travail. Au contraire, Foster abonde la thèse que « Marx parlait de deux sortes de barrières au capital, menant toutes deux à des contradictions dans l’accumulation du capital et à des crises : des barrières générales, communes à la production en général et liées aux conditions naturelles, et les barrières plus spécifiquement historiques et inhérentes au capital lui-même821 ». Il soutient que « malgré l’intelligence de sa "ruse", le capital n’est jamais capable de transcender la barrière des conditions naturelles, qui se réaffirment en permanence et impliquent que "sa production se meut dans des contradictions qui sont constamment surmontées, mais tout aussi constamment posées". Nul penseur à l’époque de Marx, et peut-être jusqu’à aujourd’hui, n’a su aussi brillamment rendre compte de la complexité de la relation qu’entretiennent la nature et la société moderne.822 » Quant à Martinez-Alier, il occupe une place à part, puisqu’il s’est montré très critique vis-à-vis de l’évaluation monétaire de la nature tout en s’écartant de la position marxienne et en plaidant pour une évaluation physique des flux tirés de la nature.

Est-ce à dire que l’on peut exonérer Marx de toute critique au sujet du « développement des forces productives » ? Certainement, non, et la critique de l’économie politique et la critique de la critique de 819 N. Georgescu-Roegen, La décroissance, Entropie-écologie-économie, Paris, Éd. Sang de la terre, 2e éd. 1995 ; R. Passet, L’économique et le vivant, Paris, Payot, 1979, 2e éd., Paris, Economica, 1996 ; R. Passet, Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire, De l’univers magique au tourbillon créateur, Paris, LLL, 2010.820 Ibid., p. 98.821 J.B. Foster, Marx écologiste, op. cit., p. 130, note 48.822 Ibid., p. 131.

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l’économie politique sont donc toujours à poursuivre et à renouveler. Mais il faut prendre garde où l’on met les pieds : l’utilisation des outils néoclassiques pour ce faire ne peut que conduire dans une voie sans issue. L’enseignement de la thermodynamique est à prendre en considération, non pas pour croire que la Terre est un système isolé, mais pour considérer que le temps de structuration et de complexification de la vie grâce au flux d’énergie solaire – lequel agit contre l’entropie de la matière – n’a rien à voir avec le temps de l’activité humaine infiniment plus court. C’est la raison pour laquelle nous devons compter avec la rareté des ressources et construire socialement une meilleure répartition des richesses produites comme des richesses naturelles. Mais une justification qui se fonderait sur un gigantesque contresens méthodologique ramenant l’ordre naturel à l’ordre économique ne pourrait déboucher que sur « la misère de l’écologie ».

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Canabate A. - Puissance des subjectivités et réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la « sortie civilisée » (Gorz) du capitalisme.

Alice Canabate, Docteure en sociologie – Université Paris Descartes

Chercheure associée LCS – Université Paris VII

« Compte tenu de la crise écologique (…) de la quasi-impossibilité du système de continuer sa course présente, ce qui est requis est une nouvelle création imaginaire d’une importance sans pareille dans le passé, une création qui mettrait au centre de la vie humaine d’autres significations que l’expansion de la production et de la consommation, qui poserait des objectifs de vie différents, qui puissent être reconnus par les êtres humains comme valant la peine »823. Nous sommes vingt ans plus tard, et cette « quasi-impossibilité » est en passe de perdre son préfixe. Cet état de fait commence à exploser dans les consciences ; la crise systémique qui frappe l’Europe depuis 2008 est venu en effet rendre plus saillant encore certains mécanismes d’ordre concurrentiel liés à notre mode de développement et érigés en véritables topos. Les ressources énergétiques fossiles en voie de tarissement, sur lesquelles la civilisation thermo industrielle a pourtant fondé une grande partie de son développement, ainsi que la surconsommation qui règne dans les sociétés occidentales finissent par illustrer le gigantisme d’un modèle qui n’aurait précisément pas pensé ses limitations. Cette « contre-productivité », cette logique d’auto-étouffement a été diagnostiquée depuis longtemps. On a alors tenté d’apposer à l’esprit du développement, des « principes de précaution ». Mais la lettre en est restée morte, immobilisée par une « société du risque » qui, pensant modéliser ses menaces, a achevé d’en proposer de nouvelles voies. Les différentes conférences internationales, et notamment depuis Stockholm, ont bien tenté de mettre à l’agenda une durabilité de substance, mais celle-ci a finit par entrer dans la raison instrumentale du capitalisme dont elle cherchait précisément à s’éloigner. Autrement dit, le développement durable est devenue une formule valise, n’enrayant que très faiblement la « course présente » dont parle Castoriadis. Les sommets mondiaux ont peiné à engager concrètement des solutions et les quelques actions se sont globalement enlisées. Et cela notamment car de vraies mesures engagent le fondement de nos modes de vies et compromettent un confort rudement acquis. Cette inertie consensualisée fonde la raison pour laquelle, en parallèle de ces sommets mondiaux, prolifèrent des contre-sommets, des « sommets des peuples » qui eux, s’attèlent à désigner les « traitres à la pérennité » de la planète. Car l’enjeu est ici : maintenir nos modes de consommation et de production, ou protéger et pérenniser l’avenir du vivant. Ce questionnement a jeté le monde occidental dans une crise des valeurs et des priorités. Ce sujet bien sûr, n’est pas « neuf ». Les tensions inhérentes au modèle de développement occidental ont fait l’objet de nombreuses recherches : qu’il s’agisse d’économistes hétérodoxes, on pense entres autres aux travaux de Gilbert Rist (1996) ou de Serge Latouche (2004) ou plus récemment de Dominique Méda (2013) ; de philosophes

823 « Un monde à venir, entretien avec Cornélius Castoriadis », in La république des lettres, 1er juin 1994, propos recueillis par Olivier Morel.

explorant les conditions d’un nouveau type d’éthique, on pense notamment aux travaux de Catherine et Raphael Larrère, (1997) ou encore des problématiques relatives aux « sphères morales », comme le travaille Emile Hache. Certains socio-anthropologues cherchent également à repenser les présupposés de la pensée économique (Flahaut, 2005) et les effets d’un développement technique et industriel « fléché » (Gras, 2007). Enfin certains historiens s’attèlent à évaluer les conséquences sociales de la modernisation et des choix technico-économiques - on pense ici au récent ouvrage de Christophe Bonneuil, Sezin Topçu, Celine Pessis (2013). L’analyse donc de ce « nouveau moment de l’histoire collective », pour reprendre l’expression de Yannick Rumpala (2010), connaît une variabilité de paradigmes interprétatifs : crise tantôt qualifiée de sociale, politique, historique, anthropologique, civilisationnelle voire géologique – on pense ici notamment aux débats fertiles qui sont en train de poindre autour de ce que l’on appelle l’Anthropocène. C’est en tout cas pour nombre de ces chercheurs une crise « systémique » multidimensionnelle. Elle est systémique entre autre en ce qu’elle renvoie à un certain type de rationalité, incarnée dans la Raison économique ; une rationalité aussi contagieuse que polinisante. La critique de ce type de rationalité n’est pas neuve non plus. Elle porte essentiellement sur le « monopole radical » et la « contre-productivité » d’une société industrielle autonomisée – comme dirait Illich (1975) - qui in fine prive les individus de leurs libertés. Et c’est cet aspect qui nous importe : quels sont finalement les principes d’adhésion qui permettent, qui soutendent, qui soutiennent une forme de « servitude volontaire » ? et comment penser son émancipation ? l’écologie politique est-elle à même de générer cette « nouvelle création imaginaire d’une importance sans pareille » que castoriadis appelle de ses vœux ?

I I . Crise des valeurs et crise de l’adhésion Cette question semble d’autant plus importante aujourd’hui, que la globalisation de l’économie, l’augmentation des inégalités et de l’exclusion sociale, mais aussi et surtout la déstabilisation de certains pays fortement impactés par les effets de la crise (financière celle-ci), conduisent plus encore à questionner les grands objectifs du mode de vie occidental, et la façon dont les populations, les sociétés civiles y adhérent. On a pu voir ces dernières années un « réveil des sociétés civiles » incarné notamment en Europe dans ce que l’on appelle « le mouvement des places ». Le mécontentement lié à la crise a finalement ré-ouvert à la fois le dossier de la mondialisation et celui de l’ensemble du système mis en place depuis plus de deux siècles d’histoire européenne. Or - et Gorz déjà l’avait signifié : la crise financière, la crise social et la crise écologique forment un tout : elles traduisent l’épuisement du système capitaliste. Il devient par conséquent difficile de les séparer ou de les hiérarchiser. Au début des années 80, Gorz déclare, d’une manière quasi-prophétique : « en ce qui concerne la crise économique mondiale, nous sommes au début d’un processus long qui durera encore des décennies. Le pire est encore devant nous, c'est-à-dire l’effondrement financier de grandes banques et vraisemblablement aussi d’états. Ces effondrements ou les moyens mis en œuvre pour les éviter ne feront qu’approfondir la crise des sociétés et des valeurs encore dominantes824 ». Dans un

824 « L’homme est un être qui a à se faire ce qu’il est », Entretien

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entretien, réalisé cette fois en 2005, intitulé « richesse sans valeur, valeur sans richesse », il va plus loin encore : « la décroissance de l’économie fondé sur la valeur d’échange a déjà lieu et s’accentuera. La question est seulement de savoir si elle va prendre la forme d’une crise catastrophique subie ou celle d’un choix de société auto-organisée, fondant une économie et une civilisation au delà du salariat et des rapports marchands dont les germes auront été semés et les outils forgés par des expérimentations sociales convaincantes825 ».Le « réveil des sociétés civiles » auquel on assiste en Europe depuis 2011 a ouvert un nouvel univers d’aspirations et de demandes sociales. De nombreux mouvements se sont constitués et révèlent l’envie commune de millions de personnes désireuses de se réapproprier leur existence, conformément aux choix et aux valeurs qui leur sont propres. Il y a donc un nombre croissant d’individus, privés de la possibilité de s’exprimer, frustrés dans leurs aspirations collectives et dépossédés de la faculté de diriger leur existence, qui s’opposent à la réponse donnée par les Etats et mettent en place de nouvelles formes de vie et de coopération communautaires – qui tentent par conséquent d’engager ces expérimentations sociales convaincantes dont parle Gorz. La mobilisation de la société civile sur ces sujets représente une forme d’accélération dans la transformation radicale des structures traditionnelles. Car ces résistances démocratiques et ces imaginaires de transition s’emploient in fine à repenser les modes d’existence, à remettre en question certains paradigmes dominants, et à prendre les mesures qui s’imposent afin de re-posséder leurs vies. Ici se joue véritablement la création « d’espaces publics oppositionnels » (Negt) qui vise à alimenter la critique du capitalisme et a montré les limites vécues du modèle. Ces résistances ne sont initialement pas d’ordre écologique mais la conjoncture a finit par agréger entre elles différentes condamnations que le modèle néolibérale avait déjà à son actif. On se rappelle ici de l’intuition de Gorz qui disait déjà que « c’est en partant de la critique du capitalisme que l’on arrive immanquablement à l’écologie politique ». On voit donc émerger autant de « subjectivités rebelles » d’acteurs qui visent à incarner le « débordement démocratique », pour reprendre les termes d’Oskar Negt, à instiguer afin de renverser les effets de domination injustes d’un capitalisme considéré comme vacillant et créateur d’une dégénérescence, tant sociale qu’environnementale, inédite. Il y a pour autant dans ce contexte, nombre d’injonctions paradoxales qui se répandent dans les imaginaires et dans les modes d’être, caractéristiques de la difficulté d’engager un « retournement » - comme le dirait Lordon - de perspective. Car finalement comment déloger les modes de captation de l’attention de sociétés puissamment consuméristes et engager l’adhésion à

avec Martin Jander et Rainer Maischein sur l’aliénation, la liberté et l’utopie, retranscrit dans FOUREL (C.) (ss. la dir.), André Gorz, un penseur pour le XXIéme siècle, La découverte, Paris, 2012. p. 267.825 « Richesse sans valeur, valeur sans richesse », Entretien réalisé par Sonia Montano, publié dans Cadernos IHV Ideias, n° 31, Sâo Paulo, Unisinos, 2005, repris dans GORZ (A.), Ecologica, Galillée, Paris, 2008. L’idée est également reprise dans GORZ (A.), « Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme », in Entropia n° 2 « Décroissance et travail », Parangon, Lyon, Printemps 2007. p. 54.

d’autres types de priorités ? Et surtout quel(s) rôle(s) peut occuper l’écologie politique dans cette entreprise ?

II. L’écologie politique « révélatrice » : quand l’impensable est à penser.L’écologie politique des premiers temps - celle des années 70 - a endossé le rôle de révélateur. En dénonçant certaines logiques internes au mode de développement occidental, et en rendant saillant la menace de la destruction de notre patrimoine naturel, elle a participé à désigner les logiques non durables, en visant en quelque sorte à rompre avec l’arrogance d’un certain gigantisme de développement. Mais pour parvenir à un consentement susceptible de ré-instituer un cercle vertueux dans nos modes de coexistence, il faut après la désignation des logiques obsolètes, une forme de décolonisation des imaginaires. Rappelons ici que dans les sociétés capitalistes, l’infrastructure exerce sur la collectivité humaine une fonction aliénante plus forte et plus marquée qu’à d’autres périodes de l’histoire. Et cette colonisation, cette captation des attentions par le modèle néo-libéral a finalement achevé d’ériger un consentement tacite sur ses formes et ses horizons. Car les modes de captation sont aujourd’hui si forts que l’individu n’est plus véritablement en mesure de saisir les différentes latitudes de l’évolution sociale, institutionnelle, politique ou économique, rendant alors difficile la reconnaissance des objectifs qui valent la peine. Pour Castoriadis, ce type d’aliénation consiste en ce que l’institution, une fois posée, s’autonomise, acquiert une inertie et une logique propre pour finalement dépasser ses fonctions, ses fins et ses raisons d’être. Cette hétéronomie instituée pousse alors à croire que la loi sociale soit comme «hors d’atteinte» - comme il le dit lui-même dans Les figures du pensable. Ceci fonde à la fois l’autorité et rend délicate la déconstruction des structures d’aliénation. Ce point a largement été commenté par les sciences sociales. Ce qui semble plus important aujourd’hui c’est que cette hétéronomie instituée apparaît comme plus insidieuse, dans la mesure où l’unité apparente de nos sociétés est désormais édifiée sur le déchirement, sur la fragmentation : la société récupère, recycle, réinvestie, réordonne, s’occupant ainsi de museler sa négativité et ses potentiels de dépassement. Mais l’histoire démontre qu’à certains moments, les tensions s’exacerbent pour finalement parvenir à une situation limite où les régularités sociales perdent de leur aspect fédérateur, donnant lieu à des situations charnières, invitant à des reconquêtes de sens et d’actions collectives. L’un des plus puissants vecteurs de transformation, réside sans doute dans la réappropriation, par les individus, des significations imaginaires qui fondent leur monde–de-la-vie826 (Husserl). Car finalement toute signification imaginaire n’est possible, pour Castoriadis, que parce qu’elle s’appuie sur des institutions garantissant son existence. Or il apparaît qu’aujourd’hui, nombre de ces institutions craquèlent, invitant à d’infinis logiques de réinvestissement. Des réinvestissements nécessairement subjectifs et engageant alors l’autoreprésentation de la société. Castoriadis avait, en pionnier, évoqué ce désenchantement du progrès libéral et prédit la fin de la société de marché, exprimant par là un certain épuisement de la modernité. Ce que Florence Giust-Desprairies a également signifié dans son versant psychique, qu’elle

826 Ou « Lebenswelt ». Cf : HUSSERL (E.), La crise des sciences européenne et la phénoménologie transcendantale (trad. Fr G Granel), Gallimard, Paris, 1976.

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nomme « la crise des repères identificatoires827 ». Une crise qui tourne essentiellement autour de l’idée d’une forme de dépossession, venant du poids de la société et du système qu’elle reproduit. Or la montée des préoccupations sociales et écologiques témoigne précisément de cette reconnaissance des limites, internes comme externes, en passe d’être franchies et de cette forme de dépossession vécue quand à l’avenir. Au travers de cette reconnaissance des seuils et des limites franchies par les sociétés néolibérales, débute finalement la conscientisation de l’hétéronomie. L’écologie politique incarne par conséquent ici d’une part, la lutte contre des contraintes devenues illégitimes, et sous-tend d’autre part, une rupture dans les représentations. Rupture dans la mesure où l’un de ses objectifs est de s’attaquer à rien de moins qu’à l’une des significations imaginaires contemporaines des plus axiales, soit celle qui érige « l’économique comme universel », celui qui, premier en tout, « légifère pour l’éternité et pour le monde entier828 ». L’écologie incarne, par conséquent, aujourd’hui, une pensée de la négativité (Hegel), du dépassement, des autres possibles. Comme le dit Castoriadis, ce n’est que dans la matérialité de la vie, c'est-à-dire dans la prise sur le réel, que peut s’entrevoir un potentiel de sortie vis à vis d’un imaginaire central qui ne fait plus sens. Or les limitations sociales et écologiques s’imposent aujourd’hui pour un nombre croissant d’individus comme des motifs matériels justifiant le passage vers une nouvelle anthropologie économique permettant de stopper le processus d’érosion des ressources de la planète mais également de réduire les inégalités qui se creusent. C’est cette nécessité contingente, matérielle, vécue qui justifie qu’une forme de sécession se soit organisée finalement au sein des sociétés civiles et face à des procédures développementistes jugées prométhéennes. Rappelons d’ailleurs sur ce point que, de façon une fois encore quasi-prophétique, Castoriadis, en 1964, avait expliqué que la créativité contemporaine cessé d’être concentrée comme le voulait les Marxistes, sur la lutte des classes et la victoire du prolétariat, pour fonder son existence dans des termes opposant ceux qui acceptent le système, et ceux qui le combattent829, c'est-à-dire non plus portée par un agent social précis mais extensible à la société toute entière. Et c’est sans doute ici que l’écologie politique de « révélatrice » devient « créatrice ». Autrement dit après avoir historiquement soulevé les impensables, elle invite aujourd’hui à penser les possibles.

III. L’écologie politique « créatrice » : penser les possiblesLes idées exercent une influence sur le changement social pour autant qu’elles deviennent des valeurs capables de susciter une assez forte motivation, mais aussi dans la mesure où elles s’intègrent dans un système de conception du monde proposé comme explication et comme projet à l’ensemble d’une collectivité ou d’un groupe. En d’autres termes, seule une adhésion collective à des valeurs définis,

827 GIUST-DESPRAIRIES (F.), « Crise dans l’autoreprésentation de la société », in Sciences de l’homme et sociétés, n°80 : « Crise du sens imaginaire, autonomie. Penser aujourd’hui avec Castoriadis » septembre 2005, p 22.828 GIUST-DESPRAIRIES (F.), L’imaginaire collectif, Eres, Paris, 2009, p. 232.829 Pour en savoir davantage, cf : CASTORIADIS (C.), L’expérience du mouvement ouvrier 2, Prolétariat et organisation, « recommencer la révolution », Coll. 10/18, UGE, Paris, 1974, p 323-354.

permettra que la sortie du capitalisme ne soit pas « barbare » mais « civilisée ». Comme Gorz l’expose, dans son ouvrage Ecologica : « une foule d’indices convergents suggère que ce dépassement est déjà commencé et que les chances d’une sortie civilisée du capitalisme dépendent avant tout de notre capacité à distinguer les tendances et les pratiques qui en annoncent les possibilités830 ». Nous voudrions donc pour conclure, esquisser de brèves pistes de réflexion quand à la capacité de l’écologie politique - en tant que tendance comportementale, morale et politique, dans les réexamens paradigmatiques qu’elle suggère, mais aussi en tant que mouvement social - à devenir « initiatrice » pour toutes ces « subjectivités rebelles » agrégées. A proposer en d’autres termes, un renouvellement des valeurs, et à conduire à d’autres tendances et d’autres pratiques, qui annoncent peut-être la possibilité d’initier demain d’autres modes de partage, de médiations et de coexistence. Anselm Jappe également l’expose dans son ouvrage Crédit à mort : l’émancipation sociale se situe dans le basculement des médiations structurantes de la société capitaliste-marchande vers d’autres formes de médiations moins fétichistes et moins mutilantes ; rappelant en cela qu’un tel processus nécessité de véritablement changer les structures profondes de l’être social.Initiatrice donc, tout d’abord, en ce que : en revisitant nombre des dimensions de nos modes de vie, elle inaugure en fait un « déplacement des seuils d’acceptabilité ». Elle invite en premier lieu à reconsidérer des mesures davantage qualitatives. Nos sociétés sont en effet structurées autour de l’idée d’un mesurable permanent, de toute chose en toute instance. En déracinant cet imaginaire du tout-quantifiable et en invitant à se responsabiliser sur la pertinence de nos mesures, elle suppose une logique collective et une transformation des rapports sociaux, susceptible d’instituer la reconnaissance du « trop ». Or ici aussi Gorz le rappelait, l’idée du « suffisant » n’appartient pas à l’économie : ça n’en est pas son souci. Elle remet également en cause les présupposés sur lesquelles ce modèle s’appuie soit, d’une part, un regard économique exclusivement basé sur la valeur marchande et, d’autre part, le mythe d’une propriété absolue qui ne conçoit le rapport des hommes à leur territoire et à leur environnement que sur le modèle statique de la possession. À ce titre, les débats actuels autour de la question des « biens communs » démontrent à quel point elle s’investit dans ces redéfinitions. Elle invite également à ré-instituer une humilité dans notre rapport au temps et à l’incertain. Elle implique de rompre avec l’immédiateté et la permanente oppression des logiques productives, avec le diktat des temps courts et explosifs des événements - comme le dirait Fernand Braudel, rappelant par là que le temps politique n’est pas condamné à n’être qu’événementiel. Cela suppose d’opposer au temps du calcul économique, une approche du temps faite de davantage de modestie, de sobriété et de surtout de précaution (c'est-à-dire intégrant l’incertain), interrogeant dans toutes ses dimensions les effets véritables de nos choix. En mettant en questionnement les préceptes suggérant que seul un mode économisé - quantifiable et immédiat - au monde est permis, l’écologie politique engage finalement un rapport de subversion aux logiques normatives. En résistant d’une certaine manière à cet arsenal d’ « armes de distraction massives831 » qui achève

830 GORZ (A.), Ecologica, Galilée, Paris, 2008, p. 30831CITTON (Y.), « Téléologie régnante et politiques de modes » in CITTON (Y.) et LORDON (F.) (dir.), Spinoza et les sciences

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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014

d’aplatir l’urgence d’un revirement dans notre mode de développement, elle propose en fait une sorte d’alter-économie des attentions face aux logiques dominantes. En accordant de l’attention à d’autres types de critères, elle rajeunit les modes d’évaluation. Or, comme Gorz l’a expliqué, le vieillissement gagne les sociétés de la même façon que les individus ; « un vieillissement permis par l’engluement dans une pratico-inertie de plus en plus encombrante832 ». Et pour autant dit-il, « nous savons que le moment est proche où le dernier quintal de combustible sera consommé ; que notre mode de vie n’est ni généralisable ni durable, qu’il faudra inventer autre chose833 ». C’est sans doute l’un des rôles de l’écologie politique et sociale - que de permettre ce déplacement, ce rajeunissement et ce renouvellement des cadres imaginaires. Ceux qui – pour reprendre les termes introductifs - « poserait des objectifs de vie différents, qui puissent être reconnus par les êtres humains comme valant la peine ».

sociales, Editions Amsterdam, Paris, 2008, p 199. 832 GORZ (A.), « nous sommes moins vieux qu’il y a vingt ans », Projet de préface inédit pour une nouvelle édition du Traitre, rédigé en 2005 et écrit sur la base de fragments d’articles publiés dans les temps modernes et notamment : « le vieillissement », in Les temps Modernes, n°187-188, décembre 1961-Janvier 1962. Texte publié dans : FOUREL (C.) (dir.), André Gorz, un penseur pour le XXIéme siècle, La découverte, Paris, 2012. p. 273.833 GORZ (A.), in FOUREL (C.), ibid, p. 274.

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