la raison d etre du mal d apres saint augustin 000000571

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  • 8/6/2019 La Raison d Etre Du Mal d Apres Saint Augustin 000000571

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    MUSEUMLESSIANUM, SECTION THOLOGIQUEn 17

    Grard P H I L I P SMatre en Thologie

    La Raison d'tredu Mal

    d'aprs saint August in

    DISSERTATION PRSENTE POUR LE GRADE

    DE MATRE AGRG EN THOLOGIE

    DE L'UNIVERSIT GRGORIENNE DE ROME

    E D I T I O N S D U M U S U M L E S S I A N U MAssociation sans but lucratif

    I ) , Rue de* Rcollets, LOUVAIN (Belgique)E. DESBARAX,24. rue de Namur, LOUVAIN

    PARIS : A . GIRAUDON,5 6 , rue N . D . des Champs CASTBRMAN,6 6 , rue BonaparteBRUXELLES: A D E W I T, 53, rue Royale

    1927

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    Biblio !

    que Saint Lihttp://www.liberius.net Bibliothque Saint Libre 200 9 .Toute reproduction but non lucratif est autorise.

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    LA RAISON D'TRE DU MALd'aprs saint Augustin.

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    MUSEUM LESSIANUM

    des Pres de la Compagnie de Jsus

    SECTION ASCTIQUEE T MYSTIQUESECTION THOLOGIQUE

    SECTION PHILOSOPHIQUESECTION MISSIOLOGIQUE

    Direction : MUSUM LESSIANUM,11, rue des Rcollets, Lonvain.Dpositaire: . DESBARAX,Libraire, 24, rue de Namur, Lonvain.

    Voir la fin du volume, le catalogue des Publications.

    DITIONSET PUBLICATIONSDIRIGES PAR

    LOUVAIN

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    IMPRIMATUR

    Leodii, die 18 jan. 1927t L . J . KERKHOFS

    Vie. Gen.

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    Nous adressons nos plus sincres temerctments tous ceuxqui nous ont aid dans l'laboration de ce travail sur la doctrine

    de saint Augustin.

    Les vnrs professeurs de l'Universit Grgorienne, qui nous

    ont dirig dans cette tude avec autant de science que de dvouement, les Rvrends Pires de la Taille et De Groot, ont

    mrit de notre fart une reconnaissance tris vive.

    Enfin, un cordial merci Monsieur l'Abb Jacques Munaut, notre collgue au Petit Sminaire de Saint-Trond, qui nous fut

    d'un prcieux secours four le travail de rdaction.

    A eux tous revient four une large fart le mrite de ce livre,

    que nous ddions en humble hommage la mmoire du grand

    saint Augustin, docteur de la grce et de la charit divines.

    Saint-Trond, le 19 janvier 1927.

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    La Raison d'tre du Mald'aprs saint Augustin

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    8 LA RAISOND'TRE DU MAL

    Le mal est une substance, ne d'un gnie malin, coternelde Dieu, affirmaient les Manichens. Cette opinion est un contre-sens. Augustin finit par le reconnatre : Ce dsordre, loind'tre une substance, est l'ennemi mme de toute substance (i). En d'autres termes, le mal est une corruption du bien;c'est la privation d'un bien qui tait d la nature.

    Ainsi, la lumire de la philosophie platonicienne, illuminsurtout par la foi catholique, il reoonnat enfin que tout ce quiexiste est bon et don excellent de Dieu. Le mal que nous faisonsvient de notre volont dprave; les maux que nous souffrons,

    Dieu nous les inflige comme de trs justes peines. Ce que j'ai de bon [Seigneur], est votre ouvrage et lersultat de vos dons; ce que j ' a i de mal, c'est mon proprepch et l'effet de votre justice (2).

    Cette vrit constamment expose lui vaut son clatantevictoire sur les Manichens.

    L a difficult pourtant n'est pas compltement rsolue. Toutnuage n'est pas dissip. L'erreur rcente de Pelage va luipermettre de traiter fond la question.

    Le mal provient, non de l'action en vrit toujours parfaitede Dieu, mais de l'activit fausse de l'homme, ou mieux, desa dfaillance. On en convient volontiers.

    Mais pourquoi Dieu, tout-puissant et infiniment bon, per

    met-il un si grand mal, quand il pourrait l'empcher sanspeine? Bien plus, connaissant d'avance la future damnationde tel homme, il le cre et permet ainsi sa chute dans le feuternel.

    Puisque la grce de Dieu est requise pour tout acte bon,une grce plus abondante aurait pu conjurer le dsastre final.Pourquoi Dieu la refuse-t-il? Cette rprobation irrvocable est-elle de la bont, de la misricorde?

    (1) Quae sine dubio non est substantia; imo est inmica substantae Mot. Man.8, n . P . L . 32, 1350.

    (2) Bona mea instituta tua sunt et dona tu a ; mala mea delicta meaunt et judicia tua. Conf. X , 4, 5; P. L . 32, 781.

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    INTRODUCTION 9

    Les Plagiens avaient cru trouver une solution trs simple.Ils attribuaient la volont libre de l'homme, non seulementles maux, mais encore tous les biens, alors que de ces biensnous sommes xedevables la seule grce de Dieu. Quelqu'untait destin la gloire ou l'ternelle damnation, selon queles uvres de son propre fonds se trouveraient bonnes ou mauvaises.

    Dieu accorde le pouvoir la volont humaine; mancipe, celle-ci se confre le vouloir et l'agir (i), enpleine possession de son acte, sans le secours de Dieu. Enoutre ces hrtiques, niant le pch originel, tenaient commebiens naturels et disposition innocente des maux en ralitdplorables, tels la concupiscence et la propension au vice (2).

    Mais Augustin le note finement, toute la difficult restaitdebout. La ngation du pch originel et de la grce de Dieula rendait mme plus embarrassante. Cela ressortira de toutecette tude.

    Augustin veut laisser au mal toute son extension; il dfendcontre les propositions hrtiques l'affirmation catholique dela faute originelle, de la ncessit de la grce et de l'utilitdes rprouvs.

    Ajoutons que bien souvent, crivant contre des paens etdes chrtiens la foi mdiocre, il est amen exposer lesraisons dernires pour lesquelles Dieu, pourtant si bon, permetles grandes calamits d'ici-bas.

    Les destructeurs des dieux antiques ont caus l'immenseruine de l'empire romain et du monde civilis, objectait-oncommunment cette poque. C'est contre cette accusation, quenotre docteur dut exposer le vrai sens de la douleur et del'preuve, en dmontrer la justice, en dcouvrir l'utilit et mme

    en faire reconnatre le bienfait. Plusieurs de ses plus beauxdiscours et son grand ouvrage De Civitate Dei ne sont-ils pasles fruits de ce labeur sacr?

    (1) Cfr. De Gratta Christi. 4; P . L . 44, 362.(2) Cfr. Op. impf. c. / a l . I , 71 ; P . L . 45, 1094.

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    IO LA RAISOND'TRE DU MAL

    Nous rechercherons avec Augustin pourquoi Dieu permet letourment de ses enfants, leurs tribulations au milieu desvicissitudes d'ici-bas, leurs tentations multiples et le plus grand prilde l'ternelle damnation. La solution de ces questions ne peutnous laisser indiffrents; leur tude, sous la direction d'un telmatre, peut nous faire esprer un grand profit.

    NOTRE BUT.

    Si l'on considre la dure de sa lutte contre les Manichens,ses sueurs de dix-neuf annes passes dfendre contre les Pla-giens la bont et la justice de Dieu, sa diligence repousser lesaccusations des gentils contre la religion chrtienne, Ton serendra compte de la richesse de ces sources pour la solution duproblme propos.

    Dans presque tous ses livres, hormis ses crits historiquescontre les Donatistes, Augustin touche notre question, maisne prsente toutefois nulle part une synthse de sa doctrine.Runir en un tout les lments pars, montrer comment l'idedu Docteur volue selon une seule et mme ligne droite etquelle clart cette gniale intelligence a rpandue sur tous lesaspects du problme, la plus grande gloire de la bont divine :

    tel est notre but.Plusieurs choses sont connues et admises par tous; nous n'en

    surchargerons pas notre ouvrage, nous bornant dvelopper cequ'on expose plus rarement. Ainsi,nous omettrons de dvelopperles ides d'Augustin sur l'existence du libre arbitre, sur l'essencemtaphysique du mal qui est une privation d'tre, sur l'universalit de la tache originelle. Ce sont l choses manifestes et peucontroverses chez les exgtes du saint Docteur.

    Mais pourquoi un Dieu bon a-t-il permis les maux que Tonrencontre dans la nature, pourquoi n'a-t-il pas empch que lepch sortt du libre arbitre, pourquoi surtout a-t-il tolr quela malice du pch primitif et sa misre portassent prjudiceaux hommes : voill'objet de nos recherches.

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    INTRODUCTION I I

    Il n'est, nous le verrons, aucun genre de malice que le grandDocteur n'ait considr, nul qu'il n'ait concili avec la bont,la puissance et la justice divines.

    La grande, l'unique raison de la cration est l'amour de

    Dieu. Notre tude acheve, nous devrons conclure, avec saintAugustin, qu'aucun des maux dont nous sommes les tmoinsn'a t permis par le Crateur, si ce n'est pour aider et releverles bons; car, ds le principe, son infinie bont a considret aim ses enfants dans chacun de ses actes.

    La question est ardue. D'autant plus que l'homme, dontle champ intellectuel est restreint d'assez troites limites,ne parvient que laborieusement la considration des causesuniverselles. Ce qui tombe sous les sens, il le comprend aisment ;mais son esprit, la plus infime des substances spirituelles, n'embrasse que difficilement tout ce qui dpasse les connaissancesparticulires.

    Si les hommes critiquent Dieu artiste, nous dit S. Augustin,

    c'est qu'ils ne comprennent pas son uvre : Quand unhomme sans instruction entre dans l'atelier d'un artiste, il yvoit beaucoup d'instruments dont il ignore l'usage, et s'il esttout fait insens, il les regarde comme superflus. Si, par m-garde, il tombe dans une fournaise ou s'il se blesse en touchantmaladroitement un fer acr, il pensera sans doute qu'il y a deschoses pernicieuses et nuisibles. Mais l'artiste instruit de leur

    usage se rira de la sottise de son visiteur et, sans s'inquiterde ses propos impertinents, il continuera l'exercice de sestravaux. Et cependant, il y a des hommes qui, n'osant blmer chezun ouvrier mortel les instruments qu'ils ne connaissent pas, sersolvent les juger ncessaires et prpars pour un usage dtermin, mais qui, dans ce monde o tout nous dit que c'estDieu qui en est le crateur et l'administrateur, sont assez

    insenss pour oser reprendre bien des choses dont ils ne connaissent pas l'usage, et pour vouloir paratre savoir ce qui leurchappe dans les uvres et les instruments de l'Artiste tout-puissant (i).

    ( i) Cf. Gen. Man. I, 16, 25; P. L . 34, 185.

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    12 LA RAISON D'TRE DU MAL

    Au demeurant, ne l'oublions pas non plus, nous faisonsnous-mmes partie de cet admirable difice que constitue l'univers. Comment ferons-nous, ds lors, pour nous en former unaperu d'ensemble?

    Selon la belle comparaison de saint Augustin : nous ressemblons un homme qui serait plac, comme une statue, dansun coin d'un trs vaste et magnifique palais : il ne peut comprendre la beaut de l'difice dont il fait lui-mme partie. Unsoldat, en ligne de bataille, peut-il apercevoir la dispositionrgulire de l'arme tout entire? Et dans un pome quelconque,si les syllabes, mesure qu'elles rsonnent, recevaient le sentiment et la vie, elles ne sauraient goter l'harmonie et la beautdu travail ; elles ne pourraient ni le saisir ni le juger dans sonensemble, puisque ce sont elles-mmes qui, par leur passage,composent et perfectionnent l'ouvrage tout entier (i).

    Visons la modration. C'est avec grande humilit qu'ondoit entreprendre l'tude de ces raisons caches en Dieu, inti

    mement persuads que de notre coin nous ne pouvons d'un seulcoup d'il embrasser l'uvre admirable du Crateur ni puiser par nos seules forces la profonde sagesse de son organisation.Nous devons le croire : Dieu a fait parfaitement ce qu'il s'taitpropos.

    Nous le savons, l'intelligence humaine ne peut juger du malque conformment aux ides de bien, de juste et de beau, que

    Dieu mme lui fournit dans la considration de ses cratures.Ds l'abord, nous pouvons donc tre assurs qu'en Dieu la

    permission du mal trouve sa pleine justification. Saint Augustinne prtend pas que l'ordre de la cration require le mal; mais,

    ( i ) Quoniam si quis, verbi gratia, in amp lis sim aru m pulcherrima-rumque aedium uno aliquo angulo tanquam statua collocetur, pulchri-tudinem illius fabricae sentire non poterit, cuius et ipse pars erit. Necuniversi exercitus ordinem miles in acie valet intueri. Et in quolibetpomate, si quanto spatio syllabae sonant, tanto vlverent atque sentirent,nullo modo illa numerositas et contexti operis pulchritudo eis placeret,quam totam perspicere atque approbare non possent, cum de ipsis sin-gulis praetereuntibus fabricata esset atque perfecta. (Mus. V I , n , 30;P . L . 32, 1180).

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    INTRODUCTION 13

    puisqu'il existe, il s'agit d'en chercher une explication forcment fragmentaire. Il faut prouver, non que Dieu a d permettrele mal, mais constatant qu'il l'a permis, Augustin en prsenteune justification qu'il sait d'ailleurs imparfaite. Nous ne con

    natrons parfaitement que plus tard, nous dit-il (1). Quant lui, ds aprs sa conversion, le problme du mal ne le troubleplus.

    A qui voudrait approfondir davantage, voici ce qu'il faitremarquer : Vous ne pouvez imaginer parmi les cratures uneamlioration qui ait chapp au Crateur.. L'me humaine estunie naturellement aux ides ternelles dont elle dpend, etquand elle dit : ceci vaudrait mieux que cela , si elle dit vraiet voit ce qu'elle dit, elle le voit seulement dans les ides divinesauxquelles elle est lie. Qu'elle croie donc que Dieu a fait ceque la vraie raison lui dmontre qu'i l aurait d faire, quandmme elle ne le verrait point ralis parmi les tres (2).

    Entreprenons nos recherches, dans cette disposition d'humble

    confiance.

    (1) p. ex. :Sermo 27, V, 6 ; P. L . 38, 181.(2) Neque enim tu potes aliquid melius increatura cogitare quodcreaturae artificem fugerit. Humana quippe anima, naturaliterdivinisex quibus pendet connexa rationibus,cum dicit : Melius hoc fieret quamillud, si verum dicit et videt quod dicit, in illisquibus connexa est rationibus videt. Credat ergo Deum fecisse quodvera ratione ab eo faciendumfuisse cognovit, etiamsi hoc in rbus factis non videt. (Lib. Arb. I I ) ,5. 13 P. L . 32, 1277).

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    C H A P I T R EPREMIER

    L E B U T D E L A C R AT I O N

    Une indiscutable vrit se trouve la base de toute la conception augustinienne : dans son uvre, Dieu n'a pas en vuede s'accrotre mais de se donner; il ne s'enrichit pas chez sescratures.

    Dj pour expliquer l'origine du monde, Platon se servitde ce principe, que le bien suprme, loin d'tre jaloux, tendau contraire se donner (i).

    Mme affirmation chez saint Thomas : Seul, l'agent premier, qui est totalement agent [et nullement patient] sera telqu'il ne pourra lui convenir d'agir pour l'acquisition de quelquefin que ce soit; Il ne pourra se proposer que de communiquersa perfection qui est sa bont (2).

    Le fait d'agir pour subvenir son indigence ne peut convenir qu'aux agents imparfaits, dont le propre est d'agir et de

    ptir tout ensemble; mais il n'en est pas ainsi pour Dieu. Etvoil pourquoi Lui seul mrite, au souverain degr, le titre delibral. Il n'agit pas, en effet, pour son utilit, Il n'agit que poursa bont (3) .

    (1) 'AyaOo , faOtp dsoYt?mepl oevoou3s7cotsyyiywzai oovo *toutou 'sxto v nivza ' ti (xXtTta 7&vs?0a*.sjilouX^Y)7rapauXirina auTcp.Tint. 29. (Ed. Didot, Vol. 2, p. 205, 1. 12 ss.) Cette ide estreprisepar Plotn. v. FULLER.The problme of Evl in Plotinus; Cambridge1912, p. 66 ss.

    (2) Pr im o agen ti, qui est ag en s tantum, non convenit agerepropter acquisitionem alicuius finis, sed intendit solum communicare

    suam perfectionem quae est eus bonitas. (I. q. 44, a. 4). Traductiondu P . PGUES, T . 3, p. 29.(3) Agere propter indigentiam non est nisi agentis imperfecti,

    quod natum est agere et pati : sed hoc Deo non competit. Et ideo ipsesolus est maxime liberals, quia non agit propter suam utlitatem,sed solum propter suambonitatem. (ib. ad I). Traduction du P. PHCUHS,T. 3, p. 30.

    Cf. S UAREZ,Metaph. : Disp. 23, Sectio 9.

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    i6 LA RAISON D'TRE DU MAL

    Examinons de plus prs ce PRINCIPE FONDAMENTAL. Quelleraison aurait d'aller quter au dehors, celui qui possde en lui-mme la perfection dans son intgrit et jouit de la plus hauteflicit?Mais, ds lors, quel but se propose-t-il, en crant? Dansson immense bont, il daigne appeler les autres partager sesrichesses. Ce que Dieu a voulu en produisant ses cratures, c'estuniquement, selon la formule lapidaire, qu'elles existent (i);ce qui revient dire qu'il faut admettre chez lui la finalitde l'uvre, non point celle de l'ouvrier. En vrit, l'amour deDieu trouve en lui seul sa raison d'tre. Dieu est seul aimertout fait gratuitement, sans en retirer de fruit; il ne jouit pasde nous, il en use (2).

    Subsister sans Dieu, nous ne le pouvons pas; lui-mme, aucontraire, nous dpasse infiniment. Et vraiment, qui lui est comparable? Dieu, pour tre bon, n'a pas besoin de nous... ni deschoses clestes ni de celles qui sont au-dessus des cieux ni dece qu'on appelle le ciel du ciel; il n'en a pas besoin pour tre

    meilleur, ou plus puissant, ou plus heureux (3) . Augustin Taparfaitement reconnu, au dbut de sa narration de la gense dumonde : Dieu possde une bont souveraine, sainte et juste, etil a pour ses uvres un amour qui prend sa source, non dansl'indigence, mais dans l'excs de sa bont (4).

    Ce n'est pas la faon des cratures que Dieu travaille. Dansson asit, compltement indpendant, dgag de toute finalitextrieure, il dpasse totalement dans son mode d'agir toutenotre activit et toute notre conception. C'est de lui que toute

    (1) Cur ea fecit? Ut essent. (Vera Rel. 18, 35; P . L . 34, 137).(2) Non ergo fruitur nobs [hominibus] sed utitur. (Doctr. chr.

    I, 31; P. L . 34, 32).(3) Ut bonus sit, Deus nobis non indiget, nec nobis tantum, sed...

    nec ipsis caelestibus, nec supercaelestibus,nec caelo caeli quod dicitur,indiget Deus ut aut melior sit, aut potentior, aut beatior. (Enarr. Ps.70, I I , 6; P . L . 36, 896).

    (4) Inest enim Deo benigntas summa et sancta et justa ; etquidem non ex indigentia, sed ex beneficentia veniensamor in oprasua. (Gen. litt. I, s, 1 1 ; P. L . 34, 250).

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    LE BUT DE LA CRATION

    crature reoit l'tre et l'agir; c'est lui qu'elle est ordonne,comme sa fin dernire; et partant, si elle agit, ce n'est que muepar un autre, tant au point de vue de l'efficience qu' celui de lafinalit.

    De ce principe dcoulent des CONSQUENCESimportantes.Rendre Dieu quoi que ce soit en change de son action surelles,c'est de quoi les cratures sont incapables. Si excellentes quesoient nos uvres entreprises pour Dieu, elle ne peuvent ni enrichir celui qui est le tout-puissant, ni perfectionner le bien suprme.Ds lors, pour l'avoir mieux connu, ne nous figurons pas, trschers frres, avoir rendu service Dieu... Nous ne lui donnonsrien dont il puisse s'enrichir (i). Pour avoir t tudi par nous,Dieun'est pas plus grand ; le connatre, c'est nous qui gagnons.Ne vous figurez pas avoir oblig Dieu, pour avoir fidlementrempli ses divins prceptes ou lui avoir prsent d'opulentes offrandes. Car Dieu n'ordonne rien pour son profit, mais pourl'utilit de ceux qui il donne des ordres (2). Les sacrificesdes hommes, disent les Psaumes, il n'en a pas besoin, pas plusque des louanges de leurs lvres (3).

    Au contraire, voulons-nous lui rendre de dignes actions degrces, nous ne pouvons gure que reconnatre, l'me dbordantede gratitude, ses bienfaits. Que rendrai-je au Seigneur? se demande le Psalmiste et il rpond : Je recevrai le calice du salut.

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    i8 LA RAISOND'TRE DU MAL

    en rien son excellence. Nul pch ne saurait vous nuire, outroubler l'ordre de votre rgne, soit dans les plus parfaites, soitdans les moindres de vos cratures. C'est en ces termes quesaint Augustin s'adresse Dieu, dans ses Confessions (i). La

    mme vrit, il l'expose merveille, dans tout le cours du chapitre 18 de son livre De CatechizandisRudibus (2), embrassant d'un seul coup d'oeil tout l'ordre providentiel: L'ange,en se soustrayant avec ses compagnons l'obissance due soncrateur et devenant dmon, n'a port prjudice qu' lui-mme,et non Dieu. Car Dieu sait faire rentrer dans Tordre les mesqui l'abandonnent (3) et, par une admirable distribution de lois

    parfaitement appropries, faire servir leur juste misre labeaut des rangs infrieurs de la cration. Aussi, en tombant,puis en soumettant par ses sductions l'homme la mort, ledmon n'a fait Dieu nul tort, pas plus que l'homme lui-mmen'a port atteinte la vrit, la puissance, la flicit de soncrateur... car tous furent condamns par les quitables lois deDieu. Sa gloire a clat dans la justice de sa vengeance, alorsqu'eux restaient sous la honte et l'opprobre du chtiment (4).

    Jamais l'orgueil, qu'il parte de l'ange ou bien de l'homme,ne parviendra jusqu' Dieu.

    (:) Nullius peccatumaut tbi nocet, aut perturbt ordinem imperiitui vel in primo vel in imo. (Con/. X I I , 1 1 ; P. L . 32, 830).

    (2) Tout ce chapitre est lire.(3) Il et mieux valu ici employer le mot esprits puisqu'il

    tait question des anges . (Retract. II, 14; P. L. 32, 635).(4) E t ideo nec anglus, qui cum spiritibus aliis satellitibus suis

    superbiendo deserutobcedientiam Dei et diabolus factus est, aliqudnocuit Deo, sed sibi ; novt enim Deus ordnare deserentes se animaset ex earum justa miseria inferiores partes creaturae suaeconvenien-tissimis et congruen tissimis legibus admirandae dispensationisornare.Itaque nec diabolus aliquid Deo nocuit quia vel ipse lapsus est, velhominem seduxit ad mortem ; nec ipse homo in aliquo minuit veritatemaut potentiam aut beatttudinem Creatoris sui... Justissimis enim Deilegibus omnes damnati sunt. Deo glorioso per aequitatem vindictae,ipsi ignominiosi per turpitudinem poenae. (De Cat. Rud. 18; P. L . 40,333)-

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    C H A P I T R ED E U X I M E

    LA RAISON D'TRE DU MALDANS LA NATURE.

    Que faut-il entendresous ce nom demal?En tout premier lieu, il est tabli que tout tre est bon; d'unefaon gnrale, le mal est donc une privation ; c'est une privation,non quelconque, mais prcisment de cette perfection naturelleet requise l'essence de chaque tre. Cette notion primordialeest parfaitement connue d'Augustin. Il l'expose souvent dansses crits contre les Manichens, notamment dans son livre de La nature du Bien , publi contre eux, vers 405 (1). Dans sesConfessions, il nous dcrit trs clairement par quel chemin il envint la vrit.

    Qu'il nous suffise donc de citer quelques tmoignages: Peut-on douter que tout ce qu'on appelle mal soit autre chose qu'unecorruption?.... En somme, il est facile de le voir : la corruptionnuit uniquement, en tant qu'elle va contre un tat naturel, etpar consquent, bien loin d'tre une nature, elle est contrela nature (2).

    Toute nature est donc en elle-mme un bien, grand si ellene peut tre corrompue, petit si elle peut l'tre. Ainsi, l'on nepeut nier sans folie ou sans ignorance qu'une nature quelconque

    (1) Voyez aussi De ordine et les premiers chapitresde VEnchi- ridion.

    (2) Quis enim dubitet totum illud quod dicitur malum nihil aliudesse quam corrupttonem? Verumtamen viderej a m facile est nihilnocere corruptionemnisi quod labefacit naturalemstatum, et deo eamnon esse naturam sed contra naturam. (Epist. Mon. 35, 39; P. L . 42,201).

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    20 LA RAISON D'TRE DU MAL

    soit un bien (i). C'est pourquoi toute nature, mmevicieuse,est un bien en tant qu'elle est nature, mais elle est unmal en tant qu'elle est vicieuse (2). Qu'est-ce, eneffet, quela corruption, sinon la disparition et l'anantissement dubien (3)?

    On divise parfois le mal en mal mtaphysique, mal physique,mal moral (4).

    Par mal mtaphysique, on entend la limitation inhrente toutes les choses cres, soit qu'on les compare celui qui estinfiniment, c'est--dire Dieu, soit qu'on les oppose ceux quioccupent un degr plus lev de l'chelle des tres; mais cetteimperfection ou privation d'une perfection plus haute est commune tout qui n'est pas par soi-mme etpartant ne dtient pasl'tre dans sa plnitude. Ce n'est donc pas la privation d'uneperfection naturelle, et ce n'est pas proprement parler un mal.De la sorte, la crature serait dite mauvaise, non du fait qu'elleest, mais du fait qu'elle a t cre de rien (5) .

    De cette limitation oblige de la crature, Augustin ne faitmention que pour expliquer sa dfectibilit. Nous en reparleronsplus loin.

    Quant la troisime espce, le mal moral, qui se rencontredans les moeurs ou les actes humains, il en sera question plustard. Prsentement, nous avons parler du mal physique, c'est--dire celui qu'on rencontre dans la nature ou les uvres deDieu.

    Lorsqu'il agit, Dieu se propose uniquement de rpandreparmi les cratures la bont dont il dborde; tous les tres, cependant, ne participent pas galement cette excellence divine,mais les uns sont plus parfaits que les autres : d'aucuns ontreu plus d'tre et de perfection, d'autres moins.

    (1) Omnis ergo natura bonum est, magnum si corrumpi nonpotest, parvum si potest ; negari tamen bonum esse, nisi stulte atqueimperite prorsus non potest. (Enchir. 12 ; P. L . 40, 237).

    (2) Omnis itaque natura, etiamsi vitiosaest, in quantum naturaest, bona est; in quantum vitiosa est, mala est. ( Ib. 13. col. 238).

    (3) Nihil es t alud corruptio, quam boni exterminatio. (Ib. 14).(4) Cf. E . MASSON. Art. Mal (Le) D. T . C . IX, col. 1679.(5) SUAREZ,Metaph. Disp. XI, sect. 4. n3.

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    LA RAISOND'TRE DU MALDANSLA NATURE 21

    Bien plus, parmi les cratures, quelques-unes se trouventtrenuisibles d'autres et travaillent leur ruine. Pour parler entermes scolastiques, elles introduisent une forme nouvelle, quirend le sjour impossible la prcdente et la force seretirerdans la puissance de la matire; ainsi, le feu, en introduisantdans l'eau la forme de chaleur, dtruit en elle la forme du froid.Ces cratures, nous les disons mauvaises, comme le loup est ditmauvais pour l'agneau et le lion pour l'homme.

    En outre, si nul tre n'est absolument mauvais car celacomporterait sa propre destruction certains tres cependant

    sont privs de leur intgrit naturelle, non seulement par l'influence des causes extrinsques cites tantt, mais aussi pour desraisons intrinsques. Que de fois, par exemple, n'arrive-t-il pasque des vivants soient dbiles, affaiblis par la maladie ou mmeprivs de l'un ou l'autre de leurs membres! En fin de compte,une fois ses nergies vitales consumes, tout vivant doit sedcomposer et mourir. Quoi d'tonnant ? L'imperfection de

    l'agent cr se traduira dans ses effets, dont la valeur ne peutsurpasser celle de leur principe. Mais l'action manant d'unprincipe en tous points parfait et l'effet qui en dcoule ne trahiront pas leur cause.

    Notons-le, ces maux surviennent dans l'univers, indpendamment de l'activit ou de la malice humaine. En toute hypothse,les composs naturels sont corruptibles et, aprs une certainevolution, se rsolvent ncessairement dans leurs lments primitifs.

    Ce sont donc l les maux de la nature, qu'il faut ramener la cause premire.

    Pourquoi ce mal est-il permis par Dieu?

    Le mal dans la crature ne provient pas d'un dfaut depuissance dans le premier agent. Rien ne manque dans l'essencede Dieu ; comment pourrait-il lui manquer quelque chose, dansson opration? Son action est parfaite sous tous les rapports.La source du mal est ailleurs. Augustin nous l'indique : Pourvous, [ Dieu,] le mal n'est pas, et non seulement pour Vous,mais encore pour l'ensemble de votre uvre, parce qu'en dehors

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    de cet univers, il n'est rien qui puisse envahir et bouleverserl'ordre que Vous aveztabli (i ).

    Si quelque cause particulire peut tre nuisible une cratureparticulire, comme le loup l'est l'agneau, par contre, rienn'est mauvais pour l'ensemble de la cration ; car les maux quisurviennent concourent l'ordre et la beaut de l'univers.Aussi, chaque uvre qu'il amenait l'existence, Dieu, est-ildit, vit qu'elle tait bonne ; mais, considrant l'ensemble de sesuvres, voici qu'il le trouva excellent (2)!

    L'ordre et la beaut de l'ensemble, tel est l'unique dessein

    de Dieu, lorsqu'il permet que certaines cratures, une fois leurtche acheve, disparaissent, pour faire place d'autres. C'estaccidentellement, qu'une forme particulireen dtruit une autre,l'intention du Crateur portant toujours sur l'excellence del'ensemble.

    En l'an 386, alors qu'il rdigeait, dans la solitude de Cas-siciacum, ses deux livres : De Ordine , Augustin a saisitrs nettement cette notion d'ordre universel qui nous rvle unebeaut suprme (3). Une grave objection cependant se prsente son esprit, la pense des maux frquents qui drogent, sem-ble-t-il, cet ordre souverain; mais il reconnat que toute ladifficult vient de notre impuissance embrasser d'un seulregard l'ensemble des choses cres. Si nous pouvions prendreune vue d'ensemble de toutes les cratures et de leurs rapportsavec la trs sage Providence de Dieu, notre regard ne seraitoffusqu par aucun dsordre. Ce qui blesse sur un point unhomme averti s'en rend compte blesse uniquement parce que

    (1) E t tibi [Deus] omnino non est malum, non solum tbi, sednec unversae creaturae tuae; quia extranon est aliquid quod virumpatet corrumpat ordinem quem posuistiei. (Conf VIL 13 ; P . L . 32, 743).

    (2) Voyez p. e. : Conf. XIII, 28; P. L . 32. 864).(3) Cf. G . LEGRAND.Saint Augustin au lendemain de sa conversion ;

    Rev. no-scol. 1911. p. 366-387. E t W. THIMME, Augustins Geistliche Entwickelung in den ersten Jahren nach semer Bekehrung . Berlin,1908, p . 97-107.

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    l'on n'aperoit pas le tout, avec lequel il s'harmonise de siadmirable manire (1).

    Voici la comparaison dont le saint Docteur illustre son dire:(( Un homme, dont la vue serait assez courte pour n'embrasser duregard sur un pavage en mosaque que le module d'un seul carreau, accuserait l'ouvrier d'avoir ignor la symtrie et les proportions ; incapable d'embrasser dans l'ensemble ces emblmes quiconcourent l'unit d'un beau tableau, il prendrait pour undsordre la varit des pierres prcieuses. Il n'en est pas autrement de certains hommes peu instruits- Dans l'impuissance oest leur faible esprit d'embrasser et d'envisager la liaison etl'harmonie universelles, quand ils sont blesss d'une chose, ilss'imaginent, parce qu'elle a pour eux de l'importance, que c'estun grand dsordre dans l'univers (2).

    Assurment, les tres qui se corrompent pour tre remplacspar d'autres, ne sont pas parmi les plus parfaits qui, eux, nepeuvent prir, mais il est hors de doute que les meilleur et les

    plus grands n'enlvent pas aux plus petits le droit d'exister.Aussi Dieu a-t-il rsolu d'difier un univers compos d'tres devaleur suprieure, mais aussi d'tres de qualit infrieure, quipourtant seraient bons dans leur ordre. Et qu'on ne dise pas :Dieu n'aurait d amener l'existence que des tres excellents;ou bien: Pourquoi n'a-t-il pas augment le nombre des meilleures

    (1) Quod offendt in parte, per spicuum st homin docto, non obaliud offendere, nis quia non videtur totum cui pars illa mirabilitercongruit. (Ord. II, 19, 51 ; P. L. 32. 1019).

    (2) Si quis ta m minute cernere t ut in vermicu lato pavimento nihilultra unius tessellae modulum acies ejus valeret ambire, vtuperaretartifcem velut ordinations et compositionis ignarum, eo quod varietatem lapillorum perturbatam putaret, a quo illa emblemata in uniuspulchritudinis faciem congruent ia simul cern collust rarique non possen t.Nihil enm aliud minus eruditis hominibus accidt, qui universamrerum coaptationem atque concentum imbecilla mente complecti etconsiderare non valentes, si quid eos offenderit, quia sua cogitationemagnum est, ma gna m putant rbus inhaerere foeditatem. (Ord . I, 1, 2;P. L . 32. 979).

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    cratures? Dans la cration des tres les plus parfaits, rpondAugustin, on ne peut procder l'infini ; il faut toujours s'arrterquelque part (i). En outre, Dieu a voulu qu'avec les tres incorruptibles il y en et aussi de corruptibles, parce qu'il lui semblaitprfrable de mler des tres de qualit infrieure d'autres dequalit suprieure, plutt que de se borner crer uniquementces derniers. Les cratures suprieures, il est vrai, sont meilleures que les autres, mais toutes ensemble l'emportent sur lespremires considres isolment (2).

    Il a soumis la nature infrieure la nature suprieure, comme

    il a assujetti le monde irrationnel l'homme, pour qu'il servt son utilit. Ainsi,par le flux et le reflux des choses temporelles,par les checs et les succs des tres corruptibles, il s'est proposde raliser la beaut universelle.

    Les maux, en survenant, n'engendrent aucune laideur; bienmieux, ils rehaussent merveille l'clat de l'ensemble. Dans lecantique solennel que le monde entier adresse son crateur, iln'est pas la moindre dissonance; ce qu'il y a d'imparfait s'harmonise parfaitement ce qu'il y a de meilleur (3). Dans cethymne, le mal est comme le silence et la pause qui accentuentla suavit d'une belle mlodie.

    La terre est une magnifique peinture; le mal est commel'ombre, qui permet de distinguer plus aisment le relief desobjets touchs par l'irradiation de la lumire (4).

    Une rpublique bien gouverne, voil l'univers : les petitss'y effacent devant les puissants; comme des sujets soumisvis--visde leurs chefs, ainsi les lments terrestres devant leslments clestes (5). Les maux, selon la position qu'ils y

    (i> Epist. 186. V I L 22. P. L . 33, 824.(2) Meliora quidem superiora quam inferiora, sed meliora omniaquam sola superiora. (Conf. V I L 13. 19; P . L . 32. 744).

    (3) Dssonantia usque in extremum nulla est cum dtriora me-lioribus concinunt. (Sol L 1. 2. P. L . 32. 869).

    (4) Gen. Litt. impf. V, 25 ; P . L . 34, 229.(5) Atque ita coelestibus terrena concordent, t amquam praecel-

    lentibus subdita. (Nat. boni : V I I I ; P . L . 42, 554).

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    occupent, contribuent beaucoup son bel aspect, et aux bonscitoyens qui savent habilement en tirer parti, ils assurent deprcieux avantages. Nous nous tendrons plus bas sur cepoint (1).

    A coup sr, si Dieu n'aime pas le mal, par contre, il aimeTordre; aussi, Augustin affirme-t-il audacieusement : Cetordreet cette disposition, parce qu'ils conservent par contraste l'harmonie des choses, rendent mme en quelque sorte ncessairel'existence du mal (2).

    Le bien mme n'est-il pas plus apprci, quand on l'oppose

    au mal? C'est un fait tabli : l'excellenced'une chose ne nousfrappe gure, si nous n'en sentons profondment la valeur parl'exprience de son contraire. Seul, le malade apprcie la sant sa juste valeur; ce n'est qu'aprs la guerre et les sditions,qu'on fait de la paix un loge mrit.

    Le saint Docteur applique ces considrations l'existencede petits animaux nuisibles ou inutiles; mme ceux-ci ont leurplace marque dans l'univers; puis aussi aux souffrances desanimaux sans raison; encore une fois, celles-ci ont leur raisond'tre.

    Pour moi, dit-il, j'avoue que j'ignore pourquoi ont t crsles rats et les grenouilles, ou les mouches, ou les vermisseaux.Mais puisque tous ces tres sont beaux leur manire, puisqu'oneux tous on dcouvre de la mesure, du nombre et de l'ordre, nefaut-il en louer l'artisan qui est Dieu (3)?

    (1) En tret emps cf. Cvo. Dei. X I , 22; P . L . 41. 335.(2) Qui ordo atque dispositio, quia universitatis congruentia m psa

    distnctone custodt, fit ut mala etam esse necesse sit(Ord. I. 7. 18;P. L . 32. 986). Ce tt e express ion n'est pas prendre la lettre; labeaut de l'univers serait complte, mme sans le mal; mais si lacrature libre commet le pch, ilfaut bien qu'un juste chtiment viennela puni r. Cf. pa r exemple : L ib . Arb . I I I . 12. 35 : TJnde colligiturnon defuturum fuisse omatuxn congruentissimum infmae corporeaecreaturae, etiamsi ista peccare noluisset . Voir aussi, p. 53.

    (3) Gen Man. I, 16. 26; P . L . 34, 185.

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    Tous connaissent l'admiration que ressentit Augustin, auspectacle d'un combat de coqs, frapp qu'il tait par cet ensemble.

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    LA RAISOND'TRE DU MAL DANS LANATURE 2?

    (2) Comp. BONAV. I . Sent. D. 46. Q. 6, concl.(2) In qua et ia m d quod malum dicitur,bene ordinatum et loco suo

    positum, eminentius commendatbona, ut magis placeant et laudabiliorasint dum comparantur malis.{Enchir. X I ; P . L . 40. 236).

    (3) 'HiAEt &omp ol dwtEipoiYpopix^xegviic altiwvrai, c>ou xaXTa xpu>tiotTa iravTax3, 8 apa x icpottqxovraizxtv Ixaffrcpxoiccp* xal aludXti ox 85 wwvtoi; uvo(itat X P V W * ^ " T t c ^P5*** piu-forco, Ttpri) uavue {{pcoECv ottjf), XX xal obtenu, xat ti aypoixo xat cpatfXw(pOBYYO^6^0^ ' T * & v * a A (f r fftw, et ti to x6 l'P0 UC &oi, xat xtotkcov au^icXTipou^vov.(Trad. BRHXER p. 389. Paris, ce Les belles lettres 1925). Enn. I I I , L . 2, n. 11. (Ed . Dido t p. 126). Ilfaut surtoutlire, chez Plotin, dans la 3me Ennade, les livres 2 et 3 De la Providen-

    De cette faon, le mal contribue la beaut de l'ensemble,non sa beaut essentielle qui s'obtient sans lui mais sabeaut accidentelle; il sert Tordre, non par lui-mme, mais enraison de son contraire, devant lequel il s'efface et dont l'clataugmente par contraste (i).

    Voil quelle est la beaut de l'univers, o le mal lui-mme,tel qu'on le dfinit, trouve sa place bien marque. Par comparaisonavec lui, ce bien parat meilleur et plus digne de nos loges (2).

    PLOTIN fut profondment imbu de cette ide : l'univers secompose d'tres de diffrents degrs. Ceux qui occupent un

    rang infrieur relvent la supriorit des autres et parfont labeaut de l'ensemble. Il use de comparaisons analogues cellesd'Augustin qui, pour son systme philosophique, lui a certainement emprunt plusieurs lments. Et nous, nous sommescomme ces critiques ignorants qui accusent un peintre de n'avoirpas mis de belles couleurs partout; tandis qu'il a mis en chaqueendroit les couleurs qui convenaient. Les cits bien gouvernes

    ne sont pas celles qui sont composes d'gaux. C'est commesi l'on blmait un drame, parce que tous ses personnages nesont pas des hros et que l'un d'eux est un serviteur ou unhomme grossier et mal embouch; si Ton supprime ces rlesinfrieurs, il perd sa beaut, puisqu'il n'est complet qu'aveceux (3).

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    SAINT-THOMASexpose la raison profonde de ce fait : Dieua tout fait pour sa bont ; et cela veut dire que s'il a cr le monde, c 'a t pour que la bont divine ft reprsente dans lescratures. Or, cette divine bont, qui en elle-mme est une etsimple, ne pouvait tre reprsente dans les choses que de manires multiples; c'est qu'en effet, les choses cres ne peuventatteindre la simplicit divine. Et de l vient qu' la perfectionou au complment de l'univers sont requis divers degrs d'tres,dont les uns occupent dans cet univers une place plus leve, etles autres un lieu infime. C'est pour conserver dans le mondecette diversit et cette multiplicit d'tres, que Dieu permetqu'il se produise certains maux sans lesquels de nombreux biensseraient empchs (i ).

    ce , et dans la 2me Ennade, le g 9 livre ce Contre les Gnostiques .

    Il y expose trs clairement son optimisme.Comp. ZELLER, Geschichte der griech. Philos. Vol. III B . p. 598 ss.(Leipzig 1903).

    F U L L E R , The problme of EvU in Plotinus.GRANGEORGE,S. Augustin et le No-platonisme. (Paris 1896) p. 118-9

    et p. 157.(1) Sic enim Deus dcitur omnia propter suam bonitatem fecisse,

    ut in rbus divina bonitas repraesentetur. Necesse est autem quod d-

    vina bonitas, quae in se est una et simples, multiformiter repraesenteturin rbus, propter hoc quod res creatae a d simplicitatem divinam attin-gere non possunt. E t inde est quod ad completionem universl requi-runtur diversi gradus rerum, quarumquaedam altum, et quaedam in-fnum locum teneant in universo. Et ut multiformitas graduum conser-vetur in rbus, Deus permittit aliqua mala fieri, ne multa bona impe-dantur. (I q. 23, a. 5. ad 3, Traduct. PGUES I 2. p. 376). Comp. q. 22,a . 2, a d 2, o es tinvoque l'autorit d'Augustin ; et q. 48, a. 2, ad 3.

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    C H A P I T R E TROISIME

    P O U R Q U O I D I E U N O U S A D O U SD U L I B R E A R B I T R E .

    De la considration du mal physique, venons-en parlerdu mal moral qui, lui, vient non de lanature mais de la volontde l'homme.

    En vrit, la notion du pch impliquant le libre arbitre, sans

    celui-ci, le pch ne se comprend pas. Augustin dfend maintesfois ce principe contre les Manichens.

    Quant nous, notre dessein, nous l'avons signal au dbut,n'est pas tant de prouver le libre arbitre que de le supposeradmis par le saint Docteur, non seulement dans la premirepriode de son activit, mais aussi en pleine controverse avecles Plagiens.

    L

    Que dit-il, en effet, de L'EXISTENCEdu libre arbitre?

    Son livre De duabus animabus dveloppe longuementl'argument de sens commun : omettre d'accomplir l'impossiblen'entrane ni blme ni chtiment. Nul n'a besoin d'avoir pli surles grimoires, pour le savoir. Cette constatation n'est-ellepas le refrain des ptres dans les montagnes, des potes authtre, des ignorants dans leurs cercles, des savants dans lesbibliothques, des matres dans leurs coles, des vques dans

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    les lieux saints et du genre humain tout entier dans l'univers (1)?

    Sans volont libre, la faute est impossible; c'est, sans conteste, le thme capital du De tibero Arbitrio>commenc par Augustin, en 388, lors de son sjour Rome, et termin en Afrique,avant 395. On y trouve des propositions telles que les suivantes : Retenez au moins cette courte rflexion : quelle que puisse trela cause agissant sur la volont, si l'on ne peut lui rsister, il n'ya pas de pch y cder; si on le peut, qu'on lui rsiste, et Tonsera de mme irrprochable. Mais peut-tre vous surprend-elle

    l'improviste? Alors, prenez garde de n'tre pas surpris. Etsi la surprise est si grande que vous ne puissiez absolument ychapper? S'il en est ainsi, il n'y a point de pch. Car enfin,qui pche, en un acte dont il ne peut absolument se garder (2)?

    Cette doctrine, en 426, dans le livre premier desRtracta tions (3), il la cite pour l'approuver, sans vouloir, pour la cause,nier la ncessit de la grce pour poser un acte bon, comme il lenote (4) contre les Plagiens. Ces hrtiques ne peuvent doncinvoquer le De Libero Arbitrio en leur faveur.

    Son enseignement n'a pas le moins du monde chang, quand,en 420, il crit cette proposition bien connue : Mais le librearbitre est si peu dtruit dans l'homme pcheur, que c'est par

    (1) Nonne ista cantant et in montibuspastores, et in theatris poetae,et indocti in circulis, et docti in bibliothecis, et magistri in scholis, etantistes in sacratis locis, et in orbe terrarum genus humanum? (De2 Anitn. X et X I , 15 ; P . L . 42, 103-105. C e livre es t crit en 391).Cf. Ver. Rel. 14, 27; P . L . 34, 133.

    (2) Hoc brevissimum tene : quaecumque ista causa est voluntatis,si non potest ei resisi, sine peccato ei ceditur : si autem potest, non e cedatur et non peccabitur. An forte fallit incautum? Ergo caveat nefallatur. An tanta fallaciaest ut cavere omnino non possit? Si ita est,nulla peccata sunt. Quis enim peccat in eo quod nullo modo caveripotest? (De Ub. Arb. I I I , c. 18, n. 50; P. L . 32, 1295).

    (3) Retr. I, 9, 5; P . L . 32, 597.(4) ib. I , 9. 2 ; P. L . 32, 595.

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    POURQUOIDIEU NOUS A DOUSDU LIBRE ARBITRE 31

    lui qui pchent tous ceux surtout qui pchent avec dlectationet par amour pour le pch (i).

    De mme en l'an 427, crivant aux moines d'Adrumet, ildbute, en tirant des Ecritures une lumineuse dmonstrationdu libre arbitre, dont l'absence rendrait inutiles les prceptes queDieu nous a donns (2).

    Ces indications suffisent ici. Pour plus de renseignements,on peut recourir PETAU, dans De Opre sex Dietum , livretroisime, o il fait une critique abondante et magistrale du textede saint Augustin (3). Le libre arbitre existe donc; il nousreste prouver, toujours d'aprs saint Augustin, qu'il est bon,bien que l'homme en puisse abuser pour pcher.

    (1) Nam liberum arbitrium usque adeo in peccatore non periit,ut per illud peccent, maxime omnes qui cum delectatone peccant etamore peccati. (C . 2 Epist. Pelag. I, 2, 5 ; P. L . 44, 552).

    (2) Grat. Ltb. Arb. 1 et 2 ; P . L . 44, 881-884.(3) Voir aussi les autres livres du mme ouvrage et De Tridentini

    Conctlii interprtations et S. Augustini doctrina,surtout les premierschapitres.

    PORTALI dans D. T. C. art. Augustin, I. col. 2404 ss.B O Y E R , L'ide de vrit dans la philosophie de saint Augustin, Paris

    1921, p. 139 ss.MAUSBACH, Die Ethik des Ht. Augustinus, (Freiburg i. B . 1909)

    Vol. 2, p. 25 ss., p. 257 ss.K. KOLB, MenschHche Freiheit und gttliches Vorherwissen nach Augustin, Freiburg i. B . 1908, p. 39 et 46.

    R. SEEBERG, Lehrbuch der Dogmengeschichte. II. Die Dogmen- bildung in der aten Kirche.3 e ed. Erlangen - Leipzig, 1923, p. 513et 536-S40-

    L O O F S dans Realenc. /. Prot. Theol. II. p. 279. art. Augustinus.MANCINI, La Psicologia di S. Agostino e i suoielementi neo-platoni-

    ci, Napol, 1919, p. 261-283, prtend que la ncessit de la grce dtruit le libre arbitre, et que S. Augustin ne s'est jamais dfait de laconception dualiste des Manichens. Comme lui, plusieurs auteurs protestants, d'ailleursassez superficiels, de mme que NOURRISSON, (La Philosophie de S, Augustin,Paris 1865, vol. II, p. 370 suiv. et p. 396)dcouvrent une contradiction flagrante et continuelle dans les affirmations de S. Augustin propos du libre arbitre et de la ncessit de lagrce. Mais ne faudrait-il pas du moins chercher une solution dans

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    32 LA RAISOND'TRE DU MAL

    IL

    A ce libre arbitre, dont le saint Docteur admet l'existence,quelle NATUREattribue-t-il ?

    Ds l'abord, il faut bien remarquer que la peccabiUtn'est pas essentiellementrequise la notion de libert. Sans quoi, ilfaudrait refuser Dieu toute libert, il faudrait la refuser auxsaints qui jouissent de la vision de Dieu et nous-mmes, dsqu'il s'agit de notre propre batitude. Pas plus qu'il ne peut senier lui-mme, Dieu ne peut manquer la justice et la bont,qui se confondent avec son propre tre divin. Auciel, les bienheureux, contemplant face face le bien suprme, ne peuventlui prfrer aucun de ces biens particuliers qui entrent parfoisen conflit avec lui. Et nous-mmes, nous sommes pousss

    rechercher inlassablement, jusque dans le moindre des actesde notre volont, ce bonheur qui est notre fin; et cependant, nousavons conscience que dans cette recherche nous ne sommes pasviolents, que nul ne contraint notre volont agir contre songr.

    Une chose reste vraie, et saint Augustin se plat le prouver:

    pour impuissants que nous sommes nous carter, soit del'amour du bien suprme, soit de la recherche du bonheur, nosactes n'en sont pas moins parfaitement volontaires. Nous dironsplus : loin d'avoir une libert affaiblie, dans le choix desmoyens de parvenir au bien suprme et au vritable bonheur,

    ce que dit notre docteur et ne pas affirmer, ds l 'abord, tout accord impossible?Lui-mme,en effet, a cru rsoudre l 'antinomie, si pas compltement, du moins d'une manire qu'il croyait raisonnable. L a premirechose faire, c'est d'tablir le plus fidlement possible le fond de cettepense pntrante. D'autres auteurs suppriment tout simplement lelibre arbitre dans la pense augustiflienne.

    Cf. JANSENIUS, Augustinus, De statu naturae apsae. Hb. 3 et 4; De gratta Christi,lib. 6 et 7. (Lovani 1640).

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    POURQUOIDIEU NOUS ADOUSDU LIBRE ARBITRE 33

    nous jouissons d'une libert d'autant plus grande qu'elle setrouve plus dgage des entraves dont l'embarrasse la dfecti-bilit.

    Il ne s'ensuit pas pourtant que, seule, la coaction s'oppose la libert; on doit citer encore ce que les scolastiques dnomment une ncessit intrieure prcdant l'acte et prenant sonpoint de dpart dans l'agent lui-mme. Celle-ciaussi dtruit lalibre dtermination de la volont (i).

    Voici comment saint Augustin s'adresse Julien le Plagien,qui soutenait que le mal, autant que le bien, provient de la

    libert : Tu attribues la nature du libre arbitre ce doublepouvoir de l'homme, de pcher ou de ne pas pcher, et c'esten cela que tu crois l'homme fait l'image de Dieu, lorsqueDieu lui-mme n'a pas ce double pouvoir!... Mais ce libre arbitreest au suprme degr en Dieu, qui est inaccessible en tout pointau pch (2).

    S'il est vrai de penser, avec Julien, que la libert consisteuniquement dans le pouvoir de faire le mal ou le bien avec unefacilit gale, alors il faudra dire : Dieu n'a pas la libert,puisqu'il ne peut pcher. Si nous cherchons dans l'homme celibre arbitre originel et inamissible, c'est ce dsir du bonheur

    (1) Les Rformateurs, au X V Ie sicle, les Jansnistes, au X V I Ie ,ont soutenu que saint Augustin entend par libert la seule absence decoaction. Voir, contre les Protestants : BELLARMINUS,dans Controv.

    de Gratta et Ub. Arb.,livre 3 (surtout ch. 6) et livre 4 (surtoutchap.12). Voir contre Jansnus : PTAU,aux endroits cits p. 31. D E S -CHAMPS, De Haeresi janseniana; les Dsp. 4 et 5 de chaque livre d

    montrent que la ncessit et l'ignorance invincible excusent du pch. THOMASSIN,De Deo, livre 10, ch. 76.Cf. S . THOMAS, I . q. 82, a. 1.

    (2) Hoc putas ad naturam liberi arbitrii pertinere ut possit utrum-que, et peccare se. et non peccare, et in hoc existimas hominem factumad imaginem Dei, cum Deus ipse non possit utrumque... sed in ipsoDeo summum est liberum arbitrium, qui peccare nullo modo potest.(Op. impf, c. Jul V, 38; P. L . 45, i474).

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    qui est chez tous, mme chez les hommes qui ne veulent pasdes moyens qui conduisent au bonheur (i).

    Mais Augustin ne s'explique pas bien clairement surla notion

    essentiellede la libert. Mme, il faut l'avouer, son expos surla volont prte quelque peu confusion. Le docteur ne semblepas y avoir atteint ce degr de perfection que nous dnote sadoctrine sur l'intelligence.

    Il n'est pas rare de rencontrer dans ses crits une doubleacception du mot libert et il n'est pas toujours ais dedistinguer premire vue s'il s'agit d'un sens ou de l'autre.

    La premire sorte de libert est la libert d'indiffrence, quinous permet de choisir notre guise un acte quelconque aussibien que son oppos. Elle exclut videmment toute dterminationpralable prfrer l'un des deux contraires. C'est la signification courante que nous attachons au terme libert .

    Par la seconde, il entend plutt cette sorte d'aisance dansl'action, cette libert d'agir dont on jouit quand on est affranchide ces attaches, fruits du pch, qui mettent en quelque sorteune entrave notre volont de faire le bien. Par elle, nousagissons avec facilit dans l'observation des prceptes divins.On ne peut mieux l'opposer qu' l'esclavage du pcheur, quivoudrait vivre selon la justice, mais qui s'en trouve empch,presque malgr lui, par une propension enracine auvice (2).

    Ces deux sortes de libert ne peuvent s'identifier : quoi deplus oppos en effet l 'esclavage que nous venons de dcrire,que cette dtermination troite au seul amour de Dieu et sarecherche en toutes choses?

    (1) Non habet libertatem Deus, in quo peccandipossibilitasnon est.Hominis vero liberum arbitrium congenitum et omnino inamissibile,siquaerimus, llud est quo beati omnes esse volunt, etiam hi qui eanolunt quae ad beatitudinem ducunt. (Op. impf. c. JuL V I , 1 1; P. L .45 1521).

    (2) On peut se demander si ces ides de libert, libert denaissance, esclavage,affranchissement, ne relvent pas des conceptions juridiques et des conditions sociales de l'poque.

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    S'agt-il de la premire libert, celle de contrarit, il estoertain que nous sommes libres : notre conscience nous l'attestehautement. Il est assurment en notre pouvoir d'enrayer lemouvement de notre volont vers le bien terrestre et trompeur,

    tandis qu'une pierre descend d'un mouvement naturel et irrsistible vers la terre. Nous sommes libres, la pierre ne l'est pas.Qui accuserait la pierre de pch serait, sans aucun doute, taxde dmence (i). Aussi est-ce librement, de plein gr, que nousposons nos actes, et il nous est loisible de choisir entre plusieursle moyen qui nous conduira nos fins.

    Voici comment la libert se trouve dcrite dans le livre Des deux mes : La volont est un mouvement de l'me exemptde toute contrainte, ayant pour but soit de ne point perdre,soit d'acqurir quelque chose (2).

    Notez, en passant, que le saint Docteur, par le terme devolont (consciente de son action), dsigne ici la libert (3).

    De nombreux moyens opposs entre eux se prsentent l'homme dsireux d'arriver sa destine. Il a le choix, il peutopter pour un quelconque d'entre eux. Mais l'intuition compltede sa vraie fin dernire manque l'homme, il reste encore siaveugle son sujet, il saisit si mal la valeur des moyens dontil fait usage, qu'on le verra souvent faire fausse route et s'carterdu but qu'il devait atteindre.

    Cette latitude de dfaillir ne constitue aucunement l'essence

    (1) Libr. Arb. III, 1, 2; P. L. 32, 1271.(2) Voluntas est animi motus, cogente nullo, ad aliquid vel non

    amittendum vel adipiscendum.(De 2 Anitn. xo, 14; P . L . 42, 104 Cf. Retract. I , 15, 3; P . L . 32, 609).

    (3) Cf. J . MARTIN. S. Augustin (dans le collect. Les grands Philoso phes) Paris 1923. p. 175 ss. Voir par ex. Enchir. 32 (P. L . 40, 247 ss . ) .

    S . THOMAS admet que le libre arbitre est la volont mme; maisil prfre cependant appeler volont la puissanceapptitive de la fin, etrserver le terme u libre arbitre pour la facult de choisir entre diffrents moyens. (I, q. 83, a. 4. HaI l ae , q. 24, a. 1, ad 3.)

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    de la libert, mais on la rencontre accidentellement unie cettelibert imparfaite qui est celle de l'homme sur la terre (i) .

    C'est dans ce sens que le saint Docteur entend la libert de

    contrarit, et il ne cesse de maintenir jusqu' la fin son sentiment ce sujet, comme nous l'avons vu au dbut du chapitre.Mais de cette considration, il passe peu peu et sans qu'il yparaisse la considration d'un autre genre de libert qui estplutt un affranchissement,l'affranchissement de ces entravesqui embarrassent le libre et facile exercice de la libert fondamentale.

    Car notre libert d'option est prsentement imparfaite etsouvent dfaillante. On peut toutefois, jusqu' un certain point,la perfectionner mme ici-bas et la rapprocher de cette autrelibert qui exclut tout esclavage. Celle-ci sera le fruit d'unfidle accomplissement des commandements divins. Notre fidlit nous rapprochera de notre fin dernire et nous acquerra cettesainte libert des enfants de Dieu, qui consiste ne pas se laisserasservir au pch, mais trouver ses dlices dans l'accomplissement du devoir.

    Dans le Trait exgtiquesur S. Jean, (2) on peut trouverde cette libert une belle description, l o il s'agit de commenterle verset : Si le Fils vous affranchit, vous serez vraimentlibres (3). Cette libert surnaturelle nat, en effet, l'heure

    o, nos pchs remis, nous cessons de nous complaire aux fautesgraves, malgr la passion qui regimbe en nous, luttant pournous soumettre nouveau la domination du pch. Aussi lalibert qui est propre aux justifis n'est-elle point encore parfaite; et l'on peut dire d'elle avec vrit : Le commencementde la libert, c'est d'tre dpouill de tout crime (4).

    (1) Cf. S . THOMAS,q. I. 62, a. 8, ad 3. Ha Ilae, q. 88, a. 4,ad 1.

    BONAVENTURA,II Sent. D . 7, a. 2, q. 1, ad 1.(2) Tractatus 41 in Joh. 7-13; P . L . 35, 1700,(3) Joh- 8, 36.(4) Pr ima libertas est carere criminibus (Tractatus 41 in Joh. 9;

    P. L . 35, 1700).

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    Pourtant, grce aux victoires successives qu'avec l'aide deDieu on remporte sur les tentations, cette libert crot peu peu et se purifie : Tous ont le plus grand intrt servir Dieuqui nous dlivre de toutes les embches, et dans le plaisir qu'onprouve son service consiste la seule et parfaite libert (i).

    Mais, par le pche,cette prcieuse aisance bien agiressuieun singulier dommageet l'homme devient l'esclave de la corruption. Car, d'aprs le mot de S. Pierre, on est esclave deceux par qui on s'est laiss vaincre m (2).

    C'est qu'en effet la volont incline rpter les pchs dontelle s'est une fois dlecte. Puis les immunits que lui attribuait son affranchissement et qui refrnaient sa propension aumal, se relchent peu peu, et cette volont, on pourra la direen quelque sorte honteusement libre, ayant dsormais perduses entraves contre le mal.

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    Voil la vraie servitude : se soumettre aux prceptes du Seigneur (i).

    C'est pourquoi nous trouverons, sous la plume d'Augustin,cette libre volont dnomme par notre Docteur dlivre affranchie, affranchie du pch. Ceux donc, dit-il, qui ne sontpas prdestins, sont damns, soit qu'ils ne se dpouillrent pasdu pch originel, soit que, par leur libre arbitre, ils ont ajoutpchs sur pchs celui de leur origine; par leur libre arbitre,dis-je, qui est libre, mais non dlivr, libre du ct de la justice,mais esclave du pch (2).

    Cet affranchissement ne sera total qu'au ciel.

    S'il fait bon usage de sa libert, celle de contrarit, quisur terre reste dfectible et peut dvier vers le mal, l'homme

    mritera d'obtenir cette libert suprme, cet affranchissementtotal dont on jouit pleinement au ciel et dont on ne sera plusdpossd.

    A son tour, cette libert d'affranchissement raffermira lalibert de contrarit, malgr l'impossibilit de mal faire, oudisons mieux, prcisment parce que toute possibilit de pchersera alors carte : Dans la suite, il ne pourra plus vouloir lemal, sans tre cependant pour cela priv de son libre arbitre.Au contraire, sa volont sera d'autant plus libre, qu'elle nepourra plus tre esclave du pch (3).

    L'homme sera fix dans le bien, sa volont adhrera Dieud'inamovible faon; le pch lui sera impossible, comme il

    (1) Ipsa est vera libertas propterrect facti laetitiam, simul et piaservitus, propter praeceptiobcedientiam.(Enchir* 30; P . L . 40, 247) Cf. Rom. 6, 18 et 22.

    (2) .. . aut per liberum arbitrium alla insuper addiderunt, arbitriuminquam liberum, sed non libratum, liberum justitiae, peccati autemservum. (Corr. Grat. 13, 42; P . L . 44, 942).

    Cf. RICKABY, Remarks on AugusHntanism, dans The Month, 1921,p. 227.

    (3) Postea vero sic erit ut maie velle non possit, nec ideo carebitlibero arbitrio : multo enim liberius erit arbitrium quod omnino nonpoterit servire peccato. (Enchir. 105 ; P . L . 40, 281).

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    Test Dieu mme. Aussi,cette indfectibilit qui, loin d'affaiblirla libert, la raffermit au contraire, saint Augustin l'appelle(( bienheureuse et batifique . Crois-tu louer Dieu, dit-il ens'adressant Julien d'Eclane, crois-tu louer Dieu en lui dniantla libert? ou plutt, ne dois-tu pas comprendre qu'il y a uneheureuse ncessit qui empche Dieu d'tre injuste? ( i ) .

    Et plus loin, il conclut, en disant : Elle est vraiment bienheureuse cette ncessit, en vertu de laquelle il est ncessaire devivre heureusement, ncessaire de ne pas mourir dans cet tatde bonheur, ncessaire de ne pas changer son dtriment. Cettencessit, si toutefois il faut l'appeler ncessit, n'est pas pourles saints anges un poids qui les accable, mais un bonheur dontils jouissent. Pour nous, c'est un bien qui viendra; nous ne lepossdons pas encore (2).

    III.

    Mais tant qu'il vit sur terre, Y homme peut pcher. COMMENTEXPLIQUER CETTE DFECTIBILITP Quelle raison mtaphysique

    justifiera cette peccabilit funeste?

    En tout premier lieu, il est manifeste que le pch est une dfaillance, un manque d'tre. L'Etre suprme est incapable

    de dfaillir; voil pourquoi Dieu, cependant tout-puissant, nepeut pcher, parce que le pouvoir de pcher n'est pas un pouvoir,mais une dfaillance qui n'a aucun trait la puissance (3).

    Par contre, celui qui dtient son tre d'un autre, qui seul

    (1) Siccine Deumlaudas ut ei auferas libertatem; an potius intelli-

    gere debes esse quandam beatam necessitatem, q u a Deus injustus nonpotest esse? (Op. impf. c. ]ul. I , 100; P . L . 45, 11x6).(2) Beatissimaes t ista omnino ncessitas, q ua necesse est fli

    citer vivere, et in eadem vita necesse est non mori, necesse est indeterius non mutari. H a c necessitate, si ncessitas ipsa dicenda est ,non premuntur sancti angeli sed fruuntur; nobis autem est future*non praesens. (Op. impf. c. Jul. I, 103; P . L . 45, 1118)

    (3) Cf. BONAV. I Sent. D . 45. a. 1. q. 2.

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    peut pleinement le justifier, celui-l de son propre fond peutdfaillir. C'est du nant qu'il a t amen l'tre, et s'il n'apas en lui-mme de quoi lgitimer son existence, sa naturesuffit cependant pleinement expliquer la possibilit d'unedfaillance. D'elle-mme, en effet, cette nature ne peut ni rclamer l'existence premire ni exiger le complment d'un acte ultrieur. Il peut donc se faire on le comprend aisment que,dans cet acte fcond, elle n'arrive pas au degr de perfection voulu. Non pas que cette dficience soit ncessaire, mais elle restetoujours possible; cela ressort de la condition essentielle del'tre cr. S'il lui est impossible d'aller au del de ses forces,par contre, il lui est loisible de rester en de.

    C'est pourquoi, au dire mme du saint Docteur, le mal n'apas de cause efficiente, il nat au contraire d'une dfaillance : Il est donc inutile de chercher la cause efficiente de la mauvaisevolont; car cette cause n'est pas efficiente, mais dficiente;cette volont n'est pas une production, mais une dfaillan

    ce (i).On comprend par l pourquoi le pch de la crature nedoit ni ne peut tre ramen au Crateur. En pchant, l'hommese dtourne de Dieu, l'tre suprme, pour se tourner vers lenant, Ce mouvement d'aversion, que nous disons tre unpch, tant un mouvement dfectueux, et toute dfectuositvenant du nant, voyez quoi il se rattache et reconnaissez

    sans hsiter que ce n'est pas Dieu. Cependant, comme cettedfectuosit est volontaire, die est par l mme en notre puissance (2).

    (x) Nemo igitur quaerat causam efficientem malae voluntatis;non enim est efficiens, sed deficiens,quia nec illa effectio est, sed

    defectio. (Civ. Dei XII , 7)Cette faon de voir est trs clairement expose : ibid. du ch. 6 auch. 9; P . L . 41, 353 s s .

    (2) Motus ergo ille aversonisquod fatemur esse peccatum, quo-niam defectivus motus est, omnis autem defectus ex nhilo est, videquo pertineat et ad Deum non pertinere ne dubites. Qui tamen defectus, quoniam est voluntarius, in nostra est positus potestate. (Lib*

    Arb. I I , 20; P . L . 32, 1270)

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    (1) Voir entre autres : Opus impf. c. Jtd. V, 38 s s ; P . L , 45,1473 ss.

    (2) Iterum ego dico, omne quod peccare potest ex nihilo factumes t ; omne ergo quod ex nihilo factum est potest peccare, non dico.. .Hoc ego dico : naturam quae rationalis creata est propterea peccarepo-tuisse, quia ex nihilo facta est. (ibut. 39, col. 1475)

    De la sorte, on ne doit pas prendre en considration laseule dfaillance, mais aussi la volontariti de l'acte peccamineuz.Cette origine volontaire est un de ses lments constitutifs.En d'autres termes, pour qu'un pch soit imputable, il estrequis qu'un agent dou de raison ait par le moyen de savolont fait choix d'un acte dfectueux.

    Maintes et maintes fois, Augustin reprend contre Julien sonexplication, non de la ncessit, mais de la possibilit dumal (1). Quand Julien lui objecte que bien d'autres choses encore sont faites de rien et ne peuvent cependant commettre aucune faute, il oublie que seul l'tre dou de raison est capable depcher. Je le rpte, rpond Augustin, tout ce qui peut pchera t fait de rien, mais je ne dis pas que tout ce qui a t faitde rien peut pcher... Voici ce que je dis : si la nature, creraisonnable, a pu pcher, c'est qu'elle a t faite de rien (2).

    Qu'une crature raisonnable pose volontairement un acteen dsaccord avec une rgle impose de l'extrieur, voil ce que

    requiert la notion du pch.Cela fait de nouveau entendre pourquoi Dieu ne peut pcher;

    de personne il ne reoit de loi ses actes,il est lui-mme sa seuleloi et partant, si comme d'aucuns le veulent, notre me appartenait la substance mme de l'Etre suprme, elle ne pourraitpcher, pas plus que Dieu. Mais loin d'tre une part de lasubstance divine, l'me humaine est l'uvre de cette substance,et il y a un abme entre la bont de cette crature et l'excellencede son crateur.

    Concluons, en disant avec Augustin : Le mal vient de lalibre volont de la nature raisonnable, uvre excellente du souverain bien, mais infrieure en bont la bont de son crateur;cette uvre est non pas de sa nature, mais son ouvrage; et ainsi

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    elle a le pouvoir de pcher, sans y tre contrainte. Elle n'auraitpas ce pouvoir, si elle tait de la nature de Dieu, qui ne peut nine veut commettre le pch (i).

    IV.

    C'EST POUR NOTRE BIEN QUE LE LIBRE ARBITRE NOUS A TCONCD.

    Evidemment, tant qu'il est ici-bas, l'homme, du fait de salibert, peut se dtourner de Dieu vers les cratures et se constituer ainsi pcheur. Il jouit donc, non seulement de la libertde dterminer son choix, mais aussi de celle de dfaillir. De l selve une importante question : Dieu a-t-il eu raison de nousconcder cette libert de nature imparfaite? Augustin s'occupe la rsoudre, travers tout son deuxime livredu Libre Arbitre.

    Au reste, dans le chapitre I, n 3, il avait dj t suggr unesolution : L'homme, dit-il, est constitu de telle faon qu'ilne peut agir avec droiture, sans le vouloir . Voil pourquoi il a d avoir une volont libre, sans laquelle il ne pourraitagir ainsi . Si Dieu a voulu tablir la nature humainede telle sorte, c'est pour que l'homme, par un bon usage

    de sonlibre arbitre, mritt sa rcompense.O sige le mrited'une bonne action, si ce n'est pas librement que l'homme l'a pose? Aussi, le Docteur conclut-il :Si l'homme ne jouit pas d'unevolont libre, ce n'est pas seulement la peine qui est injuste,

    (1) Respondemus. . .malum ortum esse ex libra voluntate naturaerationalis quae bene a bono condta est; sed bonitas ejus non est ae-qualis bonitati conditoris ejus, quoniam non natura sed opus ejuse s t ; ideoque habuit peccandi possibilitatem, non tamen necessitatem.Nec possibilitatem autemhaberet si Dei -natura esset, qui peccare nonvult posse nec potest velle. (ib. V I , 5; coi. 1509).

    Cf. S . THOMAS, I. q, 63. a. 1, c.

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    mais la rcompense elle-mme (i). Joignons cette maximecette autre proposition similaire : Ni le bien ni le mal nepeut tre imput justement celui qui n'a pas agi par sa proprevolont. Donc le bien et le mal dpendent du libre arbitre

    de la volont (2).L'homme se trouve plac en prsence d'un libre choix, et cela

    prcisment dans ce but, qu'ayant opt pour l'accomplissementdu devoir, il puisse en toute quit recevoir sa rcompense. Sice mouvement qui emporte notre volont n'tait pas volontaireet plac sous notre dpendance, devrait-on louer ou blmer unhomme, selon qu'il tournerait vers le bien ou vers le mal, ce que

    je pourrais appeler le pivot de sa volont? (3).

    Nanmoins, Evodius, l'interlocuteur d'Augustin, objecte aussitt, au chapitre II du deuxime livre : Si c'est pour bien faire,dit-il en substance, que nous sommes dous de volont libre,celle-cine devrait pas pouvoir dvier vers le mal... Considrez laloi, notre rgle, notre ligne de conduite : non seulement, elle estbonne, mais elle l'est si excellemment, qu' personne il n'est possible d'en abuser pour mal vivre. Ainsi en est-il de la libert;personne n'en devrait pouvoir abuser pour pcher.

    Si enim homo aliquod bonum est, et non posse t nisi cum

    vellet recte facere, debuit habere liberam voluntatem, sine qua rectefacere non posset Ac per hoc et p na iniusta esset et pr ae mium,si homo voluntatem non haberet liberam. (Lib. Arb. I I , 1, 3 ; P. L . 32,1241.).

    (2) Nec peccatum au tem nec recte fac tum imputar i cu quamjustepotest, qui nihl fecerit propria voluntate. Est igitur et peccatum etrecte factum in libero voluntatis arbitrio. (Dru. Quaest. X X I V; P. L.4 . 7)-

    (3) Motus au te m quo hue au t illuc voluntas converti tur, nisi es-set voluntarius atque in nostra positus potstate, neque laudanduscum ad superiora, neque culpandus homo esse t cum ad inferiora de-torquet quasi quemdam cardinem voluntatis. (Lib, Arb. III, 1, 3;P. L . 32, 1272) Cf. ces paroles de sa intAMBROISK ; Non consistenteautem peccato, non solum malitia sed eriam virtus fartasse non esset,quae nisi aliqua maliti ae fuissent semi na, vel subsis tere vel eminerenon posset. (Parad. V I I I , 39; P . L . 14, 292).

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    Afin de donner une rponse bien complte, Augustin dmontre, au cours de plusieurs chapitres, que tous les biens, dumoindre au plus grand, doivent tre rapports Dieu. En finde compte, il tablit qu'on ne doit ranger la libert ni parmiles plus levs des dons de Dieu ni parmi les moindres, maisbien lui assigner une place intermdiaire entre les uns et lesautres (i). Et, en effet, les biens du corps, par exemple, sontcertes de moindre importance que la justice ou l'innocence quioccupent juste titre la meilleure place, personne n'en pouvantuser pour pcher. Mais n'allons pas, pour la cause, ddaigner lelibre arbitre; si l'on en peut parfois abuser, sans lui, souvenons-nous-en, il ne serait pas possible de vivre honntement.

    Notons-le, de certains biens corporels accords par la gnrosit divine, des hommes dpravs se servent pour les purescrimes. On ne dit pourtant pas : Dieu n'aurait pas d nousaccorder ces biens; on loue Dieu, au contraire, de son insignebont. Voyez-le,en effet, quel bien notable manquerait un

    corps s'il n'avait pas de mains, et cependant, on abuse desmains quand on s'en sert pour commettre des actions cruellesou honteuses... Avec les yeux, nous voyons cette belle lumireet nous distinguons les formes des tres matriels cependant,la plupart des hommes n'abusent-ils pas souvent des yeux pourdes actions honteuses et ne les forcent-ils pas servir leurspassions?... Vous approuvez ces biens dans le corps et, sansfaire attention ceux qui en abusent, vous louez celui qui nousles a donns (2).

    On ne doit pas parler diffremment de la volont libre,mme si plusieurs en abusent. Mieux quecela, l'argument propos

    (1) Lib. Arb. I I , ch. 18; P. L . 32, 1266.(2) Vides enim quan tum bonum desit corpori cui desun t ma nus ,

    et tamen manibus maie utitur, qui eis operatur vel saevia vel turpia. . .Oculis hanc lucem videmus, fonnasque internoscimus corporumoculis tamen plerique pleraque agunt turpiter et eos militare coguntlibidini Ista probas in corpore, et non intuens eos qui maie hisutuntur, laudas illum qui haec ddit bona. (0. c. ch. 18,n48).

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    vaut pour elle, plus forte raison : cette volont, sans laquellel'homme dans son tat prsent ne pourrait vivre honntement,surpasse n'importe quel autre bien temporel, l'il, par exemple,dont la perte ne dtourne pas d'une vie honnte (i) . C'est cequi range notre libert parmi les bienfaits d'ordre intermdiairedont le Crateur nous a dots.

    Dieu aurait pu, c'est certain, nous crer d'autre manire; lepouvoir de faire l'homme incapable de pcher ne lui faisait pa*dfaut; mais il prfra le crer tel, qu'il pt sa volontpcher ou ne pas pcher, lui dfendant l'un, lui commandantl'autre, afin que s'abstenir du pch ft pour l'homme unpremier bien qui lui mritt ensuite la juste rcompense de neplus pouvoir pcher (2).

    Si donc quelqu'un envie l'homme auquel le pch est impossible, qu'il lve les yeux au ciel, o les bienheureux sont fixsdans un bien ternel, et qu'il se dise avec confiance :Voil cequi est rserv tous ceux qui auront us avec droiture de leur

    libre arbitre.Certes, notre degr d'excellencen'atteint pas celui des bienheureux; mais, d'autre part, nous serions bien moins favorissencore, si c'tait par ncessit et non par volont libre que nousservions Dieu. Pour l'homme, il est prfrable d'tre bon parla volont, plutt que par la ncessit (3); et encore: L'hommene serait pas parfait, s'il obissait aux commandements de Dieu

    par force et par ncessit, et non par sa libre dcision (4).Insenss et borns que nous sommes, oserons-nous si lg

    rement blmer la bienveillance divine?

    (1) ib. col. 1267.

    (2) Sed malui t eum ta lem facere cui adaceret peccaresi vellet,non peccare si nollet, hoc prohibens, illud praecipiens, ut prius esset lli bonum meritum nonpeccare, et postea justum praemiumnon possepeccare. (Contin. VI , 16; P. L . 40, 359)

    (3) Melior au tem homo est qui volunta te quam qui necessitatebonus est. (Div. Quaest. I I ; P. L . 40, 11)

    (4) Non enim esse t optmus, si De praeceptis necessitate nonvoluntate serviret. (De Agone Christ. X ; P. L . 40, 296).

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    46 LA RAISON D'TRE DU MAL

    V.

    Notre esprit pourtant n'est point encore entirement satisfait;il voit bien qu'il faut admettre l'utilit de la libert vue en elle-mme; nanmoins il interroge encore : A QUOI POURRAIT SERVIRLA FAUTE QUI EN DCOULE SI SOUVENT?Pourquoi le Dieu tout-puissant n'empche-t-il pas cette triste dfaillance de l'homme?En d'autres termes : Ce n'est pas assez de justifier notre Hbertde choisir nos actes, il faut encore expliquer les maux qui peuventen driver.

    Avant d'ouvrir ses recherches, Augustin tablit sous formede' principe inbranlablela maxime suivante : Dieu..., souverainement puissant et souverainement bon, ne souffrirait riende mauvais dans ses oeuvres, s'il n'tait assez bon et assezpuissant pour tirer le bien du mal lui-mme (i).

    A diffrentes reprises, il revient sur ce principe et le dveloppe,affirmant sans cesse que s'il ne pouvait tirer le bien du mal, leCrateur serait, semble^t-il, et moins bon et moins puissant.D'autre part, c'est une marque de suprme puissance et desuprme bont que de faire sortir le bien du mal, la saintetde la dpravation, la beaut de la difformit (2).

    Dieu, en crant les anges, puis l'homme, leur laissa la libredisposition d'eux-mmes. Il savait parfaitement qu'ils ne persvreraient pas, qu'ils dlaisseraient leur crateur pour se tournervers les plus basses cratures. Qu'a-t-il fait? Leur a-t-il peut-tre retir ce pouvoir dont ils pouvaient se servir pour s'abaisserainsi? Nullement. Il a permis leur faute et, aprs elle, leur ruine;

    (1) Neque enim Deus omnipotens... cum summe bonussit, ullomodo sneret mali aliquid esse in operibus suis, nisi usque adeo essetomnipotens et bonus, ut bene faceret et de malo. (Enchir. X I ; P. L .40, 236)

    (2) Voir : Op. impf. C. ]ul. V, 60; P . L . 45, 1495. Voir aussidans VEnchir. le passage cit et : C . 27 (col. 245), C . 96 (col. 276) etC. 100 (col. 279).

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    mais il savait aussi comment il les rendrait utiles aux justeset comment il ornerait par de semblables antithses le pomeadmirable de l'ordre des sicles (i). Car toujours la libertde la crature reste sous l'entire dpendance du Crateur tout-puissant (2).

    Il le prvoyait, certains anges pousss par l'orgueil penseraient pouvoir se procurer par eux-mmes une vie bienheureuseet s'enlveraient de la sorte un si grand bien;pourtant, il ne leurta point cette facult, croyant plus digne de sa puissance et desa bont, de tirer le bien du mal mme, plutt que d'empcherl'existence du mal (3).

    Terminons ici la considration de ce principe, qu'Augustindnomme une chose d'une importance considrable et particulirement ncessaire (4), et venons-en examiner de plusprs quelle utilit gnrale on peut faire servir l'me pcheresse.

    Tout d'abord, il faut remarquer que, du moins four ce qut regarde sa nature, Vme pcheresse reste bonne.Une uvre bonne de Dieu, telle la nature humaine, ne peut

    pas compltement prir. Certes, elle peut n'atteindre sa fin,mme s'en carter tout fait et de la sorte, mesure qu'elle

    (1) ... Quibus eos bonorum usibus commodaretatque ita ordinemsaeculorum tanquampulcherrmum carmen ex quibusdam quasianti-thesis honestaret. (Civ. Dei X I , 18; P. L . 41, 332).

    (2) Selon saint Augustin, notre volont libre es t vraimentcauseefficiente, tout en restant sous la dpendance de Dieu. Voir ce su jet :

    K. KOLB ; Mensckliche Freiheit, p. 39 ss.K . SCIPIO ; Des Aureius Augustinus Metaphysik itn Rahmen sei-

    ner Lehre vont Uebe. Leipzig 1886, p. 71.(3) Cum praesciret angelos quosdam per elationem, qua ipsi sbi adbeatam vitam sufficere vellent, tanti boni desertores futuros, non eisademit hanc potestatem, potentius et melius.esse judicans etiam demalis bene facere, quam malaesse non sinere (Civ. Dei X X I I , 1;P. L. 4,, 751).

    (4) Enarr. Ps. 104, 12; P. L . 37, 1396 : resmagna et perneces-saria.

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    s'loigne de l'tre suprme, se rapprocher de plus en plus dunant ; mais en arriver au pur anantissement, elle ne le pourra jamais. Jamais elle ne pourra perdre totalement sa divine origine. Qu'il pche ou non, l'homme subsistera quand mme;et cette nature bonne en soi, Dieu sait qui il la rendra utile,(t Les hommes, en effet, souills par la contagion ou l'accomplissement d'un pch quelconque, sont toujours un bien entantqu'hommes; et leur naissance est un bien parce qu'ils sontl'uvre de Dieu, qui est toujours bon (i).

    Ainsi,comme il est expliqu au mme endroit, les commerces

    illgitimes, les unions adultrines sont certes rprouver, maisDieu peut de cet acte rprhensible crer une nature bonne etdonner un fils aux pcheurs. Il ne faudra pas pour cela imputerau Crateur la honte qui couvre l'adultre, mais le bnir d'avoirtir d'un acte coupable une uvre digne de louange; la naissance d'une nature bonne est toujours un bien (2).

    De cette manire, l'homme ne perdra jamais compltementcette ressemblance divine, dont il fut dot en mme temps qu'ilreut l'existence. Dieu, en effet, a cr toutes choses prcismentparce qu'il est la bont mme, et tout tre porte sa ressemblance,soit intgralement conserve, soit altre. Cette image, l'hommepeut l'amoindrir, mais la dtruire, jamais. Et mme, lorsqu'ils'en prend, en pchant, cette divine similitude, il ne faitque poursuivre un semblant de bonheur, de flicit et de puissance. Aussi, peut-on dire, avec Augustin : Les mes, jusquedans leurs pchs, par une libert orgueilleuse, dvoye, et si jepuis parler ainsi, asservie, ne recherchent riend'autre qu'une certaine ressemblance avec Dieu (3). Et le saint Docteur conclut : Jamais nos premiers parents n'auraient prt l'oreille

    (1) Homines enim qualbet peccati contagione vel perpetrationepolluti, in quantum homines sunt, bonum sunt, et ideo bonum est utnascantur. (C. ]ul. Pel. IV, 7, 38; P. L. 44, 758)

    (2) Comparez : Pecc. orig. 34; P . L . 44, 404.(3) Animas In ipsis peccatis suis nonnisi quamdam similitudiitem

    Dei, superba et praepostera et, ut ita dicam, servili libertate sectantur.(Trin. X I , s, 8; P. L. 42, 991)

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    au tentateur, s'il ne leur avait promis : Vous deviendrez commedes dieux (i).

    Mais le pcheur abme en lui et dfigure en son me sa ressemblance avec Dieu, tel point qu'il dchoit de sa bontpre mire une bont moindre, altre, tout en restant dans samanire d'tre et son rang naturel.

    Un esprit a beau pcher, jamais il ne deviendra corps; et,mme dchu, il restera toujours suprieur n'importe quel corps,ft-il intgre. Aucune dpravation ne peut dtruire les notes

    spcifiques ni d'un tre corporel ni d'un esprit. Cette ide estclairement dveloppe dans le livre De la Nature du Bien : a IIest certain que de l'or, mme souill, vaut mieux que de l'argentexempt de souillure... Un esprit dou de raison, mais corrompupar une volont mauvaise, vaut mieux qu'un esprit intgredpourvu de la raison, et tout esprit mme dprav surpassetout corps parfait (2).

    Auparavant dj, visant les Manichens, Augustin avaitcrit, dans son livreDe duabus Anhmabus(3), que les mes, pours'tre loignes du chemin de la justice et du devoir, ne dchoyaient cependant pas de leur tat d'tres intelligents, etconsquemment, conservaient leur supriorit sur la lumire sensible, que les Manichens voulaient considrer comme la meilleurede toutes les cratures. En ce mme passage, notre Docteurappuie la chose de nombreux exemples.

    Mais encore une fois, il faut noter avec soin ce qu'au troisimeLivre du Libre Arbitre partir du cinquime chapitre surtout,

    (1) I ta nec primis parentibusnostris persuaderi peccatum posset.nsi diceretur : Eritis sicut dii. (Gen. I I I , 5) Ib.

    (2) Melius est utique corruptum aurum, quam incorruptum argen-tum.. . , corruptus per malam voluntatem spiritus rationalis, quamirrationalis incorruptuset melior est qulbet spiritus etiam corruptus,quam corpus quodlbet incorruptum. (De Nat. Boni, C . 4-5; P . L . 42,553).

    (3) De 2 Anim. C . 5; P . L . 42, 97.

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    5o LA RAISON D'TRE DU MAL

    Augustin crit ex professo du sujet qui nous occupe (i). Labont, dit-il, de l'me qui pche, est amoindrie; il ne faudraitcependant pas croire cette me prive de toute bont et detoute utilit. Aussi Dieu, qui, tout en prvoyant sa dfaillancefuture, l'a cre quand mme, demeure digne de louange. Etmme cette me, entache pourtant et souille de nombreuxcrimes, n'en jouit pas moins d'une inamissible supriorit surcette lumire tant vante des Manichens et d'ailleurs digned'admiration (2).

    Une crature suprieure ne dnie pas ses infrieurs le droit

    d'exister. C'est le propre de l'envie de se mettre en traversd'un droit de cette espce. C'est l'envie qui cherche se dbarrasser d'un bien, uniquement parce qu'il n'est pas parfait (3).

    Par suite, l'me sans pch passe avant celle qui pche librement. D'autre part, une me pcheresse, mais repentante, l'emporte sur celle qui persvre dans l'impnitence. Toutefois, mmecelle-ciest un fruit de la bont divine. Car, de mme qu'un cheval qui s'gare vaut mieux qu'une pierre qui ne bronche point,parce qu'elle n'a ni sentiment ni mouvement propre, de mme lacrature qui pche librement est d'une nature plus leve quecelle qui ne pche pas faute de libre volont (4).

    Pourquoi donc, dit-il pour conclure, pourquoi ne pas louerDieu? Pourquoi ne pas le louer avec d'ineffables transports?Ayant cr des mes qui devaient demeurer constamment dans

    (1) P. L. 32, 1276 ss.Comparez : W . THIMME : Augustins geistiche Entwickelung, p. 200-

    224.A . D'ALS : art. Libert, Libre arbitre dans le Dict. Apol. de la foi

    cath. I l , 1852-5.

    P R . ALFARIC : L'volution intellectuelle de saint Augustin.Paris 191S,p. 499-506.(2) Au n 12.(3) Au n 13.(4) Sicu t enim melior est velaberrans equus, quam lapis propterea

    non aberrans, quia propro motu et sensu caret, ita est excellentiorcreatura quae libra voluntate peccat, quam quae propterea non peccatquia non haberet liberam voluntatem. (n 15).

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    (1) Cur ergo non laudetur Deus, et ineffabil praedicationelau-detur qui cum fecerit eas quae in legibus essent justitiae permansurae,fecit etiam alias animas,quas vel peccaturas, vel in peccatis etiamper-severaturasesse praevidebat : cum et taies adhuc meliores sunt eis quaequoniam nullum habent rationale ac liberum voluntatis arbitrium peccare non possint? (n 16).

    les lois de la justice, il en a cr d'autres aussi, tout en sachantqu'elles pcheraient ou persvreraient mme dans l'iniquit. Cemal, en dfinitive, ne les empcherait pas d'tre encore meilleures que d'autres qui, faute de raison et de libre arbitre, ne

    peuvent pcher (1).C'est l le point central et en quelque sorte le pivot de toute

    la rponse. Le vrai titre de gloire de l'homme, ce qui lui confreune dignit vraiment royale, c'est son libre arbitre. Par lui, ilpeut et doit se gouverner. Et ils sont bien loin d'atteindre lahauteur de l'me intelligente, tous ces tres sans raison quimarchent vers leur fin, dirigs et gouverns non par eux-mmesmais par un autre.

    Le libre arbitre de l'homme, dans sa fonction de gouverneursubalterne peut, il est vrai, trahir son matre suprme, en neremplissant pas son devoir. Mais cette infidlit ne le dpossdepas de sa dignit. Qui se permettrait de dire que l'me enpchant dchoit de son espce d'ordre si lev? Sans aucun

    doute, un jour viendra, o l'atteindra le chtiment proportionn la place qu'elle occupait dans la hirarchie des cratures. Ellerestera au-dessus des natures prives de raison; mais, impie, onla placera en dessous des mes saintes; sans quoi, l'ordre de ladivine justice ne serait plus respect.

    Contre cette disposition, il ne faut pas s'lever et dire :Voildonc qu'en chtiment de son pch, le malheur accable cetteme, mais commentpourrait-elle tre bonne encore et malheu reuse tout la fois?

    Augustin rpond : Mme dans cet tat, il reste toujoursmeilleur d't