l'automation et la qualification du travail (pierre rolle)

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  • 8/3/2019 L'automation et la qualification du travail (Pierre Rolle)

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    Pierre Rolle

    L'automation et la qualification du travailIn: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 22e anne, N. 6, 1967. pp. 1245-1266.

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    Rolle Pierre. L'automation et la qualification du travail. In: Annales. conomies, Socits, Civilisations. 22e anne, N. 6, 1967.

    pp. 1245-1266.

    doi : 10.3406/ahess.1967.421862

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1967_num_22_6_421862

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ahess_12959http://dx.doi.org/10.3406/ahess.1967.421862http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1967_num_22_6_421862http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1967_num_22_6_421862http://dx.doi.org/10.3406/ahess.1967.421862http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_ahess_12959
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    CHRONIQUE DES SCIENCES SOCIALES

    I/AUTOMATIONET LA QUALIFICATIONDU TRAVAIL

    Peu de sociologues occidentaux proclameraient aussi bravementque Guelouta et ses collaborateurs l'enrichissement du contenu dutravail sous l'effet du progrs technique 1 ; sauf, peut-tre, quelquesauteurs qui se sont attachs la description d'une nouvelle classeouvrire 2. Mais, et dans la mesure o une observation, si minutieusementonduite que l'on voudra, convainc peu, ds lors qu'elle ne s'accorde pas, au moins confusment, avec un systme explicatif, ontrouverait sans peine des formulations affaiblies de la mme thse dansbien des tudes occidentales. Ce modle simple, qui fait correspondre chaque tape du progrs technique un accroissement continu de laqualification ouvrire, semble s'prouver quotidiennement dans notre civilisation technicienne 3 o des mcanismes multiples et dconcertants nous dfient sans cesse et nous obligent mesurer les limitesde notre savoir.Mais, dans la sociologie occidentale tout au moins, ce modle s'enconjugue un autre, lu i aussi aisment vrifi, encore que de senscontraire : force de complexit, certaines machines parviennent unesi grande facilit d'emploi que, telle l'automobile, elles passent peu peu des mains des professionnels de leur conduite jusqu' celles desmoins habiles et des moins savants. Les sociologues sont ainsi amens utiliser tour tour l'un et l'autre de ces prototypes, le premier s'appli-quant de toute vidence aux techniciens de l'industrie, le second, s'ilse rencontre, aux ouvriers, ou du moins quelques-uns d'entre eux, lesplus dmunis.Les rsultats des recherches sociologiques sont ainsi compris d'avanceet astreints vrifier l'un ou l'autre de ces raisonnements. On ne peut,semble-t-il, rien se proposer d'autre que de distinguer les domaines

    1. A. Guelouta et coll. Modifications sociales dans la classe ouvrire de la rgionde Gorki , dans Classes, travail, socialisme, Collection Recherches internationales la lumire du socialisme , juin 1966, n 53, p. 98.2. Par exemple, S. Mallet, La nouvelle classe ouvrire, Paris, 1963, p. 10, p. 49-51.8. Selon l'expression de Georges Friedmann.1246

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    ANNALESd'activit et les classes de travailleurs qui sont soumis au mcanismede la disqualification x de ceux pour qui joue le mcanisme inverse.Mcanisme est le mot, puisqu'on s'interroge rarement sur la nature duprocd par l'intermdiaire duquel toute donne technique devientimmdiatement donne sociale. En ne commenant sa recherche qu'aprsl'accomplissement de cette transmutation, le sociologue fait comme sila qualification tait un lment du poste de travail au mme titreque ses composants techniques, et li aux processus industriels de lamme faon.Pourtant, si l'on y regarde de plus prs, les procds mis en uvresont fort complexes. La dqualification du conducteur d'automobile,d'autant plus facilement mesurable quand il est employ dans l'industrie,st solidaire d'une volution sociale qui a vulgaris des comptencesncessaires cette activit : elle ne correspond donc pas tant la diminution des connaissances attaches la conduite automobile, qu' leurdiffusion. Le lien d'une activit et d'une qualification n'est donc pasaussi vident qu'il le parat parfois : il s'agit moins d'un mcanisme qued'un rapport, dont au moins une des mesures, le salaire, est conomique,et qui n'est pas insensible au conditionnement social.Par ailleurs, cette disqualification s'accompagne d'une nouvelledivision des tches. L'automobiliste laisse le plus souvent des individusspcialiss, garagistes, rparateurs, dpanneurs, le soin d'entreteniret de remettre en tat son vhicule. Le premier modle de correspondancentre l'volution technique et celle du travail s'impose de toutevidence, si, toutes choses tant gales par ailleurs, l'individu possesseur d'une machine qui se perfectionne se trouve, la fois, danstous les rapports possibles avec elle : conduite, rglage, graissage, rfection, etc. Le travailleur collectif apprend sans doute de plus en plusde choses : mais cela ne s'applique pas ncessairement au travailleurindividuel, qui sera touch de diffrentes manires selon la structuredu groupe et la position qu'il y occupe.Le second schma, celui qui explique la requalification, est impliqupar le premier : la dqualification de l'individu en face d'une machinecomplexe entrane l'accroissement des comptences d'un autre individuou d'une autre classe d'individus. Ce prototype suppose donc la divisiondu travail, mais une division du travail immuable travers les transformations techniques. Il ne devient ncessaire que lorsqu'on rduit larpartition des fonctions l'opposition de deux classes de travailleurs,l'une que sa position de domination oblige se cultiver, l'autre que la

    1. Expression de Pierre Naville, Essai sur la qualification du travail, Paris, 1959.Voir encore, sur les sujets traits dans ce texte et sur d'autres que nous n'avons puaborder, par exemple celui des niveaux d'automatisation, Vers V automatisme social,Paris, 1963, et diffrents articles du mme auteur dans les Cahiers d'tude dessocits industrielles et de l'automation , du C.N.R.S.1246

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    L 'AUTOMATIONmachine remplace. Mais peut-tre cette distinction est-elle trop simpleen ce qu'elle nglige la multiplicit de fait des rapports immdiats del'homme avec la technique, au profit d'un schmatisme plus significatifdans les domaines conomiques et juridiques que dans celui du travail ;et en ceci encore qu'elle n'envisage pas la possibilit que ce processusde domination lui-mme puisse tre exerc collectivement et par l ' intermdiaire d'une division du travail locale, elle-mme mouvante.Ces deux modles d'tude des consquences sociales de la techniquengligent donc les formes varies du travail concret, et toutes cesoprations diffrentes entre elles selon la quantit et le type de connaissances u'elles entranent, effectues par les individus sur la machinerie.Ils risquent de faire disparatre la distinction entre les besoins techniqueset les conditionnements conomiques et sociaux qui donnent forme leur satisfaction. Par l, ils peuvent empcher d'apercevoir l'originalitde la technique elle-mme qui, si elle se ralise travers des procdsque l'histoire des sciences repre et hirarchise, possde une structurepropre irrductible d'autres disciplines. La montre, modle des automates du xvine sicle, et, dans le domaine de la production, le moulin vent et certaines applications du moulin eau, constituent des modlesdj fort anciens d'autonomie de fonctionnement. Meunier, tu dors ,dit la chanson populaire, qui reproche cet artisan son dfaut de surveillance et l'invite effectuer un rglage : ton moulin va trop vite .Surveillance, rglage, ce sont les mots mmes avec lesquels on dcrirales formes plus complexes du travail contemporain, automatis grce l'lectricit et l'lectronique. Marx, aprs avoir dcrit quelquesmachines de son temps, cite une pigramme de l'Anthologie grecqueclbrant les loisirs que permet dornavant l'application du moulin eau aux travaux productifs. Plus loin encore, on trouvera le pige,premier appareil rflexe, comme le rappelle Naville. Les principes del'automatisme mcanique sont donc anciens, mme si les dcouvertesscientifiques en ont modifi et compliqu la ralisation, tout en leurpermettant une diffusion que nul, nagure, n'aurait pu prvoir. Parailleurs, comme tout le machinisme industriel, l'automation actuelle estl'aboutissement d'une multitude de perfectionnements et d'inventionsdiverses, touchant par exemple les outils de coupe, les matirespremires, les procds d'entranement. Une des conditions principalesde l'automatisation d'une industrie, et parfois la seule, c'est la possessionde mcanismes d'enchanement assez srs et d'instruments de travailassez rsistants pour que la mise en marche simultane des oprationsn'entrane pas de drglements et des interruptions trop frquentes,qui rendraient l'ensemble ainsi obtenu conomiquement inexploitable.Que l'on songe l'importance de dispositifs comme le diffrentiel

    1. Karl Marx, uvres, tome I, dition de la Pliade, p. 949.1247

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    ^ NALESdans l'histoire de l'automobile, et on verra que certaines innovations,parfois insignifiantes en apparence, sont souvent plus bouleversantesdans le domaine technique que dans la mcanique, la physique ou lachimie thoriques. La technologie, si, pas plus que les autres, elle nepeut reprsenter une science totalement autonome, n'en exige pas moinsune mise en forme, des regroupements originaux parmi l'acquis social,un inventaire particulier des connaissances, et des divisions qui lui soientpropres.

    La technologie, bien qu'encore en partie parse, ne peut tre supprime au profit d'une science unifie et encyclopdique. Pas mmedans une entreprise, o elle n'est qu'une spcialit parmi d'autres eto l'on rencontre par exemple des physiciens, des chimistes et desmathmaticiens presque purs. Ds lors, l'indice de qualification attach un poste de travail ne peut tre apprci travers l'analyse des procds scientifiques mis en uvre, puisque ces procds peuvent trede natures diverses et, de toute manire, utiliss travers une dfinitiontechnique. Pour le mcanicien en hlice, la diffrence molculaire entrel'eau et l'air se traduit par une diffrence de coefficients, sans que pourautant son ignorance de la microphysique le disqualifie. On ne peutignorer l'originalit du point de vue technologique, qui peut bien parexemple, transformer en simplification ce qui, pour une autre discipline,apparat comme une complication ; ni la varit et la multitude de sesspcialits propres, qui interdit, l comme ailleurs, de concevoir unechelle homogne du savoir. La qualification industrielle ne peut trerduite aux paliers naturels d'une chelle de connaissances, fussent-elles technologiques. Un schma qui interprterait tout progrs technique comme un progrs scientifique au sens gnral du mot, et ce progrs scientifique comme une obligation pour l'individu, sous peinede dchoir, de s'ajouter un savoir entirement nouveau, peut donc trelgitimement mis en doute. Il conduirait en effet concevoir les sciencesde la production comme le confluent des autres disciplines, un regroupement sans forme propre des rsultats obtenus ailleurs, et traits icicomme de purs vnements.

    On retrouve, dans les entreprises, propos des oprateurs de l'auto-mation, les mmes schmas de requalification et de disqualification, lesmmes difficults et les mmes rponses que dans la sociologie intuitive,empirique ou thorique \ Sans doute la sociologie a-t-elle reu de1. Voir par exemple F. Lantier et N. Mandon, L'volution des structures pro

    fessionnelles dans la mtallurgie lyonnaise. Incidence des pratiques d'embauch et deformation, C.E.R.P., 1966, p. 34 ss.1248

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    L 'AUTATIONcette pratique industrielle beaucoup de ses prototypes d'analyse et derecherche.

    Dans l'entreprise que nous avons tudie, coexistent plusieursateliers, l'un de type trs ancien, l'autre rcent et fortement automatis,qui fabriquent le mme produit de base. Lorsqu'on interroge les membresde l'entreprise sur le degr de qualification des oprateurs de l'automa-tion par rapport celle des manufacturiers, les rponses obtenues separtagent selon les dpartements. Ce sont les ouvriers de l'atelierancien qui s'attribuent eux-mmes une qualification mdiocre, et cecicontre l'opinion commune des autres employs.

    Il est vident tous que les manufacturiers possdent une exprience longuement acquise, suprieure au moins par le temps d'acquisition u'elle implique, celle de n'importe quel ouvrier des autresservices. Ces connaissances fondent, aux yeux des autres, leur hautequalification. Mais ces travailleurs, pour leur part, jugent que les progrsde la technique et l'volution de leur industrie les disqualifient inexorablement, sans que soit pour autant transforme la dfinition techniquede leur tche. Certes, ils ne sont pas plus facilement qu'auparavant rem-plaables par le premier venu, ce qui semble tre le signe sans quivoquede la possession d'un mtier : mais, prcisment, on ne songe plus gure,selon eux, les remplacer. Leur savoir empirique demeure, mais devientde moins en moins utile : par rapport aux outillages modernes, quifixent le nouvel tat de l'industrie, ils ne savent plus rien. Ici, c'esttout travail que pour manuvre. Prenez tel ouvrier, par exemple, ilserre une vis. Que cet acte si simple ne puisse tre exerc, dans l'ancienprocd de travail, sans une habilet longtemps exerce, un jugementlongtemps mri, n'a plus gure d'importance, si ce procd disparat.

    Les ouvriers extrieurs l'atelier manufacturier mesurent la qualification des tches qui s'y effectuent par l'intermdiaire de l'expriencequ'elles exigent ; les ouvriers de l'atelier apprcient la valeur de cetteexprience partir d'un jugement sur l'avenir de leur mtier. Pour lesuns et les autres, la qualification se rapporte au temps de formation del'ouvrier : mais les manufacturiers ont conscience qu'il s'agit d'unmcanisme socialement conditionn, et qui n'est rigoureux que pourun ouvrier utile. Le savoir se dvalue si les exigences auquel il corresponds'affaiblissent. A leurs yeux, les oprateurs de l'automation, plusvite forms sans doute, mais aptes manier un outillage moderne quibientt aura entirement remplac le leur, jouissent d'une qualificationsuprieure.

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    ANNALESL encore, les manufacturiers s'opposent l'opinion des autresmembres de l'entreprise, selon laquelle la qualification des oprateursest infrieure, et souvent presque inexistante. On dcrit avec complai

    sancee faible niveau technique de ces activits de surveillance caractristiques de 1 'automation que le premier venu, pour peu qu'il sachersister leur monotonie, peut accomplir ds son entre dans l'industrie.Une telle description du travail sur l'appareillage automatique,donne aussi bien par les cadres, les organisateurs et les administrateursque les ouvriers de l'entreprise, le caractrise sans ambigut commeun travail non qualifi : travail que n'importe qui peut entreprendresans prparation spciale et o il peut tre remplac sans plus de difficults. Affect un tel emploi, un ouvrier ne dispose que d'un pouvoirde ngociation extrmement faible et, en consquence, d'une rmunrationmdiocre.Si donc les postes de la chane automatique correspondent desemplois de manuvres ou d'ouvriers communs, on doit y observer unestructure des indices hirarchiques et des salaires stable et proche decelle des plus dfavoriss de l'entreprise. Tout effort des ouvriers quiy sont prposs pour obtenir une revalorisation de leur rmunrationou bien sera contrari aisment par la menace de leur remplacementou bien correspondra localement un mouvement d'ensemble qui, s'ilaboutit une augmentation gnrale des salaires, prservera le rapporttabli entre le leur et ceux des autres ouvriers.La situation relle est fort diffrente, et d'autant plus si on l'examine l'aide des catgories de salaire. Les indices de qualification attachsaux postes peuvent sembler plus convenables notre tude : sans doutele sont-ils beaucoup moins. Tel ouvrier, class un niveau infrieurmais jouissant, par le jeu de primes et d'avantages divers, d'un salairehoraire quivalent celui de son compagnon, pense partager sa qualification. En effet, l'chelle hirarchique qui ordonne toutes les catgoriesde l'entreprise forme un systme rigide, moins sensible que le salairerel aux circonstances locales, d'autant plus qu'elle se rapporte auclassement type qu'impose la Convention Collective l'ensemble del'industrie. Toute modification du barme peut entraner des revendicationsn chane de la part des autres employs. Si donc le contenu d'untravail rpertori et class s'largit ici ou l, et cre des difficults nouvelles de formation ou de recrutement, on prfrera souvent sanctionnercette modification par une prime, c'est--dire par un avantage li unemploi ou un atelier particulier. Lui affecter un nouvel indice, c'estrisquer de voir les travailleurs de la mme catgorie vouloir le partager,et ceux de la catgorie suprieure entreprendre de retrouver l'avantage.Par ailleurs, l'chelle hirarchique peut rpondre, dans sa forme, desobjectifs patronaux conomiques ou stratgiques. Il est probable quela qualification relle d'un travail, dans la mesure o l'indice adminis-1260

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    L 'AUTOMATIONtratif n'est que la sanction du salaire peru et le contenu officiel d'unrapport mesur conomiquement, s'apprcie mieux par le salaire. Enngligeant quelques prcautions qui seraient pourtant ncessaires, onpourrait dire que la rmunration d'un emploi s'impose l'entreprise,alors que le classement hirarchique est impos par elle. Les modificationst les ajustements de divers types, les difficults de l'analyse destches et de celles des temps, et tout le travail effectu perptuellementar l'industrie sur elle-mme, prouvent assez que l'administrationdes usines s'efforce elle aussi de s'adapter une situation qu'elle ne matrise pas entirement.

    Chaque point d'intervention sur la chane automatique, ou le regroupement de plusieurs de ces points, constitue un poste de travail. Ceposte peut tre tenu en principe par divers individus qui, partageantla mme profession, se distinguent par une qualification et un salairediffrents. L'atelier, travaillant en continu, est desservi par quatrequipes de travailleurs, de sorte qu'il existe, ou pourrait exister, quatretitulaires pour chaque poste de travail.L'tude a montr qu'un certain nombre d'emplois, correspondantaux catgories infrieures de l'chelle, n'existaient plus. Ces qualificationsvaient t cres par assimilation des postes de la chane automatique des emplois plus anciens, rpertoris la convention collective de cette industrie et attests par ailleurs dans d'autres ateliersde l'entreprise. Cette assimilation avait pass alors pour une survaluationes postes automatiss. En effet, si la fonction du nouvel ouvriertait, de prs ou de loin, comparable celle de l'ancien ouvrier dont ilrecevait le titre et le salaire, cette fonction s'effectuait de toute vidence travers des procds profondment diffrents qui restreignaient lapart de connaissances et d'exprience ncessaire.Pourtant, le niveau de rmunration et les catgories hirarchiquesdes oprateurs de l'automation sont suprieurs ceux qu'on leur avaitfixs au dbut, et qui ne reprsentent plus que des tapes parcourirpar les dbutants. Un mouvement imprvu, en gros de revalorisation,a cr une chelle de qualification nouvelle qui prsente plusieurs particularits, dont celle de pouvoir tre grimpe trs rapidement1.Cette augmentation fut cependant ingale de poste poste : un certain nombre d'emplois, correspondant des postes de qualificationsfort varies dans les autres ateliers, se trouvrent ici affects de salaires1. Alors que, dans certains ateliers anciens, les individus ont besoin de cinq sixans et souvent beaucoup plus, pour monter de l'chelon 135 l'chelon 160, les ouvriersd'un des postes automatiss passent en gnral en trois ans de l'chelon 135 unermunration correspondant l'chelon 175.

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    ANNALES peu prs identiques. D'autres, par contre, demeurrent peu prsstationnaires : l'un, un poste de pontonnier, sans doute parce qu'onn'y peut dcouvrir, au moins dans ses conditions techniques immdiates, aucune diffrence avec les postes similaires des autres ateliers ;l'autre est de toute vidence caractris par un travail de surveillanceparticulirement ais.Pourtant, la tendance l'galisation des salaires et des qualifications l'intrieur de l'quipe atteint ces postes comme les autres, mais s'ymanifeste d'une autre manire. Faute de pouvoir augmenter l'indiceattach ces postes, on les fait tenir par des ouvriers titulaires d'unautre emploi et qui gardent leur qualification d'origine. En consquence,les travaux les moins levs de la hirarchie sont le plus souvent effectuspar des ouvriers surpays, ce qui est techniquement dans l'ordre, maisconomiquement paradoxal.Par ailleurs, les titulaires des postes plus levs sans doute, mais relativement dfavoriss, sont les plus turbulents et les plus revendicatifs.Ils obtiennent peu peu la cration de nouveaux paliers hirarchiques,dnomms premier ouvrier , ouvrier confirm ou chef-ouvrier ,qui leur confrent une galit complte avec leurs camarades.De cette analyse, il ressort que les mouvements des ouvriers et ladifficult de pourvoir les postes les moins levs ont rendu ncessaireun accroissement des salaires qui trahit, semble-t-il, une qualification.Qualification dont nous pouvons dj prciser certaines caractristiquesquelque peu paradoxales.Cette qualification ne s'attache pas une difficult particulire demanipulation des mcanismes : les tches considres sont, en effet,de l'avis de tous, plus faciles que les tches antrieures auxquelles ellesont t assimiles, lorsqu'elles ne leur sont pas identiques. Elle estacquise bien plus rapidement, du moins en apparence, puisque l'actuellehirarchie est parcourue plus vite qu'ailleurs : ce second phnomnen'est pas moins surprenant, puisque la qualification semble correspondre la plus ou moins grande facilit o l'administration se trouve deremplacer un ouvrier son poste. Ce rapport, au premier chef cono^-mique, est donc identique quel que soit le travail concret effectu :tel ouvrier, s'tant form pendant deux annes, ayant acquis un savoir,des connaissances, une exprience ou un simple savoir-faire, cote,ou devrait coter autant remplacer que n'importe lequel des ouvriersdans la mme situation, quelle que soit la forme concrte du travaileffectu par cet ouvrier et la structure de son acquis. La qualificationest donc en rapport avec le temps d'apprentissage \ ce qui semble icicontredit.En troisime lieu, cette qualification coup sr nouvelle, tend

    1. L encore, consulter P. Navillk, Essai sur la qualification du travail.1252

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    L 'AUTOMATIONtre identique pour tous les membres de l'quipe, quelle que soit ladistinction de leurs travaux concrets, lesquels semblent exiger pourtantdes dures de mise au courant toujours brves sans doute, mais nanmoins fort diffrentes.

    Si elle existe, cette qualification du travail automatis, causepeut-tre de sa nouveaut et de ses aspects paradoxaux, n'est gureaperue dans l'entreprise. On l'a dj vu, les services administratifsaussi bien que les employs en refusent le bnfice aux oprateurs del'atelier moderne. Pourtant, les difficults souleves dans cet atelieront conduit peu peu les organisateurs envisager l'octroi aux ouvriersde l'automation d'une prime supplmentaire correspondant la responsabilit particulire qu'ils supportent. On pourrait de la sorte, sansrisquer de mettre en branle l'enchanement des revendications, modifierleur rmunration sans modifier l'indice hirarchique affect leurposte.Cette mesure, qui peut passer pour une reconnaissance voile d'unequalification nouvelle propre l'automation, nous intresse ici dans lamesure o elle en propose, par la mme occasion, une interprtation.Interprtation au demeurant fort courante dans l'industrie, et reprisepar certains sociologues l. Ces auteurs se sont attachs montrer lacohrence entre l'chelle des rmunrations et celle de la responsabilit,non sans faire de cette dernire un assemblage de phnomnes htrognes, nfluence matrielle sur la production, autonomie professionnelle,imputation obligatoire, selon les rgles de l'entreprise, des initiatives certains rles. Si mme la cohrence n'tait pas approche, si elle n'taitpas construite par l'administration industrielle, il resterait encore montrer que la notion de responsabilit est un principe de qualificationet non un principe de rpartition des tches selon la qualification.Lorsqu'on parle de responsabilit, on dsigne aussi bien, et souventen mme temps, un sentiment plus ou moins pnible, un degr hirarchique et une caractristique de la tche. Nous pouvons abandonner lepremier sens du terme, puisque le sentiment n'est pas li de manirerigoureuse la responsabilit objective. Tel sera l'aise, l'autreanxieux dans la mme fonction, selon ses caractristiques psychologiquest les moyens, matriels ou intellectuels, dont il dispose pourfaire face ses exigences. Le second terme peut tre limin lui aussi,puisqu'il reprsente ce qu'il nous faut expliquer. Reste la responsabilitattache un poste, que l'on peut essayer de mesurer travers la probabilit o l'on se trouve, partir de ce poste, de provoquer des diff-

    1. Voir par exemple, les ouvrages cL'Elliot Jacques, et d'abord Measurement Sresponsabilit/, Londres, 1956.1253

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    ANNALESrences de qualit ou de quantit du produit ou des dommages au matriel. Ces consquences diverses ne peuvent avoir d'autre expressioncommune que leur cot : la responsabilit dans une entreprise conomique est, normalement, mesure conomiquement. On peut de lasorte dpasser les limites de la production, et faire entrer dans la mmechelle les employs des services administratifs et commerciaux.Mais il est bien vident que cette responsabilit n'est pas, dansl'industrie, la base d'une rmunration diffrentielle. Si cela tait,on aboutirait des situations paradoxales : par exemple, plusieursouvriers, effectuant en squence, sur la mme pice, des oprationsidentiques, avec la mme probabilit d'erreurs, n'auraient pas lamme rmunration. Le dernier de ces ouvriers, traitant une piceenrichie par le travail des autres, et possdant ds lors une responsabilitinancire plus grande, devrait tre pay plus cher. Le principede la rmunration par la responsabilit encourue dans le travail conduirait des calculs complexes qui, sans aucun doute, bouleverseraientd'une manire tout fait inacceptable l'chelle hirarchique de l'entreprise .Il peut bien arriver que, dans la situation dcrite ci-dessus, le dernierouvrier soit mieux pay que les autres : mais ce sera dans la mesure o,affect au traitement d'une pice prcieuse, il possdera une qualificationuprieure qui diminuera les chances d'erreur. Le signe de la qualification, ce n'est pas tant la responsabilit attache un poste, mesurede manire physique ou conomique, que les possibilits diffrentiellesde le matriser. Dans tel poste, sans danger entre les mains d'un hommede mtier, au fait de ses exigences, l'individu peu form provoquerades catastrophes. A l'analyse, on voit que la responsabilit d'un emploi,mesure physiquement ou conomiquement, augmente avec la diminutione qualification de son occupant : il faut bien que ce soit les connaissances du travailleur qui la dterminent, et non le contraire.Certes, dans l'usine classique, un accroissement de la responsabilitattache un poste est considre comme le signe non quivoque d'unequalification suprieure de l'ouvrier. Mais il faut bien voir les conditionsdans lesquelles s'effectue cette comparaison. Un poste d'ouvrier professionnel recle videmment beaucoup plus de possibilits d'erreursqu'un poste d'ouvrier spcialis, puisque le travail du second est unepartie du travail du premier. On peut donc faire en esprit le tour desconnaissances supplmentaires que possde le professionnel, en comptabilisant les chances d'erreur qu'il a d apprendre matriser. Mais onne compare pas des situations effectives, puisque l'ouvrier de la chanepeut y tre plac de telle manire qu'il encoure, travers ses gestessimples, une responsabilit financire bien plus importante que l'ou-tilleur ou l'ajusteur dans leurs rglages habiles. L'analyse de la responsabilit attache un poste se fait donc abstraitement. Elle suppose,1254

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    L'AUTOMATIONcomme condition ncessaire, qu'on isole les emplois compars du processus de travail concret et qu'on tienne pour une constante la valeur,fort diffrencie dans la pratique, des consquences de l'activit. Elleest donc une preuve de connaissances des ouvriers attachs unemme ligne ou poste et ne peut s'tendre de toute vidence la comparaison entre des travailleurs placs dans des situations technologiquesdivergentes.

    Dans l'entreprise industrielle, le travailleur est tenu d'effectuer cequ'il s'est engag faire, et qu'on lui a confi en fonction des connaissances ont on le crdite. L'emploi concret fait de ces capacits ne dist ingue pas les ouvriers les uns des autres. L encore, la qualificationne peut tre ramene, sous la forme de la responsabilit, une caractristique absolue de l'emploi tenu.

    L'octroi d'une prime de responsabilit aux ouvriers de l'automationjoue sans doute un rle dans la stratgie directoriale : mais cette mesurene s'en appuie pas moins en apparence sur un sentiment fort rpanduparmi les ouvriers de l'atelier automatique. Tous, en effet, manifestentune forte conscience des responsabilits qu'ils endossent, sans doutepour faire reconnatre par ce biais l'existence d'un nouveau mode detravail, et les exigences particulires qu'il leur impose.En effet, la surveillance de la chane automatique est un travail deresponsabilit en ce sens qu'il faut d'abord, partir de chaque poste,la reconnatre, la juger, la mesurer. L'ouvrier doit apprcier l'importance es drglements observs et de leurs incidences prvisibles,avant mme d'y pallier. Ce qui entrane un nouveau mode de travail,diffrent de celui de l'ouvrier ancien dans sa forme, le type d'effortsqu'il suppose et leur distribution temporelle.L'ouvrier de l'usine classique, sur sa machine individuelle, qu'il soitmatre de son rythme ou soumis lui, peut prvoir le droulement del'opration qu'il observe, et se mnager des alternances plus ou moins

    strotypes, plus ou moins monotones, de tension et de relchement.Ici, le seul signe du droulement de l'opration en cours, c'est unensemble de modifications symboliques ou du moins partielles, qu'ilfaut dtecter et interprter. Cette situation entrane une mobilisationperptuelle de l'oprateur, un temps de travail entirement ramasset sans porosit. Ce surcrot d'attention, cet effort de jugement constant,rendu ncessaire par le caractre partiel des phnomnes observs etl'importance des drglements possibles, c'est cet ensemble de phnomnes que les ouvriers dsignent sous le terme de responsabilit etqu'ils utilisent comme argument de leurs revendications.1255

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    ANNALES

    On pourrait songer une autre interprtation des difficults derecrutement observes dans l'atelier automatique : ne correspondraient-elles pas la raret, dans la population gnrale, de la catgorie depersonnes pourvues des qualits psychologiques ncessaires au travailde Pautomation, l'esprit d'quipe, par exemple, ou l'aptitude supporter la monotonie ? Bien des dfinitions de la qualification font djtat de telles caractristiques individuelles, et la justification thoriqueaffleure ou s'affirme chez certains auteurs.

    Cette thse, qui gnralise celle dj critique propos du sentimentde responsabilit, la rend galement plus confuse. On peut certes, toute situation, faire correspondre une aptitude s'y adapter. Lapsychologie pourrait sans doute s'opposer un tel dcoupage des fonctions individuelles selon les compartimentages, plus ou moins fonds etde toute manire relatifs, imposs au monde objectif : mais c'est unecoutume dj bien ancre en sociologie. Supposons ds lors qu'unetelle aptitude existe qui n'exige pas, pour tre utilise par la socitindustrielle, d'tre suscite, affine ou perfectionne par elle. Les loisdu hasard sont, ds lors, seules en cause, dans ce rapport entre la structure du travail et la distribution des caractristiques psychologiques.Il devient donc possible que des emplois, fussent-ils d'ouvriers peuspcialiss, soient fortement rmunrs, et d'autres, de technicienssuprieurs, de cadres ou de dirigeants, un niveau infrieur. Situationfort diffrente sans doute de la situation relle, laquelle ne saurait secomprendre qu'en substituant aux lois du hasard, un postulat selonlequel les qualits psychologiques se rangent, par frquence dcroissante, dans l'ordre mme des emplois rpertoris par l'chelle hirarchique. Sans doute vaut-il mieux admettre avec le vieil Adam Smithque les aptitudes si diffrentes qui semblent distinguer les hommes desdiverses professions quand ils sont parvenus la maturit de l'ge, nesont pas tant la cause que l'effet de la division du travail . Ds lors,ces aptitudes ne peuvent plus expliquer la hirarchisation des emplois,mme si leur fixation ventuelle peut crer quelque rigidit dans lesmouvements de la main-d'uvre entre ses chelons.

    Et d'ailleurs, ces aptitudes, par hypothse entirement passives, etconditionnant l'adaptation pure et simple de l'individu, ne pourraientsubir aucune autre volution que celle de leur facilitation. Si, parexemple, la rmunration des travailleurs de l'automation compensaitun pnible sentiment de responsabilit, elle ne pourrait que rester sta-tionnaire, ou bien baisser au fur et mesure que les oprateurs s'accoutumeraient leur situation. Si on fait jouer en mme temps un principed'une autre nature, l'apprentissage de procds et de pratiques qui1256

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    L'AUTOMATIONpermettent de matriser mieux les responsabilits, le rsultat sera lemme, c'est--dire contraire la situation observe.Fourier dclarait dj que, s'il doit y avoir ingalit de rmunration,lors elle doit avantager les individus affects aux travaux les pluspnibles. Il est de fait que la situation courante est le plus souvent l'inverse : bien des travaux pnibles sont en mme temps peu rmunrs,parce que peu qualifis. Les individus qui les occupent sont ds lorssoumis une grande concurrence, et mme la plus grande qui soit : leposte le moins qualifi est celui que tous, quelle que soit la diversitdes spcialisations, pourraient occuper, mme si la plupart s'y refusentD'ailleurs, il est bien connu que les ouvriers handicaps, souffrant dedifficults personnelles d'adaptation, ne sont pas mieux pays queles autres, mais au contraire, en rgle gnrale, plus mal.Quelle que puisse tre l'importance des aptitudes psychologiquespour le choix du travail concret et la dure d'apprentissage d'un mtierparticulier, elles ne semblent donc pas tre un principe de qualification.Toute aptitude en effet, sauf harmonie prtablie, ne peut tre que fortgnrale : elle doit au moins tre adapte aux circonstances particuliresdu travail et s'exercer sur des connaissances acquises. A quoi pourraittre utilis dans une industrie, chimique par exemple, le brillant espritqui n'en a pas appris les bases scientifiques ou technologiques ? Peut-tre apprendra-t-il plus vite que la moyenne des autres, de sorte que sesqualits intellectuelles seront, par l'intermdiaire du raccourcissementde son ducation, rmunres pour leur part : il ne lui en faudra pasmoins apprendre.

    Une des particularits de la qualification des ouvriers de Pautoma-tion, s'il faut leur en reconnatre une, c'est la qualit qu'elle possdede passer inaperue. Ses auteurs, comme les praticiens interrogs,parlent le plus frquemment de qualits purement intellectuelles, etdes ouvriers astucieux x, pourvus de vivacit d'esprit 2 qu'exigentles nouvelles installations.Il ne peut s'agir pourtant de pures qualits d'esprit. Celles-ci, nousl'avons vu , seraient trop gnrales pour expliquer la qualification : ilfaut tout le moins qu'elles se particularisent et se ralisent dans unsavoir. Mais ce savoir lui-mme ne peut tre ni profondment spcialisni fort pouss, puisqu'il peut passer pour une aptitude psychologique.En fait, nous verrons que l'industrie automatise se trouve quelquepeu dans la position de recueillir des individus qui sont adapts par1. Lantikr et Mangon, ouvrage cit, p. 37.2. Louis Lvine, L'volution technique et la nature des tches , dans Les tchesautomatises, O.C.D.E. 1965, p. 133.

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    ANNALEShasard ses exigences : mais ce hasard correspond l'inexistence d'uneformation adquate, plutt qu' la distribution hrditaire des qualitspsychologiques

    La conduite de l'automation, dans la mesure o un certain nombrede caractristiques de la tche mcanise, nagure fixes par des dispositifs de rglage multiples et parfois complexes, ont t reprises encompte par la machinerie, apparat sans doute plus simple que cellede l'outillage antrieur. Le travail ouvrier, dans la mesure o il enreste un, ne peut plus tre autre chose que le rglage de l'intensit del'action, seule fonction de la production, ou peu prs, demeurevariable. Il s'agit donc de varier, de corriger, de rectifier l'nergie miseen uvre, partir de l'observation de ses effets. La conduite de l'opration a donc un tout autre sens, et bien plus large, que dans l'appareillage classique, puisqu'il s'agit de prserver et d'ajuster le rapportde chaque opration avec celles qui lui sont associes dans l'ensembledu processus.L'apprentissage des mcanismes et des procds utiliss dans lamachinerie est le lot des ouvriers d'entretien ; les oprateurs de l'automation ne peuvent tre crdits que d'une connaissance gnrale de lamachinerie. Les auteurs cits et d'autres d'origine diffrente lessociologues russes groups autour de Guelouta parlent d'un processusde pense complexe qui est ncessaire l'ouvrier pour rsoudre lesnigmes et les nuds gordiens de la production automatique x s'accordent avec nos interlocuteurs pour dcrire les exigences de l'automation comme de nature abstraite : un sens de l'observation assezpouss, et une certaine logique de raisonnement , dit un cadre ; c'estun mtier d'observation et de bon sens , dclare un autre ; et un agentde matrise : il n'y a pas de mtier, mais... il faut rflchir et sedpenser. Ces qualits logiques n'excluent pas, mais au contraire impliquentun certain savoir : il s'agit d'une logique particulire, celle de la machinerie, d'une observation intelligente de la production, qui ne pourraitexister sans une exprience pralable. Sans doute ne suppose-t-elle pas laconnaissance complte et prcise des procds physiques et chimiquesmis en branle et est-ce trop dire que de parler, avec Guelouta et sescollaborateurs, d'un savoir ouvrier du niveau de l'ingnieur 2. L'impo-sibilit de rgler un dispositif particulier entrane, dans l'usine tudie,l'appel des techniciens suprieurs qui, par l'examen des conditionsplus proprement scientifiques de son fonctionnement, le rintroduirontdans le circuit technique. La qualification des ouvriers est videmmentmoindre, et en partie diffrente, de celle des ingnieurs : elle s'augmentepourtant du savoir scientifique qu'ils peuvent acqurir, dans la mesure

    1. Article cit, p. 119.2. Idem, p. 100.1258

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    L'AUTOMATIONo, grce lui, ils peuvent pntrer mieux les particularits du mcanisme des machines x et s'orienter avec aisance dans la direction et lerglage de tous les machines, mcanismes et processus 2. Il faut remarquer ci que l'tendue des connaissances dont dispose l'ouvrier va luipermettre de retarder l'intervention de l'ingnieur et donc de rgler,au moins en partie, la division du travail instaure autour de la machineautomatique.

    Ce savoir, de forme gnrale et assez inhabituel, explique sans douteles types de regroupement des tches qui caractrisent, dans cetteentreprise, l'emploi des ouvriers polyvalents. Certains d'entre eux,on l'a vu, accomplissent des tches crdites d'une moindre qualification,ans qu'il s'agisse d'un dplacement le long d'une mme lignetechnique. De plus, les emplois que chacun d'eux peut occuper officiellement ne correspondent pas une famille particulire de poste,mais des postes divers, identiques seulement du point de vue de laqualification qui leur est reconnue. Si nous supposons qu'il existe unarbre technologique, ces emplois seront situs sur des rameaux divergents, mais de mme niveau. La vritable qualification, ce n'est doncpas tant la connaissance immdiate d'un poste, mais dans l'ensemblede l'appareillage, ensemble qui reprsente le vritable objet du savoirtechnique. D'ailleurs, les ouvriers de cet atelier demandrent officiellementu'on leur explique la structure gnrale de la machine qu'ilsdesservent, de manire mieux accomplir leurs tches et combinerleurs activits plus aisment dans un effort collectif. Sans doute cetobjet nouveau, et immdiatement commun, de la qualification explique-t-il la tendance l'galisation observe entre les diffrents postesconcrets.

    Dj, dans l'industrie classique, on peut observer bien des expriences et des connaissances implicites, trop rpandues, dans la plupartdes cas, pour tre facteur de distinction entre les ouvriers, ou bien marginales et non directement utilisables. Il semble que, dans l'agriculturemoderne, ce soit paradoxalement les ouvriers les plus qualifis, donc lesmieux rmunrs, qui cdent le plus facilement l'attrait de l'industrie :c'est qu'en effet ceux-ci, au contraire des tcherons ou des ouvriersagricoles de type ancien, sont dj prpars un travail rgl, parcelliset collectif, aux ruses avec la hirarchie et la norme, aux rsistancesenvers l'organisateur et aux coalitions, aux calculs conomiques etaux rythmes imposs, qui forment la base d'une qualification gnrale

    1. Idem, p. 102.2. Idem, p. 108.1259

    Annales (22e anne, novembre-dcembre 1967, n 6) 7

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    ANNALESau travail dans l'industrie. Paralllement x, on a pu soutenir que l'enseignement traditionnel est moins important dans les emplois debureau par son contenu que par les habitudes qu'il dveloppe de coopration, de docilit et de conformisme. La familiarit avec la logiquetechnique reprsente sans doute une autre de ces qualifications peureconnues, parce qu'elle est peu utilisable directement dans l'industrieclassique. Dans l'atelier automatique, ces connaissances sont sans doutedveloppes, mais plus encore dtectes et mobilises.

    L'essai professionnel de nagure permettait d'apprcier la qualification du travailleur qui postulait un poste. Son habilet manier undispositif particulier se mesurait sans peine travers le temps de l'opration et la qualit du produit. Ce procd est devenu la fois inutileet impossible sur l'outillage automatique. La promotion, la fois gnrale et tonnamment rapide, qu'on observe dans l'atelier tudi correspond moins peut-tre un apprentissage qu' une preuve imposeaux oprateurs, pendant laquelle ils doivent manifester une exprienceet un savoir-faire jusqu' prsent ignors, acquis marginalement dansleur vie de travail antrieure ou leur ducation, et donc tels qu'ils nesont pas ncessairement contenus dans la qualification des ouvriersde l'atelier classique.

    Dans l'entreprise classique, chaque poste correspond un niveau dequalification de l'ouvrier troitement dtermin par la rigidit d'unapprentissage spcifique et la fixit des activits, tel point que l'on apu transposer l'chelle des qualifications ouvrires en chelle des emploiseux-mmes. Dans l'atelier automatique, la division du travail l'intrieur de l'quipe peut varier, le partage des activits avec le contrematre et l'quipe d'entretien, se modifier selon les connaissances del'ouvrier de poste. Dans certaines formes du travail automatis, l'ouvrierse contente d'un travail de contrle : l'oprateur vrifie les dimensionsdes pices usines ; mais souvent, son rle est d'avertir le contrematrelorsque les dimensions ne correspondent pas aux spcifications et nond'entreprendre lui-mme les rglages ncessaires 2. Formule qui,selon l'auteur mme, n'est pas universelle : elle doit en effet s'appliquerplus aisment de petites machines automatiques qu'aux grandesinstallations, o de multiples rglages deviennent ncessaires 3. L'ensemble des interventions ncessaires sur de telles machineries suppose1. Bernard Asbell, cit par Lawrence E. Metcalf, Formation pr-professionnelle, communication la Confrence europenne sur les implications pour la main-d'uvre de l'automation et du progrs technique, Zurich, 1-4 fvrier 1966, O.C.D.E.2. Louis Lvine, ouvrage cit, p. 146.3. Cf . Lantier et Mandon, p. 34.

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    L 'AUTOMATIONncessairement une mise en commun de savoirs diffrents : l'ouvriercharg du rglage cde la place au technicien suprieur, lorsqu'il nepossde pas de connaissances assez assures pour prendre une responsabilit suprieure. Il peut aussi diffrer ce recours et augmenter sonchamp d'action. Au contraire de ce que l'on observe dans l'usine classique, o l'ajustement entre la qualification de l'individu et un postese fait par l'intermdiaire de l'organisation administrative du travail,de telle sorte qu'un individu ne peut occuper un emploi convenant sa qualification s'il n'en existe pas de libre dans l'entreprise, la dimensiont le contenu d'un poste d'intervention sur la chane automatiquevarie clairement et immdiatement avec la qualification de l'oprateurui l'occupe 1. Certes, cet largissement du poste peut se heurter des rsistances de la part de l'encadrement ; mais il est favoris parailleurs par les rapports tablis avec les professionnels et techniciensde tout type. Les diffrents professionnels qui composent l'quiped'entretien sollicitent l'aide de l'oprateur, mieux au fait des caractristiques du matriel, des particularits de son fonctionnement et descirconstances de son drglement, pour retrouver l'origine d'un incident ; mcaniciens, lectriciens, mazoutiers entranent l'oprateur prvenir les dtriorations et les dfectuosits et, pour ce faire, partager quelques-unes de leurs tches. Le rapport de l'individu avec lamachine est donc un rapport collectif, rgl par une distribution mobiledes fonctions , comme l'a montr Pierre Naville.De l, l'apparition de nouvelles formes hirarchiques, peu reconnuesencore par les administrations industrielles. On a pu en observer lespremiers effets l'occasion d'un concours organis dans l'entreprisepour recruter des contrematres : les membres de l'atelier automatiquetudi s'y sont prsents dans une plus grande proportion que ceuxdes autres dpartements. Au contraire, dans un autre service, lui aussiautomatis, o les contrematres se plaignent de n'tre aids en rienpar leurs ouvriers, qui se bornent leur signaler les drglements apparents sans leur porter remde, les candidats furent trs rares. La distance entre la matrise et les ouvriers, le contenu et les rapports detravail, la division horizontale et verticale des tches, semblent doncmodifiables d'atelier atelier, et non plus fixs entirement par l'organisation administrative.Ce n'est pas dire, bien entendu, que l'ouvrier isol est matre deprendre autant de responsabilits qu'il lui est possible de le faire sansrisques. L'quipe ne peut que se rpartir de manire galitaire les activits collectives. Les ouvriers, en effet, partagent leur temps entre lesdiffrents postes, selon l'importance que chacun d'eux revt dans l'en-

    1. Guelouta et ses collaborateurs dcrivent des quipes d'oprateurs qui ontspontanment entrepris de cumuler les fonctions de rgleurs et de surveillants ; articlecit, p. 126.1261

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    ANNALESsemble du processus. Par ailleurs, les tches s'entremlent de tellemanire que les erreurs individuelles sont souvent trs difficilementisolables, et que les primes attaches la qualit ou la quantit dutravail ne peuvent tre que collectives.Si un ouvrier refuse d'augmenter son champ d'action, il provoqueraune nouvelle division du travail : un de ses camarades viendra l'aider,et devra donc ngliger en partie son poste. Outre l'incommodit et lesdifficults de cette nouvelle distribution des tches, le dfaut de qualification d'un ouvrier entranera ncessairement une baisse de qualificationpparente de toute l'quipe : il augmentera les possibilits d'incidents tout en diminuant les possibilits collectives d'y faire face. Dslors, si on exclut la dmission de l'ouvrier dfaillant, il reste deux solutions, l'une un apprentissage formel par l'entreprise, l'autre un entranement de ses camarades, qui toutes deux tendent faire acqurir cet ouvrier des connaissances quivalentes celles de ses collgues.

    Si, comme il nous l'a paru, la notion de qualification correspondmoins un tat qu' un rapport et, dans le cas de l'automation, unrapport rgl de moins prs par l'appareillage et l'organisation traditionnelle du travail, il est difficile de prvoir l'volution de cette qualification nouvelle. Elle peut en effet rester relativement empirique, oubien donner lieu une nouvelle discipline qui tudierait les relationsformelles de l'activit productive sans les confondre totalement avec lesmoyens physiques ou chimiques de leur ralisation. Si, au lieu d'treforge marginalement dans la pratique du travail, cette qualificationpouvait tre acquise plus aisment, travers des techniques intellectuelles et pdagogiques particulires, sa valeur conomique se transformerait ans nul doute. Il faut se rappeler ici que les programmeurs del'automation administrative ont vu leur qualification diminuer au furet mesure que leur savoir propre, mesur par un apprentissage spcialqui s'ajoutait leur ducation gnrale, s'intgrait peu peu au savoirmathmatique commun, moins tourn dornavant vers l'utilisation deprocds et de machines mcaniques, moins soucieux de la comptabilitdirecte et du petit commerce que du traitement de l'information parles ordinateurs.Cette qualification nouvelle des oprateurs de l'automation apparatmoins attache des recettes demi-empiriques et injustifiables qu'une pratique arme de savoir et l'exercice de procds intellectuels :on oserait dire qu'elle est plus proche d'une culture gnrale, si ce termen'avait pas t maintes fois utilis pour justifier, en lu i donnant l 'apparence d'une distinction fonde en raison, le partage effectu par iasocit entre les moyens de communication universelle de son lite d'un1262

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    L'AUTOMATIONct, et les connaissances bornes rserves, de l'autre, ses travailleurs.Plus gnrale, cette qualification des oprateurs correspondsans doute l'unification nouvelle des procds industriels ralisepar l'automation : les pratiques d'origine et de nature diverses sontpeu peu amenes se relier les unes aux autres travers des mcanismes au sens le plus large du mot, qui peuvent se rvler leur tourl'objet d'une discipline et d'une pratique particulires. Ds lors, lemarch des emplois ouverts aux oprateurs qualifis est susceptible depossder une ampleur et une structure originales.Les modifications techniques et les mouvements conomiques del'industrie avaient nagure, ont encore pour consquence la disparitionou l'apparition de nouvelles formes de qualification ouvrire, fixes chaque fois par leur relative spcialisation, immuables dans leur contenu cause du mixte qu'elles ralisaient entre l'exprience, les connaissanceset l'habilet propre. Tel progrs dans sa discipline ne disqualifie pas lepraticien scientifique : il peut l'obliger se perfectionner, largir sonchamp d'action, ou bien, tout aussi souvent, ne pas modifier le moins dumonde sa fonction. Par contre, une nouvelle matire, un nouveau procd industriel, dvaluent souvent presque totalement les connaissancesde l'ouvrier, empiriques et lies de trop prs aux anciens modes de travail. On peut regretter la dissolution du mtier et ceci d'autant plusque, dans une organisation du travail encore fonde sur cette notionvanouie, rien ne encore remplac comme force de rsistance de lamain-d'uvre envers l'entreprise. On peut aussi s'en fliciter, et attendrede la disparition de la profession l'affaiblissement des limites tabliesentre les membres de la socit et mme entre certains de ses citoyens etla socit elle-mme.A cause de sa gnralit, la qualification propre l'automationrisque sans doute moins de disparatre que de se transformer sans cesse,et d'tre sensible immdiatement, dans son contenu, dans sa valeurconomique, au mouvement gnral de l'industrie. Il deviendrait doncncessaire de remettre en question la notion mme de qualification,ou du moins sa clture. A cause de la spcialisation persistante desfonctions ouvrires et de l'enseignement technique correspondant, onpeut encore fixer un rapport relativement stable, caractristique d'uneprofession particulire, de l'un l'autre. Cette qualification, dclare laseule vritable, ne sera pas touche profondment par les conditionslocales ou transitoires qui ne suppriment pas la profession elle-mme :les mouvements complmentaires de la main-d'uvre et des salaires,rgls par des lois conomiques, aboutissent ncessairement rtablirl'quilibre de dpart. Cette permanence au travers des changementsest peut-tre ce qui disparat.L'originalit de l'automation est peut-tre assez grande pour qu'unenseignement qui lu i soit adapt soit conduit trs vite combattre

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    ANNALESles cloisonnements traditionnels et les apprentissages spcialiss grceauxquels on maintient les individus dans un savoir tronqu et subordonn. La justification pdagogique d'une telle ducation reposaitsur l'opposition absolue, et ds lors contestable, tablie entre le concretet l'abstrait, le premier tant suppos tre l'intermdiaire oblig dusecond, lequel devait tre rserv quelques individus particulirementbrillants. L'automation pourrait peut-tre converger avec d'autrestendances contemporaines, pour rendre ncessaire un enseignementprofessionnel caractre conceptuel et rvolutionnaire qu'aucun gouvernement n'a encore os proposer ou financer 1. Elle permet unautre sociologue amricain de poser que dornavant, l'apprentissagede l'habilet ne devra plus jamais tre confondu avec l'ducation 2.Peut-tre ne formera-t-on plus bientt des laborantines, des infirmireset des mdecins, mais d'abord des biologistes.

    On voit combien les schmas examins au dbut de ce travail, parlesquels on traduit souvent les vnements du progrs technique envnements sociaux, sont sommaires : leur opposition et leur implicationorrespondent en fait celles des deux rapports que nous concevons spontanment entre l'individu et la machine ; rapport de domination, et rapport de concurrence. Or, ces deux rapports, s'ils ont unevaleur conomique et sociale vidente, en ce qu'ils traduisent la positionrespective des possesseurs de la machine et des vendeurs de travail,en ont de moins en moins dans le processus technique. La machine, entant qu'elle est un ensemble de mcanismes mettant en action des outils,ne concurrence totalement l'homme qu'en tant que celui-ci est rduit l'tat d'outil anim par lui-mme, le pilon d'un mortier, le battantd'une cloche, le marteau d'une forge , comme dit Proudhon 3. S'il peuttre autre chose, il n'est concurrenc que dans son mtier. On ne nierapas que l'individu puisse se trouver dans la position o il ne peut pas,ou ne peut que difficilement, apprendre un nouveau travail adapt lanouvelle technique : mais il s'agit alors d'une concurrence d'ordre conomique qu'il serait trompeur de prtendre ncessaire, et dont lesbases techniques d'ailleurs commencent peut-tre s'effondrer.D'autre part, les connaissances ncessaires pour diriger la machinesont fort diffrentes selon les conditions de son emploi, les formes horizontales et verticales de la division du travail, les fins techniques et

    1. Lawrence E. Metcalf, Formation pr-professionnelle , communication cite.2. William G. Mather, When men and machines work together , dans WilliamW. Bkickman et Stanley Lehrer, d., Automation education and human values,New York, 1966, p. 48.3. De la cration de V ordre dans l'humanit , n 426.1264

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    L AUTOMATIONconomiques que l'on poursuit : toutes caractristiques que l'automa-tion rendra peut-tre moins stables et moins contraignantes pour l'individu, oblig jusqu' prsent de se modeler une fois pour toutes sur unedistribution des tches prtablie, et que son activit professionnelleelle-mme, dtermine par son ducation, reproduit fidlement. Il estpossible qu' son tour, l'organisation du travail soit rintgre l 'volution exprimentale de la production.

    Il est clair ds lors que l'automation ne dveloppe pas ses consquences possibles sans rencontrer bien des rsistances, et d'abord dans ledomaine de l'enseignement. On a vu plus haut la justification thoriquede l'opposition tablie entre les ducations concrtes et l'ducationgnrale : mais il est probable que la signification sociale ultime d'unetelle distinction est de reproduire la division hirarchique de la socit,projete dans l'ordre du savoir. La distribution sociale tablie entre lesconnaissances gnrales et spcialises n'a pas de ncessit interne ; et,pour prendre un exemple, ce n'est pas par hasard ou par ncessitthorique, mais cause de la situation marginale retarde de l'agricultureranaise, que les techniques et les connaissances propres l'agriculture entrent beaucoup moins encore dans l'ducation commune queles techniques industrielles 1. Dans l'atelier artisanal ou manufacturier,la division du travail tait signe de dqualification, et provoquait unmouvement interne de dpassement qui aboutissait l'ouvrier complet,lequel tait en mme temps, ncessairement, le chef. De la mme faon,les diffrents enseignements spcialiss forment des techniciens de diffrents niveaux, dont le destin est d'tre dirigs par un technicien suprieur polytechnique surmontant en lui-mme les contradictions de lasocit industrielle. Depuis que l'ducation professionnelle n'est plusl'affaire de l'industrie elle-mme, les rapports sociaux et conomiquesdu travail se forgent, et de plus en plus, dans la formation pralable destravailleurs.

    Dj, selon Proudhon, la division du travail artisanal tait essentiellement'ordre pdagogique 2. La principale distribution des tches taitcelle de l'apprenti et du professionnel. C'est peut-tre cette distinction,continue dans les premiers temps du machinisme, qui explique le plusimmdiatement, la premire phase du dveloppement industriel dcritepar Alain Touraine 3. Mais, de moins en moins, le travail est appris parla pratique, l'intrieur de l'atelier, de plus en plus prvu, prpar,conditionn par la structure de l'enseignement et les conditions gnrales

    1. On sait qu'organise plus tard que les autres enseignements techniques, l'ducation technique agricole ne relve pas encore du ministre de l'ducation nationale.2. Ide gnrale de la Rvolution au XIXe sicle, 6e tude, n 3.3. Prsent d'abord dans L'volution du travail aux usines Renault, 1955, ditionsdu C.N.R.S.1265

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    ANNALESde l'ducation. Obtenu par un effort gratuit, chaque qualification se voitattribuer une valeur diffrente selon la dure d'tude qui lu i correspond x. L'ingalit des formes de travail et les rapports internes qui lescaractrisent dpendent de plus en plus troitement, de plus en plusclairement, d'un dcret social.

    Pierre Rolle.

    1. Cf. la notion de revenu abandonn des conomistes de l'cole de Chicago, enparticulier Theodor Schultz.1266