le goulag contre la shoah

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Sciences Po University Press is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Vingtième Siècle. Revue d'histoire. http://www.jstor.org Le Goulag contre la Shoah: Mémoires officielles et cultures mémorielles dans l'Europe élargie Author(s): Emmanuel Droit Source: Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 94 (Apr. - Jun., 2007), pp. 101-120 Published by: Sciences Po University Press Stable URL: http://www.jstor.org/stable/20475032 Accessed: 14-08-2015 08:11 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/ info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. This content downloaded from 83.137.211.198 on Fri, 14 Aug 2015 08:11:11 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Le Goulag Contre La Shoah

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http://www.jstor.org

Le Goulag contre la Shoah: Mémoires officielles et cultures mémorielles dans l'Europe élargie Author(s): Emmanuel Droit Source: Vingtième Siècle. Revue d'histoire, No. 94 (Apr. - Jun., 2007), pp. 101-120Published by: Sciences Po University PressStable URL: http://www.jstor.org/stable/20475032Accessed: 14-08-2015 08:11 UTC

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Le Gou lag contre Ia Shoah Memoires off icielles et cultures memorielles dans I'Europe elargie Emmanuel Droit

Malgre la reunification de l'Europe dans une Union a vingt-sept, le continent reste marque par une dissymetrie de la memoire collective. En etudiant les divergences entre l'Europe occidentale et l'Europe centrale et orientale 'a propos de la memoire de la Shoah et des crimes sovietiques, Emmanuel Droit met 'a jour un << rideau de fer memo riel >>. Les populations et les dirigeants d'Europe centrale et orientale, soucieux de remplir les pages blanches de leur passe communiste, n'hesitent pas 'a comparer les violences qu'ils ont subies a la Shoah, ce qui aboutit trop souvent a relativiser cette der niere et a passer sous silence le role de leurs pays commne auxiliaires de l'Allemagne nazie. L'indignation suscitee 'a l'Ouest par cette reecriture biaisee de l'histoire fait alors naitre chez nos voisins l'impression qu'on minimise leurs souffrances en leur refusant le statut de victimes. Emmanuel Droit nous livre dans cet article ses pistes de reflexion pour sortir de ce dialogue de sourds et cons truire les bases d'une memoire europeenne commune. Le 24 mars 2004, Sandra Kalniete, ambassa deur de Lettonie en France dans les annees 1990, prononce un discours dans la celebre salle de concert de Leipzig (la Gewandhaus) lors de l'ouverture de la traditionnelle Foire du livre. Ses paroles provoquent le depart de la salle du vice-president du Conseil central des juifs en Allemagne, Salomon Korn, puis susci tent une vive polemique dans la presse alle mande et germanophone pendant quelques

jours 1: << Ils [les chercheurs] prouvent que les deux regimes totalitaires - nazisme et communisme - etaient criminels. I1 ne doit jamais y avoir une difference entre eux sous pr'texte qu'une partie etait rangee du cote des vainqueurs 2. , Les propos de Sandra Kalniete ont ete juges scandaleux dans la mesure ou celle-ci soulignait la souffrance de ses compa triotes sous la domination sovietique, sans poser la question de la participation de centai nes de Lettons a 1'extermination des juifs entre 1941 et 1944. Par cette prise de position liee a son experience personnelle , elle a blesse la hierarchisation des memoires de la Shoah et du Goulag existant en Europe occidentale et qu'avait rappelee Simone Veil quelques mois plus t6t lors d'un discours prononce au Bun destag le 27 janvier 2004: << La Shoah n'est pas encore suffisamment reconnue dans un certain nombre de pays d'Europe de l'Est: manipule par les regimes communistes longtemps au pou voir, le souvenir des souffrances infligees par l'occupant nazi aux peuples occupes a oblitere le souvenir des souffrances infligees aux juifs, avec parfois la complicite de ces peuples. [...] Au moment oju l'Europe s'elargit a l'Est, il faut

(i) Sonja Margolina, ? Die Opfer im Wettbewerb. Europas divergierende Erinnerungen an den Weltkrieg ?, Neue Z?rcher

Zeitung, 29 mars 2005; Stefan Troebst, ?Holomor order Holocaust ? ?, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 152,4 juillet 2005,

p.8. (2) Paroles de Sandra Kainiete traduites par nos soins.

(TAZ, 7331, 10 juin 2004, p. 11)

(3) Issue d'une famille d?port?e par le NKVD en Sib?rie, elle est n?e en 1952 ? Tbgour, dans la r?gion de Tomsk. Voir son

autobiographie, Sandra Kalniete, En escarpin dans les neiges de

Sib?rie, Paris, ?d. des Syrtes, 2003.

VINGTItME SItCLE. REVUE D'HISTOIRE, 94, AVRIL-JUIN 2007, p. 101-120 101

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EMMANUEL DROIT

s'alarmer de ces derives, car ces apparentes controverses historiques touchent en profon deur a l'identite de l'Europe future >. , Verita ble condense des tragedies qu'a connues le continent europeen au cours du 20e siecle, les paroles de ces deux femmes constituent un rvelateur de l'asymetrie des cultures memo rielles2 de l'Europe occidentale et de l'Europe orientale au moment oiu nous celebrons une double phase d'elargissement de l'Union euro peenne a l'Est.

A la diff6rence de la France, l'Allemagne constitue un terrain privilegie de reception des debats et des polemiques relatifs au poids et 'a la place de la Shoah et du Goulag tant dans les politiques officielles de la memoire que dans la memoire collective des societes postsocialistes d'Europe de l'Est. Outre la proximite geogra phique, la principale raison a ce phenomene de reception est liee au fait que la republique de Berlin est le seul pays d'Europe occidentale a avoir connu dans la partie orientale de son ter ritoire une double experience totalitaire. En outre, la facon dont la Republique fede'rale s'est confrontee aux annees 1933-1945 a eleve l'Allemagne au rang de modele de ref6rence en Europe en matiere de traitement du passe (Vergangenheitsbewdltigung) 3. Par << traitement du passe >>, nous entendons non seulement

l'ensemble des mesures politiques, juridiques, symboliques mises en oeuvre par les Etats, mais aussi le travail de memoire pris en charge par des acteurs de la societe civile. A l'aide de ce con cept, notre ambition ne se limite pas 'a l'etude des formes institutionalisees de la memoire de la Shoah. Nous entendons poser les bases d'une evaluation de la reception de la politique offi cielle de la memoire sur les populations 4. Con cretement, nous cherchons 'a cemer qui sont les << entrepreneurs de memoire5 >> et quelles prati ques sont mises en ceuvre. Plus generalement, cette reflexion nous permet de poser une ques tion renvoyant 'a l'idee d'identite europeenne, qui etait tres discutee au moment des debats sur la Constitution europeenne en 2005: dans quelle mesure la Shoah peut-elle etre, voire doit-elle etre, l'element central d'une memoire collective europeenne ? Doit-on hierarchiser la memoire des souffrances liees aux dominations nazie et sovietique ? Comment les deux impera tifs categoriques memoriels de la Shoah et du Goulag peuvent-ils coexister au sein de l'Europe elargie sans eveiller des soupcons reciproques de negationnisme ?

Dans un premier temps, nous entendons rappeler la ligne de partage memorielle qui, tel un rejeu de faille, separe l'Europe de l'Ouest de l'Europe de l'Est depuis 1989. Puis, nous deve lopperons une approche transnationale diff6 renciee, afin d'evaluer la place de la memoire de la Shoah tant dans les memoires officielles que dans les memoires collectives en Europe de l'Est, pour finalement conclure sur les pos

(i) Ce discours est disponible sur le site Internet de la Fonda tion pour la M?moire de la Shoah : http://www.fondationshoah. info/FMS/DocPdf/Discours/FL%20Discours%20Berlin.doc.

(2) Par culture m?morielle, nous entendons la somme des

repr?sentations partag?es du pass?, lesquelles sont le r?sultat

de l'interaction entre m?moire historique et m?moire com

mune, c'est-?-dire entre les politiques officielles de la m?moire et les souvenirs individuels. Voir Konrad Jarausch, ?

Zeitges chichte und Erinnerung. Deutungskonkurrenz oder Interde

pendenz ? ?, in Konrad Jarausch et Martin Sabrow (dir.), Verletztes Ged?chtnis. Erinnerungskultur und Zeitgeschichte im

Konflikt, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, p. 9-37.

(3) Helmut K?nig, ? Von der Diktatur zur Demokratie oder Was ist Vergangenheitsbew?ltigung ?, in Helmut K?nig,

Michael Kohlstruck et Andreas W?ll (dir.), Vergangenheitspoli tik am Ende des 20. Jahrhunderts, num?ro sp?cial du journal Leviathan, Opladen, 1998, p. 371-392.

(4) Cette perspective sociologique, d?fendue notamment

par Marie-Claire Lavabre, est esquiss?e dans cet article mais elle m?riterait un important travail de terrain ? conduire simul tan?ment dans diff?rents pays, travail qui ne peut ?tre pris en

charge que dans le cadre d'un projet de recherche collectif.

(5) L'expression ? entrepreneur de m?moire ? est une allu sion ? celle d'<< entrepreneur de morale ? utilis?e par le socio

logue am?ricain Howard Becker, Outsiders, Paris, M?taill?, 1985. Par ? entrepreneur de m?moire ?, nous qualifions tout

groupe ou tout individu qui cr?e, tente de faire reconna?tre et

d'appliquer des normes m?morielles dans l'espace public.

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LE GOULAG CONTRE LA SHOAH

sibilites d'une << juste memoire >> commune a l'echelle du continent europeen.

Un ((rideau de fer memorieb) L'analyse du poids respectif des memoires de la Shoah et du Goulag permet de mettre en lumiere une divergence de cultures memorielles de la seconde guerre mondiale entre l'Europe de l'Ouest et l'Europe de l'Est. A priori, ce con flit est toujours presente comme un evenement

coherent et fermi, commencant le 1er septem bre 1939 pour s'achever le 8 mai 1945 (du moins en Europe). Cette perspective est bien sufr valable d'un point de vue macrohistorique et factuel. Elle est beaucoup plus problematique lorsqu'on aborde cet evenement sous l'angle d'une << histoire au second degre >>, c'est-a"-dire celle de la memoire officielle, et lorsqu'on la traite d'un point de vue transnational 1. A la dif ference d'un Europeen de l'Ouest, la date du 8 mai 1945 represente moins pour un Letton ou un Hongrois la liberation du joug nazi que le debut de l'occupation sovietique 2. On entend ainsi souvent dire en Lettonie que 1991 marque la fin de la seconde guerre mondiale, car cette date correspond 'a la restauration de l'independance de cet Etat balte, 1945 ne signi fiant qu'un changement d'occupation apres cel les de 1940 et de 194 1 En Hongrie, les autorites politiques communistes ont impose dans l'espace public jusqu'en 1990 le terme de <<felszabadulds >> qui veut dire << liberation >>. Aujourd'hui, on pre fere parler de << megszabadulds >> qui exprime le fait d'etre effectivement libere d'une dictature sans contenir l'idee que cela apporte aussi la liberte au pays. Meme en Allemagne, la cele

bration du 60e anniversaire de la seconde guerre mondiale a donne lieu a des publica tions qui defendent l'idee selon laquelle on ne peut pas parler de liberation pour toute l'Alle magne en 1945, puisque la partie orientale etait occupee par les forces armees sovietiques 3.

La dissolution du bloc de l'Est a rendu inevi table dans les Etats postsocialistes un nouvel eclairage du passe, debarrasse de la dimension << mythologique >> de la seconde guerre mon diale imposee par l'URSS. Cela les place en decalage par rapport aux pays d'Europe occi dentale oiu la memoire de la Shoah occupe les trois quarts de l'espace memoriel lie a la seconde guerre mondiale, tandis que le Goulag constitue un veritable << trou de memoire4 >>.

Le paradigme dominant de la Shoah a' l'Ouest A partir des annees 1960, I'Europe de l'Ouest glisse globalement du paradigme national << resistancialiste >> au paradigme transnational << universaliste >> de la Shoah. Ce glissement

memoriel est a remettre dans le contexte de l'epoque marque 'a la fois par la portee du pro ces Eichmann en 1961, des proces de Francfort en 1963-1965 5, et par la guerre des Six Jours en 1967. Les annees 1970 representent une cesure dans de nombreux pays occidentaux (en France 6, en Belgique, en Italie) dans la mesure ou, d'une part, le consensus des societes fonde apres 1945 sur le <<mythe resistancialiste>> s'effrite et, d'autre part, la memoire de la Shoah depasse le seul cadre restreint des com

(i) Etienne Fran?ois, ? Meistererz?hlungen und Damm br?che : Die Erinnerung an den Zweiten Weltkrieg zwischen

Nationalisierung und Universalisierung ?, in Monika Flacke

(dir.), Mythen der Nationen. 1945, Arena der Erinnerungen, Mayence, DHM, 2004, vol. \ p. 13-28.

(2) En France, c'est 1944 et l'?poque de la Lib?ration qui sont rest?s dans les m?moires collectives. La date du 8 mai 1945 a toujours ?t? difficile ? comm?morer en raison du r?le

modeste jou? par la France dans les combats.

(3) Hubertus Knabe, Tag der Befreiung ? Das Kriegsende in

Ostdeutschland, Berlin, Propyl?en, 2005.

(4) Nous empruntons cette expression ? Roger Bastide qui d?finit le ? trou de m?moire ? comme ? une forme ? la fois vide et pleine, vide puisqu'elle n'arrive pas ? se combler ? l'aide

d'images de la m?moire collective, pleine cependant puisqu'elle n'est point v?ritablement absence, n?ant ou rien ?. Voir Roger Bastide, ? M?moire collective et sociologie du bricolage ?, L'Ann?e sociologique, 2\ p. 65-108, p. 70.

(5) Rebecca Wittmann, The Auschwitz Trial, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2005.

(6) Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy de 1944 ? nos jours, Paris, Seuil, 1987.

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EMMANUELORMIT

munautes juives 1. En France, la Shoah entre veritablement dans la memoire officielle et col lective au cours des annees 1990 a la suite des proces Touvier et Papon, en meme temps que s'impose dans le discours public le concept de << devoir de memoire2 ,,. Globalement, depuis la fin des annees 1970 et l'impact du telefilm americain Holocaust (1979), puis du film documentaire de Claude Lanzmann Shoah (1985), Auschwitz est devenu progressivement un lieu de memoire universel 4. La Shoah est desormais consideree comme une << rupture civilisationnelle 5 >> si forte qu'Auschwitz est devenu aujourd'hui << la signature de toute une epoque6 ,, celle du 2Oe siecle.

A la << singularite >> historique proprement dite de cet evenement - a cet egard il faut rappe ler que singularite ne veut pas dire << incompara bilite >>7 - a succede une << singularite >> memo rielle aujourd'hui contestee en Allemagne par d'autres groupes de victimes, tels que les Tzi ganes ou les homosexuels8. Comme le note Henry Rousso, la predominance de la memoire de la Shoah est certes une reconnaissance legi time et une compensation relative aux decen

nies de silence qui ont entoure l'extermination des juifs apres 1945, mais elle a tendance "a ignorer d'autres categories de victimes, tout en fondant l'identite juive sur la souffrance subie par les anes '.

Cette centralite actuelle de la memoire de la Shoah est entretenue aussi bien par les Etats (repentances officielles, proces politiques tar difs, mises en place de commissions sur la spo liation des biens appartenant aux juifs 10) que par des initiatives venues de la societe civile (le memorial du Vel' d'hiv' 'a Paris, celui de l'Ho locauste 'a Berlin situe sur le terrain de l'an cienne chancellerie de Hitler 11) ou du champ cinematographique 12. Or, le phenomene dit d'universalisation de la memoire de la Shoah 13 est avant tout une perspective tres occidentale, c'est-a-dire propre aux Etats-Unis et a l'Euro pe de l'Ouest.

La Shoah comme << critere memoriel de Copenhague >> Depuis le milieu des annees 1990, le souvenir de la Shoah constitue un enjeu prioritaire pour l'Union europeenne. Cette hierarchisation s'ex prime au niveau du champ politique a tel point que l'on peut parler de << critere memoriel de Copenhague >>. Elle est aussi defendue dans le (i) Pour le cas allemand, voir Norbert Frei, 1945 und wir.

Das Dritte Reich im Bewu?tsein der Deutschen, Munich, Beck, 2005, chap. ? Auschwitz et les Allemands ?, p. 156-183.

(2) Sarah Gensburger et Marie-Claire Lavabre, ? Entre devoir de m?moire et abus de m?moire : la sociologie de la m?moire comme tierce position ?, in Bertrand M?ller (dir.), L'Histoire entre m?moire et ?pist?mologie. Autour de Paul Ric ur, Lausanne, Payot, 2005, p. 75-96.

(3) Voir le num?ro sp?cial ? Die amerikanische TV-Serie "Holocaust" - R?ckblicke auf eine "betroffene Nation".

Beitr?ge und Materialen ?, Historische Sozialforschung, 30 (114), 2005.

(4) Peter Novick, The Holocaust in American Life, New York,

HoughtonMiftlin, 1999.

(5) Dan Diner, Das Jahrhundert verstehen. Eine universalhis torische Deutung, Munich, Luchterhand Literaturverlag, 1999.

(6) J?rgen Habermas, ? Geschichtsbewu?tsein und posttra ditionale Identit?t. Die Westorientierung der Bundesrepublik ?, in id., Eine Art Schadensabwicklung. Kleine politische Schriften VI, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1987, p. 161-179, p. 163.

(7) Jacques S?melin, Purifier et D?truire. Usages politiques des massacres et g?nocides, Paris, Seuil, 2005.

(8) Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes.

G?nocide, identit?, reconnaissance, Paris, La D?couverte, 1997.

(o) Henry Rousso, La Hantise dupasse. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1998, p. 40.

(10) Pour une analyse compar?e du travail des commissions Volckler et Bergier en Suisse et de la mission Matt?oli en France voir Historians as Political Trouble-Shooters : Officially Commissio ned Surveys of Holocaust Legades in France and Switzerland, The

Minda de Gunzburg Center for European Studies, universit?

Harvard, Working Paper, 80, 2003.

(n) Peter Carrier, Holocaust Monuments and National

Memory Cultures in France and Germany since 1989, New York, Berghahn Books, 2005.

(12) Voir, entre autres, La Liste de Schindler, Steven Spiel berg (1993) ; La Vie est belle, Roberto Benigni (1997) ; Train de

vie, Radu Mihaileanu (1999) ; Jacob le voleur, Peter Kassovitz

(1999). Pour une r?flexion sur les relations entre le cin?ma et la Shoah voir Toby Haggith et Joanna Newman (dir.), The Holo caust and the Moving Image, New York, Wallflower Press, 2005.

(13) Daniel Levy et Nat?n Sznaider, Erinnerung im globalen Zeitalter: Der Holocaust, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2001.

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L.E OULAG CONTRE LA SHOAH

monde de la recherche par des historiens ouest-europeens et americains.

Dans le champ politique, la memoire de la Shoah joue un role non negligeable lors du cycle de negociations conduisant a 1'elargisse ment de l'Union europeenne a dix nouveaux membres au 1er mai 2004. Parmi les criteres d'adhesion relevant du respect des valeurs democratiques, la Shoah represente un critere implicite d'entree dans le << club >>, une sorte de << critere memoriel de Copenhague >>. Ce << devoir de memoire >> apparalt comme une exigence politique et morale des Occidentaux formulee notamment a de nombreuses reprises par le Parlement europeen sous la forme de resolutions. Des 1995, le Parlement europeen avait demande que soit instauree une journee europeenne commemorant le souvenir de l'Holocauste dans l'ensemble des (futurs) Etats

membres de l'Union europeenne 1. En 1998, il appelle la Commission et le Conseil europeen a << exercer toutes les pressions possibles sur les gouvernements concernes par le pillage et la non-restitution des biens derobes aux juifs durant la seconde guerre mondiale, afin que ces biens soient identifies et restitues a leurs proprietaires ou a leurs ayants droit2 ?. Et entre 1998 et 2000, des pays membres de l'Union europeenne (la Grande-Bretagne et la Suede) ont joue un rOle de premier plan dans la mise en place d'une structure pour la coopera tion internationale en matiere d'education de la Shoah. Sur les seize pays fondateurs figurent

a cote des Etats-Unis, et des pays d'Europe occidentale quatre pays d'Europe de l'Est can didats a 1'entree dans l'Union europeenne: la Hongrie, la Pologne, la Republique tcheque et la Lituanie 3.

Dans le champ scientifique, cette position est notamment defendue par des historiens anglo-americains comme Robert Conquest et Charles S. Maier. Dans son livre Le Feroce 20e siecle 4, I'historien britannique Robert Conquest admet que, malgre sa condamna tion sans appel des atrocites communistes, son << sentiment >> est que la Shoah a ete pire que

les crimes staliniens 5. Selon lui, le << livre noir du nazisme >> demeure plus noir que celui du communisme, tout en reconnaissant le champ immense des crimes communistes (famine politique, purification ethnique, meurtres judi ciaires, goulags). Dans un article paru dans la revue Le Debat en 2002, I'historien americain Charles S. Maier emprunte une metaphore a la physique radioactive en associant la memoire des crimes du national-socialisme (dite << memoire chaude >>) au << plutonium histori que qui contamine le paysage de ses radiations destructrices des siecles durant 6 ,,, tandis qu'il associe le tritium (un isotope qui se dissipe relativement vite) a la memoire du commu nisme (dite << memoire froide >>). II explique cette diff6rence de << radioactivite memorielle >> entre autres par le fait que la communaute de memoire des victimes du national-socialisme comprend toute l'Europe alors que l'URSS n'a soumis que l'Europe de l'Est a sa terreur et a sa domination. II rappelle en outre que la Shoah ne

(i) R?solution du Parlement europ?en sur la journ?e com

memorative de l'Holocauste, Journal Officiel des Communaut?s

europ?ennes, 166, 3 juillet 1995. Finalement, lors du forum inter

national sur la Shoah qui s'est tenu ? Stockholm en janvier 2000, les pays membres de la Task force for International Coo

peration on Holocaust Education ont d?cid? de faire du 27 janvier (date anniversaire de la lib?ration du camp d'Aus

chwitz) une journ?e commemorative de la Shoah. Cette der

ni?re est c?l?br?e depuis 2003 dans toute l'Europe. (2) R?solution du Parlement europ?en sur la restitution des

biens des victimes de l'Holocauste, Journal Officiel des Commu naut?s europ?ennes, 292, 21 septembre 1998.

(3)Henry Rousso, ?Das Dilemma eines europaischen Ged?chtnisses ?, Zeithistorische Forschungen. Studies in Contem

porary History, 1(3), 2004, http://www.zeithistorische-fors chungen.de/portal/alias_zeithistorische-forschungen/lang_ de/tabID_4020 8268/Default.aspx.

(4) Robert Conquest, Le F?roce 20e si?cle, Paris, ?d. des Syr tes,200l

(5) Ibid., p. U.

(6) Charles S. Maier, op. cit., p. 110.

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1. Sandor tk, La Liberation de Budapest, 1952 (Hadtbrt6neti inthzet As MOzeum, Budapest). Ce tableau represente le char T34, symbole de la victoire sovietique, traversant Budapest sous les acclamations de la population. Un tel accueil n'a evidemment jamais eu lieu.

_~~~~I 7

2. DAportation de Lettons, 14 juin 1941 (Mus4e de I'Occupation, Riga).

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LE GOULAG CONTRE LA S$OAH

fut pas une simple operation de nettoyage ethni que ou de famine organisee comme en Ukraine. Enfin, nous ajoutons que la culture visuelle des Occidentaux est fondee sur les images des camps nazis et non sur celles des camps de travail sovie tiques (de toute faqon tres rares) 1. Qu'elle soit politique ou scientifique, cette

position occidentale pose probleme, dans la mesure ou elle ne prend pas en compte la cul ture memorielle des pays d'Europe de l'Est, notamment celle des candidats a l'entree dans l'Union europeenne. Dans la perspective de l'elargissement, la reconnaissance de cet << impe ratif categorique memoriel >> a parfois ete mal perque par les populations qui y ont vu la mar que d'un imperialisme culturel occidental. Elle a tendance a occulter la memoire collective des pays de l'Europe postsocialiste qui ont fait l'experience du communisme pendant plus de quarante ans et qui soutiennent que la hierar chisation memorielle en vigueur en Europe de l'Ouest est en fait l'expression d'une perspec tive propre aux Occidentaux. Au moment ou l'Occident leur demande de se souvenir de la Shoah, ces pays songent avant tout a mettre en lumiere leur role de victime et a prendre leur distance vis-a-vis de la memoire officielle so-vlique.

Le retour a' la memoire historique nationale a' I'Est

En Europe de l'Est, le retour a la souverainete nationale s'est accompagne de la volonte de rompre avec la memoire historique officielle imposee par l'URSS pendant plus de quarante ans, celle de la ? Grande Guerre patriotique >>, de la << lutte internationale contre le fascisme >> et du 9 mai 1945 presente et celebre comme le jour de la << Liberation par l'Armee rouge >>.

Cette culture memorielle vehiculee par les medias culturels (monuments, affiches, tim

bres-poste, tableaux, illustrations de manuels scolaires, films) et les discours politiques, rei fiee chaque annee lors de commemorations rituelles a constitue la base de la croyance en une societe nouvelle fondee sur la << resistance antifasciste >> et le role << liberateur >> des Sovie tiques (document 12).

Le retour a l'ind ependance des pays de l'ancien bloc sovietique au debut des annees 1990 s'est accompagne partout d'une reaction generale de nationalisation de l'histoire et de la memoire a un moment ou de nombreux pays d'Europe occidentale ont commence a decons truire leur histoire nationale. Apres 1989, les Etats postsocialistes d'Europe centrale et orien tale ont mis en aeuvre un processus de << deco lonisation ideologique3 >>. La valorisation de la souffrance nationale est consideree comme une forme de justice, de liberation de la memoire collective etouff6e sous la domination sovieti que. Un exemple materiel concret permet de mieux comprendre la hierarchisation inversee de la memoire du Goulag et de la Shoah dans ces pays. Dans les Etats baltes, le motif du wagon a bestiaux est toujours associe aux depor tations de masse staliniennes en Siberie 4, alors qu'en Europe de l'Ouest, il est le symbole de la deportation des juifs (document 2). Le monu

(i) Anne Applebaum, Goulag : une histoire, Paris, Grasset, 2005.

(2) Vingti?me Si?cle. Revue d'histoire remercie J?zsef Lugosi du Hadtort?neti int?zet es M?zeum d'avoir accept? que soit

publi?e cette reproduction ? titre gracieux. (3) Pierre Nora, ? Ged?chtniskonjunktur ?, Transit. Euro

p?ische Revue, 22, 2002, p. 14.

(4) Jean-Jacques Marie, Les Peuples d?port?s de l'Union sovi?

tique, Bruxelles, Complexe, 1995. Dans la nuit du 13 au 14 juin 1940, environ 15 000 citoyens lettons (soit 1% de la popula tion), dont 2 400 enfants de moins de 10 ans, sont arr?t?s et d?

port?s en Sib?rie. Il s'agit essentiellement de familles des ?lites

politiques, ?conomiques et culturelles lettones. Une seconde

grande vague de d?portation eut lieu en 1949, ? la fois pour briser la r?sistance arm?e lettone et pour ?liminer les paysans hostiles ? la collectivisation. En mars 1949, environ 43 000

personnes (2,5 % de la population totale) sont d?port?es en Si

b?rie, principalement des fermiers. Apr?s 1945, la Lettonie a

perdu un tiers de sa population d'avant-guerre (morts ? la

guerre, d?portation ou exil) contre 17,5 % pour l'Estonie.

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ment a la deportation inaugure en juin 2001 a Riga en Lettonie est d'ailleurs un wagon ori ginal de 1'epoque. En Hongrie, la memoire officielle, instrumentalisee par la droite natio nale et conservatrice au pouvoir dans la pre miere moitie des annees 1990, se concentre sur 1956 et le << Stalingrad hongrois >>, c'est-a dire l'ecrasement de la deuxieme armee hon groise sur le Don en janvier 1943 face a l'Armee rouge qui est compare a la defaite de

Mohacs en 1526 contre les Turcs. La memoire de cet evenement prend d'ailleurs une dimen sion religieuse avec l'erection en 1993 d'une chapelle "a la memoire des victimes de la catas trophe du Danube inauguree par le president de la Republique hongroise. Dans le meme temps, les autorites politiques oublient volon tairement de mentionner que la Hongrie etait alliee "a l'Allemagne nazie durant la seconde guerre mondiale...

Alors que l'Europe de l'Ouest cherche des le debut des annees 1990 a imposer une memoire officielle de la Shoah sans reconnaitre les cri mes des regimes communistes en Europe de l'Est, les Etats postsocialistes de l'ancien bloc sovietique produisent une nouvelle culture memorielle postdictatoriale. Celle-ci repose sur la valorisation du role de victime sous l'occupation sovietique, tandis que les res ponsabilites eventuelles dans l'extermination des juifs au cours de la seconde guerre mon diale sont encore le plus souvent occultees voire deniees. Ce silence ne fait que prolon ger celui officiellement decrete par le << grand frere sovietique >> entre 1945 et 1989. A partir d'exemples precis, nous allons montrer com ment ce << critere memoriel de Copenhague >> a ete plus ou moins mis en aeuvre et recu dans les differents pays d'Europe de l'Est. Nous souhai tons a cette occasion dresser un tableau diff6 rencie du poids de la memoire de la Shoah dans ces pays.

La memoire de la Shoah dans I'Europe postsocialiste Par ses pressions et ses incitations, l'Union europeenne a contribue de faqon indeniable a accelrer la phase d'anamn'se, c'est-a-dire de retour de la memoire. Afin d'analyser l'integra tion de la memoire de la Shoah en Europe de l'Est apres 1989 1, nous mobilisons des indica teurs relatifs 'a la politique symbolique, museale et culturelle de ces pays. Mais au-dela de la politique memorielle officielle, il faut essayer de saisir la reception de cette phase d'anamnese au sein des societes civiles.

Politiques memorielles officielles Sous les pressions de l'Union europeenne et des Etats-Unis, un certain nombre de gouver nements ont prononce des excuses officielles a leurs communautes juives, cree des fonds de compensation et inscrit la memoire de la Shoah dans leur calendrier national. La Letto nie fait figure d'eleve modele, puisque des le debut des annees 1990, un jour officiel de com memoration a ete instaure le 4 juillet, date anniversaire de l'incendie de la synagogue de Riga en 194 1. La plupart des autres pays font plus ou moins facilement une place a la Shoah dans leur calendrier national 'a partir de la fin des annees 1990. En Slovaquie, il faut attendre l'annee 2002 et l'engagement du president de la republique Rudolf Schuster pour que la jour nee du 9 septembre soit dediee aux victimes de la Shoah et des violences 'a caractere raciste.

Mais cette proposition est ratifiee par une large majorite de deputes (85 sur 87 presents). En Hongrie, le gouvernement de droite de Victor Orbain defend la position selon laquelle la souf france des Hongrois sous le communisme est

(i) Le cas de l'ex-Yougoslavie, marqu?e par les s?quelles des

guerres civiles et du g?nocide bosniaque, ne rentre pas dans notre analyse, les m?moires de la Shoah et du Goulag ?tant

compl?tement recouvertes par la m?moire des massacres entre Serbes et Croates dans les ann?es 1940 et 1990.

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LE GOULAG CONTRE LA SHOAH

identique voire superieure a celle des juifs pen dant la seconde guerre mondiale. On en veut pour preuve la position de deux journees de commemoration: la prerniere, fixee a partir de 1999 au 25 fevrier, est dediee a la memoire des victimes du communisme, tandis que la seconde, introduite en 2000, est une journee de comme

moration de la Shoah celebree le 16 avril. Cette concurrence des memoires reflete la hierarchie memorielle en Hongrie. C'est aussi le cas en Roumanie oiu le president roumain Ion Iliescu affirmait encore en 2002 qu'il n'y avait pas eu d'extermination de juifs en Roumanie, tout en relativisant les actes du marechal Antonescu. Finalement, sous les pressions internationales, il a mis en place une commission independante presidee par Elie Wiesel qui a conclu a une res ponsabilite roumaine dans la planification et la deportation de 280 a 380 000 juifs roumains et ukrainiens. Ces conclusions ont conduit le gouvernement roumain a organiser le 9 octo bre 2004 une journee de commemoration en memoire des victimes de la Shoah. A cette occasion, le president Iliescu a presente les excuses officielles de l'Etat roumain.

Parfois, les excuses officielles sont pronon cees sous la pression du monde de la recher che scientifique et de la societe civile. Le cas de la Pologne est a cet egard revelateur. Mal gre l'inauguration et la commemoration de l'insurrection du ghetto de Varsovie des 1948 (c'etait une facon pour les autorites communis tes de passer sous silence la memoire de l'insur rection de l'Armee interieure declenchee le ier ao't 1944), la memoire de la Shoah a ete oc cultee, meme apres 1989. Pour la majorite des Polonais, jusqu'au debut des annees 2000, Aus chwitz est d'abord et surtout le lieu du martyr polonais lors de la seconde guerre mondiale. Katyn est egalement un lieu de memoire tres sensible dans la memoire collective polonaise et il occupe le devant de la scene memorielle depuis 1990. En mai 2000, le sociologue ame

ricain d'origine polonaise, Jan T. Gross, publie une 'tude sur le massacre de juifs a Jedwabne en juillet 19411. Ce massacre a ete commis par des Polonais sans que les Allemands soient di rectement intervenus. Avec cette enquete sou lignant non plus l'image de victimes mais de bourreaux des Polonais, Gross a suscite un debat retentissant et passionne en Pologne 2. Pour la premiere fois, ce pays s'est veritable ment confronte a cette partie infamante de son passe. Jedwabne est devenu un jalon majeur de la memoire nationale officielle, comme l'attes tent les excuses officielles presentees par le pre sident Kwasniewski en 2001 a l'occasion du 60e anniversaire de cette tragedie. La polemi que autour du livre de Gross montre la difficul te de la societe polonaise a admettre vraiment que d'autres aient connu des souffrances simi laires. La Pologne a en effet volontiers recours a l'argumentaire du martyrologe pour se pre senter comme une victime de l'Histoire 3.

Au-dela des formes institutionnelles, le degre d'integration de la Shoah dans la memoi re officielle se mesure a l'existence ou non de musees qui aborde la question de l'extermina tion des juifs. En Europe de l'Est, le paysage museographique est evidemment domine par des musees et des memoriaux qui rappellent les crimes commis par les regimes communistes et l'URSS (deportations de masse, executions sommaires, tortures...) 4. Dans les Etats baltes,

(i) Jan T. Gross, Les Voisins. 10 juillet 1941, un massacre de

juifs en Pologne, Paris, Fayard, 2002.

(2) Ruth Henning, Die Jedwabne-Debatte in polnischen Zeitungen und Zeitschriften, Potsdam, Deutsch-Polnische Gesellschaft Brandenburg, 2001. Voir aussi Anthony Polonsky et Johanna B. Michilic (dir.), The Neighbors Respond. The Contro

versy over thejedwabne Massacre in Poland, Princeton, Princeton

University Press, 2004.

(3) Wlodzimierz Borodziej, ? Abschied von der Martyrolo

gie in Polen ? ?, in Martin Sabrow, Ralph Jessen et Klaus Grosse Kracht (dir.), Zeitgeschichte als Streitgeschichte. Grosse Kontroversen seit 1945, Munich, Beck, 2003, p. 288-305.

(4) Volkhard Knippe et Ulrich M?hlert (dir.), Der Kommu nismus im Museum. Formen der Auseinandersetzung in Deuts chland und in Ostmitteleuropa, Cologne, B?hlau, 2005.

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il n'existe actuellement aucun musee dedie 'a la memoire de la Shoah. La Lettonie et l'Estonie possedent un Musee des occupations qui traite uniquement de la souffrance des populations autochtones sous la domination sovietique et nazie 1. A Riga, le Musee des occupations, inau gure en 1993, occupe un batiment qui a abrite jusqu'en 1990 le Musee des tirailleurs rouges lettons 2. La scenographie de la premiere salle illustre parfaitement les propos de Sandra Kal niete evoques en introduction. Le visiteur y de couvre les portraits de Staline et de Hitler, ce qui constitue un raccourci saisissant de la posi tion de la Lettonie, celle-ci mettant sur le meme plan les dictatures nazie et sovietique. La Lituanie possede un musee qui porte le nom de << musee pour les victimes du genocide >> (Ge nocido aukit muziejus), mais comme pour ses voisines baltes, cet espace museographique ne traite essentiellement que des souffrances litua niennes sous l'occupation sovietique. Le terme << genocide >> ne renvoie nullement a l'extermi nation des juifs. Mis a part la Hongrie, aucun autre pays n'a inscrit la memoire de la Shoah dans un espace museographique.

Cet espace museal, dont la creation fut deci dee par le gouvernement de Victor Orb an, est avant tout une compensation au tres tenden cieux Musee de la terreur (Terror hdza). Inau gure en fevrier 2002 a Budapest, celui-ci refletait la volonte des autorites politiques hongroises de l'epoque de privilegier dans ce lieu la memoire de la terreur sovietique au detriment de celle de la Shoah. Situe sur l'avenue Andrassy, la plus prestigieuse de Budapest, les << Champs-Ely sees hongrois >>, dans un batiment qui a abrite

tour a tour la Gestapo, les Croix-Flechees et la police secrete hongroise jusqu'en 1956, cet espace museographique, conqu par Maria Sch midt, montre essentiellement la violence des Croix-Flechees et des communistes, la Shoah n'occupant que deux salles sur les vingt-cinq que compte l'ensemble. La piece centrale de l'exposition permanente est un char sovietique

T 63 qui rappelle que la Hongrie a ete victime de l'URSS. Le logo du musee avec une croix flechee et une etoile rouge souligne la mise sur le meme plan du nazisme et du communisme, ce qui permet d'insister sur la souffrance du peuple hongrois domine dans un premier temps par une << poignee de collaborateurs >>, puis par une puissance etrangere.

Pour donner un gage a la communaute juive (la plus importante d'Europe de l'Est avec environ cent mille membres) et montrer ses <<bonnes intentions >>, le gouvernement de Victor Orban a decide la creation d'un musee commemorant la Shoah. Il a ete inaugure le 15 avril 2004 sous un gouvernement socialiste par le president israelien Katsav. Il s'agit du premier musee de ce genre en Europe de l'Est. Au cours de la ceremonie, le Premier ministre socialiste Peter Medgyessy a reconnu les << crimes haineux commis par le peuple hon grois contre le peuple hongrois3 >>. Le gouver nement socialiste hongrois veut prouver par cette inauguration et ce discours que la Hon grie se confronte a son passe en se conformant a l'imperatif categorique memoriel de l'Occi dent. Les noms d'environ soixante mille victi mes hongroises de la Shoah sont graves sur le mur interieur et abrites sous une rangee d'arca des, tandis que les salles d'exposition se trou vent au sous-sol. Pourtant, l'inauguration de ce musee a ete precedee de polemiques dans la presse et l'espace public. Les critiques por

(i) C?line Bayou, ? Le Mus?e letton des occupations. Ecrire l'histoire pour construire l'avenir ?, Le Courrier des pays de l'Est, 1052, novembre-d?cembre 2005, p. 75-78.

(2) Ces unit?s militaires ?taient c?l?br?es ? l'?poque sovi?ti

que pour avoir lutt? aux c?t?s des bolcheviks durant la guerre civile. C'?tait une fa?on de montrer le ? lien ?troit ? qui unis sait la Lettonie ? l'URSS d?s 1917.

(3) Cit? dans Richard Chaim-Schneider, ? Das Holocaust Museum von Budapest ?, Die Zeit, 24, 3 juin 2004.

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taient notamment sur le choix du site, une synagogue renovee datant du 19e siecle, mais situee dans une petite ruelle a l'exterieur du centre ville et depourvue de possibilites de par king pour les visiteurs. En outre, le choix d'une synagogue est problematique dans la mesure ou la Shoah n'est pas une question qui se reduit au judaifsme, mais bien un evenement que doit prendre en charge toute la societe hongroise. Pour ces raisons, Imre Kertesz a refuse de prendre part a l'inauguration du musee. Selon lui, son emplacement symbolise la place de la Shoah dans la memoire collective hongroise. Ainsi, le cas de la Hongrie montre comment des espaces museaux constituent un instrument politique aux mains de forces politiques qui se transforment en entrepreneurs de memoire. Les conservateurs du Fidesz mettent habile ment de cote la memoire des victimes juives, dans le but de se demarquer de l'extreme droite antisemite tout en cherchant a capter son elec torat.

L'etude de la memoire ne doit pas se limiter a l'analyse des formes institutionnelles mises en place depuis le debut des annees 1990 dans les diff6rents pays d'Europe de l'Est a l'initia tive d'entrepreneurs de memoire exterieurs (Union europeenne, Etats-Unis). La memoire est d'abord et surtout un fait social et il est im portant d'evaluer la place de la Shoah dans la memoire collective des societes civiles d'Euro pe de l'Est.

La Shoah dans la culture memorielle des societes civiles L'existence ou non de debats concernant la delicate question de la collaboration a l'exter mination des juifs constitue un indicateur per tinent pour juger de la lente integration de la Shoah dans la culture memorielle au niveau des societes civiles. En general, la polemique se concentre sur l'attitude a adopter par rapport aux unites auxiliaires autochtones qui ont com

battu au cote de la Wehrmacht dans les divi sions SS. Les cas des Etats baltes est particulie rement interessant a etudier. Pendant les decennies d'occupation sovietique, les survi vants de ces legions SS lettones et estoniennes etaient officiellement consideres comme les << collaborateurs des fascistes >>. Aujourd'hui, ils sont juges positivement par une majorite des populations de ces pays qui voient avant tout en eux des combattants ayant courageusement resiste a l'envahisseur sovietique. Cette image positive, relayee par les survivants eux-memes sous forme de publications et de brochures, est renforcee par un discours ambiant rappelant que ces legions n'ont pas ete considerees par les Allies occidentaux comme coupables de cri

mes de guerre en 1945. En Lettonie, le 16 mars est la date de commemoration annuelle des legionnaires tombes au combat. Jusqu'en 1998, des representants de l'Etat y participaient. Mais ils ont du' se retirer sous les pressions internationales. Depuis, cette commemoration n'a plus le label de fete nationale et elle porte un caractere prive. Des zones de silence demeurent autour de cette legion. II est encore ainsi tabou en Lettonie de rappeler que cette legion comportait de nombreux formateurs et officiers de la police auxiliaire lettone, notam ment du celebre commando Arajs qui est res ponsable du massacre de vingt-six mille juifs en Lettonie. Dans le cadre d'une societe multi-eth nique (avec une forte minorite russophone 1), la Lettonie commence lentement a se rapprocher des normes en vigueur en Europe de l'Ouest meme si les interdits autour de la legion SS sont encore forts. La volonte politique de se con fronter au passe est en effet un des piliers d'un Etat de droit democratique, mais elle n'est pas synchrone avec la culture memorielle de la societe.

(i) Emmanuel Droit, ? Lettonie. Les russophones entre

int?gration et repli identitaire ?, Le Courrier des pays de l'Est, 1052, novembre-d?cembre 2005, p. 10-18.

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La problematique est identique en Estonie

oI 1'erection en 2003 d'un monument ' la me moire de ceux qui ont combattu pour la legion SS durant la seconde guerre mondiale dans le cimetiere de la ville de Parnu, finance par la municipalite et par le gouvernement estonien, a suscite de vives reactions. Sous la pression de l'Union europeenne, aucun membre du gou vernement n'a assiste a la ceremonie d'inaugu ration. Les discours prononces a cette occasion ont insiste sur le fait que ce monument est des tine a honorer la memoire de tous ceux qui ont combattu pour l'Estonie, quel que soit l'uni forme qu'ils portaient. Une version preliminai re de ce memorial avait ete brievement erigee durant 1'ete 2002 avant d'etre retiree, le monu ment representant un soldat estonien portant l'uniforme de I'armee allemande ! En Hongrie, la question de la collaboration est rapidement evacuee en faisant reporter l'entiere responsa bilite sur la minorite des Croix-Flechees. Au dela des discours officiels et des polemiques sur la question de la part de responsabilite dans l'ex termination des juifs, l'integration de la Shoah dans les memoires collectives des Etats postso cialistes est tres limitee au sein des societes civi les. De facon generale, la reconnaissance des responsabilites dans l'extermination des juifs ne s'accompagne pas d'un travail de memoire au sein des societes civiles, ce qui montre bien que la memoire ne se decrete pas aussi facilement. A cote des entrepreneurs officiels de memoire

et d'une poignee d'historiens, seuls les intellec tuels juifs (qui se revendiquent comme tels ou non) produisent du discours sur la memoire de la Shoah dans l'espace public. Par exemple, I'action litteraire d'Imre Kertesz se double en Hongrie d'une intervention dans le domaine cinemato graphique, puisqu'il a tire un scenario de son

livre Etre sans destin 2. Les communautes juives nationales en tant que telles ne jouent aucun role de vecteur, y compris en Hongrie. Mais en depit de l'engagement d'intellectuels ou de la volonte politique de modifier ici et 1a le con tenu des manuels scolaires (avec le soutien financier de l'Union europeenne), les resultats sont plus que modestes. Imre Kertesz avait deja exprime en 2002 sa deception dans son ouvrage de reflexion La Langue expatri6e: << En Hongrie, on ne considere pas du tout l'Holocauste comme un traumatisme civilisationnel ; on pourrait dire qu'il n'y a pas d'Holocauste dans la conscience historique ou morale dans ce pays 3. >> Les Hon grois sont plus dans la posture du refoulement que dans la posture allemande du remords col lectif. Mais ils ne sont pas les seuls. De facon plus lapidaire encore, le journaliste Tomas Sniegon resume la position de la majorite de ses compatriotes tcheques << Leur Holocauste n'est pas notre Holocauste .>>

Si officiellement, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie ou les Etats baltes commencent len tement a abandonner leur statut de victime et a reconnaitre leur part de responsabilite dans la Shoah, les efforts au niveau politique se heur tent a une indiff6rence de larges parties de la societe civile voire a une hostilite face a un mou vement percu comme impose de l'exterieur par l'Union europeenne. Lorsqu'en 1995, le presi dent lituanien en exercice, Algirdas Brazaus kas, avait presente les excuses officielles de son pays devant la Knesset pour la participation de nombre de ses compatriotes a la Solution finale,

(i) Ruth Bettina Birn, Die Sicherheitspolizei in Estland 1941 1944. Eine Studie zur Kollaboration im Osten, Paderborn, Sch?

ningh, 2006.

(2) Gabor Er?ss, ? Repr?senter Pirrepr?sentable ? ?tre sans

destin et le cin?ma hongrois face ? l'Holocauste ?, Positif, 542, avril 2006, p. 86-89.

(3) Imre Kert?sz, A szam?z?tt nyelv [la langue expatri?e], Budapest, Magvet? K?nyvkiado, 2001, p. 290.

(4) Tomas Sniegon, ? Their Genocide, or Ours ? The

Holocaust as a Litmus Test of Czech and Slovak Identities ?, in Klas-G?ran Karlsson et Ulf Zander (dir.), Echoes of the Holo caust. Historical Cultures in Contemporary Europe, Stockholm,

Nordic Academic Press, 2003, p. 177-200.

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cet acte politique symbolique fort avait suscite beaucoup de remous dans son pays.

Depuis 1990, on observe le phenomene, tres populaire parmi les populations des pays d'Europe de l'Est, de rehabilitation d'anciens << collaborateurs >>. Cette entreprise est prise en charge par des partis politiques et des jour naux et elle est accueillie positivement par la majorite des habitants. En Roumanie, malgre l'image tres negative propagee pendant des decennies par le regime communiste d'apres guerre, la figure du marechal Antonescu 1 jouit d'une grande notoriete et les autorites politi ques ont longtemps essaye, au cours des annees 1990, de le rehabiliter. En 1991, le Parlement roumain avait ainsi observe une minute de silence pour commemorer le 45e anniversaire de l'execution d'Antonescu. Au milieu des annees 1990, une campagne de presse conduite par le journal populaire Ziua visait a donner le nom d'Antonescu a un des principaux boule vards de Bucarest2. En Hongrie, ce pheno mene concerne Laszlo Bardossy, ancien Pre mier ministre hongrois qui avait ete pendu en 1946 pour avoir fait entrer son pays dans l'Axe.

Mais ce contre-mouvement memoriel est encore plus organise en Slovaquie oiu les initia tives se multiplient en faveur de la rehabilita tion de monseigneur Tiso 3. Cette campagne s'observe a differentes echelles. Au niveau

national, le parti national slovaque (Slovenski narodna' strana, SNS), au pouvoir depuis les dernieres elections de juin 2006, en est le fer de lance. Au niveau local, des municipalites comme celle de Zilina avaient decide en 2002 d'eriger une plaque commemorative en memoire de Tiso. Ce n'est que sous les pressions politiques les plus hautes que la ville de Zilina a retire son projet.

Seule la Bulgarie se caracterise par une veri table culture memorielle de la Shoah large

ment diffusee au sein de la societe civile 4. Elle est un des rares pays (avec la Tchecoslovaquie) oui la Shoah est un theme aborde au sein de la societe, et ce des avant 1989. A l'epoque com muniste, les autorites mettaient naturellement en avant le parti communiste et plus generale ment le << peuple bulgare >>. Depuis la chute du rideau de fer, la Shoah est un veritable enjeu de memoire qui est plus important que le traite ment memoriel des crimes communistes, car elle se trouve au centre d'une veritable << concurrence des sauveurs >> entre les conser vateurs nationalistes et les neocommunistes. En fait, en Bulgarie, la question de la culpabi lite est completement mise de cote en faveur d'un autre debat. Les Bulgares sont en effet tres fiers de mettre l'accent sur leur role dans << le sauvetage de [leurs] juifs >>, reconnu par l'Etat d'Israe en 1996 avec l'inauguration d'un << parc bulgare >> a Tel-Aviv. Mais cet evene

ment est au centre d'une bataille pour la memoire entretenue par journaux interposes. D'un cote, la Duma, journal neocommuniste, denonce dans la tradition d'avant-1989 I'ancien roi Boris III comme un << criminel de guerre >> et met en evidence le role du << peuple >> et des << resistants antifascistes >> dans le sauvetage des

(i) Ion Victor Antonescu (1882-1946) ?tait un militaire et

homme politique roumain. Entre 1940 et 1944, il est Premier ministre et conducator (dictateur) de la Roumanie. Pendant la seconde guerre mondiale, il fait le choix de l'alliance avec Hit ler. Il est arr?t? lorsque la Roumanie, menac?e par l'Arm?e

rouge, passe du c?t? des Alli?s. Il est finalement jug? responsa ble par le tribunal du peuple de la mort de plus de 300 000 juifs et ex?cut? en avril 1946.

(2) ? Antonescu n'?tait pas Hitler, Mussolini ou Horthy. Il n'a pas tu? de juifs, mais il a sauv? des juifs. ? (Ziua, 12 ao?t 1995)

(3) Jozef Tiso (1887-1947) est archev?que de Bratislava. Il est

?galement l'un des chefs du parti populiste slovaque de Fabb?

Andrej Hlinka, mort en 1938. Le 10 mars 1939, Tiso d?clare

l'ind?pendance de la Slovaquie et instaure un r?gime de dicta ture contr?l? par l'Allemagne nazie. Il est arr?t? en 1945 et ex? cut? ? Bratislava le 18 avril 1947.

(4) Emmy Barouth (dir.), History and Memory. Bulgaria Facing the Holocaust, Sofia, Open Society Foundation, 2003. Voir aussi Tzvetan Tbdorov, ?

Bulgarien. Meilensteine einer kontroversen Selbstfindung ?, in Monika Flacke (dir.), op. cit., vol. 1, p. 95-122.

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quarante-huit mille juifs bulgares. En outre, les neocommunistes rappellent les deportations de plus de dix mille juifs realisees en Thrace et en Macedoine, territoires annexes par la Bulga rie pendant la seconde guerre mondiale. De l'autre, les conservateurs soulignent dans le journal Demokratsiya le role de sauveur du

monarque, passant sous silence son role dans la legislation antisemite de decembre 1940 (qui reduisait les droits civiques des juifs), son sou tien accorde 'a Hitler ainsi que sa decision de faire deporter les << juifs bulgares >> de Mace doine au printemps 1943. Ils denoncent le mythe de la << resistance antifasciste populaire >> et l'exageration du role du dirigeant commu niste Todor Zhivkov dans le sauvetage des juifs. Ces querelles compliquent le point de vue a adopter dans les manuels scolaires. La version du manuel d'histoire de 1993 developpe une perspective consensuelle en incluant tous les acteurs et en soulignant l'humanite du peuple bulgare 1. Cette bataille politique autour de la memoire de la Shoah eclipse les reglements de compte avec le passe communiste, largement soldes depuis l'explosion du mausolee de Dimi trov en 1999. Malgre la multiplication des actes de politi

que symbolique et de la bonne volonte affi chee, les theses negationnistes fleurissent dans la plupart des pays d'Europe de l'Est tradition nellement antisemites, a tel point qu'on peut qualifier le phenomene de << democratisation du negationnisme >>. En outre, elles ne sont plus le monopole des partis d'extreme droite. Meme en Bulgarie, on observe la diffusion des ouvrages d'auteurs comme Robert Faurisson, Jiirgen Graf ou Richard Hardwood. Ainsi, le livre de Graf- dans lequel ce dernier nie l'exis tence de la Solution finale, demontre que Sta line est pire que Hitler et que le genocide est une propagande sioniste - en est deja a sa

seconde edition. A la diff6rence de la Hongrie ou de la Pologne, la Bulgarie avait ete jusqu'alors epargnee par I'antisemitisme (y compris durant 1'entre-deux-guerres) et le negationnisme. La sociologue Liliana Deyanova explique 1'emer gence actuelle de l'antisemitisme en Bulgarie en la reinscrivant dans le cadre du developpement d'un discours globalement <<anti>>: antimo derne, anti-europeen, etc. Elle met en avant les difficultes socio-economiques liees a la transi tion et 'a l'approche de l'entree dans l'Union europeenne 2.

En depit d'une politique officielle active, la memoire de la Shoah n'a pas encore trouve sa place dans la culture memorielle des popula tions des pays d'Europe centrale et orientale qui ont integre l'Union europeenne. Mais aux marges de cette derniere, la memoire de la Shoah est encore largement occultee par des pays comme la Russie ou la Bielorussie.

Dans l'orbite de Moscou, la Shoah oubliee Les anciennes republiques sovietiques qui sont plus ou moins encore dans l'orbite de Moscou se caracterisent par une quasi-absence de dis cours sur la Shoah 3. En Russie, le cadre politi que autoritaire favorise le monopole d'expres sion d'une culture memorielle officielle attachee a la valorisation de la defunte URSS et a une po litique d'occultation volontaire de la memoire de la Shoah et du Goulag. En Russie, la victoire sur l'Allemagne nazie constitue depuis la << defaite de la guerre froide >> la seule figure d'identification de la nation russe, a l'image de la valorisation du souvenir de la bataille de Stalingrad ou du renouveau du culte de Staline. La russification de la culture memorielle sovie

(i) Tzvetan Todorov, op. cit., p. 112.

(2) Liliana Deyanova, ? Postcommunist negationism ?, in

Emmy Barouth (dir.), op. cit., p. 128-142.

(3) Zvi Gittelman, ? History, Memory and Politics : The Holocaust in the Soviet Union ?, Holocaust and Genocide Studies, 5, 1990, p. 23-27 ; Lucjan Dobroszycki et Jeffrey Gurock (dir.), The Holocaust in the Soviet Union, New York, Armonk, 1993.

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tique de la seconde guerre mondiale offre a la Russie, pays encore meurtri par sa perte d'in fluence geopolitique, une compensation sym bolique qui lui permet de se donner l'illusion d'etre une << grande puissance i?. La sociologue allemande Isabelle de Keghel y voit l'expression d'une << identite melangee russo-sovietique 2 ,,. Des initiatives de la societe civile existent, per mettant par exemple la construction a Moscou d'un memorial dedie aux victimes du Goulag (Butovskij Poligon).

En Bielorussie, le paradigme dominant est celui de la << Grande Guerre patriotique >> cou ple a celui de la << Guerre des Partisans >>. Au

moment de la dissolution de l'URSS, les execu tions commises sous Staline par le NTKVD entre 1937 et 1941 et decouvertes en 1988 par un archeologue a Kuropaty (pres de Minsk) etaient au centre des discussions. La construction d'un monument a la memoire des deux cent mille victimes ne vit pas le jour en raison de l'acces sion au pouvoir d'Alexandre Loukachenko en 1994 . Les Etats-Unis ont pourtant finance l'erection d'un monument en granite qui par trois fois depuis 1994 a ete victime d'actes de vandalisme. Le president bielorusse, qui ne mentionne jamais Kuropaty dans ses discours, a cherche a effacer ce lieu de memoire en cons truisant une autoroute en 2002. Ce projet s'est heurte a une opposition conduite par des jeu nes du front populaire bielorusse 4. Quant a la Shoah, elle ne fait jamais l'objet de discussions

et de debats dans l'espace public, meme apres 1990. Aujourd'hui, en depit du regime autori taire de Loukachenko, un mouvement de citoyens s'engage pourtant en faveur de la patri monialisation de l<? Auschwitz bielorusse >>, Trostenec. Malheureusement, toute mise en valeur memorielle des victimes juives est encore consideree aujourd'hui comme offen sante pour la majorite des Bielorusses, car elle relativise de fait les souffrances des victimes non juives. En outre, a proximite de l'ancien camp, on a decouvert une fosse rassemblant des victimes des purges staliniennes, ce qui gene le pouvoir en place. Ces cultures memo rielles concurrentes concentrees autour de ce camp ont fait l'objet d'un film documentaire du cineaste bielorusse Kolas, mais les autorites bielorusses ont refuse de le diffuser dans son integralite. Cette sedimentation memorielle relative aux horreurs nazies et sovietiques rappelle le cas allemand, dans lequel les camps de concentration de Sachsenhausen et de Buchenwald ont ete reutilises entre 1945 et 1949 par les forces d'occupation sovietique pour interner voire eliminer d'anciens nazis et des opposants liberaux ou sociaux-democrates. Etouffee "a l'epoque de la RDA, la memoire de ces camps speciaux (Speziallager) est remontee a la surface depuis le debut des annees 1990 5.

En Ukraine, en depit du processus recent de democratisation, le champ memoriel est forte ment polarise entre des cultures memorielles antagonistes qui refletent la division geogra phique observee sur le plan politique lors de la Revolution orange de novembre-decembre 2004. L'Ukraine etait un des principaux champs de bataille de la seconde guerre mondiale et elle a aussi connu son lot de massacres et d'horreurs, notamment les executions massives de plus de

(i)Jutta Scherrer, ?Sowjetunion/Russland. Siegesmythos versus Vergangenheitsaufarbeitung ?, in Monika Flacke (dir.), op. cit., vol. 2., p. 619-670.

(2) Isabelle de Keghel, Die Staatssymbolik des neuen Russland im Wandel. Vom antisowjetischen Impetus zur russl?ndisch-sowjens eben Mischidentit?t, Arbeitspapier an der Forschungsstele Osteuropa, universit? de Br?me, 53, d?cembre 2003.

(3) Ondrej Soukup, ? Massengr?ber in Kuropaty und offi

zielle Geschichtspolitik in Belarus. Geschichte im Dienste der Diktatur ?, conf?rence prononc?e le 11 janvier 2006 ? l'Uni versit? technique de Chemnitz.

(4) Barbara Oertel, ? 200 000 Tote unter Minsker

Asphalt ?, TAZ, 6608, 23 novembre 2001, p. IL

(5) Peter Reif-Spirek et Bodo Ritscher (dir.), Speziallager in der SBZ. Gedenkst?tten mit ? doppelter Vergangenheit ?, Berlin, Links, 1999.

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3. Monument de Babi Jar.

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trente mille juifs a Babi Jar les 29 et 30 septem bre 194L Le territoire ukrainien s'est definiti vement stabilise a l'issue de la seconde guerre mondiale, annexant a l'ouest des territoires ap partenant auparavant a la Pologne et a la Rou manie. Or, ces Ukrainiens de l'Ouest n'avaient jamais ete inclus 'a l'Empire russe ou a l'URSS. Cela a des consequences encore aujourd'hui sur la culture memorielle de cette societe. Jusqu'a l'independance de 1991, l'Ukraine avait diffuse la memoire officielle decretee par Moscou. Les

manuels scolaires de l'epoque sovietique ne mentionnaient jamais 1'episode de Babi Jar. A partir des annees 1990, cette image lisse vole en eclats. Le cas de l'Ukraine permet de mettre en lumiere une double memoire qui reflete un fosse ideologique entre les sympathisants de l'Armee rouge et ceux des formations nationa listes ukrainiennes qui ont participe a la guerre au cote de l'Allemagne nazie. Cette divergence de culture memorielle s'exprime geographi quement. La partie orientale du pays continue d'etre attachee a la << Grande Guerre patrioti que >>, alors que la partie occidentale parle de << guerre germano-sovietique >> dans laquelle l'Ukraine etait certes impliquee mais pas en tant qu'acteur, ce qui est une facon d'evacuer ses responsabilites dans la Shoah. Cette dicho tomie memorielle s'analyse tres bien a l'exem ple de la signification du 9 mai 1.

Le 9 mai est toujours un jour f6rie en Ukraine. Dans les regions orientales et meridio nales du pays, les habitants celebrent avec beau coup de ferveur la victoire de l'Armee rouge sur l'Allemagne. Dans la partie occidentale, notam

ment dans la ville de Lviv (l'ancienne Lemberg), une nouvelle tendance memorielle se dessine avec la commemoration du mouvement natio naliste de resistance ukrainien UPA (Armnee des insurges ukrainiens). Ce mouvement dirige

par Stepan Banderas luttait contre l'URSS et pour l'independance de l'Ukraine. En octobre 2002, la partie occidentale du pays a celebre le 60e anniversaire de l'UPA. Une statue de bronze de Stepan Banderas fut a cette occasion inauguree. Les villes de Lviv et Rovno vou laient meme instaurer le 23 fevrier une journee du souvenir en 1'honneur de la defense de la patrie qui aurait remplace l'ancienne fete sovietique de defense de la patrie. Or, cet UPA a collabore avec les Allemands en faisant partie des premieres unites a avoir envahi le territoire sovietique en juin 1941 et en exterminant des juifs 2. Les cercles politiques ukrainiens prorus ses comparent ce culte de Banderas a celui de Hitler sous le Troisieme Reich. Pour se defen dre, les nationalistes de l'Ouest rapportent par exemple que l'UPA a aide a sauver la vie de nombreux juifs en leur fournissant des faux papiers.

Dans le cadre de ce conflit entre deux cultu res memorielles, il y a peu de place pour le trai tement de la Shoah, meme si des 1991 le gou vernement ukrainien a officiellement reconnu Babi jar comme le << symbole du martyr juif >> et fait eriger sur le lieu du massacre un monument de bronze sur lequel les inscriptions font expli citement reference aux destins de ces trente trois mille juifs (document 3). Un premier mo nument avait ete erige en 1976, mais il etait situe a plus d'un kilometre du lieu du massacre et il ne mentionnait nullement le martyr des juifs. I1 etait constitue dans le style socialiste realiste avec onze figures de bronze. L'inscription se contentait de rappeler << le massacre de centai nes de milliers d'habitants de Kiev et de prison niers de guerre >>. Par la suite, le gouvemement ukrainien a instaure une journee du souvenir le

(i)Jutta Scherrer, ?Ukraine. Konkurrierende Erinnerun

gen ?, in Monika Flacke (dir.), op. cit., vol. 2, p. 719-736.

(2)John-Paul Himka, ?Ukrainian Collaboration in the Extermination of the Jews during the Second World War :

Sorting out of the Long-Term and Conjonctural Perspectives ?, in Jonathan Frankel (dir.), The Fate of the European Jews 1939

1945, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 170-189.

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29 septembre. Puis en 1994, le president Leo nid Koutchma a rencontre des juifs ukrainiens exiles a New York et leur a promis de punir juri diquement les criminels de guerre encore vi vants. Mais cette question n'est pas prioritaire. En outre, on discute et on travaille davantage des sujets comme les grandes famines de 1932-1933, ou le Goulag ukrainien qui fut un temps sous la responsabilite de Nikita Khrouchtchev.

Dans un certain nombre de pays d'Europe de l'Est, on observe une reconnaissance progressi ve reelle de la Shoah dans la memoire officielle nationale. Il s'agit sans surprise des pays en trants (ou candidats a 1'entree) dans l'Union europeenne, qui les a fortement incit's a << occi dentaliser >> leur memoire historique pour pouvoir << faire partie du club >>. Mais ce mou vement, souvent percu comme impose de l'ex terieur par les populations de ces pays (il est vrai que la population juive de ces pays presque totalement exterminee entre 1942 et 1945 n'etait pas en mesure de prendre en charge cette memoire de la Shoah), ne va pas sans po lemique, maladresse, debats et conflits, parfois sur fond d'antisemitisme et de negationnisme. La memoire de la Shoah reste globalement moins importante que celle du Goulag qui re presente pour ces populations une experience vecue ou rapportee associee 'a la domination sovietique. Ces evolutions en cours nous ame nent a nous interroger dans un dernier temps sur la possibilite ou non de l'demergence d'une culture memorielle commune en Europe, d'une << juste memoire 1?, partagee par le plus grand nombre.

Vers une convergence des cultures memorielles ? Le 10 avril 2005, Jorge Semprun a lance un plaidoyer en faveur d'une reconnaissance de la

memoire des crimes communistes en Europe de l'Ouest et d'un partage des cultures memo rielles, alors que l'on passe irremediablement de l'ere des temoins 'a I'ere des commemora tions 2. Lors de son discours au theatre natio nal de Weimar, prononce 'a l'occasion du 60e anniversaire de la liberation du camp de con centration du Buchenwald, mais passe relati vement inaper,u dans la presse europeenne, l'ecrivain espagnol declare esperer << que lors de la prochaine commemoration dans dix ans, en 2015, l'experience du goulag sera integree dans notre memoire europeenne collective. Nous esperons qu'a cote des livres de Primo Levi, Imre Kertesz ou David Rousset, les recits de Varlam Chalamow sur la Kolyma seront ega lement mis en avant. Cela voudrait dire d'une part que nous ne serions pas plus longtemps paralyses d'un cote et de l'autre, que la Russie aurait fait un pas decisif sur la voie de la democratisation3 >>.

A la diff6rence du discours de Sandra Kal niete 'a Leipzig, cette mise sur le meme plan de la memoire des camps nazis et sovietiques n'a suscite aucune protestation, car elle est un appel a la reconnaissance de l'Autre et de sa memoire. Derriere ce plaidoyer de Semprun se cache en effet un appel 'a avoir de l'empathie pour les victimes d'autres communautes de memoire. Salomon Korn a concede a la veille du 8 mai 2005 que des memoires diff6rentes doivent pouvoir coexister pacifiquement, que les imperatifs memoriels ouest-europeen et est europeen ne doivent pas s'exclure. Cependant, il met en avant des conditions 'a cette coexis tence des imperatifs memoriaux dans l'Europe reunifiee: <<Le noyau ethique de l'imperatif devenu entre-temps en Europe incontestable,

(i) Paul Ric ur, La M?moire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000.

(2) Annette Wieviorka, ? 1992. R?flexions sur une

comm?moration ?, Annales ESC, 3, 1993, p. 703-714.

(3) Jorge Semprun, ? Niemand wird mehr sagen k?nnen :

"Ja, so war es" ?, Die Zeit, 16 (14), avril 2005, p. 52 (traduit par nos soins).

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c'est de preserver la memoire du massacre des juifs europeens. Pour la meme raison, l'impera tif memoriel est-europeen est justifie, a condi tion que cette exigence ne se tourne pas contre le consensus ouest-europeen 1. , Tout citoyen europeen doit garder en

memoire Auschwitz et la Kolyma. L'oubli de la Shoah en tant que condition pour construire une identite europeenne serait selon Marek Edel

man une << victoire posthume de Hitler2 ,,. L'oubli du Goulag dans la memoire collective europeenne n'est-il pas tout aussi condamnable et ne constituerait-il pas en quelque sorte une victoire posthume de Staline ? La chute du rideau de fer a imprime une acceleration au processus de construction europeenne. Elle pose la question de la reconnaissance de cultu res memorielles diff6rentes. Mais l'empathie occidentale est souvent limitee a une simple reconnaissance intellectuelle plutot qu'a un authentique partage. L'integration de la memoire du Goulag dans une memoire euro peenne commune doit s'appuyer sur la multi plication des echanges culturels, la diffusion de connaissances sur ces pays et leur histoire par le biais de l'institution scolaire et universitaire, par l'intermediaire des medias. Sur le plan politique, I'Assemblee parlementaire du Con seil de l'Europe vient recemment d'adopter a une forte majorite une resolution condamnant les << crimes des regimes sovietiques >>. Cet acte symbolique vient a la suite d'un appel de depu tes baltes adresse au debut de l'annee 2005 au commissaire europeen pour la Justice, Franco Frattini, dans lequel ils demandent que l'Union europeenne mette sur le meme plan l'interdiction des signes nazis et communistes. Prepare par un depute suedois appartenant au

parti populaire europeen, Goran Lindblad, le texte vote le 25 janvier 2006 pose les bases d'une reconnaissance des crimes communistes au meme titre que les crimes nazis. Jusque-la, les representants des pays entrants denoncaient le fait que les millions de victimes de la dicta ture sovietique etaient des << victimes de seconde classe 3 >>. Cette resolution a souleve la protestation de certains partis communistes comme le PCF. II est evident que dans des pays comme la France oiu le communisme n'est pas assimile a un regime de dictature et de terreur, certaines elites intellectuelles ont du mal a accepter la culture memorielle des Europeens de l'Est. Sans vouloir nier les specificites de la politique genocidaire nazie et malgre un cer tain manque de rigueur du texte, cette con damnation des crimes des regimes communis tes est un signe que la memoire de ces violences est reconnue et denoncee au meme titre que les violences nazies par une institution occidentale basee "a Strasbourg.

Au final, cet article a permis de mettre en lumiere la ligne de partage memorielle entre l'Europe occidentale et l'Europe postsocialiste. La culture memorielle des Europeens de l'Ouest ne recouvre pas celle des Europeens de l'Est. D'un cote, 1'extermination desJuifs cons titue en Europe de l'Ouest le crime le plus abo

minable dans l'echelle des horreurs du 20e siecle, si bien qu'Auschwitz a ete eleve au rang du mal absolu. La memoire de la Shoah represente un critere d'inhumanite auquel se refere la conscience moderne, chaque fois qu'elle craint de s'egarer. De l'autre, les nou veaux membres est-europeens de l'Union europeenne mettent en avant la memoire dou loureuse de l'occupation sovietique incarnee

(i) Salomon Korn, ? Die Zukunft der Erinnerung in

Europa?, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 125(2), juin 2005, p. 8 (traduit par nos soins).

(2) Carlo Ginzburg, ? Beweis, Ged?chtnis, Vergessen ?,

Werkstattgeschichte, 30, 2002, p. 50-60.

(3) Par ailleurs, en juin 2006, le gouvernement allemand a

fait un geste en direction des victimes de l'arbitraire de la dic tature est-allemande (environ 70 000 personnes recens?es) en

leur accordant une pension. Selon la dur?e de l'emprisonne ment, la pension s'?l?ve entre 150 et 500 euros par mois.

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par le Goulag qui constitue leur etalon de mesure. L'Occident considere la Shoah comme le souvenir central de l'Europe, tandis que cette perspective est critiquee par les Europeens de l'Est qui pensent que les Occi dentaux relativisent le communisme. En retour, les Occidentaux denoncent I'antisemi tisme des Europeens de l'Est, car la remise en cause de la singularite de la terreur nazie est jugee comme une relativisation de la Shoah. Ce dialogue de sourds est encore une realite dura ble. La Shoah est toujours consideree en Europe de l'Est comme un massacre de masse parmi d'autres et comme imposee de l'exte rieur. Sa memoire est meme encore largement occultee dans les anciennes republiques sovie tiques. La reunification du continent euro peen, sanctionne par l'elargissement du 1er mai 2004, ne s'accompagne pas d'une reunification des memoires. Cette derniere fonctionne selon un autre rythme et necessitera probablement plusieurs generations. Les discussions et les echanges transnationaux facilitent l'ouverture intellectuelle de ces pays, les amenent a se con fronter a leurs propres tabous, a la delicate question de leur part de responsabilite dans le processus de la Shoah. La confrontation avec cette histoire douloureuse est une etape impor tante pour ces jeunes democraties en voie de stabilisation depuis l'entree dans l'Union euro peenne. Mais les democraties occidentales ont aussi 'a reconnaitre la memoire du Goulag.

L'exigence politicomorale que nous impo sons a ces pays nous fait parfois oublier que la

France a mis du temps avant de se confronter a Vichy 1 et a la guerre d'Algerie. Le chemin est donc encore long avant de pouvoir parler d'une culture memorielle europeenne commune ou chaque groupe de victimes trouverait sa place. En depit d'un meilleur traitement de la memoire de la Shoah dans de nombreux pays de l'Est, les resistances et les reticences sont encore nombreuses. Un certain nombre de pays ne reconnaissent toujours pas ou alors dif ficilement certaines categories de victimes tels que les Tziganes en Slovaquie, en Roumanie. Cette concurrence des victimes (car se souve nir pour chaque groupe c'est exister, perdre la memoire c'est disparaetre) conduit a une selec tion (la memoire tragique des prisonniers de guerre sovietiques lors de la seconde guerre mondiale est completement evacuee), a une fragmentation de la memoire et a la formation de cultures memorielles antagonistes qui fragi lisent le processus de <<consensualisation>> souhaite par Jorge Semprun.

Emmanuel Droit, anciennement doctorant au Centre Marc Bloch de Berlin, vient de soutenir une these d'histoire sur la

construction de I'homme socialiste nouveau dans les ecoles

de Berlin-Est (1949-1989) ))a l'universite de Paris-I-Pantheon Sorbonne. II a recemment publie, avec Michel Christian,

((tcrire I'histoire du communisme: I'histoire sociale de la

RDA et de la Pologne communiste en Allemagne, en

Pologne et en France)) (Geneses, 61, decembre 2005) et dirige avec Sandrine Kott, Die ostdeutsche Gesellschaft. Eine transna tionale Perspektive (Links, 2006). l est actuellement enseignant en section AbiBac au lycee international des Pontonniers de

Strasbourg. ([email protected])

(i) Henry Rousso et ?ric Conan, Vichy, un pass? qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.

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