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Sandrine Chenivesse Fengdu : cité de l'abondance, cité de la male mort In: Cahiers d'Extrême-Asie, Vol. 10, 1998. pp. 287-339. Abstract Both a mountain — located on the upper Yangzi river near the famous Three Gorges in the extreme East of Sichuan province — and a mythical location in Taoist scriptures of the Six Dynasties, Mount Fengdu has been at least since Tang times a celebrated place of pilgrimage. People went there not only to worship their deceased but also to untie the "knots of death" and proclaim the "vow of living." Originally a holy place in the legend of two immortals of the Han dynasty, Fengdu was known as the entrance to the Taoist hells where the souls of the deceased were temporarily consigned to subterranean prisons. It is still today the site of impressive religious processions. This historical and ethnological study of Fengdu seeks to contribute to the interpretation of the meaning of death in China. On the basis of several types of texts — Taoist scriptures, ancient mediumistic revelations, mirabilia, local histories, epigraphy, and ethnographic works, as well asfteldwork, this article retraces the history of the sacred site and the evolution of the beliefs and ritual practices associated with it. In conclusion, Fengdu appears like a polysemic place that, beyond the management of mourning and the consecration of despair, answers a therapeutic need: for the pilgrim who comes to express his vow of living, Mount Fengdu is a source of healing. Thus Fengdu is not only a circuit joining the world of the living and the netherworld, but also a "discursive place" set up against that which is "not said," where people come to express the incommunicable — the traumatic gulf between oneself and the world — and to ritualize the language of sorrow. Citer ce document / Cite this document : Chenivesse Sandrine. Fengdu : cité de l'abondance, cité de la male mort. In: Cahiers d'Extrême-Asie, Vol. 10, 1998. pp. 287- 339. doi : 10.3406/asie.1998.1137 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/asie_0766-1177_1998_num_10_1_1137

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Sandrine Chenivesse

Fengdu : cité de l'abondance, cité de la male mortIn: Cahiers d'Extrême-Asie, Vol. 10, 1998. pp. 287-339.

AbstractBoth a mountain — located on the upper Yangzi river near the famous Three Gorges in the extreme East of Sichuan province —and a mythical location in Taoist scriptures of the Six Dynasties, Mount Fengdu has been at least since Tang times a celebratedplace of pilgrimage. People went there not only to worship their deceased but also to untie the "knots of death" and proclaim the"vow of living." Originally a holy place in the legend of two immortals of the Han dynasty, Fengdu was known as the entrance tothe Taoist hells where the souls of the deceased were temporarily consigned to subterranean prisons. It is still today the site ofimpressive religious processions. This historical and ethnological study of Fengdu seeks to contribute to the interpretation of themeaning of death in China. On the basis of several types of texts — Taoist scriptures, ancient mediumistic revelations, mirabilia,local histories, epigraphy, and ethnographic works, as well asfteldwork, this article retraces the history of the sacred site and theevolution of the beliefs and ritual practices associated with it. In conclusion, Fengdu appears like a polysemic place that, beyondthe management of mourning and the consecration of despair, answers a therapeutic need: for the pilgrim who comes to expresshis vow of living, Mount Fengdu is a source of healing. Thus Fengdu is not only a circuit joining the world of the living and thenetherworld, but also a "discursive place" set up against that which is "not said," where people come to express theincommunicable — the traumatic gulf between oneself and the world — and to ritualize the language of sorrow.

Citer ce document / Cite this document :

Chenivesse Sandrine. Fengdu : cité de l'abondance, cité de la male mort. In: Cahiers d'Extrême-Asie, Vol. 10, 1998. pp. 287-339.

doi : 10.3406/asie.1998.1137

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/asie_0766-1177_1998_num_10_1_1137

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FENGDU : CITE DE L ABONDANCE,

CITÉ DE LA MALE MORT

SANDRINE CHENIVESSE

Both a mountain — located on the upper Yangzi river near the famous Three Gorges in the extreme East of Sichuan province — and a mythical location in Taoist scriptures of the Six Dynasties, Mount Fengdu has been at least since Tang times a celebrated place of pilgrimage. People went there not only to worship their deceased but also to untie the "knots of death" and proclaim the "vow of living." Originally a holy place in the legend of two immortals of the Han dynasty, Fengdu was known as the entrance to the Taoist hells where the souls of the deceased were temporarily consigned to subterranean prisons. It is still today the site of impressive religious processions. This historical and ethnological study of Fengdu seeks to contribute to the interpretation of the meaning of death in China. On the basis of several types of texts — Taoist scriptures, ancient mediumistic revelations, mirabilia, local histories, epigraphy, and ethnographic works, as well asfteldwork, this article retraces the history of the sacred site and the evolution of the beliefs and ritual practices associated with it. In conclusion, Fengdu appears like a polysémie place that, beyond the management of mourning and the consecration of despair, answers a therapeutic need: for the pilgrim who comes to express his vow of living, Mount Fengdu is a source of healing. Thus Fengdu is not only a circuit joining the world of the living and the netherworld, but also a "discursive place" set up against that which is "not said," where people come to express the incommunicable — the traumatic gulf between oneself and the world — and to ritualize the language of sorrow.

Parmi les diverses représentations du monde des morts qui se sont dégagées depuis la fin des Han, le mont Fengdu g$W> — la "Capitale de l'Abondance"1 — occupe une place originale et paradoxale dans la géographie de l'au-delà en Chine. Le mortifère — la mort, le mourir — est pensé, en Chine, comme un territoire : l'anthropologie de la mort doit par conséquent être abordée par l'étude de la géographie sacrée de l'au-delà, de même que perçue dans les rapports certains établis entre cet espace outre-tombe et l'organisation d'un espace ici-bas. Le champ imaginaire de la mort s'accompagne très

1 C'est ce paradoxe sémantique — cité des morts, cité d'abondance — qui structurera la problématique d'une réflexion sur Fengdu. Le champ sémantique du caractère feng est particulièrement fécond. Représenté archaïquement par le pictogramme de l'amphore à vin, ou à grain, et par connotation religieuse, du vase d'offrande, il est devenu par extension le plein, l'abondance, particulièrement liée aux récoltes qui sont, depuis les temps les plus anciens, objet de l'offrande saisonnière (après une moisson prodigue) pour le remerciement d'abondance.

Cahiers d'Extrême-Asie 10 (1998): 287-339

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tôt en Chine d'un processus de spatialisation : l'au-delà, de par sa localisation et ses configurations, est demeuré en perpétuelle mutation, se déplaçant depuis les cloaques des profondeurs de la terre — où furent imaginées les sources Jaunes ^M — vers les marches lointaines du septentrion — où furent échaffaudés palais et forteresses destinés au tri des âmes, puis de ces contrées inaccessibles et barbares, décalque des cartographies mythologiques, vers le centre même du pays. L'énigme reste entière sur l'émergence, dans les textes taoïstes des Six Dynasties, d'une île imaginaire nommée Fengdu et destinée aux morts, de même que sur sa dérive depuis l'extrême Nord-Est de la Chine, près de la péninsule Coréenne, jusqu'à sa fixation définitive aux abords d'une modeste bourgade fluviale, dans la pointe nord-est du Sichuan. Au cœur d'un ensemble fort vaste, il s'agira d'évoquer, au cours de cette étude, les diverses strates qui recouvrent l'écorce initiale de cet ancien mythe de mort taoïste — dont la dernière, contemporaine, demeure par conséquent toujours observable, et d'analyser l'extraordinaire permanence avec laquelle l'ancien scheme mythique a été véhiculé au sein des divers discours qui, selon les époques, s'en sont emparés.

Siège légendaire d'une vaste "cité démoniaque %ML," mais aussi île engloutie, déprise de son exacerbation de symbolique pendant plus d'une vingtaine d'années iconoclastes,2 le site se présente aujourd'hui à l'image d'une sorte de Disneyland macabre.3 Parmi les soixante-dix temples répertoriés avant 1949 à Fengdu, une dizaine seulement ont survécu sur la montagne (pas un dans la ville), et un seul d'entre eux demeure en activité, néanmoins restreinte.4 Lors de mes différents passages sur le site, je me suis ainsi d'abord heurtée au théâtre aseptisé de croyances et de pratiques soigneusement épinglées par l'argument historique et culturel.5 Il ne me fut jamais parlé autrement de

2 Entre 1958 et les premiers efforts de reconstruction dans le début des années 1980. 3 Le terme de guicheng %M. qui aurait été employé pour la première fois dans les années

50, devient le terme moderne et normatif sous lequel sont classées les anciennes croyances et pratiques au sein desquelles se forma Fengdu. Dans les années 60, la guicheng est associée par la presse à un "parc d'attractions ^B" qui est la traduction chinoise pour Disneyland-, ce qui reste assez proche de la conception traditionnelle de ming shan & ill ("montagne fameuse") au cœur de laquelle la simple promenade du lettré équivalait jadis au premier stade de la vie religieuse ; cf. Soymié, Lo-feou chan . De même, on pourrait se demander ce que recouvre l'expression de gui wenhua H^tfb ("culture démonologique") qui définit aujourd'hui, pour les chercheurs chinois et les officiels concernés, le contexte socio-religieux de Fengdu et entérine surtout l'idée d'un musée de croyances, voire de l'au-delà. Le premier colloque sur la culture locale de Fengdu, en 1990, avait pour objet la transformation future de Fengdu en leyuan, et laisserait à penser que Fengdu rejoint ici un projet d'envergure nationale de construction de "parcs à thème," comme l'illustre l'ouverture récente d'un parc rassemblant les reproductions des plus célèbres monuments du monde, à Guangzhou.

4 II s'agit du Yansheng tang M^È^ (Temple du Prolongement de la vie), l'ancien Dongyue miao ^3ËJ§ï (Temple du Pic de l'Est), incendié en 1935 puis reconstruit en tant que temple bouddhique. Je renvoie à la contribution de M. Li Yuanguo, dans le volume chinois lié à ce présent volume, laquelle offre une liste assez détaillée de la géographie religieuse du site.

5 Plusieurs séjours échelonnés entre 1990 et 1993 dont la difficulté fut d'arriver à surpasser dans les rapports avec la population, la pantomime du "non-dit, non-vu," pour entrer

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la cité infernale qu'au titre de curiosité quasi-folklorique, de parc ludique ou de patrimoine antique faisant la fierté de ses habitants; encore moins ne fut évoquée l'association, ne serait-ce que sémantique, du lieu saint à l'ancien site mythique. En revanche, Fengdu apparaît comme un lieu de mort fantasmé dans la représentation que s'en font les fidèles extérieurs au site, notamment ceux qui se rendent au pèlerinage annuel qui, malgré une connotation de plus en plus commerciale (liée au financement du barrage hydraulique des Trois Gorges), a perduré jusqu'à nos jours.

Or, le véritable lieu saint n'est pas forcément le lieu conservé dans toute sa réalité. Comme tout puissant lieu de culte en Chine, Fengdu est ubiquiste, incitant, au temps de son apogée, sous les Ming, et aujourd'hui encore, la filiation d'autres centres religieux grâce au "partage de l'encens," fenxiang £Hf .6 Ainsi, dû à un relief impénétrable, l'impossible accès au site pour les pèlerins du Shaanxi conduisit sous l'ère Wanli des Ming (1573-1620) à la reproduction d'une cité des morts jumelle dans la région de Hanzhong Mrf1. L'observation du site actuel, du moins de ce qu'il en reste puisqu'il fut entièrement détruit lors de la révolution culturelle, est riche de sens : la surprenante précarité des lieux — une cabane de tôles ouverte à tous les vents — que souligne le contraste avec la forte vivacité du culte,7 force la comparaison avec le Fengdu du Sichuan qui, entravé de signifiants mais largement désinvesti par la croyance et la pratique, apparaît comme un "non-lieu." Parallèlement, à Taïwan, dans la banlieue de Tai- zhong, les fidèles du Zihao tan ^TfêfJfi (Autel de l'Immensité pourpre), fondé en 1983 sur un ancien lieu de culte établi en 1911 pour vénérer un certain Pudu gong II Hl£a ("Seigneur du Salut universel"),8 ont, à la suite d'une révélation transmise en rêve par la divinité au médium du temple, organisé en 1989 le premier pèlerinage vers le temple-mère, le Yanluo tianzi dian HH^-Fix (Temple de Yama) à Fengdu.9

Quoiqu'il en soit, la dénégation du lieu saint tout comme sa mise en valeur excessive soulignent sa présence incontournable. Doit-on en déduire que la sacralité du lieu

enfin dans la chair des représentations en m'en tenant à la cohérence de ce sens donné, plus complètement et fondamentalement proche d'un sens vécu que d'un sens représenté ou conscient.

6 Schipper, "Comment l'on crée un lieu saint local."

7 Présence d'une communauté liturgique active, étendue à d'autres provinces grâce à quatre pèlerinages annuels et de nombreuses fêtes de temple (miaohui) animées par des démonstrations de théâtre exorciste Nuo. L'étude détaillée de ce site faisant l'objet d'une recherche en cours, je renvoie le lecteur à une future publication.

8 Aucune divinité précise n'était venue investir Pudu gong et les fidèles l'avaient tout simplement identifié à une divinité infernale sans oser lui accorder d'identité plus précise, lorsque celui-ci se manifesta miraculeusement en 1983 sous la forme de Guangfa tianzun M&JzW-, "Le Vénérable céleste de la Propagation de la Loi," représentation céleste de Qinguang wang, le roi de la première cour des enfers qui prit la place de Yama après que celui-ci fut dégradé à la cinquième place.

9 Deux autres pèlerinages ont eu lieu en 1990 et 1991. En 1992, Guangfa tianzun rendit un oracle négatif sur la proposition d'un nouveau pèlerinage. Les affaires du détroit n'étaient effectivement pas au mieux. Quoiqu'il en soit, ce sont surtout, symboliquement, les relations fondamentales avec le pays d'origine qui ont été renouées.

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est définitivement érodée? Il est encore trop tôt pour répondre, si du moins l'île aux fantômes ne sombre pas, sous l'ombre menaçante du futur barrage, dans les remous du fleuve. Montagne engloutie ou île fantôme, le lieu saint Fengdu, qui garde souter- rainement du sens, ne manquera pas de surgir à nouveau hors des angles morts dans lesquels l'histoire n'a de cesse que de le repousser.

Il est rare de pouvoir suivre le développement d'une croyance. Qu'est-ce que la croyance? Et si celle-ci a toujours été renvoyée à un autrefois, encore faut-il savoir pourquoi. Les faits étudiés ici étant du pur domaine des représentations, la difficulté et la particularité de cette analyse aura été en partie constituée par le rapport de l'histoire — et surtout de ses silences, espaces non investis ou tabous10 — et de l'imaginaire — dont ces "silences" sont la proie par excellence — qui, touchant de manière différente l'écrit, la parole, le monument ou l'image, est le prisme de lecture des divers événements d'une société : le pouvoir, la justice, le temps, la mort, la douleur . . . Comme le souligne Lévi-Strauss, la démarche anthropologique, "loin de rester indifférente aux processus historiques et aux expressions les plus hautement conscientes des phénomènes sociaux (...) a pour but d'atteindre, par-delà l'image consciente et toujours différente que les hommes forment de leur devenir, un inventaire de possibilités inconscientes."11 Fengdu est le livre imagé de la mort imaginée : sa lecture nous offre le support d'analyse pour une perception approfondie des préoccupations et des pratiques sociales dont le lieu saint, qui surgit du simple cadre de la représentation, se fait le révélateur. Je tenterai donc de cerner en quelques points le résultat et les limites qui bornent le champ de cette réflexion où la dramaturgie du deuil, mais surtout de la douleur — associée aux diverses manifestations du malheur — tient une place centrale. Au sein d'un ensemble habité de réalités multiples, il s'agira de faire ressortir quelques passerelles, quelques îlots de sens. Car ces fragments de représentation ne forment pas une suite, "mais plutôt comme un archipel où rien n'impose un ordre de parcours pour aller d'une île à l'autre. Si elles communiquent, c'est sous la mer."12

DIVERSES REPRÉSENTATIONS DE LA CITÉ DES MORTS

Aspects du mythe : configurations et significations

La représentation la plus complète qui nous soit parvenue du Fengdu mythique est la description des Six deux démoniaques contenue dans deux chapitres du Zhengao (499), ouvrage rattaché à la tradition du Shangqing, une abondante collection de textes littéraires d'origine divine.13 Dictées entre 364 et 370 au poète visionnaire Yang Xi

10 Auxquels j'ai, dans le cas de Fengdu, conservé toute leur éloquence: dans les anciens documents monographiques, mais aussi dans la bouche de certains chefs religieux locaux de nos jours, tout comme dans le domaine de la recherche chinoise en sciences religieuses.

11 Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 30-31. 12 Mannoni, Clefs pour l'imaginaire, Introduction. 13 Les textes du Zhen'gao étant rattachés à la Voie des Maîtres célestes, Tianshi dao ^ÉIH,

expression du taoïsme du nord réfugié dans le sud avec la cour impériale des Jin W après

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1i§ti (330-386?) 14 par ses nombreux visiteurs célestes, puis rassemblées par Tao Hongjing ^kM (456-536), l'éditeur et l'exégète de cet ensemble de textes,15 les révélations médiumniques contenues dans le Zhengao forment un chapitre entier16 consacré à la géographie et à l'organisation du monde des morts : les particularités de l'île des Morts, Fengdu fPfP, la "Cité de l'Abondance," ou bien encore Luo Feng MW> , "l'Abondance déployée (ou extensive),"17 ainsi que les spectres qui l'habitent, y sont ainsi décrits dans le plus grand détail.

La plus ancienne allusion à la cité des morts de Fengdu connue et accessible à ce jour figure néanmoins dans le Baopuzi neipian. En effet, dans un passage où il décrit les pouvoirs particuliers de ceux qui ont atteint l'immortalité, les xian flij , l'auteur, Ge Hong H#Ç (283-343), mentionne explicitement le fait que les immortels ont le

l'invasion des "barbares" en 317, ne comportent encore aucune allusion au courant Shang- qing, apparu dans la deuxième moitié du IVe siècle, davantage orienté vers la perfection de soi et la mystique, et célèbre pour sa munificente littérature spirite. Les révélations du Zhen'gao, classées comme supérieures, étaient cependant empreintes d'un statut extrêmement privilégié. Les textes du Shangqing mettront en lumière les éléments nouveaux de la cosmologie et de la doctrine des Maîtres célestes — Yang Xi étant lui-même Zhengyi ("Un et Orthodoxe") — auxquels se mêlent des éléments d'ordre populaire, légendes et cultes émanant de la Chine du Sud de cette époque, issus du taoïsme ancien des Han.

14 Comme le précise Strickmann, le peu d'éléments qui existent sur la vie de Yang Xi proviennent tous du Zhen'gao : il serait ainsi né en 330 (selon ses propres indications) et mort en 386 (selon l'interprétation que fait Tao Hongjing du récit de la prophétie de sa mort); Strickmann, Taoïsme du Mao Shan, 85, n.101. Il fut "incontestablement, l'un des poètes le plus inspiré, au sens réel du mot, de l'époque des Six Dynasties ...;" ibid., 86.

15 Tao Hongjing divisa son œuvre — bien que celle-ci demeure d'apparence obscure et désordonnée — en sept livres, le sixième étant consacré à Fengdu; cf. Strickmann, ibid., 1 1 et sq.

16 Ces mêmes textes du Zhen'gao ont été rassemblés de nouveau par Tao dans un manuel rédigé à l'usage des adeptes: Dengzhen yinjue. Trois juan seulement de ce manuel jadis fort vaste auront été préservés dans le Canon taoïste {DZ 421, fasc. 193). Selon Strickmann, celui-ci comprenait à l'origine une reconstitution systématique de la hiérarchie de l'au-delà, reprise séparément dans le Canon taoïste {Dongxuan zhenling weiye tu, in DZ 167, fasc. 73), texte compilé par Tao Hongjing d'après les textes révélés du Shangqing et autres sources. Parmi les trois juan qu'en a conservé le canon des Ming, quelques éléments relatifs à Fengdu subsistent encore cependant. Les mêmes fragments révélés s'y distinguent, bien qu'intégrés dans une autre séquence et dans un contexte résolument ritualisé.

17 La faculté à générer du terme feng est en effet extensive, comme l'illustre son doublet dans la désignation de la cité des morts, Luo Feng. Luo définit le firmament, ce vaste "filet" qui retient le monde: telle est en effet la connotation cosmogonique qui émane, dans la pensée chinoise, de ce concept, le ciel étant conçu comme un gigantesque filet céleste parsemé de constellations. Plus prosaïquement, le terme génère l'étendue, le déploiement, et largo sensu l'immensité, l'ampleur, l'extension. Le registre sémantique de l'association des deux termes se concentre ainsi dans l'aspect "le plus feng" de luo: l'abondance étendue, déployée, extensive, vaste comme le firmament, aspect renforcé dans le Zhen'gao en divers endroits. Une telle occurrence est saisissable notamment au sujet des grains de riz merveilleux et du monde des immortels. Fengdu est ainsi surnommée "Capitale surabondante," Haojingfêtî. (15.11b), "Escarpement de l'Abondance étendue," Guang feng'a MWM (16.8a), "Terrasse prospère," Fengtai É$ÏE (16.8b).

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2Ç2 SANDRINE CHENIVESSE

"pouvoir de commander aux puissances redoutables de Luo Feng MW ."18 II semble cependant qu'à peu près à cette même époque, peut-être même antérieurement, ait existé un autre ouvrage décrivant spécifiquement ces lieux mythiques et leurs habitants. Intitulé Fengdu ji IH^iE (Mémoire sur Fengdu), ce texte aujourd'hui égaré, mais qui existait encore du temps de Tao Hongjing,19 fournissait le détail de l'organisation de ce monde infernal. Il semble en tout cas certain que Yang Xi s'est inspiré de ce traité20 et que la représentation d'une vaste cité démoniaque est donc héritée d'un passé plus lointain. Par ailleurs, un poème21 — attribué au poète Du Qiong fiiQt, mort en l'an 250 de notre ère — induit l'antériorité des Six deux de Fengdu sur les révélations reçues par Yang Xi : notons cependant que Fengdu y apparaît sous le jour particulier, cette fois-ci, d'une île d'abondance promise comme refuge aux immortels. L'ancienneté de ces représentations nous est encore démontrée par un autre texte antérieur au mouvement du Shangqing — le Jian jing É'J M (Manuel de VEpée)22 — qui offre une description des marches célestes du monde invisible, texte majeur dont s'inspire la partie finale du chapitre 16 du Zhen'gao.23 Quelques fragments de cet écrit, déjà perdu à l'époque de Tao, ont survécu dans de nombreuses citations,*24 l'auteur de la préface, Dinglu /Ëi^, le second des trois frères Mao ^:,25 attribue la paternité de ce texte au Seigneur Wang de la Ville de l'Ouest, Xicheng Wang jun ËS^JEfl, encore connu sous le nom de Wang Yuan ïEM ou Wang Fangping îE^^P, personnage quasi-mythologique de l'époque des Han de l'Ouest,26 dont le culte s'est développé, entre autres lieux, au Sichuan, au bord

« Cf. Ge Hong, Baopuzi neipian: 3.6b, in DZ 1185, fasc. 868-870. 19 Le Fengdu ji subsiste par fragments et par citations dans plusieurs autres textes du

Canon taoïste. Cf. Robinet, Révélation du Shangqing, 2: 328, n. 3. Cf. également les notes accompagnant la traduction de ces deux chapitres du Zhen'gao dans ma thèse: Chenivesse, Le mont Fengdu, 93-138.

20 Certains passages sont effectivement rattachés à cet ouvrage par Tao Hongjing. Les fragments rassemblés aux pages 2a-b et 9b du chapitre 15 se retrouvent aux pages 7b-8a du chapitre 10, où Tao Hongjing les note comme extraits du Fengdu ji. Cf. Robinet, Révélation du Shangqing, 2: 328, n. 2. Le Fengdu ji est encore cité en 16.6a et 16.11a.

21 Cité par le Zhen'gao 15.1 lb.

22 Le titre original est Taiji zhenren shijing jinguang cangjing luxing shenjing ^HHÀEff # yûMMWs.J&ffîM.. Cf. Strickmann, Taoïsme du Mao Shan , 61.

23 16.10a sq. 24 Cf. Strickmann, Taoïsme du Mao Shan ; Robinet, Révélation du Shangqing, 2: 137-38. 25 Les frères Mao, qui jouèrent tous trois un rôle important dans les révélations à Yang Xi

par leurs nombreuses apparitions, auraient vécu au IIe siècle A.C. Ils sont également les ancêtres éponymes du Maoshan.

26 Selon la préface du (Bao) jian jing (ap. Taiping yulan 665.1a et Yunji qiqian 84.1a), Wang Yuan aurait été le maître de Mao jun, l'aîné des trois frères Mao. Selon le Dengzhen yinjue (ap. Taiping yulan 668.3a), ce dernier avait 47 ans en 98 A.C; on peut donc en déduire qu'il serait né en 145 A.C. Wang Yuan, dont la biographie omet cette précision, serait alors né quant à lui dans la première moitié du Ile siècle A.C.

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du fleuve Yangzi, sur le site religieux Pingdu ^P^P, "La Cité du Plateau," qui fait l'objet de cette étude. Cet ouvrage, qui se présentait sous forme d'incantations ou de procédés magiques et contenait déjà la description d'un au-delà hiérarchisé ainsi que l'idée de progression spirituelle des âmes grâce à l'exercice de méthodes de longévité, aurait ainsi appartenu à un passé très ancien, avant d'être ensuite récupéré et éclairci par la tradition du Shangqing.

Le Zhen'gao nous montre ainsi qu'autour de Fengdu s'était déjà constitué un ensemble de concepts et de croyances tributaires à la fois de la religion de la Chine ancienne et du taoïsme du haut moyen-âge. Rien ne permet cependant d'affirmer, jusqu'à présent, que ce lieu mythique soit déjà associé à un endroit précis du monde ici-bas — à savoir le site historique de Pingdu, identifié par les croyances et les légendes aux frontières du monde des morts.

Les textes du Zhen'gao présentent tout d'abord le site mythique comme l'emplacement des liu tian f\^: "Six deux"27 — ciels terrestres peuplés des "esprits des morts" guishen %ffl — par opposition aux san tian H^^ "Trois deux" — ciels célestes abritant les immortels et les saints. Nous aurons à examiner dans toute sa subtilité le signifié qui se rattache à cette notion — "ciel des morts" ou encore "ciel démoniaque et terrestre" — qui, de même que celle de "grotte-ciel," sous-tend la structure fondamentale des géographies taoïstes de l'au-delà. La majeure partie des textes réunis dans le chapitre du Zhen'gao est consacrée à l'identité de ces guishen. Tel Dante dans la Divina Commedia, Yang Xi peuple Yinferno chinois de personnages qui lui sont familiers, les grands de ce monde auxquels probablement le peuple de son époque rendaient des cultes, ceux d'époques plus anciennes,29 parfois même proches des temps mythiques, mais aussi les personnes de son entourage immédiat, nobles et personnages aristocratiques de la Chine des Six Dynasties, comme son protecteur et commanditaire Xu Mi f^im (303-373). 30 Parmi les hauts fonctionnaires de cette bureaucratie céleste, on

27 Le chiffre "six" est l'emblème numérique par lequel se trouve défini un espace-temps désigné par la correspondance "nord-hiver" et donc investi par le yin pur.

28 Le concept de gui %, depuis la haute antiquité, signifie lato sensu "l'âme du trépassé," et stricto sensu, "l'âme de l'ancêtre." Shen # en revanche, désigne l'esprit vital, l'esprit conscient de l'homme. Or dieux et ancêtres sont associés sous le même vocable de shen tandis que les démons sont appelés gui . Désignant l'un comme l'autre, les âmes des morts, les termes shen et gui sont cependant interchangeables dans de nombreux contextes. Mais tandis que les shen continuent d'être entretenus en au-delà par leur famille sur terre, les gui sont des âmes abandonnées et souffrantes.

29 On trouve notamment à leur côté l'empereur Gaozu HSffi (r. 206-195 A.C.), Sima Yi § (179-251), général du royaume des Wei H (220-265), conseiller du fameux héros des

Trois Royaumes Cao Cao W$l (155-220), et grand-père de Sima Yan (265-290), le fondateur des lin de l'Ouest, et Xun Yu fjs£ (163-212), dont le fils Xun Yi ^H est le Seigneur du Taishan.

30 Yang Xi fut chargé par Xu Mi, fonctionnaire à la cour des Qin orientaux, de noter par écrit les instructions divines qui lui étaient communiquées. C'est la famille de celui-ci, dont plusieurs membres figurent dans ce panthéon des guishen illustres, qui bénéficia en premier lieu de la garde des textes révélés.

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trouve d'ailleurs Yang Xi lui-même qui, par ses talents visionnaires, anticipe sur son destin futur de Régisseur du Destin et d'Administrateur des âmes des morts dans les anciennes régions chamaniques de Wu ^ et de Yue M. 31

Les Six deux n'apparaissent pas, a priori, comme des lieux paradisiaques. Mais ce ne sont pas non plus des champs d'horreur. Loin d'évoquer l'idée d'une justice distributive et punitive dans l'au-delà, ils correspondent au monde obscur et caché des ancêtres où résident les âmes de ceux qui n'ont pu s'évader de la terre et, à l'instar des immortels, s'élancer vers les deux pour s'unir aux étoiles. A ce stade précis, la "Cité de l'Abondance," Fengdu, revêt encore toutes les caractéristiques du monde souterrain et inférieur des chamanismes traditionnels, sans avoir encore été investie des projections liées à la culpabilité humaine assorties des cruels châtiments qu'introduiront bientôt les représentations bouddhistes. Ce sont des lieux de jugements essentiellement consacrés au dénouement des litiges entre les morts — notamment les mal-morts, ces gui %, qui ont conservé leurs liens avec le monde ici-bas — et les vivants.

Comme le dit lui-même Tao Hongjing dans le passage de son exégèse sur la dénomination des Six deux (ou Palais-Ciel), tout cela demeure obscur.32 Les noms de ces palais, associés à des ciels, sont effectivement en eux-mêmes d'un sens abscons. Mais leur morphologie est tout autant déconcertante : chacun d'eux se dédouble d'une réplique située dans les fosses pélagiennes de l'île, forgeant le concept paradoxal de ciels abyssaux identifiés à de vastes grottes. Ces Palais-Ciel ne sont point, a priori, des lieux de rendez-vous célestes, mais bien plutôt de cantonnements où les âmes des trépassés — "les mânes des Six deux" — sont parquées, avant d'être ensuite triées et dépêchées vers d'autres juridictions. Inaccessible au pas de l'homme,33 le territoire des Six cieux est élargi et renforcé de domaines annexes: trois cent dix-neuf autres palais, équivalents en circonférence, leur sont adjoints, dont les entrées demeurent secrètes;34 puis sont encore circonscrits, parmi une centaine d'autres lieux analogues, quatre arrondissements aux allures de grands fiefs militaires abritant les armées démoniaques et mis en correspondance avec les quatre orients,35 qui partagent le territoire chinois. Le territoire des Six cieux s'étend encore à des confins sans limites. Le commentaire de Tao Hongjing laisse entrevoir les divers possibles qui semblent régner, à son époque, sur l'emplacement géographique des portes infernales. Les morts n'empruntent pas nécessairement le chemin d'outre-tombe le plus direct : certains se rendent tout d'abord vers de fameuses montagnes, fleuves ou mers, pourvus de leurs propres cachots souterrains,36 auquel cas il n'est nul besoin pour eux de se presser vers le premier Palais-

31 16.7b. Sur ces deux anciens royaumes, voir Chavannes, Royaumes de Wu et de Yue. 32 15.1b. 33 15.1a. 34 Ibid. 35 16.3a. 36 15.2a.

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Ciel.37 Ainsi, le mont Taishan lH |Jj , connu pour sa prédominance à la même époque sur le monde des morts, apparaît ici, à la même enseigne que les fleuves et les mers, comme une porte auxiliaire du mont Luo Feng. Un vaste réseau de communication se révèle ainsi entre les fleuves, les mers, et le monde des morts, fait intrinsèque au contexte d'insularité qui caractérise l'emplacement géographique et l'orientation géoman- tique du mont Fengdu.

La situation de l'île est signalée par la position gui %z qui correspond aux mers nordiques.38 Ce point représente aussi graphiquement "l'image des eaux qui, de quatre directions, coulent et entrent à l'intérieur de la terre."39 Tao Hongjing le situe concrètement face à la "Région retirée (ou ténébreuse)" (Youzhou l#Jt| ), au nord de la presqu'île du Liaodong MM , "l'Est lointain." L'ambiguïté du terme Youzhou permet ici de supposer un lien continu entre les représentations du monde dans la Chine antique40 et l'emplacement d'un monde des morts aux confins de l'ici-bas. You désigne un lieu essentiel dans le mythe de l'aménagement initial de l'univers qui se joue dans la différenciation du monde humain d'avec le monde divin. C'est en effet à l'image de ces temps légendaires où étaient reléguées, en marge du monde connu et cartographie, les dernières figures d'un ordre obsolète et finissant, monstres dégénérés et rois déchus perdus dans l'au-delà des frontières maritimes où sévissait alors la racaille barbare, qu'émerge, à la lisière d'un univers clos protégé par les expulsions rituelles,41 le monde des morts tel qu'il est pensé au début des Six Dynasties. La violence de l'exclusion était nécessairement fondatrice d'un nouvel ordre. Relégués au cœur de cette sorte d'espace inactuel, où civilisation et nature finissent ensemble, les bannis, assistés des génies héraldiques des Orients, symbolisaient la fermeture des portes du territoire, consacrant celui-ci comme un monde cohérent, ordonné et civilisé.

Bannissement et expulsion

A l'instar de ces anciens mythes, Fengdu est une antre tumultueuse où sont confinées, outre les âmes des trépassés, les peuplades maléfiques des Six cieux, gigantesques armées d'esprits vengeurs dressées contre le châtiment de maie mort qu'elles endurent, mises au rebut par les instigateurs de la nouvelle cosmologie des Trois cieux. La signification des Six cieux participe donc a priori d'un complexe richement étoffé d'où se dégagent des strates très anciennes.

37 15.3a. 38 15.1a. Le point gui, comme pour les anciennes sources Jaunes, était considéré par le

Livre de la Médecine interne de l'Empereur Jaune "comme une émanation qi M. du principe céleste correspondant à l'orient Nord qui est eau;" cf. Granet, "La vie et la mort," 12.

39 Cf. le Shuowen jiezhi. 40 Le registre sémantique qui entoure ce terme est fort étendu. You traduit l'idée d'un

lieu retiré, caché M, abyssal $i$jj, obscur et insondable ^, fécond en yin fê. Il évoque encore la séquestration et l'enfermement 0, PB, le cœur de la montagne $£, et l'âme des morts.

41 Dans la Chine ancienne, ces expulsions étaient d'ailleurs souvent orientées vers le nord et liées au changement de règne dynastique.

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Contextuellement, et bien que les preuves fassent défaut, la supposition d'un lien entre la Chine antique et la représentation du monde des morts telle qu'elle nous est transmise par le Zhen'gao sera éventuellement amenée à faire sens par le lien supposé du terme feng &$ avec la capitale du même nom, bâtie par le Comte de l'Ouest, Xibo S iÙ, le fondateur de la dynastie des Zhou,42 sur le lieu même de la bataille qu'il remporta contre le dernier roi des Yin f&, le tyran Zhou Xin M¥ (1154?-1122? A.C.). L'existence historique de la capitale Feng appuie de toute évidence l'allusion faite par la terminologie des Six cieux au dernier roi des Yin déchus, encore soulignée par le nom accordé au premier des Six Palais-Ciel,43 comme tend à la prouver la place faite aux vainqueurs des temps anciens — dont le triomphe martial inaugura le règne dynastique des Zhou — héritiers, sur le territoire mythique de Fengdu, des plus hautes fonctions dans les hiérarchies d'outre-tombe. Ce sont en effet eux qui, sous l'égide de l'Empereur du Nord, Beidi it î^f, grand empereur des fonctionnaires démons, qui régit aussi les cinq autres ciels,44 et du Seigneur du Boisseau du Nord, Beidou jun Jb^l-iï, ^ gouvernent le monde des morts.

Tout comme le ministre,46 le héros fondateur se distingue parfois mal du monstre. De par la violente extermination des puissances chaotiques de l'ère des Yin, la vertu du nouveau souverain est reconnue et, avec elle, le dévouement héroïque du Comte de l'Ouest, fondateur d'un nouveau règne dynastique. Feng est par conséquent le symbole rayonnant du bannissement et de l'expulsion accomplie, ainsi que du retour d'abon dance.47 Le fait que les Maîtres célestes se soient réapproprié, une dizaine de siècles

42 II fonda à cet endroit le fief ê de Feng ïi, future capitale de l'avènement des Zhou ( Shi jing, troisième section, "Da ya Wen wang you sheng"). Le fils de Zhou Wen, le roi Wu fà, "le roi martial," premier souverain régnant des Zhou, octroya à son frère puîné, le roi Cheng $1 (r. 1115-1078 A.C.), l'investiture de ce fief, marquisat de Feng (Zuozhuan, Xi 24). On trouve encore Feng gong f|5K "Palais de Feng," du nom du palais de Zhou Wen wang (Zuozhuan, Zhao 4): "A Kang se trouve la cour impériale du Palais Feng," anciennement situé dans la partie est de l'actuel district Hu (Shaanxi). Se reporter à la monographie de Chang'an, Chang an zhi 3, "Gongshi," compilée sous les Song par Song Minqiu, et au Taiping huanyuji 26, "Yong zhou."

« 15.1b. 44 15.2a-3a. Résidant dans le premier Palais-Ciel, il sévit en au-delà non seulement à la

tête de toute une administration civile, mais aussi de gigantesques armées, ou plutôt de hordes d'esprits démoniaques aptes à envahir, à la première occasion, le monde des vivants. De même nature que les shangdi ±ïÇ, c'est-à-dire les "Souverains-d'En-Haut," à la seule différence près qu'il administre le monde souterrain, cet empereur boréal et ses légions d'esprits infernaux constituent l'objet d'un thème récurrent et important dans la littérature apocalyptique de la même époque.

45 Plus ou moins connoté à Beidi, Beidou jun affirme sa préséance dans l'ordre hiérarchique du monde de l'au-delà, incarné par le "roi martial," Zhou Wu Mljëï, premier souverain régnant de la dynastie des Zhou (15.5a), placé dans le quatrième Palais (15.3a).

46 Granet, Danses et légendes, 271. 47 "Zhou était dans la disette : quand il eut vaincu les Yin, la récolte fut abondante," cf.

Zuozhuan (trad. Couvreur, 1: 322); cf. Granet, Danses et légendes, 394.

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plus tard, dans le contexte socio-religieux de leurs entreprises sotériologiques, le nom Feng, ne peut manquer de produire du sens. Cet élément, incontournable dans la compréhension des représentations de l'époque sur le monde des morts, est capital. L'équivalence entre massacre sanglant et vertu bienfaisante, par le biais d'un renouveau salvateur, ponctuera à plusieurs reprises le système classificatoire exposé dans ces deux chapitres du Zhen'gao. C'est en effet greffé de ces anecdotes historico-mythiques que doit se comprendre le complexe sémantique et cosmologique qui entoure la cité des morts Feng telle qu'elle apparaît au début de la période des Six Dynasties. Mais nous retiendrons surtout l'équivoque qui caractérise l'île de Fengdu, à la fois aire de rebut des monstres et lieu d'accomplissement de soi aux frontières d'un monde subtil et saint. C'est en ce sens que l'île des morts, véritable conservatoire de paradigmes anciens, se prête au jeu du déversoir chaotique grâce auquel doivent surgir, dans une Chine dévastée par la tourmente de dynasties éphémères et embrasée par la terreur collective que nourrit la croyance en la fin imminente du monde, les jalons d'un espace purifié, intègre et socialisé.

Soumise aux soubresauts d'une grave crise politique et sociale que courtise la guerre civile, affaiblie par le joug brutal et déterminant des envahisseurs barbares, la Chine d'alors, ainsi offerte à toutes les possibilités du mal, menace de se transformer en un "vaste cimetière." Il importe de bien saisir l'ampleur du profond bouleversement qui agit sur les esprits : la mort n'est probablement plus un événement, mais le fruit quotidien de la débâcle. Elle est en outre associée aux émanations néfastes du monde démoniaque, peuplé de gui, ces mal-morts — projetés hors du monde des vivants de manière brutale ou accidentelle — que la malédiction poursuit en au-delà. Face à ces perspectives abyssales, le monde des idées est naturellement emporté, dès avant l'effondrement des Han, par l'ampleur croissante du désarroi vers la quête d'une voie de salut. Or si l'existence d'un tel monde dénie toute amélioration possible, si la société humaine se révèle irrémédiablement souillée, l'unique salut doit se situer en au-delà. Il ne s'agit point d'un pis-aller, mais bien du désir de reconstruire un nouveau monde sur les cendres de l'ancien, devenu obsolète et meurtrier, un monde de survie offrant une théorie explicative du malheur. Au désordre politique se substitue alors un nouvel ordre — céleste — porteur de ce salut. Introduisant toute une panoplie de méthodes thérapeutiques et prophylactiques de taille à combattre efficacement les puissances infernales, et contrainte par la concurrence et l'ampleur d'une tradition spirituelle et littéraire à tendance fortement sotériologique — celle qu'introduit le bouddhisme,48 l'orthodoxie des Maîtres célestes s'annonce, de façon inédite, détentrice de ce nouvel ordre du monde.49 Reprenant à son compte des représentations plus anciennes fixant la

48 Cf. Zûrcher, Messianism and eschatology ; voir aussi Buddhist influence on early Taoism. 49 Ayant acquis une existence officielle, elle étend son influence à la cour des Wei i!&

(220-265) et des Jin occidentaux # (265-316) et contribue ainsi largement à modifier le paysage mental, social et religieux, voire politique, de la Chine. Elle fait au IIIe siècle partie intégrante de la vie culturelle de la capitale, l'actuelle Luoyang, tandis que se poursuit au sud du fleuve Yangzi la tradition ésotérique dont l'ouvrage le plus représentatif est le Baopuzi de Ge Hong. A l'époque qui précède les révélations faites à Yang Xi, le messianisme est encore

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nature bureaucratique des deux,50 elle s'empresse de territorialiser l'espace imaginaire dévolu aux morts.

En rupture avec l'ancienne cosmologie chamaniste des Neuf deux originels,51 la nouvelle cosmologie énoncée par les Maîtres célestes constitue un clivage essentiel dans l'histoire religieuse de l'époque. Le monde se trouve dès lors départagé entre Trois cieux purs et Six cieux impurs,52 et le panthéon divin entre les pures émanations du Dao et les "âmes mortes," les guishen. Comme l'illustrent les grands rituels de salut par la repentance auprès des instances célestes admises dans le nouveau panthéon, l'abolition de l'ère des Six cieux substitue aux anciens sacrifices sanglants du chamanisme un élément nouveau et représentatif: le sacrifice des Écritures.53 Quant au panthéon de dieux périmés, régi par les rois-démons assujettis au Grand Empereur du Nord, il est relégué dans le lointain royaume démoniaque des Six cieux localisé sur l'île montagneuse du Luo Feng. Déversoir des profanes et "cadavres mécréants,"54 de tout mortel non-sanctifié, soumis aux sentences des Trois Agents et aux harassements de hordes spectrales, cette île accueille, après leur mort, la foule des bannis.

fort vivace et se trouve, au début des Jin orientaux MW (317-349) à l'origine de nouveaux soulèvements d'inspiration taoïste qui, au milieu du IVe siècle, attiseront les angoisses apocalyptiques et les rêves charismatiques de millions d'adhérents. Héritières des anciennes traditions chamaniques des Han et terres de naissance d'un nouveau courant taoïste — le mouvement mystique du Shangqing, né de la rencontre avec le taoïsme des Maîtres célestes — les régions méridionales du bas Yangzi, Jiangnan KW, supporteront, au Ve siècle, les premiers ferments de cette ferveur collective.

50 Cf. les travaux de Harper, "A Chinese demonography," 459-498, et Seidel, "Traces of Han religion in funerary texts."

51 Laquelle se trouvait alors en correspondance avec l'antique système de division de la Chine en neuf provinces et décrivait un univers découpé en trois strates superposées habitées respectivement par les dieux, les hommes et les démons.

52 Sur l'étude des divers aspects de ce mouvement, Schipper, Corps taoïste, 86 et sq. ; Stein, "Remarques sur les mouvements du Taoïsme religieux au IIe siècle ap. J.C."; Strick- mann, "The Mao Shan revelations," 1-64.

53 Le traitement approprié aux maux subis par les victimes des Six cieux nécessitait en effet le recours à une ou plusieurs méthodes pour normaliser les relations avec l'univers des trépassés. La tâche principale des libateurs de l'ordre des Maîtres célestes consistait ainsi à adresser aux cieux des rapports sur les maladies et à implorer l'assistance des fonctionnaires célestes concernés par un système de fiches remises simultanément à chacun des Trois agents, représentatif du pouvoir du scribe sur les forces menaçantes de l'au-delà. Maspero (Le Taoïsme et les religions chinoises, 358) décrit ainsi ces rituels démonifuges: "le prêtre inscrivait le nom [du malade] et son repentir sur trois fiches destinées au Ciel, à la Terre, et à l'Eau: la première était brûlée, la seconde enterrée, la troisième immergée." Strickmann décrit le rituel d'appel à la clémence auprès des autorités célestes par l'envoi d'esprits-messagers extériorisés hors du corps du libateur, porteurs de pétitions contre les forces démoniaques de la destruction: cf. Strickmann, Taoïsme du Mao Shan, 150.

54 Dans les textes de la Voie du Maître céleste, les "cadavres" mécréants ou ambulants sont les espèces de zombies auxquels on assimile les profanes non-taoïstes, et qui aux yeux des taoïstes ne valent guère mieux que des morts et des damnés; cf. Strickmann, ibid., 220, n. 414. Voir aussi Mantras et mandarins, 91.

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Bouleversant les pratiques traditionnelles de la religion chinoise ordinaire, le bannissement s'étend non seulement à l'objet du culte, âmes des morts et esprits maléfiques du panthéon populaire que seuls rassasient les carnages sacrificiels, mais aussi aux fidèles "égarés" qui, perpétuant ces cultes,55 se rendent passibles de châtiments allant de la maladie à la mort. Entre élus et bannis, le clivage s'avère meurtrier et la fracture sociale irrévocable, l'un et l'autre légitimés par l'instauration prochaine d'une nouvelle ère cosmique, Taiping yfc1^- , "Royaume de la Grande Paix," lors d'une future et troisième réapparition de Laozi.56 Celle-ci devait être néanmoins précédée d'un terrible cataclysme à l'issue duquel les dieux des Trois cieux, au cours de gigantesques luttes cathartiques, libéreraient les "élus" du déferlement des hordes démoniaques échappées de la Cité de Fengdu. Quant aux non-initiés, leur sort était inéluctablement voué à la mort. Ceux dont les jours allaient prendre fin avant le grand cataclysme purificateur devaient donc passer correctement les affres de la fin pour renaître plus tard dans le monde des élus. Accablés de leur vivant par les calamités pestilentielles et autres maladies envoyées par les démons des Six cieux,57 ils ne pouvaient réintégrer les Trois cieux qu'à la faveur d'un repentir et de confessions sincères exprimés lors de cérémonies particulières destinées à la purification.58 Si les malades guérissaient, ils réintégraient la destinée des fidèles croyants; quant aux mécréants, succombant à la maladie, ils se rendaient directement sur l'île de Fengdu. La male mort — qui pourrait, dans ce contexte, être définie comme une "expulsion hors du territoire des vivants" — était le châtiment suprême pour les fautes commises sur terre par le banni lui-même, l'un de ses descendants ou ascendants. C'est au cœur de telles représentations qu'émerge, tel un lieu symptomatique et approprié à l'expulsion salvatrice, le lointain mont infernal Fengdu.

Le concept des Six cieux évolua cependant sensiblement entre le IIe et le Ve siècles, influencé par le déploiement de la croyance en la réversibilité des mérites, imputables aux ancêtres comme aux morts à venir, et obtenus par les vivants lors de grandes cérémonies collectives de pardon. Le salut des vivants dépendait certes de celui des morts, mais cette notion tendit à se modifier avec la naissance du mouvement du Shangqing, transformant peu à peu les paysages de la mort : il ne s'agissait plus tant de pallier matériellement, par des requêtes rituelles, au châtiment inéluctable, que de parvenir à un accomplissement spirituel. C'est dans ce contexte particulier qu'il importe d'appréhender

55 Sur les cultes abusifs, voir Baopuzi neipian 9.39; Stein, "Religious Taoism and popular religion," 55, 56, 60.

56 Cf. Schipper, Corps taoïste, 22, 25, 86. 57 Ces maladies étaient considérées par la Voie des Maîtres célestes comme la consé

quence de péchés antérieurs commis soit par le malade lui-même, soit par un de ses ancêtres. 58 Ceci induisit le développement de toute une activité sacerdotale propre à tempérer les

conflits, mais surtout le report par ce biais de la violence qui régit les relations entre vivants et morts sur le lien des patients avec leurs guérisseurs: ceux-ci disposaient d'un grand pouvoir sur la vie (ou la mort) de leurs fidèles grâce au monopole dont ils bénéficiaient sur les diagnostics et le processus thérapeutique. Sur le sacrifice des écritures, voir note 53.

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3°° SANDRINE CHENIVESSE

ces deux chapitres du Zhengao, ébauche du futur développement de ce mouvement et de sa cosmologie dont la notion de Trois cieux59 sera désormais absente. En ce sens, le système de salut exposé par le Zhengao représente une étape non négligeable entre le domaine religieux des Maîtres célestes, dont les traditions et les mœurs transparaissent à plusieurs reprises et auquel la famille Xu restait attachée par ses pratiques exorcistes, et le mouvement du Shangqing, dans lequel la notion de Six cieux se réduit, comme le précise I. Robinet, "à un emprunt terminologique, vidé de son contenu."60

Pratiques magiques du "non-mourir"

II est effectivement une autre voie qui, bien que considérée comme mineure ou annexe, permet d'anticiper sur le malheur menaçant et de s'assurer post- mortem une place parmi les âmes pures des cieux supérieurs : celle de la pratique individuelle et assidue du "non-mourir." C'est à la révélation de ces techniques que sont encore consacrés de nombreux propos du médium Yang Xi. La notion de salut se rattache dans cet ordre d'idée à des pratiques d'ordre physiologique et la démarcation absolue entre les deux mondes commence par la protection de ses propres énergies vitales.61

L'invocation imprécatoire du nom secret des six palais ferme les portes de la mort.62 Le territoire des Six cieux est ainsi appelé à devenir une sorte de lieu-talisman : activé par la récitation de formules incantatoires et démonifuges, il devient alors le support d'excursions figurées — les palais devant être mentalement traversés un à un d'est en ouest — grâce auxquelles l'adepte est guidé hors de l'ornière de la mort par le renforcement de ses énergies vitales. La formule des Six cieux (les noms secrets des palais) permet l'obtention de la longue vie,63 du moins est-elle censée renforcer l'invulnérabilité de l'adepte qui aspire à l'étude de la perfection de soi : les représailles des morts (les gui) envers les vivants sont donc bien, dans les représentations mentales de l'époque, la cause de l'abrègement de la durée de vie. Ainsi s'esquisse l'idée d'un lieu chargé, élargi et investi d'une qualité chamanique par l'intermédiaire duquel les vivants ont directement prise sur les forces menaçantes de l'au-delà.

Cette description de l'au-delà — lieu où cheminent les morts — et la vertu démoni- fuge qui s'y trouve attachée — soutenue par la méditation incantatoire et magique des vivants, dénotent la double structure de langage qui fonde ces deux chapitres du Zhengao, révélant la valeur ambivalente d'un lieu qui, destiné aux morts, contient en

59 Cf. Robinet, Révélation du Shangqing, 1: 67. 60 Cf. Robinet (ibid): "... les Six cieux infernaux du Shangqing sont ceux qui sont nommés

dans le Kaitian santu jing et dans le Zhen'gao (15.1a-b); ces noms ne sont pas du tout ceux qu'énumère le Santian neijie jing qui appartient à l'école des Maîtres célestes. Il s'agit là de deux traditions différentes... ."

61 Sur la conception et les modes d'une immortalité post-mortem, voir Seidel, "Post-mortem immortality."

62 Cf. les deux textes ultérieurs du Shangqing évoqués plus loin (note 68). 63 15.2a-b.

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FENGDU 3OI

lui-même — par l'équation magique du lieu à sa représentation mentale — son propre déni. La mort apparaît bien comme vecteur de la transformation vers un espace vital. En effet, l'île démoniaque révèle paradoxalement la dimension d'un véritable collège d'immortalité.

La notion de salut posthume

Le concept inédit qui constitue l'aspect le plus important des révélations du Shangqing, et donc du Zhen'gao, est celui de la possibilité d'un salut post-mortem. Les révélations dévoilent en effet des "marches célestes" jusque-là inconnues, habitées par des êtres raffinés et sublimes, les Parfaits qui, ayant atteint par la progression spirituelle une dimension pure et sainte, sont aptes dès lors à se fondre aux forces originelles du monde.64 La voie des Parfaits promet l'accès à ces régions célestes supérieures ou du moins, à un stade intermédiaire, la possibilité de forcer par un élan transcendant le destin mortel de l'homme, mais aussi, et ceci demeure un point caractéristique, de satisfaire par-delà la mort ses espérances sociales. La progression spirituelle se réalise en effet par la promotion graduelle des âmes mortes à de hautes fonctions et magistratures célestes ordonnées selon une hiérarchie sévère. Les trépassés accomplissent une ascension plus ou moins aléatoire vers le Palais écarlate, Zhu gong 7^^ , source de renaissance, où sera fondu leur corps d'immortel. La figure du Saint, fortement sublimée par les textes ultérieurs dû Shangqing, incarne l'idéal du salut, c'est-à-dire un salut que l'individu porte en lui, bien différencié de celui proposé par les grands rituels collectifs de repentir au cours desquels les fidèles, au sein des communautés organisées par les Maîtres célestes, demeuraient soumis à l'emprise politique du prêtre.65

L'originalité de cette nouvelle conception du salut est que celui-ci n'est plus forcément dépendant de pratiques préparatoires et purificatrices accomplies dans le monde ici-bas. Celles-ci peuvent être différées en au-delà, dans le tongchufu AfflJfô ("Conservatoire de l'Enfançon"),66 lieu d'apprentissage situé sous les montagnes sacrées où séjourne après sa mort l'aspirant à l'immortalité. On s'aperçoit ainsi que non seulement il n'y a pas de coupure entre les régions inférieures et les sphères supérieures — qui participent d'ailleurs toutes d'une nature céleste — mais que la longévité est accessible dans un temps posthume, par le dépassement progressif d'une mort échelonnée. C'est dans le caractère ambigu de ce lieu sacré — où l'essence du mal courtise les germes de la purification — que réside sa nature profondément taoïste.

Paradis d'une classe de fonctionnaires au sein duquel sont parfois acceptés, à titre exemplaire, des garçons de ferme,67 la représentation mythologique du mont Fengdu

64 Cf. 16.6a-b à 16.9a la balade extatique de l'immortel Xin Xuanzi. 65 Voir note 58. 66 Cf. 15.4a. 67 15.3bll. La question demeure de savoir à qui s'adressaient exactement les déclarations

des Parfaits et quelle fut l'ampleur réelle de la diffusion d'une telle pensée. Il est probable,

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est justement caractérisée par le dédoublement : déversoir grâce auquel sont mises en scène les terreurs populaires, sortie de secours pour l'élite sociale bouleversée dans son ordre interne, mort et vie, purgatoire et paradis, impur et pur y voisinent étroitement. L'île où se logent les Six cieux, "les ciels-d'en-bas," répliques des "ciels-d'en-haut," tient lieu d'aire rituelle symbolique où se jouent les litiges, où se résout la violence conflictuelle et où se tient le grand combat qui, en dernier lieu, défie les morts de se mélanger — de maintenir un lien — avec les vivants. De la réversibilité mutuelle des notions de distinction et de lien découle par conséquent la définition d'une territorialité du mortifère, concept sans cesse renégocié dans l'espace ténu, voire perméable, qui sépare le monde inactuel des morts de la société des vivants. L'étude anthropologique de ce mythe de mort revient donc à faire une anthropologie du lien, c'est-à-dire du dénouement ou de la coupure d'un lien qui n'a de cesse que de se renouer entre la société des vivants et celle de leurs morts. En ce sens, corps intérieur du monde où s'accomplit le mythe de médiation de la vie à la mort et de la mort à la vie, Fengdu s'affirme comme un pur lieu chamanique, et le médium visionnaire Yang Xi, comme le chamane spirite consacré de ces lieux. La pérennité structurelle de ce scheme mythique demeurera fondamentale dans le culte plus tardif qui s'élabore autour du lieu saint Fengdu, dans le Sichuan. Je m'attacherai au cours de cette étude à observer l'évolution d'un tel paradigme.

Emergence du site religieux

Parmi les ouvrages révélés par les Parfaits du Shangqing, un guide illustré de la fin des Six Dynasties destiné à la méditation sur les "portes de la mort" — le Shangqing tianguan santujing68 — évoque également, à l'arrière-plan des révélations reçues par Yang Xi et dans la filiation directe du Zhen'gao, la géographie mythique du monde des morts. Or cet ouvrage renforce l'énigme historique du lien établi entre le site mythique et le lieu saint historiquement fondé à Pingdu, à proximité duquel viendra se greffer Fengdu.69 D'une part, le colophon indique que le texte fut transmis par le saint Wang

comme le suggère le texte lui-même, qu'elles n'étaient destinées qu'à une minorité privilégiée de "gens du monde," distincts de l'ensemble du peuple en prise avec des craintes plus véhémentes et d'ailleurs soumis à la loi des prêtres et libateurs.

68 Cf. le paragraphe "Wuli jieguo juesi dusheng shangfa S$lfê?îÉig?E;fi£±r£" (Méthode supérieure des Cinq éclats [de l'aurore] qui permettent de se délier des péchés commis, de se couper de la mort et d'obtenir le salut) in DZ 1366 (fasc. 1040): 10b- 12b et 14a-b. Cf. également le Dongzhen shangqing kaitian santu qixing yidu jing M Jt_hî# M^HBI-t; M^StS in DZ 1317 (fasc. 1027): 2.5a-6b et xia, 6b-7b. Les deux ouvrages se recoupent presque totalement, bien que dans un ordre différent. Se référer à ma thèse, pp. 139-48, pour la traduction de ces passages et l'analyse de ces deux textes.

69 Le district dénommé Pingdu sera établi pour la première fois sous les Han de l'Est, en la troisième année de l'ère Yongyuan ^cjc du règne de l'empereur Hedi fO^, soit en l'an 90; cf. Hou Han shu, "Dili zhi," 28.5b. C'est au début du VIIe siècle, en 618 (IIe année de l'ère Yining de l'empereur Gongdi) que Fengdu apparaît administrativement en tant que sous-préfecture: cf. Xin Tangshu 40.1030. Sous les Tang les deux noms étaient simultanément employés, l'un pour désigner la bourgade, l'autre la colline qui la borde.

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Fangping (Wang Yuan), l'un des deux immortels dont le culte est attaché au lieu saint;70 d'autre part, le texte révèle qu'un "Palais des archives pour le comput du temps de vie" se situe à Pingdu. Si l'association peut a priori paraître fortuite, il ne saurait être mis en doute, par contre, que le lieu de culte de Pingdu existait déjà bel et bien dans la période qui se situe entre l'effondrement des Han postérieurs et l'aube des Six Dynasties, date à laquelle le district accueille l'un des diocèses du nouveau règne des Maîtres célestes. La présence d'un culte à cet endroit remonte d'ailleurs bien plus loin si l'on étend l'observation à l'histoire ancienne du lieu.

Rattaché à la région du haut Yangzi, entre la plaine centrale, berceau de la civilisation des Han et les régions méridionales — Jiangnan tLM — au sud du fleuve, conservatrices des anciens Mystères taoïstes de la Chine du Sud, le mont Pingdu et son environnement demeuraient, à l'époque des Six Dynasties, un lieu encore très sauvage et peu sinisé. Au tout début du Ille siècle, les guerres régionales répétées avaient en effet transformé les environs de Pingdu en vallées stériles dominées de montagnes à l'accès difficile et infestées d'animaux féroces. Dans ce relief impénétrable, l'ancrage de populations autochtones favorisa la perdurance de coutumes particularisées très anciennes qui se poursuivirent tardivement, au moins jusque sous les Tang et les Song.71 Cette partie du Sichuan fut cependant dans la Chine antique, bien avant son occupation par les Qin ijt en 316 A.C., une importante région économique dominée par la très ancienne culture des Ba.72 Leur ancienne capitale annexe Pingdu ("la Cité du Plateau"), située à l'extrémité est du territoire,73 fut très certainement fixée dans la dernière pé-

70 Cet immortel est déjà cité au début de cet article au sujet de la révélation du Jian jing. 71 Les annales dynastiques de l'époque rapportent la subsistance d'anciennes sociétés à

système clanique, les Wu man J?H:, "Man (barbares) noirs," dont les liens de parenté étaient demeurés organisés sur le même modèle que celui de la lointaine dynastie des Zhou: "Les grandes tribus ont des grands maîtres démons ^cj&jfe, quant à l'ensemble des familles, ce ne sont que de petits maîtres démons;" cf. Xin Tangshu 222B.6317. Voir aussi Xu Zhongshu, Lun Ba Shu wenhua, 53. Les guizhu correspondaient en fait aux grands maîtres officiants pour le culte des ancêtres. Des Zhou jusqu'aux Han, il était coutume de réunir sous le terme gui la catégorie des ancêtres. Sous les Ming, la préface de la monographie de 1710 décrit encore les environs du mont Pingdu comme un véritable lieu de désolation où vivent recluses de petites tribus de minorités rassemblées par clans.

72 Pingdu était rattaché dans la plus haute antiquité à la région de Liang ^'JN (Shaanxi et Sichuan actuels), annexée au tout début du règne des Zhou de l'Est (770-222) par la région de Yong M'M (Shaanxi, Gansu et Qinghai actuels) qui se divisait entre les principautés de Ba E (capitale Chongqing), de Shu D (capitale Chengdu), et de Ju m. (capitale Hanzhong). La commanderie de Ba, au sein de laquelle se trouvait Pingdu, fut fondée en 313 A.C. (Cf. Xu, ibid., 8).

73 Au VIe siècle, le Shuijing zhu ("Jiangshui zhu") fait allusion à cette capitale annexe. C'est aussi la première fois que l'on trouve, dans un texte à caractère plus ou moins historique, le caractère Feng associé au site de Pingdu: "Là où les gorges font face à 'l'île du peuple prospère,' Fengmin zhou, W.RM, se trouve la capitale annexe de l'ancien peuple de Ba"; cité in Xu, ibid., 22.

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riode des Royaumes combattants74 et semble avoir été un important lieu de culte du peuple de Ba.75 Comme tend à le prouver le résultat des dernières fouilles en 1990, qui permirent de mettre à jour plusieurs tombeaux datant du tout début de l'ère chrétienne, Pingdu aurait ainsi eu, quelques trois cent ans après la fondation de l'État de Ba, la fonction d'un cimetière.76

Au territoire des Ba, marqué par cette ancienne capitale et importante nécropole, et bien que la région reste encore fortement marquée par la présence culturelle de ce peuple, au moins jusqu'aux premiers exodes des populations venues du Nord, se superpose dès la fin des Han un nouveau pays : celui des Maîtres célestes qui tentent de conquérir les divinités du panthéon méridional. Dès lors se côtoient, dans la région, divers éléments religieux dont les révélations du Shangqing viendront, au IVe siècle, favoriser l'intégration.77 Nous savons grâce au Hou Han shu que les Ba étaient attachés au culte des esprits des morts, les guishen.78 De nombreux fragments de textes confirment en outre la dominance de pratiques chamaniques et suggèrent un lien évident entre le mouvement des Maîtres célestes et la culture religieuse des Ba. Ils révèlent surtout en filigrane les mécanismes de la colonisation par les Han de ces terres à travers la cohabitation chaotique de deux mondes, celui du taoïsme orthodoxe et celui des pratiques dites périmées de populations désignées comme "barbares," vivant dans les montagnes reculées.

En l'an 143, s'attribuant le titre de "Maître des démons "Ëf Jfé.iè.ZË,"79 le patriarche

74 Cf. aussi Huayang guozhi, "Ba zhi," 1. 58: "Bien que la capitale du peuple de Ba soit établie à Jiangzhou tE'IH, son siège administratif se trouvait tantôt à Dianjiang lÈrl (actuel district de Hechuan), tantôt à Pingdu, puis plus tard Langzhong fficf3 (actuel district de Lanzhong)." Cf. aussi Xu, ibid., 21.

75 Comme le suggère le champ sémantique du caractère ping ¥■> "plat," "aplani," "nivelé," qui évoque au premier abord la terrasse, auquel s'apparente le terme tai S, "plateforme," "estrade," "terrasse," mais aussi nom ancien désignant un sanctuaire ou un autel pour offrande. D'après le Huayang guo zhi ("Ba jun," 1.58), "les tombes des rois de Ba se situent dans le district de Zhi fjï ." Du temps des Qin et des Han de l'Ouest, Pingdu est inclus, comme nous venons de le voir ci-dessus, dans le territoire du district de Zhi (actuelle ville de Fuling).

76 Cf. Deng, Fengdu guicheng wenhua yanjiu taohui. Huiyi cailiao, 145-149. 77 Strickmann, Taoïsme du Mao Shan, 140. Le nord du Sichuan de même que le sud du

Shaanxi (Hanzhong) deviennent le foyer initial du Wu dou mi dao ("Mouvement des Cinq boisseaux de riz," dérivé de la violente jacquerie fomentée par la secte des Turbans jaunes qui précipita l'agonie de la dynastie des Han. Le Jin shu 120.1598-1599, apporte quelques précieuses informations sur la nature des mouvements religieux qui secouèrent, à la croisée de deux cultures, la région du Pingdu shan.

78 Cf. Hou Han shu 1 16.5a. Voir dans ma thèse, pp. 185 et sq., la traduction de ce passage. 79 Zhang Ling, investi par Laozi du titre de Maître des Trois cieux, entreprit de délivrer,

grâce à ses techniques exorcistes M%L£.%k, le pays de Shu de huit hordes démoniaques qui avaient alors établi leurs quartiers %%fc% ïfc, "Cité des Démons," sur le mont Qingcheng et semaient calamités, désastres et épidémies parmi la population locale. Il les renvoya vers les Six cieux à Beifeng i\M> ; cf. le Lishi zhenxian tidao tongjian M^.Mi\hMMMM in DZ 296, fasc. 139-148.18, (ca. 1294). Ces "hordes maléfiques" seraient en fait le substitut mythique du

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légendaire des Maîtres célestes, Zhang Ling, aurait absorbé, malgré les violentes dissensions régnant parmi l'orthodoxie régnante,80 les traditions anciennes transmises par les sorciers, médiums, devins et divinités liées au culte des démons j&H de Ba et de Shu,81 mouvement qui se trouve déjà mentionné au Ile siècle avant notre ère dans le Shiji.S2 Ceci nous renvoie à l'analyse de la géographie mythique des Six deux déjà exposée plus haut, fondée sur le thème du bannissement et de l'expulsion, symbole de l'avènement d'un nouvel ordre du monde. Victoire du monde "civilisé" sur le chaos de la "barbarie," on retrouve surtout ici le scheme récurrent des récits fondateurs qui, agitant les franges du mythe, cherchent à légitimer le nouveau pouvoir en place, celui des Maîtres célestes, mais aussi celui de l'univers socio- culturel des Han sur des territoires ethniques morcelés et difficilement maîtrisables. Ces quelques éléments nous permettent ainsi de dresser grossièrement un tableau de l'état de la religion autochtone et de ses heurts avec les mécanismes mis en place par la culture dominante des Han. Mais paradoxalement, on y distingue la mise en valeur, comme le souligne K. Schipper, "de structures locales particularisantes qui s'expriment dans les cultes régionaux et la religion non-officielle. Dès ce moment, on identifie véritablement cette religion en lui conférant le nom de taoïsme."83 "Malgré d'importants changements, cette tradition [des Maîtres célestes] demeurera, à travers les siècles, la superstructure des cultes locaux, l'expression écrite et initiatique d'une religion populaire chamaniste, dont elle est à la fois l'antagoniste et le promoteur : le taoïsme s'oppose au chamanisme tout en le complétant."84

Selon le Wushang biyao (ca. 574), "le diocèse de Pingdu se situe dans les frontières

nom ethnique Gui % auquel étaient rattachées depuis la plus haute antiquité, sous les Yin et les Zhou, d'anciennes tribus originaires des régions du nord-ouest sous la catégorie ethnique Diqiang Éfê dont dépendaient également les Ba; cf. Xu, ibid., 54. Selon le professeur Wang Jiayou, se référant au Han Tianshi shijia, "'Long' et 'Gui' sont en fait des appellations méprisantes données par les Han aux minorités vivant dans les montagnes. Les 'Long' sont le peuple ancien de la minorité de Shu H. Les 'Gui' sont l'ancien peuple de Ba. Ces deux noms désignent ainsi des peuples bien réels ..."; cf. Wang, "Zhang Ling."

80 De nombreux ouvrages dont le Taipingjing critiquaient le culte des guishen, les "esprits des morts." Zhang Lu, petit-fils de Zhang Ling, hérite de sa mère, une chamane, ce type de pratiques (Hou Han shu, 105.1015) et certains membres de la famille de Xu Mi, qui commandita le Zhen'gao, participèrent eux aussi à de telles activités; cf. Zhen'gao, 4.10b. Voir Stein, "Religious Taoism and popular religion," 55 et Strickmann, Taoïsme du Mao Shan, 130, n. 180. Ge Hong démontre lui aussi que, dès le IVe siècle au moins, un lien osmotique existait entre les cultes critiqués par le taoïsme orthodoxe et certains mouvements religieux considérés comme déviants qu'il surnomme le yao dao #£JË , "les cultes hétérodoxes (des spectres maléfiques)"; cf. Baopuzi neipian 9.39. Ce terme de guidao est encore évoqué dans le Zhen'gao où il semble désigner un procédé d'écriture médiumnique; Zhen'gao 1.8b-9a. Cité in Stein (ibid.).

81 Sur la relation de Zhang Ling avec l'ancêtre fondateur des Ba, voir Wang, "Zhang Ling."

82 Cf. Stein, ibid., 61 citant le Zhen zhenglun MIEm (fin du VIIe siècle), Taishô issai Kyô, vol. 52, n° 21 12, 571b.

83 Schipper, Le Corps taoïste, 21. 84 Ibid., 23.

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de la commanderie de Ba." Zhang Lu, représentant de la troisième génération de la lignée des Maîtres célestes, aurait créé en plus des vingt-huit diocèses déjà existants, deux autres groupes de huit zhi chacun, vers 197-198. C'est dans ce contexte qu'est justement créé le diocèse de Pingdu, second d'une série de huit "diocèses de pérégrination," you zhi ï$F?p , en l'an 198.85 Le Shuijingzhu cite parallèlement à l'établissement d'un diocèse à Pingdu, la fondation d'un temple bouddhique.86 Très tôt, à l'orée du IIIe siècle, le mont Pingdu apparaît donc, au cœur du fief de Ba et des tensions religieuses et politiques qui animent toute la région du Sichuan jusqu'au Qingcheng shan, à l'ouest de la province, comme un lieu déjà solidement établi et institutionnalisé dans la géographie religieuse taoïste. Sans pouvoir cependant établir un lien immédiat avec la fondation du premier temple de la montagne sous les Jin (265-31 6), 87 ce diocèse peut ainsi être considéré, comme le premier monastère taoïste qui fut édifié sur le Pingdu shan. En ces temps de vive ferveur sotériologique, la fonction de ces diocèses consistait essentiellement à éviter, par une auto-purification et l'obtention d'une bénédiction divine, toute manifestation eschatologique de pollution mortifère — maladies, folie subite, influences néfastes d'origine démoniaque — fatales conséquences de péchés commis antérieurement. Nous avons déjà largement fait allusion aux pratiques religieuses en vogue dans ces sortes de "chancelleries préfectorales." Nous verrons au cours de cette étude qu'une certaine continuité marquera, jusqu'à notre siècle, le culte du Fengdu.

LE CULTE DU LIEU SAINT

Liens geomantiqu.es et sémantiques avec le mythe

Telles les pièces d'une gigantesque configuration imaginaire au cœur de laquelle la moindre anfractuosité est susceptible de marquer le seuil ésotérique d'une entrée secrè-

85 Selon Chen Guofu (Daozang yuanliu kao, xia 330-31.), il y avait vingt-quatre diocèses sous les Han, vingt-huit sous les Trois Royaumes (cf. aussi Strickmann, Taoïsme du Mao Shan, 140, en référence au Baopuzi neipian 19), et quarante sous les Six Dynasties (cf. Wushangbiyao 23.7b; Dongtian fudi yuedu mingshanji 14b; Yunji qiqian 28.15b). Qing Xitai met en doute les dates de fondation des diocèses ultérieurs au premier noyau de vingt-quatre. Selon lui, Zhang Heng, fils de Zhang Ling fonda en 197 huit pei zhi SëTr, "diocèses associés," et Zhang Lu n'aurait fondé les huit "diocèses de pérégrinations" qu'en 252; cf. Qing, "Du Guangting dui daojiao lilun de zongjie he fazhan," 1, 175.

86 Cf. aussi Shu zhongmingshengji, "Fengdu xian," 19.20. 87 Ce sont essentiellement les écrits du grand taoïste de cour Du Guangting (850-933),

notamment le Daojiao lingyan ji (3.8b-9b) qui témoignent de l'existence d'un temple sous les Jin (265-316) et des diverses restaurations subies par celui-ci (entre 376 et 396, entre 502 et 557, entre 589 et 618). La présence de stèles sur la montagne, rédigées par de célèbres personnages politiques, attestent des mêmes faits. Dès les Song, le temple Xiandu est reconnu comme un important lieu de culte et la géographie religieuse de la montagne poursuivra son déploiement, atteignant, malgré les incendies, souvent provoqués par les guerres, et les inondations, son apogée sous les Ming. En 1935, la seule étude ethnographique qui semble avoir existé jusqu'ici sur le mont Fengdu révèle un site religieux en pleine activité accueillant plus de soixante-dix temples, animés annuellement par d'importants pèlerinages. J'aurai à revenir plus loin sur ces faits.

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te vers l'autre monde, montagnes fameuses, grottes transcendantes, terres bénies, mers et cours d'eaux, et toutes autres formes de conduits sacrés nourrissent, dès le Ve siècle, de volumineuses cartographies réunies sous forme d'annales. Le mont Pingdu entre dans cette œuvre de catégorisation88 en qualité de "Terre bienheureuse" — fudi feitiî — laquelle vient se superposer, sur un plan plus temporel, au diocèse érigé en 198 par les Maîtres célestes. Cette catégorie, bien que de qualité inférieure à celle de la grotte- ciel, puisqu'elle contient plus de terre que de ciel,89 place le mont Pingdu au cœur de ces sites enchantés traversés de forces surnaturelles. Aire définie, parcelle découpée à même le relief extérieur de la montagne, la "Terre bienheureuse" est en prise avec la nature environnante. Elle communique directement avec le grand ciel, par opposition à un petit ciel que contiendrait la grotte.90 Ceci n'est pas sans évoquer certaines descriptions notées dans le Zhen'gao sur Fengdu, terre d'abondance pourvue d'une flore luxuriante, produisant des grains de riz prodigieux, d'une grosseur égale à celle des pépins de la grenade et à la saveur de macre, accordés comme nourriture d'offrande aux immortels.91

L'état des lieux proposé par Du Guangting ^ suggère, comme le souligne T. Hahn,93 que dès le début des Tang la plupart de ces grottes ou lieux saints existaient déjà comme centres religieux avec leurs propres cultes. Au sein de ce vaste réseau de sites sacrés, nous savons déjà que la terre bénie du mont Pingdu fut en effet marquée par la mémoire — toujours vivante — du culte des deux immortels Wang Fangping (des Han de l'Ouest) et de Yin Changsheng (des Han de l'Est) dont les biographies

88 Du Guangting dresse en 901 un tableau assez complet de ces sites sacrés; cf. le Dongtian fudi yuedu mingshan ji (DZ 599, 9b) dans lequel celui-ci mêle aux nouvelles conceptions de son époque le contenu des géographies antérieures où se confondent aux éléments anciens des innovations déjà introduites sous le règne de Xuanzong 3ï?k (r. 712-756), dont notamment le Dongxuan lingbao zhenling weiye tu (DZ 167, fasc. 73) et le Zhen'gao de Tao Hongjing et le Tiandi gongfu tu (ap. Yunji qiqian 27.14a) de Sima Chengzhen. Cf. Verellen, "The Beyond within: Grotto-heavens {dongtian) in Taoist ritual and cosmology," 265-90; Du Guangting, 136-37. Le classement de Du Guangting, dans lequel le mont Pingdu tient le rang de 42e terre de bonheur (12a), est encore repris au tout début du XI e siècle dans une importante encyclopédie taoïste compilée par Zhang Junfang, le Yunji qiqian. Dans cet ouvrage, le mont Pingdu se trouve répertorié au 45e rang (27.9a).

89 M. Soymié (Le Lo-feou chan, 96, n. 1) précise que les "deux binômes dongtian et fudi sont parallèles et hiérarchisés, car tian (le ciel) correspond à di (la terre) et lui est supérieur. C'est pourquoi il y a deux fois plus de fudi que de dongtian ."

90 T. Hahn associe à la terre bienheureuse, un jardin médicinal, des plantations de fruits, des arbres fameux tels que le Yinxing il^ (Ginkgo) pleins de vertus guérisseuses, des herbes é- tranges munies de pouvoirs, des eaux stagnantes limpides, des fleurs odorantes, etc.. Cf. Hahn, "The standard Taoist mountain and related features of religious geography," 150, n. 21.

91 Cf. Zhen'gao 15.11b, 16.8a-b. Ce thème est curieusement rappelé dans les monographies locales sur Fengdu.

92 Cf. note supra. 93 Hahn, ibid., 147.

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respectives sont rapportées dans le Shenxian zhuan.94 Bien que nous ayons affaire au domaine du merveilleux, ils occupent tous deux une place très importante dans la tradition alchimique, de même que dans la transmission scripturale qui précéda la naissance du mouvement Shangqing.95 Un réseau complexe de lignées d'alchimistes, se rattachant à la tradition représentée par Ge Hong, les relient en effet à l'univers de Yang Xi.96

Wang Fangping, à l'instar de Xiwangmu, la Reine de l'Occident, mère "nature" tout à la fois nourricière et dévoreuse,97 est marqué par une dualité ambivalente. Célèbre immortel acquis au rang des saints révélateurs du Shangqing, concédant des talismans contre les dangers mortels qui guettent les vivants,98 il est associé au mont Pingdu et par conséquent aux forces de la mort.99 Une telle association, bien entendu, ne peut être considérée qu'à titre circonstanciel, mais elle ne demeure pas, néanmoins, inexplicable et vient même nourrir l'ambivalence qui constitue le principe même du phénomène

94 De nombreux extraits de cet ouvrage perdu ont été conservés dans le Taiping guangji. Cf. Shenxian zhuan ap. Taiping guangji 8.5b-8b; cf. autre version plus complète in Yunji qiqian 106.2 lb-25b (Yin Changsheng); Shenxian zhuan ap. Taiping guangji 7. 3a-8a; cf. aussi Yunji qiqian 109.10a-15a (Wang Fangping).

95 C'est ce que qu'affirme la préface du Jianjing conservée dans le Yunji qiqian 84.1a. Voir note 26.

96 Antérieurs aux révélations que reçut celui-ci, ils y participent cependant au titre de saints patrons du Shangqing. Sur ce sujet, cf. ma thèse pp. 170 et sq.

97 Aussi désignée sous le titre d' "Impératrice du Nord," Xiwangmu apparaît dans les textes Han comme une divinité ambiguë, rattachée simultanément au Beidou, la constellation du Destin, dont elle préside la révolution, et au mont Kunlun; cf. Taishang Laojun zhongjing yfclL^-?^!!? (DZ 1168, fasc. 839). Noter que le Beidou est une divinité principale du panthéon des Six cieux, dont les fonctions exorcistes sont une constante dans les textes taoïstes. Commandant aux démons de la peste et des épidémies, crainte et vénérée comme déesse de la mort, Xiwangmu détient paradoxalement l'herbe de la longue vie. Cette croyance se transforma avec les Han en lui accordant un pouvoir de protection et de guérison (cf. chapitre 6 du Huainanzi). La renommée de cette divinité ne put alors être dissociée de la quête de longévité et de transcendance qui occupait les grands personnages du temps des Han. Cf. Schipper, "Messianisme et millénarismes de la Chine ancienne" et l'ouvrage de S. Cahill, Transcendance and divine passion.

98 Détenteur de pouvoirs exorcistes, Wang Fangping possède un puissant talisman qui permet d'éviter tout écueil fatal à la vie humaine : maladies, fléaux et calamités diverses sont pulvérisés et les moribonds ranimés. Il régit tout ce qui concerne la mort et la vie; il gère en fait, comme le suggère l'usage de ce talisman, le temps de vie et préserve la mort naturelle. Les pécheurs sont par contre clairement exclus de ce système de comput, et la mort prématurée apparaît bien ici comme la sanction de leurs fautes, que même la vertu magique du talisman ne saurait transgresser; cf. Shenxian zhuan ap. Yunji qiqian 109.10a-15a.

99 La préface du Jian jing constitue avec le passage du Shangqing tianguan santujing (voir supra ) les seuls éléments dont nous disposons pour établir le lien entre cet immortel, le mont Pingdu et le monde des morts. Aucun des éléments de la biographie de Wang Fangping ne le rattache manifestement à Pingdu. Ce sont en effet d'autres montagnes qui sont évoquées, principalement le célèbre mont Kunlun, primordial et chaotique, royaume céleste de Xiwangmu.

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Fengdu, comme si les lacis du labyrinthe qui sous-tend cette structure mentale et fantastique devaient se rejoindre absolument. Que ceci puisse préfigurer la juxtaposition plus tardive d'un champ de mort aux terres pures de la survie, à Fengdu même, force l'ordre du discours. Les deux sphères demeurent néanmoins nettement séparées — même si elles se jouxtent — comme le démontre le classement présenté par Tao Hongjing dans le Zhenling weiye tu.100 D'une certaine manière, le mont Pingdu apparaît, à la croisée du mythe et de la réalité, relié par le Véritable Yin à la tradition ésotérique qui se développe autour de Ge Hong, essentiellement caractérisée par la recherche acharnée du dépassement de la mort par la libération du cadavre, et par le Véritable Wang à l'évolution de ce dépassement par le salut post- mortem que prône le courant du Shangqing.

Paradoxalement, l'élément le plus ancien de géographie religieuse sur lequel se fonde le culte des morts à Fengdu est le puits alchimique, dans le creuset duquel les deux Immortels raffinèrent leur cinabre. Aucune source historique ne pouvant confirmer la date réelle de fondation de ce culte,101 ce fait entre directement en prise avec le champ du dehors, celui que les réalités mythiques structurent aux frontières de l'imaginaire. Il reste que le puits, point névralgique sur l'ossature du relief de l'au-delà, représente, dans une unité de lieu et de temps, l'emblème géomantique de la superposition de deux cultes; il est la "colonne vertébrale" du site, l'axe qui permet fictivement la transmigration d'un monde à l'autre : du monde humain à l'enfer, et de l'enfer au paradis. Liés à la présence d'une cavité profonde (dongxue M/K), plusieurs miracles confirment la sacralité dont la montagne se trouve manifestement empreinte à cette époque.102 Celle-ci, de par le lien ontologique de sa genèse avec les temps primordiaux,

100 Dongxuan Lingbao zhenling weiye tu in DZ 167 (fasc. 73), 3a. Une très haute position est en effet accordée à Wang Fangping, classé au second rang et placé troisième à gauche dans le vaste panthéon hiérarchisé de ce tableau. Quant au Grand Seigneur des Ténèbres de Fengdu, Beidi, ancien Empereur du Flamboiement (Yandi) et ancêtre des âmes des morts, il apparaît dans ce même classement au septième et dernier rang (cf. DZ 167, 24b), ce qui le place verticalement dans une relation de dépendance évidente envers Wang Fangping. Soulignons, en revanche, que dans l'évolution de la géographie religieuse de la montagne, le temple principal Xiandu guan, destiné au culte des immortels, est progressivement investi, sous les Song du Sud, par un culte dédié à l'Empereur des Ténèbres du Nord.

101 Sous les Song est attestée la présence sur le mont Pingdu de quelques stèles datées des Tang concernant ces deux immortels; cf. Wang Xiangzhi (1221), "Yudi beiji mu" ("Catalogue des Stèles") in Yudi jisheng; cf. ma thèse p. 252. On trouve le contenu de certaines d'entre elles dans les monographies locales; cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927), 1 1, mais les stèles ont aujourd'hui disparu sur la montagne.

102 Selon la coutume locale, on venait près du puits prier pour écarter la sécheresse et tirer des oracles afin de déterminer les fastes de l'année à venir. Plusieurs récits de Du Guangting célèbrent les forces enchantées du lieu: cf. entre autres, la notice consacrée à Yin Changsheng, "Xiandu shan Yinjun dong yan" flljfPULlgÊiîMiœ in Daojiao lingyanji ap. Yunji qi- qian, 122. 12b- 13b. En 774, le quinzième jour du septième mois lunaire (premier jour rituel de l'ouverture des portes du purgatoire lors de la fête bouddhique du Salut universel), après avoir accompli un rituel d'offrandes à l'entrée du trou, les fidèles "voient surgir de l'eau tourbillonnante, une main d'or et une autre de jade, aussi larges que des éventails." En 821, un homme entend de violents éclats de tonnerre s'échapper de cette anfractuosité. En 881,

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3IO SANDRINE CHENIVESSE

apparaît comme le garant d'un ordre originel qu'il importe de restaurer, et bénéficie ainsi d'un culte officiel.103

La puissance sacrée du lieu est en outre renforcée par les jing M. ("Livres sacrés") qu'elle recèle dans ses grottes. Outre le Taiping jing,104 un recueil de talismans sacrés conservé au monastère Xiandu, le Taishang dongxuan lingbao Suling zhenfu,105 était alors fréquemment utilisé dans la région des Trois Gorges pour lutter contre les maladies et les miasmes, les apparitions démoniaques, les tigres et les loups, le règlement des intempéries, de même que pour faire revenir à la vie les moribonds. 106 Frappée du sceau des écritures magiques, la région de Fengdu, et à plus forte raison la montagne elle-même, puisqu'elle contient le recueil, s'érigent en aire miraculée.

Enserré dans la montagne, le jing exerce une fonction de protection, mais l'arracher à sa juste place rend à la nature sa part chaotique. Comme l'illustrent de nombreuses légendes, les forces sacrées du lieu se manifestent par l'immixtion d'éléments subversifs dans le bon ordre de la nature : un fleuve éventré par des dragons qui manquent de noyer l'estafette impériale, la réapparition surnaturelle de bêtes féroces dans la montagne, mais aussi l'incohérence mentale. Cet état de violence, ordonné par la sacralité du lieu, peut se prolonger jusque dans les enfers, comme l'illustre le récit de Du Guangting sur l'officier Cui Gongfu lË^IS de l'ère Kaicheng |fl $1 (836-847) des Tang, convoqué dans les sous-sols infernaux du district de Fengdu H IflS pour avoir dérobé un

des rituels taoïstes sont exécutés sur ordre impérial, favorisant l'apparition de nuages colorés accompagnés de musiques célestes. Cf. également Daojiao lingyan ji 3.8b-9b. Le grand ministre, Duan Wenchang ISJtH (773-835), y vénéra les deux immortels en 799 et rendit quelques années plus tard ses vœux en finançant la restauration du temple Xiandu situé au même emplacement. Une stèle, rédigée de la main même du ministre Duan, lors d'une seconde visite au mont Pingdu en 833, rapporte des faits identiques. Cf. Wang Xiangzhi, "Zhongzhou bei ji," in Yudijisheng 103.

103 Cf. Guangcheng ji 9.4a-5a. Du Guangting lui-même prononça le discours d'offrande du sacrifice au nom du roi de Shu, Wang Jian BE.1È • Dans le texte qui suit cette notice, Du Guangting vénère la montagne et exprime sa reconnaissance pour la protection céleste quelle accorde au pays. Voir ma thèse, p. 165, n. 3.

104 Sur le mont Pingdu, une stèle rédigée en 907 par Du Guangting — Shihan qujing — expose, en trois épisodes datant des ères Wude (618-627), Kaiyuan (713-742) et Hui-

chang (841-847), la disparition puis la réapparition prodigieuse de ce livre dans une niche du temple Xiandu. Cf. "Tang Shu Xiandu guan shihan qujing ji," in Daojiao lingyan ji 11.2a-3a. Voir aussi Shu bei ji (1196) et Yudijisheng (supra). La traduction du texte de la stèle se trouve dans ma thèse, p. 217. Cet épisode est en outre cité par F. Verellen (cf. Du Guangting, 125). Le Taiping jing se rattache à l'ancienne secte Zhengyi, une tradition antérieure au Shangqing, et dont les textes furent adoptés par les Maîtres célestes (Kalten- mark, "The ideology of Taiping Jing"), puis fut probablement remanié par l'école du Shangqing (Robinet, Révélation du Shangqing, 64).

1Q5 Cf. DZ 389, fasc. 184 (Xu). Duan Chengshi t&figjS (ca. 803-863), second fils du ministre Duan Wenchang et auteur du Youyangzazu qui cite les passages clefs du Zhen'gao sur Fengdu, joua selon Du Guangting un rôle dans la transmission de ces talismans.

106 Ce recueil de talismans avait été réclamé par Du Guangting, au monastère Xiandu, sur le mont Pingdu, au cours de sa collecte de textes dans l'est du Sichuan pour la constitution d'un canon taoïste; voir Verellen, Du Guangting, p. 124.

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FENGDU 311

livre au temple. 107 Puissant intermédiaire céleste, c'est grâce à la vénération des Livres sacrés, bénéficiant d'un culte au même titre que les dieux,108 qu'il est possible de tempérer les forces de l'au-delà. Dans tous les cas, l'anarchie est rectifiée par le rituel, c'est-à-dire par le sacrifice d'écritures au profit d'écritures subtilisées. En effet, le rituel détient, par sa capacité d'émouvoir les forces obscures d'outre-monde et par sa connaissance des règles divines, les clefs secrètes qui permettent de faire face à cette soudaine déstabilisation : il sait repousser les franges mythiques de l'horreur sur la marge d'un monde qui se désire homogène.

Ce dernier texte est l'un des plus édifiants dont nous disposons sur le thème d'une descente aux enfers géographiquement liée au site historique et administratif de Fengdu. Sa valeur réside à la fois dans sa précision et dans son ancienneté : jusque-là, parmi tous les documents consultés, y compris les monographies, les premières traces d'une cité infernale n'apparaissaient qu'en filigrane dans un poème laissé par Fan Chengda ^È $ÏJk (1 126-1 193), grand homme de lettres des Song du Sud,109 soit presque trois siècles plus tard.110 En outre, compte tenu de l'influence notoire qu'exercèrent les écrits du Du Guangting, notamment en ce qui concerne la consolidation des cultes locaux et la "mise en valeur de la civilisation indigène de la région de Shu" après l'effondrement de la dynastie des Tang,111 il est permis de penser que ce texte servit de pierre fondatrice, à défaut de témoignages plus anciens, à la mise en place de la métaphore historique du mythe,112 et qu'il fut peut-être, pour les mêmes raisons, occulté par des textes plus tardifs.

Sous les Song du Sud, le Yijian zhi de Hong Mai WîM (1 123-1202) donne une vue

107 Ce n'est qu'après avoir pratiqué le "Jeûne du Registre jaune MMW," et avoir replacé le Livre dans son temple d'origine que Cui fut ramené à son état normal; cf. Daojiao lingyanji 12.5a-6b. Voir la traduction du récit dans ma thèse, p. 219-20.

108 Selon une tradition taoïste très ancienne, le jing — composé de la même matière précosmique qui forma le monde — est directement lié à un ailleurs outre-monde dans le contenu duquel il puise les forces surnaturelles qui l'animent. Il est le garant qui unit ou maintient à distance le monde sacré céleste, terrestre ou corporel, et le monde profane. Voir sur ce thème Robinet, Révélation du Shangqing, 1: 112.

109 Voir "Pingdu guan," conservé dans les monographies locales in Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.475.

1 10 L'histoire officielle du site s'appuie, pour la localisation d'une cité de démons sous le Pingdu shan, sur quelques vers laissés par le poète Fan Chengda (1126-1193) lors d'une excursion en 1 176 à Fengdu. Cf. Wu chuan lu, 460-462.

111 Voir Verellen, Du Guangting (Avant-propos). 1 12 Ce texte est d'autant plus remarquable qu'il entérine la confusion, confirmée comme

une évidence par Du Guangting, entre le nom officiel de la circonscription administrative de Fengdu — W — (qu'il cite lui aussi sans le radical dans tous ses autres textes, à l'exception du Dongtian fudi yuedu mingshan ji) et le lieu mythique Fengdu (avec le radical M), district auquel il adjoint les bureaux souterrains des enfers ifep|. Cet élément, parfaitement distinct dans ce texte, permet de supposer qu'à l'époque de Du Guangting un lien était déjà établi entre le Fengdu mythique et le site historique.

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synoptique très représentative de la complexité de la situation religieuse de l'époque.113 En effet, à partir de cette période, et ce jusque sous les Yuan et les Ming, le paysage religieux de la Chine du Sud est bouleversé par l'adaptation et la propagation, dans les milieux taoïstes, d'un nouveau corpus de révélations, daté des Song et découvert au Maoshan au début du XII e siècle.114 Ceci favorise l'étendue du renom de la montagne à d'autres parties de la Chine,115 tant et si bien, qu'au cours des premières années des Song méridionaux, les milieux cultivés du taoïsme commencèrent à vouer à Tao Hongjing un véritable culte. Les rituels de Tongchu M.W, 116 ainsi que d'autres textes révélés du Xlle siècle, sont ponctués de ses apparitions surnaturelles. En 1223, Gao Sisun Mi^À^ achève une nouvelle édition du Zhen'gao.117 En outre, une grotte de Fengdu est répertoriée dans la géographie sacrée du Maoshan, près du monastère Ziyang^llilii.118 Hong Mai, qui était un familier du Maoshan, et donc très certainement sensible à ces nouvelles révélations, évoque souvent, dans son œuvre prolifique, la question de la montagne et de ses prêtres. 119 C'est en tout cas sur cette toile de fond que vient s'inscrire sa vision du mont Fengdu que l'on retrouve dans deux textes du Yijian zhi.120

Traversé d'un axe — enfers / paradis, terre / ciel — puisant à même l'épaisseur

113 Sur l'évolution du panthéon à cette époque, cf. Hansen, "The popular pantheon during the Tang Song transition; Changing gods in medieval China; Kleeman, A god's own tale; voir aussi "The expansion of the Wen-ch'ang cult."

114 Strickmann, Taoïsme du Mao Shan, 45-57. 115 Op. cit., 45, n. 58. 116 Voir note 66. 117 Strickmann, ibid., 45-46, n .61. 118 Voir Maoshan zhi, 6.13a, dont la première version date des Yuan et représente un

témoignage remarquable sur la continuité de la tradition du Maoshan. 119 Strickmann, ibid., 46. 120 Le premier décrit le rêve d'un lettré à qui les dignitaires du monde infernal confient

une charge de fonctionnaire céleste dans le "Palais de Fengdu"; cf. Yijian zhi, "Bing," 9.438. Ce texte, dans lequel on retrouve l'influence très nette du Zhen'gao au sujet de la progression hiérarchique des fonctionnaires dans le monde outre-tombe — l'intéressé exprime son insatisfaction pour un poste hiérarchique qui ne lui laisse l'espoir d'une promotion post-mortem que tous les 240 ans — ne nous donne par contre aucune précision sur l'éventuelle localisation du palais de Fengdu au Sichuan. Mais un second texte, faisant allusion au district de Fengdu, le complète très clairement en ce sens; cf. Yijian zhi, "Zhigui," 3.1257. Contrairement à ce que prétend la version officielle de l'histoire du site, le nom du district s'orthographiait donc déjà sous les Song d'une manière identique au Feng mythique. Ceci permet de supposer qu'avant son officialisation en 1380, l'amalgame était déjà coutumier. Ce texte témoigne en outre de l'existence d'une fresque de Wu Daozi ^Ijfi-f (ca. 713-755), célèbre par ses peintures édifiantes et très réalistes sur le monde infernal, qui eurent une influence retentissante sur les mœurs de l'époque. Sur la puissance des représentations picturales de l'au-delà, voir Teiser, "Having once died and returned to life: Representations of hell in medieval China," 440-44.

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mythique qui a nourri, strate par strate, l'émergence du lieu saint, axe que l'on pourrait qualifier de double, puisque la géographie religieuse des lieux, jalonnée par les temples, ouvre symboliquement une nef horizontale vers l'autre monde, Fengdu se présente comme un lieu-charnière à la croisée de deux mondes yin et yang, susceptibles à tout moment de se déverser l'un dans l'autre.121 L'ancien fourneau alchimique et la grotte des deux immortels, l'île des morts perforée de six grottes-ciel (avec effet de miroir entre l'intérieur et l'extérieur de la montagne), le puits de cinabre associé au nom de l'une des grottes-ciel122 et le puits d'alchimie / grotte qui sur le mont Pingdu communique finalement avec les enfers, attestent éloquemment le télescopage qui s'est opéré entre deux mythes, celui du dépassement de la mort et celui de la contiguïté du mont Fengdu avec les ténèbres mortifères. Ce sont là les éléments essentiels qui, arrachés au mythe, perdurent au cœur des représentations qui nourrissent la géographie sacrée du site.123

Les points les plus sensibles sont, comme il l'a déjà été souligné, les cavités. Or, fait remarquable pour l'analyse géomantique du lieu, la grotte de l'Immortel Yin se distingue aussi par le nom de Tianxin yan i^LV&Êl "Œil du cœur du ciel," ce qui indique sa probable relation avec une source. 124 "Les yeux, qu'ils soient de la mer ou du ciel, sont en communication avec les eaux souterraines."125 La grotte et le puits, participant d'un même élément structurel, apparaissent en effet dans les textes fréquemment interchangeables, maillons géomantiques au cœur d'un paysage de montagne et d'eau. Sur le seuil du monde sublime des immortels, la grotte-puits est aussi le pas du monde souterrain et démoniaque dont il favorise la contiguïté avec le monde des vivants. L'autre versant de la croyance situe effectivement l'emplacement de l'entrée des enfers à cet endroit. 126

121 Cette nature particulière est en outre renforcée par l'origine primordiale attribuée à la montagne qui emprunta sa forme et sa substance premières aux souffles cosmiques de l'indéterminé; voir supra, le texte de Du Guangting, note 103.

122 Cf. Zhen'gao 15. 4a-4b, le poème de Xiang Liangcheng. 123 Nous verrons plus loin quelles sont les techniques qui permettent l'entrée dans ce

monde surnaturel. 124 Ce que semble d'ailleurs indiquer le texte de Du Guangting déjà cité plus haut (note

102) en outre, le plus ancien texte dont nous disposons sur le puits. 125 Les puits sont souvent associés au ciel, comme le souligne aussi l'expression "puits du

ciel," dans l'idée que, situés au sommet de montagnes, ils font face au ciel, tels des miroirs, ou bien à la mer, yeux "de la mer $511;" cf. Soymié, Le Lo-feou chart, 64; voir aussi infra le développement de cette idée.

126 La littérature infernale, nous le verrons plus loin, souligne la récurrence du thème de la descente infernale par un puits; voir De Harlez, "Gan-shih-tang"; De Groot, The religious system of China; Ono, "Taizan kara Hôto." Voir aussi les récits monographiques: "Ce sont les moines de la montagne qui ont renversé les pierres devant la grotte des Cinq nuages pour créer l'illusion d'un fourneau. Les pèlerins y font brûler leurs offrandes. ... Un tourbillon de vent en remonte parfois et les dires vont bon train sur le fait que ce sont les démons qui surgissent du fond des ténèbres pour récupérer le papier-monnaie;" cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.550.

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Mais l'aspect le plus intéressant du puits, en prise directe avec le discours géomantique, reste sa possible communication avec le fleuve. Après les témoignages recueillis par Du Guangting à la fin des Tang, un bref récit d'excursion daté de la dixième année de l'ère Wanli des Ming (1583) apporte cet élément nouveau :

... Le fourneau d'alchimie existe toujours et un petit kiosque a été édifié à proximité avec les deux statues de Wang et Yin. Sur la montagne haute d'un H environ, se trouve un puits d'un diamètre de trois pieds. Il est d'une profondeur insondable et le niveau des eaux correspond à celles du fleuve. La pierre du puits est si dure qu'aucune force humaine ne saurait en venir à bout. C'est là que les deux immortels pratiquèrent l'alchimie et leur sublimation fut précédée de cinq nuages colorés. . . . Jadis puits des immortels, il fut plus tard recouvert d'un temple dédié à Guan Yu. De grandes quantités de monnaies d'offrandes y ont été brûlées qui ont fini par boucher le puits. C'est un fait extrêmement regrettable.127

Le puits apparaît ici comme un phénomène surnaturel : la construction en est d'origine divine, mais surtout il est le conduit qui permet aux eaux du fleuve d'imbiber la montagne jusqu'à la cime, ce qui par un détour d'imagination nous la montre comme si elle se trouvait en fait posée sur le fleuve, enfoncée de manière à faire pression sur les eaux qui remontent. Le mont Fengdu est en effet non seulement entouré d'eau — le fleuve l'enveloppe largement de sa ceinture ainsi qu'un réseau serré de ruisseaux — mais aussi traversé, perforé verticalement de puits et de sources qui, contrairement à la nature des choses, remontent elles aussi du fleuve. Ce phénomène d'inversion confirme une fois encore l'aspect merveilleux de cette montagne. 128 Cela laisse sous-entendre que, si le fleuve est en crue, le niveau des eaux de puits monte avec lui; or, puisqu'aucun débordement n'a jamais lieu, c'est que le Fengdu, île-montagne insubmersible, s'est lui aussi élevé au gré d'une ligne de flottaison imaginaire.129 Au gré des crues et des décrues du fleuve, la montagne se métamorphose : s'éloignant ou s'approchant du rivage, elle semble en effet se détacher de la terre; elle est une île flottante, voire dérivante.

Par un pur effet métonymique, elle tire en outre son nom d'un îlot qui lui fait face, Fengmin US ("Peuple prospère"), comme si le sens avait glissé d'un lieu sur l'autre

127 Cf. Fengdu xian zhi (1710) 7.22: "You shan ji lue #f Ol-M" de Zhang Qiming (1583).

128 Ainsi la "Source transcendante," Lingquan MM., que la monographie provinciale situe sous le temple Xiandu, à proximité de la "Grotte des Cinq nuages," et dont le forage très ancien est attribué traditionnellement à Wang Fangping, est caractérisée par le volume de ses eaux, savoureuses et fraîches, vierges de toute impureté, qui augmente ou décroît en fonction du niveau du fleuve; cf. Fengdu xian zhi (1710) 1.8.

129 Le thème — déjà spécifiquement traité dans l'étude de M. Soymié sur le Luofù shan, "La montagne flottante" — d'une correspondance entre les puits (ou les sources) et le fleuve dans les proches alentours d'une montagne, s'applique également au mont Fengdu même si le signifiant demeure ici, au sens propre comme figuré, souterrain. "La proximité de l'eau suffit parfois pour faire qualifier une montagne de flottante"; cf. Soymié, op. cit., 63.

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par osmose avec la configuration mythique. Le Zhen'gao nous apprend que "les enfers ont leurs juridictions dans les rivières, les fleuves, les montagnes et les mers." Tout communique comme s'il s'agissait d'un vaste corps tentaculaire. De la lointaine région de You où le mont Fengdu fut jadis enserré par les mers, un long chemin de dérive a donc été parcouru jusqu'au lieu d'ancrage définitif (ou quasi- définitif) dans le Sich uan.130

Est-ce inscrit dans l'informulé qui entoure la ritualité du deuil? Dans le jeu de miroir entre lieu mythique et site réel, la métaphore peut être encore renforcée : ici aussi, le fleuve, à la source de la source, à la racine du puits, partageant un réseau commun de signifiants avec la montagne et la mer, est en quelque sorte un enfer, une ouverture vers le monde des morts; carnassier, il ravage périodiquement les alentours, détruisant les récoltes et dévorant les bateliers, d'où le culte omniprésent de reptiles liés à l'eau (dragons-crocodiles-pythons) et l'établissement prudent de cimetières publics pour recueillir les âmes des noyés.131

L'imaginaire populaire reste cependant violemment marqué par le sacrifice (légendaire?) de jeunes enfants jetés au tianxin yan, le quinze du huitième mois lunaire :132 les "yeux," pour peu qu'un culte leur soit rendu, ont donc une fonction régulatrice, pour ne pas dire fixatrice. Nous découvrons en outre ici leur double nature, à la fois bénéfique et destructrice. En rapport avec les eaux souterraines, les "yeux du ciel" — par une correspondance symétrique avec les "yeux de la mer" (haiyan), en outre fort nombreux au Sichuan, "à plusieurs milliers de kilomètres de toute mer"133 — suscitent par un pur effet de miroir l'image de la montagne posée à flot sur le ciel qui entre par conséquent

130 M. Soymié souligne que le Luofu shan aurait dérivé depuis le mont mythique du Penglai (Lo-feou chan, 79 et sq.).

131 Voir infra. 132 voir la version locale de la légende du juge Bao Gong, célèbre fonctionnaire des Song,

muté après sa mort à la Passe des deux mondes (yinyang jie guan) et qui, convoqué aux enfers pour prendre ses fonctions, se perd dans le brouillard et les vents ténébreux. Il s'oriente alors au son des sanglots d'un vieillard qui lui révèle l'existence de cette cruelle coutume imposée par un fonctionnaire du district, démon maléfique ayant gagné son retour sur terre par les voies de la corruption. Il apprend aussi de Tudi gong, le génie du sol rencontré en chemin, qu'un talisman (ou objet magique) dissimulé dans le tianxin yan est nécessaire à sa capture. La descente dans le puits au moyen d'une corde dure trois jours et trois nuits. Arrêté tout en bas par deux sbires, il se fait passer pour un pèlerin du Tianzi dian tombé par mégarde dans le trou et parvient enfin à rencontrer le roi des enfers. A son retour parmi les vivants, il propose au peuple de brûler de l'encens dans le tianxin yan et de faire des vœux afin d'éviter les sacrifices. Furieux, le faux fonctionnaire profite de l'absence momentanée des habitants pour mettre le feu à la ville et Bao Gong se sert du tocsin et des incantations que lui a confiés le roi des enfers pour remédier au mal. (Narration de Qin Xianlun recueillie par Yao Qiuyun in Guicheng chuanshuo gushi, 23).

133 "U s'agit en effet de la mer souterraine sur laquelle toute la terre flotte"; cf. Soymié, ibid., 65. n. 1. L'auteur souligne en outre qu'en "langue parlée moderne le mot 'œil' (yan) est employé comme spécifique numéral des puits et des sources (un œil de puits)." Voir également Kaltenmark, "Le Dompteur des flots," 50, n. 181.

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dans le puits. Il suffît alors de jeter un coup d'œil dans l'"œil du ciel" pour y découvrir le monde céleste, comme en un puits inversé dont l'eau serait le ciel — "puits du ciel" — soit "miroir du ciel," ici équivalent de "l'œil."134 On voit que l'eau devient à travers ces représentations un élément omniprésent où se confondent terre et ciel, mais que persiste surtout le thème de l'inondation, de ces crues qui n'en finissent pas de tout envahir, jusqu'au ciel peut-être : entre les deux, la montagne fait en quelque sorte tampon.135

A mi-chemin entre le réel et le mythe, il importe en effet de dégager deux niveaux de discours, dont le plus apparent est lié au contexte des calamités qui s'abattent régulièrement sur Fengdu. Les sources ou les puits merveilleux qui ne tarissent jamais et dont les eaux se renouvellent en abondance ont la fonction thaumaturge d'annihiler les sécheresses et de réguler la prospérité locale. Mais, comme le révèle l'assimilation de la montagne à un "dragon lové" ainsi qu'un grand nombre de toponymes alentours dans la composition desquels entre le caractère long fi, "dragon," le monstre guette, fleuve de chair dont le puits devient ici la gueule affamée.136

Le contenu latent dans l'association des sens de chacun de ces éléments géomanti- ques rejoint un contenu manifeste qui se trouve exprimé dans le culte local. Outre les divinités tutélaires vénérées sur la montagne, parmi lesquelles Fengdu dadi, "Grand Empereur du Monde des Ténèbres," occupe une place prééminente, il faut signaler un culte qui semble tenir une place privilégiée au cœur des pratiques religieuses locales. Tianjun jiumang ^^fi^ ou Jiumang dadi A^^C^, "L'Empereur des Neuf pythons," reptile reconnu pour aimer vivre dans les forêts près des eaux, représente de loin la divinité la plus énigmatique de ces lieux.137 L'origine de ce culte est variable138

134 Soymié, op. cit., 64. 135 M. Soymié précise que "les montagnes flottantes servent à soutenir le ciel, soit que

l'inondation les porte jusqu'au ciel, soit que, triomphatrices des Eaux, elles les contiennent et les empêchent d'atteindre jusqu'au ciel, jouant le rôle d'une jambe de force à double effet" (ibid., 60).

136 Nous avons vu dans le texte de Du Guangting (Daojiao lingyan ji ap. Yunji qiqian 122. 12b- 13b) que de celle-ci s'échappent aussi des nuages de bon augure.

137 Cf. Li Fushu $ifêtiï, "Chongxiu Jiumang shen ting beiji fi0^L^#^WsS," in Chong- xiu Fengdu xian zhi (1927) 11. 563, qui souligne la présence fantastique de neuf pythons "dont les corps puissants, les queues redressées, les gueules tendues vers l'avant font que rares sont ceux qui, parmi les fidèles, ne s'en trouvent pas profondément impressionnés."

138 L'association du python au monde des morts est fort ancienne puisque le thème du serpent-monstre apparaît très tôt dans la mythologie chinoise, comme le démontre, dans les Élégies de Chu , la représentation du comte Terre, Tubo, divinité chtonienne ancêtre du dieu du Sol, décrit sous la forme d'un monstrueux serpent enroulé neuf fois sur lui-même. On trouve cet animal merveilleux déjà décrit dans le Zhuangzi, "dragon-serpent épais comme un essieu, long comme un timon, vêtu de pourpre et coiffé d'écarlate. C'est une espèce d'être qui déteste entendre le bruit du tonnerre et des chars... . Celui auquel il apparaît devient hégémon;" Granet, Danses et légendes, 102, n. 4. Voir également Liu Bang, in Han shu ("Han Gaozu," 1). Aux premiers siècles de notre ère, il existait dans le nord du Sichuan un très ancien culte rendu à une divinité locale du Tonnerre qui prenait au besoin l'apparence d'un

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et l'histoire du temple lui-même, imprécise : les légendes sont à ce sujet aussi nombreuses que divergentes. L'existence sous les Han d'un Jiuqi lou AIMH "Pavillon des Neuf souffles," toujours situé au même emplacement en hommage au maître patriarche de Yin Changsheng, Jiuqi zhangren AH^A, le "Vieillard vénérable des Neuf souffles,"139 constitue la strate la plus ancienne de ce culte. On trouve effectivement mention de ce personnage hautement légendaire dans un des passages de la biographie de Yin Changsheng. 14° Li Fushu, auteur d'un texte épigraphique sur la restauration du Jiumang lou, donne du culte la version suivante :

En lisant le Yunji qiqian, j'ai soudain compris pourquoi le Seigneur réalisé Yin [Changsheng] souhaitait adresser cette prière au Vieillard vénérable des Neuf souffles (Jiuqi zhangren AH^À. Lié aux Han de l'Est, le nom de "Pavillon des Neuf souffles" (Jiuqi lou fl$MÈ) est en effet très ancien et Monsieur Yang, censeur impérial ^MIP jfe, doit être le corps de métamorphose des Neuf pythons, ce qui explique le nom que prit plus tard ce temple. 141 Le censeur Yang en est par contre la divinité tutélaire. Ce culte s'est développé dans une période bien plus tardive que celle des Han de l'Est. Le censeur Yang a accompli jadis de grands bienfaits pour Fengdu et y laissa sa vie, c'est pourquoi les habitants en ont fait un dieu et lui rendent ce culte. Considérant que le rang de divinité # n'était pas satisfaisant, ils l'ont fait entrer dans la catégorie des "monstres du monde yin" PUIS, inventant d'étranges histoires pour justifier la ferveur de leur culte comme, par exemple, la légende des Neuf pythons tirant un char Après sa restauration, le pavillon, qui était réduit à l'état de délabrement, est devenu aussi solide que les roches de la montagne. C'est à partir de ce jour qu'il a pris le nom de "Kiosque des Neuf pythons" (Jiumang ting fi^^),

serpent pour effrayer ceux qui troublaient la paix des lieux; cf. Maspero, Le Taoïsme et les religions chinoises, 148. Voir aussi Kleeman, "The expansion of the Wen-ch'ang cult." On sait en outre que, dès la fondation de l'église des Maîtres célestes, le culte des dragons était non seulement associé au rituel taoïste du Jeûne du Registre Jaune pour le salut des morts, mais également aux cérémonies d'exorcisme contre les démons; cf. Chavannes, "Le Jet des dragons."

139 Encore cité sous le nom de "Vieillard vénérable des Neuf souffles des Neuf anciennes Capitales des Immortels" (Jiulao xiandu jiuqi zhangren A^fliiH5A0,3tÀ). Cf. les monographies locales, notamment le récit de Jiang Kui (cf. Chongxiu Fengdu xian zhi [1927] 11.490), témoignage le plus ancien (1424) après celui de Duan Wenchang sous les Tang, et selon lequel "la divinité des Neuf pythons est recluse dans la caverne du Grand Immortel." Notons qu'à cette époque, une grotte semble tenir lieu de sanctuaire (à moins que le temple n'ait été détruit ?)

140 Cf. Yunji qiqian 106.22b. Le personnage de Jiulao xiandu jiuqi zhangren est également cité dans le Dengzhen yinjue (xia, 3. 8b) de Tao Hongjing.

141 Les monographies anciennes mentionnent ainsi l'histoire d'un censeur impérial du nom de Yang qui, se déplaçant d'une province à l'autre, vint à passer par le Pingdu shan en 1489. Subitement, neuf pythons entourèrent sa voiture. Il en mourut et fut enterré sur place. Les habitants du lieu érigèrent un petit temple et devant sa tombe fut gravé son portrait pour commémoration. La présence de sa tombe près de la grotte est notée par Wang Tingxian en 1701, Fengdu xian zhi, 1710, ou Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 1 1.550.

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318 SANDRINE CHENIVESSE

abandonnant définitivement le nom de Jiuqi f\J^. L'objectif de la restauration était d'éloigner les calamités et l'évocation de Neuf pythons, dont émane une efficacité surnaturelle et protectrice, 142 convient particulièrement à cet effet. La cohésion sociale a pu ainsi être retrouvée."143

A l'opposé du signifié précédemment exposé, celui de l'administration vertueuse d'un magistrat local,144 qui émane de toute évidence d'un culte officialisé, reconnu plein d'influx bénéfiques pour la région et surtout "bien distinct de croyances superstitieuses," le monstre aux Neuf pythons représente dans la croyance locale une manifestation infernale directement issue du culte populaire taoïste qui apparaît surtout comme un culte destiné à enrayer les effets de la maie mort. La proximité du fleuve, qui offrait certes de grandes facilités pour faire disparaître la progéniture mal-venue et véhiculait en outre de nombreux cadavres sans sépulture, et son lien étroit avec la figure aquatique du dragon-python apportent ici une surenchère de sens. Au sein de la croyance locale, trois thèmes interdépendants sont ainsi présents : la maie mort, que les victimes soient en voie de sanctification, ou bien, âmes errantes aux tendances vengeresses, pourvues d'une force transcendante (petite-filles supprimées à la naissan ce,145 jeunes filles sacrifiées au fleuve,146 généraux assassinés par erreur,147 noyés

142 Voir note 138. 143 Cf. note 137: "Chongxiu Jiumang shen ting beiji" in Chongxiu Fengdu xian zhi (1927)

11.563. Ce texte, déjà mentionné dans la monographie de 1710, fut sans doute rédigé juste après la restauration de ce temple, en 1624. Zhou Yanjia JlJŒEp, auteur de la stèle des "Trois poissons" (Sanyu bei ELM.W), datée de 1621 ou 1628, s'inspirant de la narration d'un moine de la montagne, situe cette même histoire lors de l'ère Qingli des Song (1041-1048); cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.520. Selon cet auteur, "Le censeur Yang se serait métamorphosé pour accomplir à Fengdu des actes surnaturels et étranges. [ . . . ] II se révéla plein d'influx bénéfiques pour le pays, aussi son culte se distingue-t-il des croyances superstitieuses." C'est-à-dire du culte du serpent, par exemple; il est sous-entendu que ce culte des Neuf pythons recouvre une efficacité politique, voir Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 3.58; 11.563.

144 II est remarquable que le nom de Yang Mengying, cité dans une autre version, corresponde à celui de l'auteur de la préface monographique la plus ancienne qui ait été conservée sur Fengdu. Yang, de nom public Wenfu, et personnel Pingshan, natif de Fengdu, fut élevé au grade de docteur (jinshi) la vingt-troisième année de l'ère Chenghua des Ming, soit en 1488, puis nommé préfet de Hangzhou dans le Zhejiang; cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.506, voir également Quanshuyiwen zhi. La monographie de 1710 consacre en outre de nombreux passages à cette famille Yang, établie à Fengdu depuis les Song.

145 L'identification la plus populaire des Neuf pythons est transmise dans une autre légende en rapport avec l'infanticide de neuf nouveau-nés de sexe féminin par leur père, suppôt du mal, associé à la figure monstrueuse de Jiumang. Les pythons qui lui sortent du visage en se dressant vers le ciel, métamorphoses des neuf fillettes dans le conte, symbolisent la punition céleste de son crime; sur les différentes variantes de cette légende, cf. Guicheng chuanqi 1988: 33, recueil de contes enregistrés par Ran Hong; Guicheng chuanshuo gushi, 66 (narrateur Tan Tinggui).

146 Sur ce même Yang court une autre légende liée à un préfet de Hangzhou du même

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laissés sans sépulture148); la féminité (les victimes sont dans la majorité des légendes de sexe féminin et le culte du serpent est partout ailleurs en Chine généralement lié à la féminité); et le culte du fleuve enfin (le python, animal connu pour vivre près des eaux, est le substitut générique du dragon).149 Maie mort et absence de rites funéraires font que de menaçants conflits se dressent entre le monde des vivants et celui des âmes errantes, les gui, à la croisée desquels le python apparaît comme le redresseur de torts. La récurrence du thème, qui met particulièrement l'accent sur l'ancienne coutume de sacrifices humains au fleuve, ou bien encore sur le cas de noyés n'ayant pas bénéficié des rites pour le repos de leur âme, est manifeste.

Selon une interprétation inspirée des ouvrages taoïstes des Song et des Yuan, 150

nom qui aurait sauvé du sacrifice au fleuve neuf jeunes filles; inspiré d'un récit appartenant à la tradition orale recueilli dans Guicheng youqu 1988: 106.

147 Une autre version, véhiculée par la tradition orale locale, identifie les neuf pythons à neuf grands généraux décapités pour avoir désobéi à leur souverain, la seconde année de l'ère Qingli des Song (1042) et dont les âmes vengeresses et errantes vinrent réclamer au roi leurs vies dérobées. Un grand dignitaire de la cour, le censeur Yang, se porta volontaire pour se substituer à son souverain, terrassé par la maladie, lors d'un pèlerinage à Fengdu au cours duquel il avait été prédit en rêve au roi qu'il obtiendrait guérison. Mais il mourut à flanc de montagne étouffé par neuf énormes pythons, à la suite de quoi, cédant à la panique (ou bien à la culpabilité), le roi fit édifier un temple en hommage aux neuf généraux et annoblit le seigneur Yang avec le titre posthume de Jiumang dadi. Version recueillie par Zhang Changjiang in Guicheng youqu, 103.

148 Une autre légende locale, toujours liée à la figure transcendante et punissante du python, rapporte le cas d'une négligence dans les rites funéraires d'un noyé, dépouillé de tous ses biens par un pêcheur et rejeté au fleuve; cf. récit de Hu Yongmu, rapporté par Yao Qiu- yun in Guicheng chuanshuo gushi, 138.

149 Les mirabilia issus de la tradition orale et inspirés du thème du débordement des eaux sont bien évidemment nombreux à Fengdu. Les monographies en reflètent clairement la dominance. Au moment des sacrifices d'automne et de printemps liés à la vie agricole, un culte était autrefois rendu à la divinité du dragon, dans un temple situé sur une hauteur un peu éloignée au nord de la ville; cf. Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.586. Les cas de maie mort causée par noyade étaient extrêmement fréquents et l'on voyait bien souvent des cadavres flotter sur le fleuve. Comme le rapporte la stèle de 1' "Association du bonheur réitéré" (Chongfu hui beiji fiti#Ws2), la question fut résolue par l'instauration de cimetières publics ^M. et le développement de "champs de félicité ^§EB" servant de sépulture aux cadavres abandonnés des noyés, des indigents ou des voyageurs de passage; cf. "Chongfu hui beiji" de Zhang Shaoling 3S&£8$ in Chongxiu Fengdu xianzhi (1927) 11.605. Voir également l'inscription de la stèle "Yizhong gubai ji ïi^'È'ttcE"; cf. op. cit. (1927) 11.627.

150 Cf. Taishang sandong shenzhou 10: "Zhao yushi da zhou." Cet ouvrage comporte essentiellement des charmes et des incantations à l'intention de Leiting (méthode Tonnerre), ainsi que diverses recettes de protection contre les maladies, les démons, etc. La description physique de la divinité des Neuf pythons se trouve aussi, sous le nom de "Miaomang jiuchou da sheng H^À^^ïS" dans le Fahaiyizhu î£#Sîl^, juan 39, "Taiqing Fengdu zonglu yuan bifa ±.TfëWW>%&$kfêcfâfè." Ce texte (fin Yuan, début Ming) recueille nombre de talismans et incantations utilisés par divers courants religieux des Song et des Yuan, essentiellement la méthode Leiting, le culte de Beidi et les représentations du Fengdu. Ce type d'ouvrage propose un contenu rénové de traditions plus anciennes qui se développèrent entre les Han et les Tang. De nombreux témoignages existent également dans le corpus rituel du Daofa hui

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32O SANDRINE CHENIVESSE

Jiumang dadi appartiendrait au panthéon de l'Empereur du Nord auprès duquel il occupe le rang de censeur impérial (Beidi yushi dt^tlP je). Ceci, qui nous ramène étrangement à l'histoire — rapportée par la tradition orale tout comme par l'un des auteurs de la monographie locale151 — du censeur impérial Yang des Song, plus tard déifié par la population de Fengdu. 152 II faudrait souligner, dans cet ordre d'idées, un double phénomène qui influence l'évolution des représentations religieuses liées à Fengdu dans la pratique locale : l'absorption, dès les Ming, de l'Empereur des Neuf pythons, bras droit de l'Empereur du Nord, par le culte populaire, tandis que l'Empereur de Fengdu perd peu à peu son identité taoïste pour se métamorphoser en Yama.153 Le cadre restreint de cette étude ne nous permet malheureusement pas d'entrer plus profondément dans les détails.

En conclusion, il ressort de l'ensemble de ces légendes, que l'abandon du cadavre met sérieusement en danger l'ordre social. Les morts sans sépulture échappent défï- nivement au champ du discours qui prétend gérer la violence du mortifère en ter- ritorialisant la peur ou le désir des vivants dans un ultime effort pour contrer la loi d'outre-tombe sur les cas de maie mort. Aucune entreprise rituelle ne peut cependant dégager assez de signifiants pour cela, comme le démontre la ténacité du revenant, métaphore en quelque sorte de la résistance du réel aux manipulations du symbolique et de l'imaginaire.154 Aux portes du monde démoniaque qui agite les souterrains de la ville de Fengdu, ces cimetières publics, espaces où s'inscrit l'alliance entre les vivants et les morts, deviennent ainsi des terres signifiantes permettant la gestion de cadavres que l'abandon a engrossé de sens.155

Voyages en au-delà, odyssées thérapeutiques : la structure chamanique du culte

L'ensemble rite / mythe, fête / légende doit être considéré comme une réalité bi-face des actes et des représentations intellectuelles qui s'attachent à tout fait religieux. Le thème du voyage initiatique dans l'autre monde rejoint une tradition extrêmement ancienne au sein de laquelle les géographies de la mort furent largement explorées, en

yuan (op. cit.). Sur l'ensemble de ces textes, voir Boltz, A survey ofTaoist literature. 151 Voir plus haut le récit cité "Chongxiu Jiumang ting beiji" de Zhou Zhijia. 152 Li Yuanguo (voir le volume chinois des Actes du colloque) affirme que le lien entre

l'émergence de la cité infernale et le culte de la figure dominante de l'Empereur du Nord s'établit à travers des mouvements religieux essentiellement locaux et particulièrement fervents — notamment la secte de l'Empereur du Nord dtJEM — mais ne nous en apprend malheureusement pas plus sur la naissance et l'évolution d'une généalogie divine complexe et représentative de courants religieux qui restent à ce jour encore mal connus. Voir note 150.

153 Ces faits, illustrés par l'évolution de la géographie religieuse des lieux, sont longuement démontrés dans ma thèse.

154 Je fais ici allusion notamment à la légende du serpent redresseur de torts évoquée supra.

155 Dans le même ordre d'idée, je tiens à signaler le culte, très répandu localement, du Xuehe jiangjun, "Général du Lac de sang," pour les femmes mortes en couches.

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FENGDU 321

Chine comme en d'autres cultures.156 Bien avant les premières représentations figurées d'un paysage outre-tombe sous les Tang, apparurent, dès la fin des Han, les premières figurations détaillées de l'autre monde "sous la forme de contes bouddhiques ou non bouddhiques," qui deviennent pléthore dans la littérature des Six Dynasties : ceux- ci, qui relatent des descentes aux enfers suivies de résurrection, viennent enrichir une tradition déjà fort ancienne de voyages chamaniques en au-delà, inaugurée par les voyages extatiques des chamanes de l'antiquité dont s'inspirera le taoïsme des Han.159 Certains de ces récits, intégrés au rituel funéraire taoïste sous la forme théâtralisée de mystères mimant le cheminement de l'âme outre-tombe, 16° constituent une véritable initiation à la mort, non seulement pour les défunts mais surtout pour les vivants : les territoires sauvages de l'autre monde sont ainsi peu à peu apprivoisés.161 Parmi les textes populaires modernes sur le monde infernal,162 bien souvent de veine médiumni-

156 Voir par exemple concernant le Tibet: Stein, Recherches sur l'épopée et le barde au Tibet, 45, 75, 95, 100, 323-5, 401; concernant l'Occident: Le Goff, La naissance du purgatoire , 39, 68 et sq, 135, 158 et sq, 246 et sq. Sur la signification de ces voyages dans l'autre monde, voir également Campany, Strange writing.

157 Demiéville, "Une descente aux enfers sous les Tang," 72, n. 1. 158 Demiéville (ibid. 72, n. 2) cite à ce sujet le travail de Maeno Naoaki dans deux articles

intitulés "Voyages au monde obscur," Chûgoku bungaku hô, 14. 38-57, et 15. 33-48 (Kyoto 1961), et dont les héros sont des personnages de la fin des Han; cf. aussi Ziircher, The Buddhist conquest of China, 424.

159 C'est grâce à leur capacité de voyager dans des mondes surnaturels et à leurs rencontres successives avec les dieux, les démons, et les esprits des morts, que les chamanes de l'antiquité ont pu contribuer, au fil du temps, à la connaissance de la mort.

160 Le plus célèbre est le drame de Mulian (Maudgalyâyana) descendu aux enfers pour sauver sa mère, mythe d'origine de la fête bouddhique de V Avalambana pour le salut universel des âmes; voir Schipper, Le corps taoïste, 108, n. 17, ainsi que l'article qu'il consacre à ce sujet: "Mu-lien plays in Taoist liturgical context."

161 Cf. Teiser, "Having once died and returned to life: Representations of hell in medieval China," 454. Les édifiants contes d'horreur qui découlent de l'épopée de Mulian influenceront le monde des arts littéraires et dramatiques (voir Teiser, "The Ritual behind the opera: A fragmentary ethnography of the ghost festival") et inspirent, sous les Tang, un mouvement littéraire fondé sur l'apparition des bianwen SÉX ("textes adaptés"), terme désignant des histoires adaptées de la tradition bouddhique hindoue, rapproché par certains auteurs de l'expression bianxiangtu ^t@H "qui désigne les peintures fantastiques souvent bouddhiques, comme celles qui représentent les enfers" ( cf. Pimpaneau, Chine, littérature populaire — Chanteurs, conteurs, bateleurs, 75 et sq. Voir également Mair, "Notes on the Maudgalyâyana legend in East Asia"; "Records of transformation tableaux" et "T'ang transformation texts."

162 Enrichi des récits bouddhistes des conteurs sous les Song et des pièces de théâtre des Yuan, le mouvement des bianwen se prolonge sous l'influence du confucianisme dans les baojuan H# ("rouleaux précieux"), intégrés dans la catégorie des shanshu IHl, ouvrages de vertu et d'édification morale, dont la récitation par des nonnes ou des bonzes, répandue sous les Ming, constituait un acte saint qui attirait le bonheur sur les fidèles ou avait la vertu d'écarter les maladies (cf. Pimpaneau, ibid.). Pour une vue plus complète de l'ensemble des descriptions littéraires consacrées à l'exploration de l'au-delà, voir Sawada, Chûgoku no

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322 SANDRINE CHENIVESSE

que, et donc redevables envers le chamanisme,163 la littérature sur Fengdu164 reprend l'élément significatif du "puits" : par cette anfractuosité, les vivants, poussés par la curiosité ou avides de résoudre leurs conflits avec l'au-delà, se fraient un passage vers le monde outre-tombe. Marqué par l'idéologie officielle à l'encontre des superstitions po

pulaires,165 ces contes attestent en revanche de l'existence d'un culte local bien vivant :

A Fengdu, dans le Sichuan, les êtres humains entretiennent des relations particulières avec les spectres. On trouve en effet à cet endroit un puits dans lequel, chaque année, d'énormes quantités de papier-monnaie sont déversées et brûlées comme tribut pour les souverains de l'autre-monde. Ceux qui refusent de se plier à cette pratique sont punis de maladies ou de plaies infectieuses.166

De pair avec l'émergence d'une littérature infernale, un grand tournant s'amorce à travers le témoignage d'une expression picturale souvent visionnaire qui se développe entre le IXe et Xe siècle : les géographies de la mort, dès lors soigneusement car- tographiées ou figurées, offrent de vivantes descriptions du monde outre-tombe — images d'autant plus valides qu'elles s'appuient sur la vision ou le voyage médiumnique dans les enfers — bien souvent sous-tendues par une visée sotériologique. Ces images sont les ferments de la transformation qui bouleverse la vision de l'autre monde à la

tneikai setsu. 163 Sur les voyages chamaniques dans les cours des enfers et l'écriture divinatoire, voir Pas,

"Journey to hell — A new report of shamanistic travel to the courts of hell," 51-52. Ce type de récits est demeuré aujourd'hui encore très répandu, à Taïwan notamment; cf. Overmyer et Jordan, The Flying phoenix. Voir aussi mon étude sur le Diyu youji i&JSËiRiB, Récit extraordinaire du moine Ji Gong à son retour d'un voyage aux enfers (Mémoire du Diplôme d'Elève de l'EPHE, Ve section, 1987), et, d'une façon plus clairsemée, en Chine populaire. Parmi les textes de la littérature populaire moderne, celui qui se rattache plus particulièrement aux descriptions de la géographie infernale est le Yuli chao zhuan 3LM&W, ouvrage rédigé en écriture automatique dont les premières versions dateraient du XIe siècle; voir Clarke, "The Yuli or Precious Records," 233-400 — selon lequel la première édition du texte, composé avant l'an 1000, daterait de 1031 — et Goodrich, The Peking Temple of the Eastern Peak: The Tung-yiieh Miao in Peking and its lore.

164 Sur la représentation de Fengdu dans les contes vernaculaires, consulter Ono, "Taizan kara Hôto." Parmi ces textes, citons le Yuli chaozhuan (note ci-dessus): cf. la version de de Groot, The religious system of China, "Realms of spectres visited by men," 811-12; la traduction résumée par Doré, Recherche sur les superstitions chinoises, 6: 166 et sq.; voir aussi Anshi deng (La lampe de la salle obscure), 1.59-63, traduit et commenté par de Harlez, "Gan- shih-tang" 2.39-40.

165 Voir le récit d'une excursion faite en 1701 par Wang Tingxian, magistrat de Fengdu en 1676 et compilateur de la monographie de 1710, Chongxiu Fengdu xian zhi (1927) 11.550. Certains contes, à vocation souvent didactique, font descendre aux enfers des lettrés rationalistes ou athées: cf. Harlez et de Groot (note précédente), évoquant dans le rôle du héros un magistrat de la sous-préfecture de Fengdu sous l'ère Wanli MM des Ming (1573-1620) qui se laisse descendre dans le puits au moyen d'un tonneau sans fond.

166 De Groot, op. cit., 811-12. On retrouve ici comme une constante la menace de maladies graves dans le déclenchement des conflits avec l'au-delà.

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veille des Song.167 C'est dans un tel contexte que la cité des morts de Fengdu vient s'inscrire — socialement et architecturalement — couronnant au sein de ce que je définirai comme une ritualité du bord, la relation symbolique qui met en correspondance les représentations mentales sur le monde des morts et leur support figuré. Le site, métaphore historique du mythe, apparaît en ce sens comme l'une des représentations figurées du monde des morts portée à son plus haut degré d'expression, non plus comme une image suggestive, mais comme une réalité authentique. A la fois paysage et carte de dimension humaine, mandata et aire rituelle, la géographie sacrée qui s'étend sur le site168 guide — dans l'espace inactuel du pèlerinage — le pénitent sur les sentes symboliques de son expiation en au-delà, le familiarisant de son vivant avec le relief de ses territoires sauvages. Par ces pérégrinations, le pèlerin favorise ainsi la progression de ses défunts dans le monde outre-tombe tout en préparant son propre destin posthume.

Parallèlement, cette connaissance progressive de la mort fut marquée d'un profond clivage : lieux de parcours, les cachots de l'au-delà vont progressivement se situer dans le monde intérieur, dans le corps du maître taoïste. L'image, substitut métonymique du lieu saint et de Tailleurs dans lequel il puise, se confond avec celle du corps intérieur; le lieu à parcourir est dès lors soit mentalement ingéré, soit porté à même le corps qui, engrossé par le support mythique de la randonnée, devient la matrice de tous les sens possibles de l'univers. C'est l'étude du parcours réel ou ésotérique de même que de la manipulation rituelle de ces diverses images de l'autre monde, miroirs hyperréalistes de la géhenne d'outre-tombe — au cœur desquelles le mont Fengdu peut apparaître à la fois comme la figure cartographique et comme la faille communicante de l'au-delà — qui nous permettra de découvrir la dimension nouvelle d'une mort non plus seulement imaginée, mais imagée. Face à ces nouvelles représentations, la responsabilité des vivants — en prise directe avec le sort de leurs morts — se trouva inéluctablement accrue, donnant lieu à de nombreuses innovations rituelles en vue du salut des damnés. Devant la hantise croissante d'une irruption du mortifère — d'autant plus sensible que les frontières, par la vision et le voyage, se sont désormais émaciées — s'affirme le croisement entre plusieurs figures : celles de la géographie créative, sans cesse affinée et plus que jamais parcourable, d'un monde de mort, et celles de l'écriture, dont les signes,

167 Teiser, "Having once died and returned to life : Representations of hell in medieval China," 454.

168 Outre les quelques trop rares éléments contenus dans les monographies locales, la géographie sacrée des lieux est particulièrement parlante. Sous les Song, Fan Chengda témoigne de l'existence d'un culte dédié à Beidi. Si l'on en croit les récits bien antérieurs de Du Guangting sous les Tang, faisant allusion à l'existence de pèlerinages motivés par la présence d'un puits surnaturel, le culte était donc déjà bien ancré sous les Song et aurait atteint son apogée au début des Ming, période à laquelle la montagne est recouverte d'une profusion de temples. Ceux-ci furent presque totalement détruits lors des guerres qui précipiteront la chute de cette dynastie, mais le parc religieux fut entièrement reconstruit au début de l'ère Kangxi des Qing (1664). En 1935, l'ethnographe Wei Huilin, relevant l'absence de tout document fiable, situe la mise en place de ces pèlerinages au début des Ming, période à laquelle s'affirme le culte de Yama (qui usurpe sa place à Beidi) sur le mont Fengdu (Wei, Fengdu zongjiao xisu diaocha, 31-38).

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précsurseurs du monde,169 révèlent les trames secrètes de l'univers. De même que nous avons déjà observé la puissance talismanique des Ecrits saints recelés à Fengdu, garants célestes de la différenciation de l'espace entre vivants et morts, nous verrons que l'écriture (et ses dérivés) gouverne étroitement toute entreprise qui touche à la ritualité du bord, c'est-à-dire la mise en œuvre rituelle du passage du monde yang vers le monde yin, et vice-versa, grâce à un ensemble de techniques qui permettent de parcourir et de déchiffrer l'autre monde, mais surtout à la consolidation de ce bord, celui où la société humaine puise, à l'encontre de ses morts, la justification de sa survie.

La carte de la Forme véritable du mont Fengdu : un lieu saint portatif

Participant du même contexte, se font jour, dès les Song, portés par l'émergence locale et diffuse de nouveaux courants religieux, un nombre pléthorique de rites thérapeutiques et démonifuges, pour la plupart rassemblés dans le vaste corpus de rituels taoïstes, le Daofa huiyuan.170 Comme le souligne J. Boltz, à "en juger par la masse de manuels d'instructions liturgiques contenue dans cet ouvrage, il y eût sous les Song et les Yuan presque autant de cérémonies Liandu pratiquées qu'il y avait de Maîtres en service dans la communauté profane." 171 Caractérisé par l'importance accrue des charmes et des talismans, ce renouveau liturgique favorise le développement simultané du rituel d'écriture et du rituel de salut — confondant la notion de salut universel (hérité du bouddhisme) et celle du salut des ancêtres (héritée du Shangqing) — par la fonte d'un corps immortel W-JS. dans le "bouillon de feu liquide" $LJX*ï/ff du Nangong, le "Palais méridional," opération à l'issue de laquelle les défunts obtiennent un sauf-conduit pour les contrées paradisiaques.172

Issue de ce même corpus,173 la carte magique de la forme véritable du mont Fengdu,

169 Selon une expression de K. Schipper, "dans le taoïsme, le plus sacré n'est pas écrit de main humaine mais par la Nature." En effet, selon le mythe taoïste de la naissance de l'écriture, les caractères sont les emblèmes absolus, les archétypes qui pré-figurent la création du monde. Le signe ayant coexisté originellement avec le lieu, l'acte religieux qui consiste à "figurer pour faire apparaître" est investi d'une efficacité toute particulière qui dépasse de loin le simple cadre magico-religieux. J'ai développé ce thème dans deux articles: "Ecrit démoni- fuge et territorialité de la mort en Chine" et "A Journey to the Depths of a Labyrinth- Landscape."

170 Ces rites sont en outre décrits dans un grand nombre d'ouvrages annexes; cf. Boltz, A survey of Taoist literature. Sur l'un de ces rituels d'écriture, voir mon article : "Ecrit démoni- fuge et territorialité de la mort en Chine."

171 Boltz, "Opening the gates of the purgatory," 509. 172 Cf. Lingbao wuliang duren shangpin miaojing sizhu M%MMJg.A±.nh1$M\!3Wi 2. 38b-

39a (in DZ 87, fasc. 38). 173 Cf. Shangqing lingbao dafa 17.16-22 et 37. 46a. On trouve d'autres exemplaires de cette

carte dans le Canon taoïste: Lingbao wuliang duren shangqing dafa M1ÊMMÊ£A-t:MJ\ïk 68. 24b-25a (in DZ 219, fasc. 85-99), Wushang huanglu dazhai licheng yi M±^MJ:WM.l&iÊ 40.5b (in DZ 508, fasc. 278-290), Taishang yuanshi tianzun shuo Beidifumo shenzhou miaojing

6.9a (in DZ 1412, fasc. 1053-1054). Voir aussi Beijing

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FENGDU 325

le Fengdu shan zhenxing tu ffttffllil U^BS , s'insère dans cette importante tradition rituelle issue de la croisée de la renaissance des textes du Shangqing et de l'héritage des grands rites communautaires de salut universel de la tradition Lingbao174 qui, après son déploiement sous les Tang, joua sous les Song un rôle très influent dans l'évolution de la pensée sur la mort : ombre déployée sur la toile de fond socio-politique, cette tradition incita, entre les Tang et les Song, de profonds changements dans la vie religieuse et spirituelle. La place occupée par le mont Fengdu et son évolution au sein de l'ensemble des représentations mentales de la Chine moderne, a très certainement subi l'influence de ce contexte politico -religieux et de ses développements ultérieurs jusqu'aux Ming. Ces pratiques viennent éclairer un aspect très original de la liturgie taoïste dans le lien étroit qu'elle a toujours noué avec les rites de la mort et c'est en outre — comme l'illustre le cas de Fengdu — grâce à la précision de cette liturgie que la mythologie ancienne a pu survivre jusqu'à nos jours dans toute sa richesse.

A l'instar des mandalas tantriques qui influencèrent d'ailleurs largement ces traditions rénovées,175 la carte de la forme véritable dévoile la représentation symbolique et condensée du monde outre-tombe, mais elle est aussi l'instrument de pérégrination qui permet de s'aventurer au cœur de ce lieu redoutable, où sont concentrées les puissances destructrices et la foule des mal-morts. Enlacé d'écritures géologiques, le signifiant qui se dégage de ce paysage mis-en-carte apparaît sous la forme métonymique d'un labyrinthe dont les méandres représentent, dans le corps intérieur de la montagne, les contours ésotériques des régions infernales. Par là sont aussi paradoxalement signifiées les limites dont le rituel facilitera le dépassement : découpé au sein d'un au-delà vaste et difficilement maîtrisable, Fengdu est — grâce au rituel qui se charge de le faire passer de l'état chaotique dans lequel il est plongé à un état organisé — un espace sur lequel les puissances nocives et malfaisantes viennent s'aimanter, une fraction aisément manipulable de Tailleurs menaçant qui jouxte les frontières du monde des vivants.

Destinée au salut des âmes, mais aussi support d'une technique de méditation à visée thérapeutique, la carte figure l'itinéraire d'un "voyage organique à dimension sotériologique."176 C'est non seulement le langage du deuil et le désir de la commé-

tushuguan zang Zhongguo lidaishike taben huibian itRM^ffëM^MMiXliMïïi^lkM n° 3850. Cf. mon analyse de cette carte: "A journey to the depths of a labyrinth-landscape."

174 Les premiers textes Ling Bao furent créés par un parent des Xu, également parent de Ge Hong, Ge Chaofu HHS aux alentours de l'année 390. Une des sources d'inspiration de celui-ci fut l'ancien corpus du Maoshan (tradition scripturaire et hagiographique, correspondance, récits de rêves et vision). Voir Bokenkamp, "Sources of the Lingbao scriptures," "Death and ascent in Ling-pao Taoism;" Kaltenmark, "Ling-pao: note sur un terme du Taoïsme religieux;" Ofuchi, "On Ku Ling-pao ching." F. Verellen cite les passages soulignant le rôle de Du dans la transmission de ces textes et la qualité de ses éditions de la liturgie Lingbao; cf. Verellen, op. cit., 184, 186. Cf. K. Schipper in Verellen, ibid., préface. Voir aussi Qing, "Du Guangting dui daojiao lilun de zongjie he fazhan," 653-78.

175 Cf. Boltz, "Opening the gates of purgatory," 494. 176 Cf. Boltz, "Opening the gates of purgatory," 490. J. Boltz propose, dans cette étude, la

traduction et l'analyse d'un rite d'ouverture des portes du purgatoire, à partir d'une autre technique de méditation également accompagnée de séances de visualisation sur Fengdu ; les

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moration des morts qui se tient au sein de ces écritures géologiques mais également le support des visions qui accompagnent les exercices purificateurs plus personnalisés de l'officiant taoïste. Dans les deux cas, la carte est le fief d'une catharsis. Plusieurs langages s'y emboîtent : le premier concerne le voyage symbolique au cœur du relief ésotérique de l'au-delà. Le maître du rituel concentrant sur ce support sa "méditation imaginante," la montagne fait son apparition avec une réalité extérieure, extra-mentale. Investi lors de son recueillement par les divinités, il sait reconnaître sous son pinceau, dans le processus de l'écriture automatique, les tracés ésotériques de la montagne, créant une sorte de support mandalique, un tessère talismanique ffî , à partir duquel il pourra entamer ses circonvolutions. Équipé de cette carte, l'officiant accomplit ses pérégrinations dans le site désigné à l'intérieur de ses propres chairs, au cœur de son corps-paysage.177 Par sa connaissance des sites occultes et des passages secrets de l'autre monde, il peut manipuler rituellement l'ouverture ou la fermeture des portes du labyrinthe purgatorial, circuler à son aise au cœur d'un inextricable lacis de galeries et pénétrer dans les cachots de la terre afin de procéder à la délivrance des âmes, et d'assurer simultanément le salut des morts et celui des vivants. Le talisman en écritures géologiques qu'il porte à la ceinture anéantit devant lui les hordes démoniaques rassemblées dans le puits de la mort et lui tient lieu de sauf-conduit lorsqu'il adresse sa requête aux instances du monde souterrain.178

Derrière le mythe taoïste de l'origine de l'écriture et au cœur de la théâtralisation à laquelle il aboutit, un autre langage se profile qui met en lumière la reconnaissance mystique des forces obscures que l'homme porte en lui-même, forces qui nourrissent les germes de son propre anéantissement. Abattre la puissance mortifère qui le dévore, c'est pour l'initié reproduire à travers un acte religieux la coupure originelle, c'est-à-dire se jouer à lui-même la scène de sa propre mort. Ainsi, Y écriture de l'essence — puisqu'elle peut s'écrire — la forme véritable donc, permet- elle à l'officiant, par un procédé d'alchimie interne, de poser comme extérieure, non pas le monde en soi et ses chemins, mais la violence sous-jacente qui en tend la surface : c'est un monde dont on n'approche pas sans mourir et dont il importe d'établir la catharsis. Les détours et les chemins indiqués pour entrer dans le mont Fengdu, le labyrinthe de la descente infernale, la voie dissimulée de l'immortalité, et les diverses cavernes qui ourlent le parcours signifié sur la carte, tous ces points subtils évoquent ceux d'une méthode de circulation du souffle179 par laquelle les taoïstes chassent de leurs corps les souffles mortels afin de les remplacer peu à peu par des souffles purs, favorisant l'éclosion d'un embryon d'immortalité dont la gestation devait permettre la conservation, cun tï, de leur principe vital, de leur Véritable Un. C'est donc non seulement la montagne, mais le corps qui sont, dans ce rituel de salut mis en correspondance avec le signe.

Dans sa dimension réelle, le mont Fengdu, mis en avant d'une partie de l'univers

notices d'instruction sont conservées dans le Lingbao dalian neizhi xingchi jiyao Mfà h frSfUi? (DZ 407, fasc. 191 ), texte qui se situe dans la filiation du Duren jing.

177 Cf. Despeux, Taoïsme et corps humain, 99. 178 Sur l'utilisation concrète de cette carte, se référer à ma thèse, pp. 384 et sq. 179 Se référer à "A journey to the depths of a labyrinth-landscape," déjà cité supra.

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appelée à valoir pour le tout, recouvre des fonctions à la fois psycho -cosmique et mé- diumnique; en lui, le symbole tend à disparaître, à s'amenuiser devant l'efficacité immédiate du lieu. 180 Quant à la carte, elle est la trace visible, écrite, de son double irrepré- sentable, occulté jusque dans les tréfonds du monde ; elle est le tessère talismanique qui permet à l'officiant d'être reconnu aux portes de ces lieux, le mot de passe grâce auquel il sera identifié; "connaître la Forme" lui donne tout pouvoir sur le monde de l'au-delà et sur les divinités dont le nom seul, inscrit sur l'image, suffit à les faire apparaître. Mais surtout, il faut souligner le lien ténu qui unit ces deux moitiés, qui s'équivalent et s'annulent l'une l'autre tant elles participent d'un même lieu. Aussi pourrait-on dire en conclusion que si le site réel du Fengdu shan apparaît comme une expression métaphorique d'un lieu qui puise son essence dans le mythe, la carte, elle, peut être assimilée à un lieu saint dans toute sa réalité, mais un lieu saint portatif.

Le voyage au bout de la mort : sauf-conduit et objets votifs

Comme en témoigne une littérature locale, orale et écrite, féconde en récits de voyages outre-tombe, le thème du sauf-conduit tient une place centrale, non seulement dans la liturgie taoïste funéraire comme nous venons de le voir, mais également dans le culte populaire. Ces légendes, caractérisées pour la plupart par le leitmotiv de l'entrée par inadvertance ou de l'égarement dans le monde des morts,181 mettent en lumière les attributs thaumaturges de ce sauf-conduit fê^ [ , certificat officialisé par les sceaux des tribunaux infernaux, garantissant aux pèlerins la traversée sans encombres et sans souffrances des divers postes de douane du pays des morts182 et offrant une protection préalable aux risques d'une trop grande contiguïté entre les mondes yin et yang : outre les attaques vampirisantes des mânes vouées au ressentiment, les vivants, et surtout les habitants de Fengdu, ont à se prémunir du faux-pas qui les fera glisser par inadvertance vers les marécages souterrains de la montagne. Réplique des laissez-passer terrestres fournie par le monde souterrain, mais aussi fort proche du pouvoir démonifuge des talismans dont il est un équivalent, le sauf-conduit est une nouvelle illustration du lien d'écriture qui permet de franchir le seuil des deux mondes.

180 Ibid. 181 Cf. par exemple le conte qui relate l'origine du laisser-passer pour le monde des morts,

transmis par Tan Xuecheng et recueilli par Xiao Lan in Guicheng chuanshuo gushi, 167. 182 L'origine du sauf-conduit pour Fengdu remonterait, au moins, d'après l'état des

recherches actuelles, à l'époque Wanli des Ming (1573-1620), comme semblerait le confirmer une planchette de bois gravée destinée à l'impression, sortie d'une tombe datée de cette période. Les fouilles n'ont pas révélé jusqu'ici d'objet plus ancien et ce dernier se trouve actuellement conservé avec deux autres exemplaires (malheureusement hors d'accès) au bureau de la Culture de Fuling; cf. Huang, "Cong luyin yanbian, kan Fengdu zongjiao wen- hua fazhan de biran qushi," 120-125. Il existe trois exemplaires distincts: l'un, de caractère taoïste, favorise l'accès à une immortalité post-mortem, le second est placé sous le sceau bouddhique d'Amitâbha et le troisième, sous le sceau de Confucius, est explicitement réservé aux fonctionnaires de rang élevé. Sur l'origine des sauf-conduit pour le monde des morts, voir Seidel, "Geleitbrief an die Unterwelt."

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Les sources anciennes, même si elles sont rares ou fragmentées, donnent une idée de l'effusion qui régnait à Fengdu au cours d'immenses pèlerinages, auxquels se joignaient d'ailleurs volontiers, nous l'avons vu sous les Tang, les fonctionnaires gouvernem entaux. Une telle ferveur religieuse n'était pas seulement liée au culte rendu à l'Empereur du Nord de Fengdu, Beidi, mais surtout, d'une façon plus concrète, à l'obtention et à la manipulation rituelle du fameux sauf-conduit pour l'au-delà, objet symbolique autour duquel se joue, de nos jours encore, le drame d'une vaste odyssée collective dans les régions mortifères. Malgré la pénurie de documents historiques sur la question, l'enquête ethnographique menée en 1935 par Wei Huilin,1 élève de Granet et de Mauss, nous apporte un témoignage unique sur les pratiques populaires des habitants de Fengdu envers leurs morts telles qu'elles subsistent encore à l'époque.185 Outre le grand voyage vers la mort que représente le pèlerinage, il y fait état de divers types de voyages en au-delà pratiqués par des chamanes (ou par les fidèles eux-mêmes sous la direction des chamanes) pour la guérison de maladies ou la réintégration des âmes défuntes dans les circuits de la transmigration vers la vie. Il relève encore la présence de nombreux autels d'écriture automatique dans les rues de la ville grâce auxquels les habitants négociaient avec les puissances infernales.186

Outre l'obtention du sauf-conduit, ces grands pèlerinages sont essentiellement motivés par la formulation de vœux. Chacun vient en effet sur la montagne faire état de ses infortunes, parmi lesquelles, plus que le sort des défunts dans le monde infernal, la maladie et la quête d'une guérison tiennent une place prééminente. 187 Ces rites de négo-

183 II est très intéressant de noter ici, en rapport avec la note supra sur les divers types de laisser-passer en vogue, que les lettrés confucianistes, dont les efforts ont toujours convergé pour éviter le commerce avec les forces anarchiques du monde invisible, soudain soucieux du destin, se sont empressés de ne pas rester en marge en produisant leur propre sauf-conduit. Ceci laisse supposer l'impact et la résonance étendue de cette pratique qui, filtrant les différentes strates sociales, drainait à travers toute la Chine un grand nombre de fidèles.

184 ^ei, "Fengdu zongjiao xisu diaocha," 28-30, 6. De ce rapport, il ne subsiste qu'un seul et unique exemplaire conservé à Fengdu et réservé à un "usage interne." Abusivement copié — tout en étant rarement cité — dans les publications locales actuelles sur Fengdu, ce n'est qu'en en prenant connaissance dans son entier, que j'ai pu me rendre compte que ce passage en fut toujours occulté. Je renvoie pour une traduction de cette partie du document à ma thèse, pp. 354 et sq.

185 Parmi les objets cultuels ramenés par les pèlerins, il existait un autre talisman, le Cuisheng fu $à£.ffî authentifié par trois sceaux identiques à ceux du luyin, que les femmes, pour hâter un accouchement, devaient brûler au moment de mettre au monde leur enfant; cf. Wei, op. cit., 3. Au cours de mes différents séjours sur le terrain (entre 1990 et 1993), j'ai pu recueillir, en marge du "non-lieu" et du "non-dit," des bribes de mémoire qui viennent en effet recouper les observations de Wei.

ei, op. cit., 28-30; voir aussi Chenivesse, Le mont Fengdu, 344-58. 187 Chaque divinité régit un type de vœu particulier: Yama est sollicité pour obtenir la

longévité et échapper au châtiment des fautes, Dizang pour éviter la torture des enfers, Xuehe jiangjun (le Général du lac de Sang), pour sauver les âmes des femmes prisonnières du lac de Sang et veiller à la sécurité des mères au moment de l'accouchement, Songzi guanyin

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ciation sont, de toute évidence, le pendant des descentes infernales au terme desquelles, le chamane se lance dans de difficiles tractations avec les forces du monde souterrain afin de récupérer les forces vitales égarées du malade.

Expiatoire ou propitiatoire, le vœu est conçu comme un contre-don, une offrande compensatoire marquant l'engagement du dévot envers la divinité. Œil pour œil, dent pour dent : ce sont bien souvent des ex-voto anatomiques qui sont déposés,188 dons de soi symbolisés, sous la forme d'un leurre, par une partie de soi; l'objet-substitut qui entre dorénavant en la possession de la divinité souligne le caractère irrémédiable qui menace toute atteinte à l'intégrité physique, comme si même à un degré symbolique une partie de soi était dès lors mise en gage au "mont de charité." Le corps malade, amputé de l'une de ses parties vitales déjà en route pour le monde des morts, peut grâce à la valeur transitive qui est alors mise en place — Y ex-voto — réintégrer ses limites. Sachant combien l'intégrité du corps, en Chine, est liée à la concentration de ses âmes constitutives au sein de frontières charnelles, ce rite de substitution apparaît comme un véritable rituel curatif pour la réintégration de soi. Sous forme de représentations morcelées, étalées sur la table d'offrandes, le corps s'avère complètement manipulable : les vivants, quels que soient les griefs qui les accablent depuis l'au-delà, restent ainsi, en dernier lieu, maîtres de la pleine possession de leurs âmes et gardent par conséquent une position de force dans le "bras de fer" qui se joue avec les instances de l'au-delà. Alors que la tablette de l'ancêtre se substitue, dans le monde des vivants, à la présence du mort, Y ex-voto représente, dans le monde des morts, une hypothèque sur le corps du vivant retenu en ici-bas par l'obtention d'un sursis de vie.

Terre de fervents pèlerinages, terre de chamanes, où sont concentrées les occasions d'indulgences, le déliement de la dette divine et les espérances propitiatoires, c'est là, plus que nulle part ailleurs, que l'on vient exprimer le vœu de vivre après avoir symboliquement fait le voyage vers la mort. Le site met en lumière un discours d'une grande richesse sur le deuil et la souffrance et c'est surtout au sein de cette dimension profondément populaire que Fengdu atteint l'apogée de son sens.

pour la naissance de fils, Caishen pour la prospérité du commerce, le bodhisattva Yanguang (Clarté visuelle) pour les maladies des yeux, etc. . . . Les requêtes sont en général déposées en fonction du bureau céleste auquel appartient la divinité. Mais elles sont aussi fréquemment liées, d'après l'enquête de Wei, à la désignation (phonétique) du dieu: Zhongtian xingzhu 4^ ^Iè, "L'Étoile (cœur) du Ciel médian," pour les maladies du cœur, Wofo S^#, "Le Bouddha couché" pour la protection des malades alités, Qianshou guanyin "f-^Hilr "Guanyin aux mille mains," pour les maladies des mains, Tianzi niangniang ^-p&fl&il par identité de son avec les deux caractères tianzi Hp-p pour la naissance de fils, et dont le culte est d'ailleurs largement plus populaire que celui de Songzi Guanyin ; cf. Wei, ibid., 35.

188 La divinité Xingzhu reçoit l'offrande d'un cœur-substitut \%>b fait dans de l'étoffe rouge, Qianshou guanyin, des mains-substituts iX^- en bois ou en tissu. Une autre manière plus prosaïque de rendre les vœux est de veiller au confort des dieux: un oreiller et une couverture pour Wofo, de l'opium pour Wuchang et Jijiao, qui sont un moyen insistant de faire entrer les divinités dans la vie quotidienne des vivants; Wei, ibid., 36. On trouve le même cas de figure dans le christianisme qui, à travers l'essor du culte des saints, remplace peu à peu le don de soi par le don de parties substitutives de soi; sur ce thème, voir Charuty, "Le vœu de vivre. Corps morcelés, corps sans âme dans les pèlerinages portugais."

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33° SANDRINE CHENIVESSE

L'attachement des fidèles au lieu saint met en évidence son utilité : Fengdu fournit en effet un langage original par lequel peuvent s'exprimer des états informulés, et autrement informulables; il offre la possibilité de vivre sous une forme ordonnée et intelligible une expérience douloureuse, d'articuler sous forme de totalité ou de système des états confus ou inorganisés, des émotions ou des représentations traumati- ques. Non seulement il permet d'exprimer la souffrance du deuil, mais il met en place une pratique explicative du malheur. Car ce lieu ne gère pas seulement la mort : il est également l'endroit où "se parle" la maladie. En venant à Fengdu exprimer son vœu de vivre, le pèlerin vient en fait délier ses noeuds de mort, c'est-à-dire rembourser sa dette envers les dieux et les mal-morts afin de renouer de nouveaux liens de vie.

A travers les deux thèmes récurrents de la dette et du parcours qui ordonnent les relations avec l'au-delà au cours de ces pèlerinages outre-monde, c'est bien une double frontière, à la fois morale et physique, qui est prise d'assaut par la ferveur des participants, dans un but commun aux trépassés : la survie et le retour aune intégrité physique qui, pour les morts — âmes décorporalisées en quête d'un nouveau corps — comme pour les vivants — dans la surenchère du corps-substitut — font l'objet d'une opération de rachat. Fengdu apparaît ici non seulement comme la cartographie humanisée de l'autre monde, mais comme une matrice au cœur de laquelle sont susceptibles d'être pansés — voire pensés (par le biais des diverses formes de représentation) — bien des traumatismes : les griefs et la vengeance des morts contre les vivants (les mauvais sorts et les maladies) ou le déchirement d'une séparation irréversible (le deuil), la peur de l'inconnu que représente le dépérissement menaçant tout mortel (la peur individuelle) et l'accomplissement anticipé ou non des formalités d'inspection que doivent subir les mânes avant d'emprunter les chemins de la transmigration vers des deux meilleurs (la peur collective). Les rites de négociation et de substitution accomplis, par les vivants, en ce lieu de destinée des morts sont donc, par-delà la tentative de sacralisation du désespoir, l'expression criante du vœu de vivre. Aire de la ritualité du deuil — de soi ou des siens — Fengdu est la carte sur laquelle viennent s'imprégner les traumatismes qui ont marqué l'inconscient des individus ou de la communauté locale. En ce sens, le territoire de Fengdu, gravé d'un entrelacs de signes posant l'équation douloureuse de la finitude humaine et de ses possibles arcs-boutants hors du monde des vivants, acquiert la dimension d'une véritable sphère chamanique.

Puissance d'évocation du nom Feng

Nous avons jusqu'ici appréhendé la puissance d'évocation de divers substituts figuratifs du lieu mythique et du lieu saint : ce sont les talismans, les cartes magiques, sauf-conduit ou tessères, voire même un tout autre type d'images — les exvotos — qui à un double niveau, aires de pérégrination ou instruments du voyage, permettent non seulement de passer d'un monde à l'autre, mais de gérer les éventuelles dissonances qui les opposent. Le deuil, la souffrance, de même que l'espoir réinvesti dans la possibilité du salut — sentiments que tente de canaliser, voire de constituer en territoire, tout lieu de mort, les cimetières par exemple, mais en particulier les représentations qui donnèrent jour au mont Fengdu — se sont ainsi prêtés à la manipulation magique de ces

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signes, dont la valeur intrinsèque est — pour les écritures de la véritable forme — directement reliée aux temps primordiaux. Or, comme l'a souligné Lévi-Strauss, "toute la pensée mythique, le rituel entier, consistent en une réorganisation de l'expérience sensible au sein d'un système sémantique."189 Par-delà le redoutable efficace de ces figures et de ces signes ritualisés, c'est donc la puissance évocatrice du nom — Feng — qui permet une équation entre les diverses articulations qui, à la faveur d'un système symbolique de correspondances entre les structures de l'univers et les structures mentales, forment un système de référence au sein duquel des données jusque-là contradictoires peuvent s'intégrer dans un système cohérent. Renforcée et affinée par les rituels d'écritures taoïstes, c'est essentiellement l'expérience chamanique qui détient les clefs de cet ensemble.

A l'intérieur du mot Feng, les mal-morts d'antan et d'aujourd'hui sont fossilisés dans un présent — celui de l'inachèvement — qui garantit la stricte différenciation des deux mondes. Face à la représentation d'une mort territorialisée où la notion de temps est niée, le nom désigne la prédominance de l'espace.190 En effet, plutôt que de rendre un culte aux défunts, de faire le deuil de l'absence — du temps sans les morts — il s'agit de rendre un culte au lieu saint, c'est-à-dire à un espace particulièrement greffé de sens et de pouvoirs. Feng concentre et réalise l'ubiquité du lieu saint, lui accorde une dimension qui le dépasse, puisqu'il suffit de nommer pour faire resurgir les différentes strates qui construisent la mémoire du lieu : c'est donc qu'il désigne, au-delà du site réel, un lieu dans la pensée (ou dans l'impensé) de la mort.

Les diverses représentations du Fengdu, depuis les plus anciennes que j'ai qualifiées de réalités mythiques aux plus récentes qui ne sont autres que de nouvelles versions de ce substrat initial adaptées aux besoins d'autres temps historiques, sont autant de langages particuliers qui chargent le discours final d'une très grande densité de sens. C'est la particularité de ce discours — de son sens, de sa raison d'être et de sa formation — qui accorde au Fengdu toute sa spécificité. Feng, c'est le corps médiumnique où se jouent tous les destins, celui des morts comme celui des vivants,191 où sont dissolues les souffrances, comme si l'accumulation des souffrances au cours des siècles avait accordé à ce lieu, conçu comme une sorte de philtre, sa consistance et son efficacité. La place de Fengdu au cœur des représentations mentales liées au monde des morts doit donc être envisagée dans sa nature profondément discursive et polysémique : le dit à l'encontre du non-dit sur la région obscure qui voisine avec le monde d'ici-bas, sur la détresse humaine face à la finitude et au dépérissement, sur l'angoisse viscérale qui retient en au-delà l'imaginaire aux abords d'un vaste miroir inversé, celui du monde familier des vivants et de leurs préoccupations caractéristiques. Talisman du monde, mandala géant, Fengdu démontre, en tant que support de ce voyage, le lien indéniable avec la tradition chamanique; mais il révèle surtout l'étendue du champ que recouvre le chamanisme.

189 Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 109. 190 Celle-ci, présente dans le cadre mythique, ne l'est que par effet de mimétisme avec le

modèle hiérarchique qui régit la société des vivants. 191 Cf. J-P. Vernant, La mort dans les yeux.

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33 2 SANDRINE CHENIVESSE

RÉFÉRENCES DES SOURCES CITÉES

Sources Primaires

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