déjà dans l’antiquité - triwu

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Economie ........39 Médias ..........40 Signaux .........41 trans- versales. Sciences et innovations 34. Courrier international — n o 1183 du 4 au 10 juillet 2013 The Guardian Londres L es empires des temps anciens ont laissé leur empreinte sous forme d’impressionnantes et monumen- tales prouesses d’ingénierie, comme Machu Picchu au Pérou ou les pyramides en Egypte. Mais les ouvriers de ces époques étaient également doués pour des techniques se situant à l’autre extrémité de l’échelle de grandeurs : la nanoéchelle. Manipuler des matériaux aux niveaux atomique et moléculaire pour leur donner de nouvelles fonctions et propriétés semble tenir d’un concept profondément moderne. Pourtant, les artisans du passé savaient déjà contrôler la matière aux dimensions les plus infimes. Selon des critères modernes, on peut dire qu’ils travaillaient dans une branche de la nanotechnologie appelée les nanocomposites, des maté- riaux de base qui ont été mélangés à des Déjà dans l’Antiquité... Matériaux. Les ouvriers de l’époque savaient fabriquer des composites contenant des nanoparticules. Et aujourd’hui les chercheurs s’inspirent de ces techniques ancestrales. l’argile nanoporeuse à laquelle on ajou- tait de la teinture indigo pour créer un pigment stable indépendamment de l’environnement. Au Moyen-Orient, les épées en acier de Damas, fabriquées entre 300 et 1700 apr. J.-C., sont renommées pour leur résistance aux chocs et leur tranchant exceptionnel. Les lames d’acier contien- nent en fait des nanostructures orientées de type “fil et tube”, qui amélioraient les propriétés du matériau. Un peu partout dans le monde médi- terranéen de la Renaissance, la poterie était souvent décorée avec un vernis métal- lique irisé appelé lustre, qui devait sa cou- leur et son éclat à des nanoparticules de cuivre ou d’argent. Alors, peut-on qualifier de nanoscienti- fiques les artisans qui façonnaient ces nanoparticules pour une amélioration des propriétés de l’ensemble. Il existe quelques exemples relativement célèbres. Par exemple, la coupe de Lycurgue, un magnifique objet décoratif romain datant de 400 apr. J.-C. environ. Cette merveille est faite d’un verre qui change de couleur quand il est traversé par la lumière. Le verre contient des nanoparticules en alliage d’or et d’argent, distribuées de manière qu’il paraisse vert quand la lumière est réflé- chie, et d’un rouge brillant quand elle tra- verse la coupe. Poterie et épées. Le bleu maya, un pig- ment couleur azur, résistant à la corrosion et produit pour la première fois en 800 apr. J.-C., a été découvert dans la ville maya précolombienne de Chichén Itzá. C’est un matériau complexe contenant de FOCUS Des matériaux aux gadgets technologiques en passant par notre alimentation, les nanotechnologies envahissent notre vie quotidienne. Une révolution qui soulève des questions sur leur sûreté. Et qui a motivé la réalisation de ce dossier en partenariat avec le projet européen Nanopinion. Tout est nano dans notre vie Dessin de Christophe Vorlet paru dans The New York Times, Etats-Unis.

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Page 1: Déjà dans l’Antiquité - TRIWU

Economie ........39Médias ..........40Signaux .........41

trans-versales.

Sciences et innovations

34. Courrier international — no 1183 du 4 au 10 juillet 2013

—The Guardian Londres

Les empires des temps anciens ontlaissé leur empreinte sous formed’impressionnantes et monumen-

tales prouesses d’ingénierie, comme MachuPicchu au Pérou ou les pyramides en Egypte.Mais les ouvriers de ces époques étaientégalement doués pour des techniques sesituant à l’autre extrémité de l’échelle degrandeurs : la nanoéchelle.

Manipuler des matériaux aux niveauxatomique et moléculaire pour leur donnerde nouvelles fonctions et propriétés sembletenir d’un concept profondément moderne.Pourtant, les artisans du passé savaientdéjà contrôler la matière aux dimensionsles plus infimes. Selon des critèresmodernes, on peut dire qu’ils travaillaientdans une branche de la nanotechnologieappelée les nanocomposites, des maté-riaux de base qui ont été mélangés à des

Déjà dans l’Antiquité...Matériaux. Les ouvriers de l’époque savaient fabriquer des composites contenant des nanoparticules. Et aujourd’hui les chercheurs s’inspirent de ces techniques ancestrales.

l’argile nanoporeuse à laquelle on ajou-tait de la teinture indigo pour créer unpigment stable indépendamment del’environnement.

Au Moyen-Orient, les épées en acierde Damas, fabriquées entre 300 et 1700apr. J.-C., sont renommées pour leurrésistance aux chocs et leur tranchantexceptionnel. Les lames d’acier contien-nent en fait des nanostructures orientéesde type “fil et tube”, qui amélioraient lespropriétés du matériau.

Un peu partout dans le monde médi-terranéen de la Renaissance, la poterieétait souvent décorée avec un vernis métal-lique irisé appelé lustre, qui devait sa cou-leur et son éclat à des nanoparticules decuivre ou d’argent.

Alors, peut-on qualifier de nanoscienti-fiques les artisans qui façonnaient ces

nanoparticules pour une amélioration despropriétés de l’ensemble.

Il existe quelques exemples relativementcélèbres. Par exemple, la coupe de Lycurgue,un magnifique objet décoratif romain datantde 400 apr. J.-C. environ. Cette merveilleest faite d’un verre qui change de couleurquand il est traversé par la lumière. Le verrecontient des nanoparticules en alliage d’oret d’argent, distribuées de manière qu’ilparaisse vert quand la lumière est réflé-chie, et d’un rouge brillant quand elle tra-verse la coupe.

Poterie et épées. Le bleu maya, un pig-ment couleur azur, résistant à la corrosionet produit pour la première fois en 800apr. J.-C., a été découvert dans la villemaya précolombienne de Chichén Itzá.C’est un matériau complexe contenant de

FOCUS

Des matériaux aux gadgets technologiques en passant par notre alimentation, les nanotechnologies envahissent notre vie quotidienne. Une révolution qui soulève des questions sur leur sûreté. Et qui a motivé la réalisation de ce dossier en partenariat avec le projet européen Nanopinion.

Tout est nano dans notre vie

→ Dessin de Christophe Vorletparu dans The New York Times, Etats-Unis.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1183 du 4 au 10 juillet 2013 35

1959 — Lors d’une conférence, le physicien RichardFeynman invite la communautéscientifique à explorer le domaine del’infiniment petit.

1974 — NorioTaniguchi,spécialistejaponais desmatériaux, utilisepour la premièrefois le terme de “nano-technologie”.

1981 — GerdBinnig et Heinrich Rohrer inventent le microscope àeffet tunnel (STM),qui va permettrele développementdes nano-technologies.

1985 — Découvertedes fullerènes, une nouvelle formedu carbone.

1990 — En utilisantla pointe d’unmicroscope à effet tunnel,

un chercheurparvient à dessiner les initiales d’IBMavec des atomes de xénon.

1991 — Lephysicien japonais

—Discover (extraits) New York

Dans le thriller Spirale [IxellesEditions, 2011], un scientifique estcontraint d’avaler des “microram-

pants”, des nanomachines aux pattes tran-chantes qu’il a lui-même conçues. La scèneest loin de présenter ces minuscules appa-reils sous un jour positif. Il peut dès lorssembler étrange que l’auteur du roman– son premier –, Paul McEuen, physicienaméricain de 49 ans, soit une sommité dansle domaine des nanosciences. McEuenexplore les propriétés du graphène, unmatériau dont l’épaisseur est de l’ordre del’atome. Seize  facultés et groupes derecherche sont impliqués dans l’institutqu’il dirige, créant des outils qui permet-tront peut-être un jour de construire et decontrôler des nanorobots. Et lorsqu’il nese consacre pas à ses recherches en labo-ratoire, le savant travaille à l’écriture deson prochain thriller.

Que peut-on considérer comme des nanotechnologies ? Pourquoi sont-elles importantes ?PAUL McEUEN La nanotechnologie est l’idéeque nous pouvons créer des objets et desmachines à l’échelle nanométrique, c’est-à-dire à l’échelle de 1 milliardième demètre. Un nanomètre équivaut à environla moitié de la largeur d’une moléculehumaine d’ADN. La nanoscience a déjàpermis de réduire la taille des appareilsélectroniques. Nous avons en effet réussià intégrer des réseaux de composantsincroyablement denses sur des puces élec-troniques. Le but est maintenant de déve-lopper de véritables machines à l’échellenanométrique.

Vous vous êtes beaucoup intéressé aux nanotubes de carbone, des cylindres 10 000 fois plus minces qu’un cheveu humain…Les nanotubes de carbone existent à l’étatnaturel. Nous savons maintenant qu’onles retrouve dans la suie. Quand j’étais àl’université de Berkeley [en Californie],Richard Smalley, un chimiste de l’univer-sité Rice [Texas], apprenait à synthétiserde grandes quantités de nanotubes de car-bone dans son laboratoire. Nous noussommes dit : pourquoi n’essaierait-on pasde les raccorder ?

Mes petites machines et moiPour Paul McEuen, spécialiste en nanomatériaux et romancierenthousiaste, la science de l’infiniment petit recèle un potentiel inouï.

Qu’est-ce qui vous fascinait dans ces structures ?Malgré leur taille, les nanotubes de car-bone sont de très bons conducteurs élec-triques. On peut les utiliser pour fabriquerdes transistors, comme on le fait actuel-lement avec le silicium. A Berkeley, nousavons fabriqué le plus petit appareiljamais construit : il s’agissait d’un tran-sistor composé d’une seule molécule. Cesont de telles expériences de recherchefondamentale qui posent les bases defutures applications.

Pouvez-vous décrire certaines de ces applications ?On pourrait utiliser les nanotubes de car-bone pour remplacer le silicium et fabriquerdes petits appareils très performants, untransistor par exemple. On pourrait aussi yavoir recours pour développer des capteursà l’échelle nanométrique. En effet, ils sontsi petits qu’il suffit qu’une seule moléculese colle à eux pour que leurs propriétésconductrices changent, ce qui nous per-mettrait de détecter la présence de molé-cules individuelles.

Vous êtes à l’université Cornell [Etat de New York] depuis 2001. Quel est l’objet de vos recherches ?Depuis quelque temps, nous étudions le gra-phène, un feuillet formé d’atomes de car-bone liés entre eux de façon à former unréseau d’hexagones – comme un grillage àpoules – de l’épaisseur d’un atome seule-ment. On pourrait le comparer à un nano-tube de carbone déroulé à plat. Contrairementaux nanotubes, le graphène peut couvrir degrandes surfaces ; on peut le rendre plusuniforme et il est beaucoup plus facile à tra-vailler. Ses propriétés conductrices le ren-dent intéressant pour les applicationsélectroniques. Il est aussi extrêmementflexible ; on peut s’en servir pour créer unaffichage électronique sur l’équivalent d’unefeuille de papier. Par ailleurs, lorsqu’on tentede le percer avec une sonde, le feuillet degraphène se plisse un peu, comme la cello-phane, mais ne se déchire pas. En fait, legraphène et les nanotubes de carbone sontdes matériaux extrêmement résistants. Onpeut les soumettre à toutes sortes de stress– verser de l’acide dessus, les garder sousl’eau pendant un long moment – sansqu’ils s’abîment. → 36

matériaux ? Ian Freestone, de l’Instituteof Archaelogy de l’University College deLondres, qui a étudié la coupe de Lycurgue,ne le pense pas. “Ils étaient hautement qua-lifiés mais ne savaient pas qu’ils travaillaientà l’échelle nanoscopique”, souligne-t-il. Unavis partagé par Peter Paufler, de l’uni-versité technique de Dresde (TU Dresden),qui a dirigé des recherches sur les épéesde Damas. “Ils développaient les matériauxpar tâtonnement, sans connaître exactementles processus qui ont lieu au sein des solides.”

L’analyse de ces objets au microscope àhaute résolution permet de révéler leurnanostructure, mais elle ne nous dit pascomment ils étaient fabriqués. “Commentles anciens dissolvaient-ils les métaux dansle verre ?” s’interroge Freestone à proposdes verriers romains qui ont fabriqué lacoupe de Lycurgue. “Et comment ont-ilsobtenu une distribution aussi homogènedes nanoparticules ?”

Nouvelle piste. Des textes historiquesprovenant d’Espagne, d’Italie et duMoyen-Orient ont révélé les secrets defabrication de la poterie lustrée, ce qui apermis de trouver une nouvelle procédurepour la production de nanocompositesen métal et en verre.

Mais l’inconvénient de la microscopieà haute résolution est qu’il faut polir leséchantillons jusqu’à une fraction de leurépaisseur originale, ce qui détruit partiel-lement l’objet. Si le matériau est abon-dant, comme pour le bleu maya, leprélèvement à des fins d’analyse ne porteguère à conséquence. Mais, pour les objetsrares, une telle méthode se justifie diffici-lement. “Il est absolument hors de questionde prendre un échantillon sur la coupe deLycurgue, reconnaît Freestone. Elle est tropexceptionnelle, trop précieuse. Heureusementpour nous, on a retrouvé quelques fragmentsdu verre dans sa base métallique il y a quelquesdizaines d’années. Ça nous a sauvés.”

Certaines études réalisées ouvrent lavoie à de nouvelles recherches. La com-préhension du nanomécanisme à l’originedu bleu maya a orienté les scientifiquesvers une nouvelle piste de recherche surles pigments nanostructurés hybridesstables. Les chercheurs du CNRS ont étudiédivers matériaux nanoporeux dans les-quels il est possible d’injecter différentesteintures colorées.

De même, la compréhension des pro-priétés de la coupe de Lycurgue a permisd’obtenir de nouveaux nanocompositesaux propriétés optiques potentiellementutiles. Par exemple, les chercheurs ontdéveloppé de minces films de nanocom-posites contenant des nanoparticules d’orcapables de refléter les rayons infrarouges

tout en continuant à transmettre la lumière.On pourrait revêtir de ces films les fenêtresdes maisons dans les pays chauds, de façonqu’ils réfléchissent la chaleur tout en lais-sant passer la lumière à travers le verre,réduisant ainsi le besoin en climatisation.

Ces objets historiques sont le résultatde centaines d’années d’expérimentationet de tâtonnement, les artisans transmet-tant leur savoir-faire et leur art de géné-ration en génération. Maintenant, lesnanotechnologues peuvent également s’ap-puyer sur cette sagesse venue des tempsanciens. Mais ils bénéficient en outre d’unecompréhension moderne du comporte-ment des atomes et des molécules, ainsique d’outils de fabrication et d’instrumentsanalytiques de pointe pour réaliser de for-midables nouveaux produits et dispositifsen un rien de temps.

—Rosamund DawPublié le 24 avril

9 13

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Domaines d’applicationdes nanotechnologies (2009)

MATÉRIAUX ÉLECTRONIQUE

INSTRUMENTS POUR ÉTUDIER LE NANOMONDE BIOTECHNOLOGIE

MATÉRIELOPTIQUE,

MAGNÉTIQUE,ETC.

712

20

61

SOURCES : “THE GUARDIAN”, OCDE

ENTREPRISES UNIVERSITÉS

ÉTATS

AUTRES

Qui détient les brevets des inventions ? (2008)

DR DR

Page 3: Déjà dans l’Antiquité - TRIWU

SCIENCES ET INNOVATIONS FOCUS

Quels genres de nanomachinespourraient émerger de la recherche sur le graphène ?On peut imaginer qu’elles seront des modèlesréduits des machines que nous connaissons.Une machine conçue pour circuler dans lesang pourrait, par exemple, ressembler à unsous-marin miniature. Il est cependant plusprobable qu’elle aura l’apparence d’une entitébiologique : par exemple, une bactérie dotéed’un flagelle et de parties mobiles et flexiblespour lui permettre de se déplacer.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?Les structures avec lesquelles nous tra-vaillons sont les éléments qui serviront àconstruire ces machines – ce sont, si vousvoulez, les panneaux et les vis. Nous avonsrécemment fabriqué plusieurs petits réso-nateurs à base de graphène. Ce sont, en gros,des membranes de tambour ayant l’épais-seur d’un atome. C’était fascinant de fabri-quer ce que l’on pourrait décrire comme leplus petit tambour au monde, de s’assurerqu’on peut le faire vibrer, en jouer et l’écou-ter. On peut accorder les nanotambourscomme de vrais tambours, c’est-à-dire endiminuant ou en augmentant la tension dela membrane. Ils vibrent à la fréquence d’unsignal radio FM, ce qui veut dire qu’ils pour-raient entrer dans la composition de sys-tèmes de communication miniaturisés. Onpourrait par exemple en intégrer à un sous-marin miniature destiné à circuler dans lesang afin de permettre la transmission dedonnées. Un résonateur à base de graphèneembarqué pourrait répondre aux signauxémis sur une fréquence prédéterminée, dela même façon qu’un téléphone portable,mais il serait extraordinairement petit etaurait besoin de très peu d’énergie.

Vous planchez aussi sur des outilsnanoscopiques qui aideraient à comprendre le fonctionnement du cerveau.Le monde de la médecine aimerait pou-voir disposer d’implants cérébraux flexiblesafin de pouvoir les glisser dans les sillonsdu cerveau, entre les circonvolutions, etainsi capter les signaux émis plus en pro-fondeur. Un implant électronique flexiblepourrait par exemple aider les personnesayant un membre artificiel à le contrôler.

Quels défis sont inhérents à la conception de tels implants ?Il faut d’abord que les fils soient suffisam-ment petits pour ne pas causer de dommagesau cerveau. Or des fils trop petits risquentd’être difficiles à insérer – c’est un peu commesi l’on tentait de pousser une corde. Ce dontnous avons besoin, c’est d’un petit appareilsemi-autonome capable de se glisser dansles replis du cerveau en traînant derrièrelui son petit fil électrique ou optique, del’insérer au bon endroit, de ressortir, deprendre un autre fil et ainsi de suite. C’estde la science-fiction pour l’instant, mais çapourrait se concrétiser.

Justement, votre roman Spirale met en scène des nanorobots tueurs. Ne craignez-vous pas de ternir l’imagedes nanotechnologies ?Je craignais plus de mettre à mal mapropre réputation en tant que scientifique.Mais je me suis dit : “tant pis. Après tout,Jurassic Park a probablement permis d’in-téresser plus de personnes à la sciencequ’il n’en a effrayé.”

—Propos recueillis par Doug StewartPublié en juin

Vous reprendrez bien un peu de nanopurée ?Alimentation. Avec ces technologies, on pourra bientôt fabriquer de la nourriture moléculaire ou éviter le gaspillage. Mais la question de la dangerosité reste en suspens.

—The Guardian Londres

Imaginez un grain de riz. Réduisez-le mille fois et il aura la taille d’unecellule de la peau. Réduisez-le encore

mille fois et vous aurez une idée desdimensions de la matière à l’échellenanométrique, c’est-à-dire à l’échelle dumilliardième de mètre.

Au cours des trente dernières années,les scientifiques ont développé une mul-titude de techniques permettant deconcevoir et de construire des structuresà l’échelle nanométrique. Ils appliquentmaintenant ces techniques à la transfor-mation des aliments.

A l’avenir, les nanoparticules pourraientêtre utilisées pour introduire des vitaminesdans notre régime quotidien, aider à ache-miner des médicaments là où ils sont néces-saires dans le corps ou contribuer à réduirele gaspillage alimentaire. “Les possibilitéssemblent infinies”, assure Jeffrey Card, experten toxicologie chez Intertek, une multi-nationale de conseil très active dans ledomaine des nanotechnologies. “Onpourrait fabriquer des filtres pour éliminerles bactéries du lait et d’autres boissons sansavoir à les faire bouillir, par exemple. Certainsgroupes se lancent même dans la fabricationde nourriture moléculaire.” Cela impliquede créer des aliments à partir des compo-sants atomiques de base – carbone, hydro-gène, oxygène, etc. – sans utiliser de terre,de semences ou d’animaux.

Impact sur la santé. Les “nanoaliments”peuvent sembler relever de la science-fiction, mais en réalité ils sont déjà dansnos assiettes. Les procédés naturelsemployés pour fabriquer du fromage pro-duisent en effet des particules nanomé-triques. Mais les consommateurs sont pluspréoccupés par les nanoparticules artifi-cielles qui pourraient être ajoutées dansleurs aliments.

“Le problème, c’est que les caractéristiquesqui rendent les nanomatériaux si intéres-sants pour les chercheurs et l’industrie, notam-ment dans le secteur de la transformationalimentaire, sont aussi celles qui pourraientles rendre dommageables à la santé humaine”,souligne Kathy Jo Wetter, qui travaille

sur les enjeux des nanotechnologiespour ETC Group, une organisation mili-tante qui s’intéresse à l’impact des tech-nologies sur la santé et l’environnement.Par exemple, la taille des nanoparticulespeut augmenter la biodisponibilité decertaines d’entre elles, c’est-à-dire qu’ellesseront plus facilement absorbées parles tissus vivants.

Emballage alimentaire. Jusqu’à pré-sent, seule une poignée de produits com-mercialisés contiennent des nanoparticulesartificielles. Selon le Centre commun derecherche (CCR) de la Commission euro-péenne, deux nanomatériaux ont été auto-risés pour des applications alimentaires dansl’Union européenne : un agent d’enrobageappelé copolymère de méthacrylate et desnanoparticules de nitrure de titane, qui per-mettent d’augmenter la résistance des bou-teilles de plastique. Aux Etats-Unis, certainsbeignets glacés doivent leur blancheur appé-tissante aux nanoparticules de dioxyde detitane qu’ils contiennent.

Pour le moment toutefois, les nanotech-nologies devraient surtout avoir un impactsur l’emballage alimentaire. Les polymèresnanométriques entrent déjà dans la com-position de certains emballages et permet-tent d’empêcher tout contact avec l’oxygèneet d’allonger la durée de vie des produits.Les chercheurs ont également développédes capteurs à base de nanoparticules quichangent de couleur lorsque le taux d’aci-dité varie ou en présence de bactéries, indi-quant du même coup si l’aliment est gâté.Ces capteurs pourraient même, à l’avenir,provoquer la libération d’agents de conser-vation lorsqu’ils détectent qu’un aliment estsur le point de se périmer. Clara Silvestre,spécialiste des matériaux à l’Institut de chimieet de technologie des polymères de Naples,

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Sumio Iijima met en évidence les nanotubes de carbone dansun sous-produit de fullerènes.

1996 — Premiertransistor

électroniqueunimoléculaire.

1999 — Lespremiers produitsde consommationcontenant desnanotechnologiessont mis sur

le marché.Lancement en France du Réseau de recherche en micro- et nano-technologies(RMNT).

2000 — Legouvernementaméricain lance la NationalNanotechnologyInitivative, qui mutualise la recherche sur lesujet dans le pays.

← Dessin de Matt

Kenyon, Londres.

“Les caractéristiques quirendent les nanomatériauxsi intéressants sont aussicelles qui pourraient les rendre dommageables à la santé humaine”

35 ←

DR

Page 4: Déjà dans l’Antiquité - TRIWU

en Italie, estime que ce genre de nano-technologie pourrait jouer un rôle clé dansl’amélioration de la durabilité. On estimeen effet qu’environ 30 à 40 % des alimentssont actuellement gaspillés.

Dans un avenir plus lointain, “nous pour-rions modifier la nourriture elle-même ou lamanière dont elle est absorbée et interagit dansnotre organisme”, précise Norman Roy Scott,professeur émérite de bio-ingénierie à l’uni-versité Cornell d’Ithaca, dans l’Etat de NewYork. Les chercheurs apprennent déjà àencapsuler de minuscules gouttes de liquidedans un autre liquide afin de faciliter leurincorporation dans un aliment, puis leurabsorption par le corps. Des nanocapsulesintroduites dans les aliments pourraientaussi être conçues pour libérer progressi-vement leur contenu et faire durer le sen-timent de satiété.

Selon David Julian McClements, spé-cialiste de l’alimentation à l’université duMassachusetts, les vitamines solubles dansl’huile, les oméga-3 et les caroténoïdes(liés à la santé des yeux) sont des élé-ments qu’il pourrait être intéressant d’en-capsuler et d’incorporer aux aliments. “Ilssont tous très peu solubles dans l’eau et leurbiodisponibilité est généralement très faible”,explique-t-il.

Cerveau et foie. Certains soulignenttoutefois l’insuffisance des donnéesconcernant l’innocuité à long terme desnanoparticules déjà utilisées dans lafabrication des emballages – et pouvantêtre ingérées par inadvertance. Ils sontencore plus préoccupés par l’incorpora-tion délibérée de nanoparticules dans lesaliments. Ils évoquent des questions desécurité, mais également le contrôle accruque les grandes entreprises exercent surla chaîne alimentaire.

Selon Ian Illuminato, l’expert en nano-technologies de l’organisation Les Amis dela Terre, il est déjà prouvé que certainesnanoparticules parviennent à “pénétrer dansdes organes dans lesquels elles ne devraient paspénétrer”, comme le cerveau et le foie. “Ilexiste de nombreuses études qui tirent la son-nette d’alarme.” Si les préoccupations dupublic relatives aux nouvelles technologieset aux aliments se sont jusqu’à présent sur-tout concentrées sur les modifications géné-tiques, les nanotechnologies gagnent, d’aprèslui, rapidement du terrain. “Ce sont des tech-nologies qui seront de plus en plus utilisées etdont nous entendrons de plus en plus parler.”

Les consommateurs ne sont pas les seulsqui risquent d’être affectés. Si l’usage desnanomatériaux se répand dans l’industriealimentaire, les travailleurs seront plusnombreux à y être exposés pendant delongues périodes. Les nanoparticules conte-nues dans les emballages se retrouverontaussi dans nos déchets et pourraient néces-siter un recyclage spécial.

Evaluation. Il existe toutefois très peude preuves concluantes de la nocivité deces particules. Après avoir examiné lesétudes existantes sur la sécurité alimen-taire, Intertek a conclu en 2011 qu’il y avait“relativement peu” d’informations publiéesdisponibles. “La majeure partie des recherchesdont on a parlé étaient de mauvaise qualité”,affirme Jeffrey Card.

Courrier international — no 1183 du 4 au 10 juillet 2013

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2004 — L’Unioneuropéenne lancele projet Nanosafe :une base de donnéessur les questionstoxicologiques etenvironnementalesliées auxnanoparticules.

2005 — Motorolaprésente le premierprototype d’écran fabriqué àpartir de nanotubes de carbone.

2010 — En Grande-Bretagne, la Chambre

des lords exhortel’industriealimentaire à faire preuve de transparencequant à l’utilisationde nano-technologies dans ses produits.

→ 38

“Nous pourrions modifier la nourriture elle-même ou la manière dont elle est absorbée par notre organisme”

Page 5: Déjà dans l’Antiquité - TRIWU

SCIENCES ET INNOVATIONS FOCUS38. Courrier international — no 1183 du 4 au 10 juillet 2013

De nombreux chercheurs exigent euxaussi des preuves solides de l’innocuité àlong terme des nanoaliments avant leurintroduction sur le marché. “Comme pourtoutes les nouvelles technologies, il y a des avan-tages et des risques potentiels, fait observerDavid Julian McClements. Il faut s’assurerque ce que l’on produit est sans danger avantde nourrir des millions de personnes.”

Les scientifiques soulignent cependantque les nanoparticules doivent être éva-luées au cas par cas. Ce n’est pas parce qu’unélément est présent à l’échelle nanomé-trique qu’il est nécessairement dangereux,souligne Mihail Roco, conseiller principalpour les nanotechnologies auprès de laFondation nationale pour la science (NationalScience Foundation, NSF), l’une des prin-cipales agences de financement de larecherche du gouvernement américain. “Ilfaut se rappeler que les nanostructures natu-relles sont déjà très présentes dans nos assiettes,ajoute-t-il. Si vous considérez toutes les nano-structures comme dangereuses, vous n’avezplus qu’à arrêter de manger.”

—Daniel CresseyPublié le 26 avril

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—The Guardian Londres

L es ingénieurs sont formés à cher-cher comment accomplir des chosesque les êtres humains ne peuvent

pas faire. Le défi est le même en nanoscienceet dans les nanotechnologies.

Nombre des avancées les plus excitantesen la matière visent à réduire les handicapshumains dans des domaines comme lamémoire, l’audition, l’énergie ou l’intellect.En nanomédecine, mon champ d’activité,l’amélioration humaine, est souvent un moyende traiter la maladie.

J’ai toujours trouvé fascinante la rela-tion entre la technologie et son utilisationpour “améliorer” les capacités humaines,parce que la limite au-delà de laquelletoutes sortes de problèmes éthiques seposent est très difficile à déterminer. Oùs’arrête la lutte contre de véritables patho-logies et handicaps ?

Les avancées technologiques permettronttrès bientôt de disposer d’appareils inter-agissant avec le corps humain. Un articleparu récemment dans le magazine Scienceillustre comment les machines, en l’occur-rence un dispositif implanté directementdans le cerveau d’une souris, peuvent modi-fier le comportement du sujet.

Les personnes en situation de handicaptireront un immense profit de ces avan-cées, mais quel est le cadre éthique, juri-dique et social qui résultera de l’utilisationà grande échelle de ces technologies ? Lesnanomatériaux permettront de réduire lataille des dispositifs, qui pourront de cefait être implantés par simple injection outatouage. La première génération de ces

systèmes servira à surveiller divers para-mètres relatifs à la santé (température,pression artérielle, glycémie, etc.) et pourrase connecter sans fil avec le smartphonedu patient et l’ordinateur de son médecin.La génération suivante sera plus sophisti-quée, plus fonctionnelle et dotée de plusde capacités, on aura des choses commedes prothèses auditives, des aides à la vision,voire des aides à la mémoire high-tech.Pourra-t-on parler de dopage à grandeéchelle ? Les personnes qui porteront desimplants cérébraux pour améliorer leurvision ou leurs capacités intellectuellesseront-elles traitées différemment de cellesqui auront choisi de s’en passer ? Serait-ilréaliste d’instaurer une réglementation, etjusqu’où devrait-elle aller ?

Peut-être que je m’inquiète trop et quela société ne se posera pas tant de ques-tions. Mais je me souviens que dans monenfance (dans les années 1970) les opéra-tions de chirurgie esthétique étaient rareset réservées presque exclusivement auxpatients qui en avaient vraiment besoin.Récemment, je suis tombé sur des statis-tiques relatives aux interventions de chi-rurgie plastique et cosmétique dans lemonde et j’ai remarqué que les implantsmammaires, labiaux et fessiers étaientdésormais baptisés “amélioration de tissusmous”. Ces “améliorations” non motivéespar des raisons médicales constituent lamajorité des interventions. Il s’en réalisedes millions et leur nombre ne cesse d’aug-menter. Ce qui est encore plus déconcer-tant pour moi, c’est l’idée que notre cerveaupourrait un jour tomber lui aussi dans lacatégorie des “tissus mous”.

Il nous faut des garde-fousContrepoint. Si des limites éthiques ne sont pas posées, nous risquonsd’engendrer des surhommes, s’inquiète un expert britannique.

Les personnes handicapées et celles quisouffrent de diverses pathologies doiventévidemment pouvoir profiter des progrèsaccomplis en électronique, informatiqueet nanotechnologie. Je tiens à soulignerque je ne plaide absolument pas pour l’ap-plication de restrictions à la production denouvelles connaissances et d’avancées tech-nologiques. La recherche ne saurait êtreentravée au prétexte que certains indivi-dus ou organisations pourraient éven-tuellement faire un mauvais usage de sesrésultats.

Le défi sera de fixer une ligne claire qui,dans le monde entier, ne pourra être fran-chie, et qui limitera l’“amélioration humaine”aux personnes qui en ont besoin pour desraisons médicales, quels que soient leurnotoriété ou leurs moyens financiers. Jene suis pas certain qu’il sera possible d’ins-taurer et de faire respecter un tel cadreréglementaire au niveau mondial. Maisalors, devrons-nous simplement accepterd’apprendre à vivre avec des hommes qui,après avoir été sélectionnés par leur gou-vernement, l’armée ou leur entreprise, oubien parce qu’ils l’auront eux-mêmes décidé,seront “améliorés” pour devenir des êtresdotés de seins, de lèvres et de fesses pro-éminents, et du cerveau d’Einstein ?

—Kostas Kostarelos*Publié le 3 juin

* Directeur du Nanomedicine Lab de l’UniversityCollege de Londres (UCL).

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Dépenses en recherche sur les nanotechnologies (en milliards d’euros)

ENTREPRISES

ÉTATS

25 %

SOURCES : “THE GUARDIAN”, LABORESEARCH 2011, PROJECT ON EMERGING NANOTECHNOLOGIES

Part des nanotechnologies dans le marché de l’emballage alimentaire (2008)

77 milliards d’eurosMARCHÉ GLOBAL

NANOTECHNOLOGIES

Ce dossier a été préparé par la rédaction de Courrier international dans le cadre du projetNanopinion auxquels participent également TheGuardian, Il Sole 24 Ore ou El Mundo. Nanopinion(nanopinion.eu) est un projet financé par laCommission européenne. Les opinions expriméesdans ces pages sont celles de leurs auteurs et n’engagent pas la Commission européenne.

→ Dessin de Beppe Giacobbe, Italie.

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En 2008, la revue New Scientist s’inquiétait de la dangerosité des nanomatériaux. “Alors, toxiques ou pas toxiques ?”, un articlepublié dans CI n° 921 (du 26 juin 2008).