la transformation du droit international …
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LA TRANSFORMATION DU DROIT INTERNATIONAL ECONOMIQUE
Le droit international économique est avant tout le droit des grandes institutions économiques mondiales dont
on connait le développement depuis la fin de la Seconde Guerre – GATT, FMI, Banque mondiale, OMC –, les
grandes institutions mondiales non économiques – OMPI, FAO, OMS, PNUE (Programme des Nations Unies
pour l’Environnement), OIT, pour n’en citer que quelques-unes –, se sont progressivement trouvées
confrontées a des questions de nature économique, en raison des liens croissants entre les logiques marchandes
et non marchandes. Elles sont ainsi devenues, de manière plus inattendue, de nouvelles sources du droit
international économique, ainsi qu’en atteste, par exemple, la collaboration recherchée depuis quelques années
par l’OMS avec l’OMC au sujet de l’évolution du droit de la propriété intellectuelle en faveur d’une meilleure
prise en compte des objectifs de sante publique et notamment d’accès aux médicaments dans le monde.
Il en a résulte une transformation du droit international économique, dont la mixité faisait jusqu’alors référence
a ses sources – droit prive, droit public – pour faire désormais également référence a son objet : le droit
international économique est devenu un mode de régulation des rapports marchands et non marchands au plan
international. Il suffit de s’arrêter un instant sur certaines études réalisées dans les dix dernières années par
l’OMC, seule ou en collaboration avec des institutions internationales non économiques, pour s’apercevoir de
cette ouverture du droit international économique aux questions non économiques: Mettre le commerce au
service du développement durable et d’une économie verte (2011)4, Vers une mondialisation socialement
durable (2011)5, Le commerce et l’environnement a l’OMC (2004)6, Les accords de l’OMC et la sante
publique (2002)7, etc. Les objectifs non économiques environnementaux, sociaux ou de sante publique
s’immiscent progressivement, et heureusement, dans ce droit de nature économique, rappelant qu’UN droit ne
vaut que si ses finalités valent.
3 LE PLURALISME DES ORDRES JURIDIQUES ET DES SOURCES DU DROIT
INTERNATIONAL ECONOMIQUE
Un constat identique peut être dresse au plan européen. La création de la Communauté économique européenne
en 1957 a introduit un nouveau législateur dans le débat: le législateur régional, qui s’est progressivement
empare des questions de nature non économique. L’intégration toujours plus forte en Europe a en effet conduit
a une explosion du droit européen économique, qui a permis dans un premier temps la construction d’un marché
commun puis, dans un deuxième temps, d’un marché intérieur, et qui œuvre aujourd’hui a la construction d’une
Europe qui n’est pas – encore? – un État au sens de l’Etat-nation, mais un ordre qui n’est plus seulement
économique mais aussi social, citoyen.
En cela l’Europe peut apparaitre comme un paradigme d’une évolution observée partout dans le monde.
D’autres marchés régionaux se développent, l’ALENA, le Mercosur, l’ANASE (l’Association des Nations de
l’Asie du Sud-Est) pour ne citer que les plus importants, qui sont un nouveau défi pour le droit international
économique : ces nouveaux espaces normatifs font émerger des niveaux de règles, et leur interpénétration
favorise l’apparition de conflits de normes – voire de juridictions –, des conflits verticaux entre les normes de
niveau supranational et celles des niveaux régional et national, des conflits horizontaux entre les normes
secrétées aux différents niveaux régionaux, de plus en plus nombreux.
4. Brochure établie par le Secrétariat de l’OMC, disponible en ligne (www.wto.org/french/res_f/
publications/brochure_rio_20_f.pdf).
5. WTO-ILO, Making Globalization Socially Sustainable, disponible en ligne (www.wto.org/english/
res_e/booksp_e/glob_soc_sus_e.pdf).
6. OMC-Division du commerce et de l’environnement, disponible en ligne (http://www.wto.org/
french/res_f/booksp_f/trade_env_f.pdf).
7. Etude conjointe de l’OMC et de l’OMS, disponible en ligne (www.wto.org/french/res_f/booksp_f/ who_wto_f.pdf).
Mais les causes de cette transformation du droit international économique sont plurielles.
Depuis la chute du mur et une mondialisation devenue plus forte, depuis que la Chine, l’Indonésie, la Russie
et le Brésil sont devenus des pouvoirs économiques
et politiques, le «scenario» international qui était jusqu’ici bien connu – celui du multilatéralisme –, est entre
dans une nouvelle phase. Les signes les plus visibles de ce changement sont les accords bilatéraux parallèlement
conclus par les États ou les régions (d’Europe), qui ont introduit un législateur supplémentaire dans le droit
international économique.
L’histoire des traités bilatéraux et conventions d’investissement est bien connue – elle est a l’origine de
l’insertion de dispositions particulières dans le traite de Lisbonne destinées a préserver la souveraineté des
Etats-nations dans ce domaine très sensible. En revanche, d’autres types d’accords sont moins pris en compte,
comme l’Accord aérien «Open skies» conclu en 2007 entre l’Union européenne et les États-Unis – accord qui
a ouvert les couloirs aériens transatlantiques a une concurrence faussée en ce secteur par le jeu d’accords
bilatéraux signés par certains pays membres de l’Union européenne mais pas par d’autres –, alors qu’ils pour-
raient facilement servir de modèle, dans le futur, a des accords du même genre dans d’autres secteurs
économiques.
Mais ce ne sont pas ici seulement de nouvelles règles qui sont établies. Ce sont également de nouvelles
institutions, productrices de normes, qui coexistent avec les institutions internationales compétentes dans ce
secteur.
4 LA PLURALITE DES PRODUCTEURS DE NORMES EN MATIERE ECONOMIQUE
Si l’on observe l’émergence de nouvelles institutions, régionales bilatérales, qui ne rendent pas superflues les
anciennes mais multiplient les acteurs institutionnels opérant dans le domaine du droit international
économique, on observe également – phénomène plus important peut-être – que la mondialisation a promu une
nouvelle méthode législative : l’État n’agit plus seul mais de concert, avec tout un réseau de coopérations
informelles. Un tel réseau n’a d’ailleurs jamais été aussi dense, et les coopérations informelles se muent
progressivement, mais non uniformément, en des coopérations institutionnelles. Une telle évolution, qui a
commencé bien avant les années 1990, n’est pas nouvelle, mais elle a pris de l’ampleur avec le développement,
8. Sabino Cassese, « Le droit administratif global : une introduction », Revue Droit administratif, mai 2007, Etude p. 8.
La fragmentation du droit international économique
Le XXe siècle a été marqué par une accélération de la production normative devant réguler la société
internationale. Ainsi, le droit international a connu un phénomène d’expansion incontestable. Cette
évolution normative étant le reflet de facteurs macro-économiques et socio- politiques qui appellent
à une plus grande interdépendance entre les acteurs sur la scène internationale. De nombreux écrits
se sont penchés sur le phénomène de mondialisation en dirigeant leur analyse sur la concurrence
exercée à l’égard de l’État et sur sa souveraineté; plusieurs acteurs parvenant de plus en plus à
s’affranchir de sa tutelle. Tel est le cas des personnes privées, des organisations non-
gouvernementales, des multinationales du commerce et des services, mais aussi celui des
organisations internationales qui se détachent et aspirent à une autonomisation grandissante face à
l’État. On assiste alors à un phénomène cumulatif nouveau, qui s’aborde d’un point de vue horizontal
dans une société internationale décentralisée, dont les experts en droit international commencent à
craindre : celui d’une fragmentation du droit international.
Cette expression emporte l’idée de troubles, d’incertitudes, de désordre et de complexité. Elle se
conçoit essentiellement d’un point de vue négatif. Or, cette étude analysera les impacts théoriques
de cette fragmentation remarquée par plusieurs et portera un questionnement relatif au concept
d’unité comme conception rationnelle du droit, en l’occurrence en droit international. Si l’on suppose
une fragmentation du droit international, a contrario, on croit que l’unité semblait être existante a
priori. Nous chercherons donc à démontrer si l’on assiste actuellement à une fragmentation du droit
international ou essentiellement à un changement de paradigme. Les craintes d’une fragmentation
du droit international démontre-t-elle simplement la vertu du rationalisme à entretenir l’accord total
entre la raison et le réel en ne se montrant pas aveugle à l’expérience, soit aux phénomènes porteurs
de complexité? Si le positiviste normativiste, comme théorie susceptible d’appréhender le
phénomène du droit semble en crise, quel paradigme juridique est le plus susceptible d’expliquer ce
phénomène d’expansion du droit international? En conséquence, selon quels postulats, l’unité du
droit international doit-elle se concevoir? Finalement, quels éléments de solution peuvent être
dégagés pour pallier aux risques de fragmentation du droit international ?
I. Expansion du droit international et facteurs de
fragmentation
Le droit international est dynamique. Il connaît actuellement un phénomène constant d’expansion.
Il en résulte toutefois la crainte d’une fragmentation du droit international. Plusieurs facteurs
cumulatifs viennent expliquer les menaces à l’unité du droit international.
1. Prolifération d’institutions internationales
Une augmentation sensible de la création d’organisations internationales agissant dans tous les
domaines, autant au plan régional qu’au plan international, caractérise l’architecture
internationale depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Plusieurs auteurs se questionnent quant
aux conséquences de cette prolifération institutionnelle. Selon un recensement effectué par
le Yearbook of International Organizations, le nombre d’organisations internationales publiques
aurait doublé vers le milieu du siècle dernier, en passant de 37 en 1909 à 118 en 1954 et de 365 en
19841. On estime aujourd’hui que le nombre d’organisations internationales se situerait dans un
intervalle de 500 à 7002. Plusieurs auteurs appréhendent ce phénomène sur le plan normatif, étant
entendu que cette croissance peut être perçue comme la multiplication d’ordres juridiques partiels
constitués d’organisations internationales sur la base de leurs actes respectifs.
Les organisations sont constituées selon deux forces compétitives : 1) la volonté souveraine des États
versus le droit international général comme source de la capacité et de la personnalité juridique des
organisations internationales ; 2) le traité comme élément constitutif de l’organisation versus la
personnalité juridique objective de l’organisation internationale3. Les influences des théories du
contrat social, notamment celle de Hobbes, voudraient qu’à l’interne, l’individu cède tout à l’État.
Au niveau international, George Scelle parlera de dédoublement fonctionnel4, puisqu’il n’existerait
pas une telle scission entre l’organisation internationale et l’État. Ainsi, les menaces à l’unité du
droit international reposent sur la crainte que l’organisation internationale connaîtrait une dynamique
plus ou moins affirmée d’autonomisation. Selon Catherine Brölmann, tandis que « les organisations
ne sont pas totalement ‘fermées’ pour agir entièrement de leur propre accord face aux États, elles ne
sont pas suffisamment ‘ouvertes’ pour être accommodées par le droit international général »5.
Régissant désormais de nouveaux domaines tels que l’économie, l’environnement, les droits de la
personne, le droit humanitaire, la santé, l’énergie, etc., les organisations internationales agissent
selon une logique fonctionnelle, obéissant de moins en moins à une logique territoriale6. La
fragmentation du droit international repose alors sur l’articulation entre ces ordres juridiques
spéciaux formés par les organisations internationales à savoir si les actes créés par elles conservent
une cohérence et si ces ordres juridiques n’entre pas en conflit avec l’ordre juridique international
général.
2. Multitude de tribunaux judiciaires internationaux
Le second facteur de fragmentation, beaucoup plus récent quoique lié au précédent, est caractérisé
par la multiplication sensible des juridictions internationales à compter des années 1990. Le Project
on International Courts and Tribunals a identifié environ 125 institutions internationales dans
lesquelles des autorités indépendantes rendaient des décisions judiciaires7. Ce changement
quantitatif a été accompagné d’une transformation et d’une expansion
1 Yearbook of International Organizations (2000-2001), Vol. 1B, à la p. 2407. Cité dans Niels M. Blocker et
Henry G. Schermers (dir.), Proliferation of International Organization: Legal Issues, The Hague/London/Boston,
Kluwer Law International, 2001à la p. 3 2 Ibid., à la p. 4 3 Catherine Brölmann, “A Flat Earth? International Organization in the System of International” (2001)
Nordic J. Int’l L. 319 aux pp. 319-320. 4 Georges Scelle, Droit International Public: Manuel Élémentaire, Paris, Domat-Montchrestien, 1944 aux pp.
21-22. Pour une critique relative à la théorie du dédoublement fonctionnel, voir Antonio Cassese, « Remarks on Scelle’s
Theory of ‘Role Splitting’ (dédoublement fonctionnel) in International Law » (1990) 1 European Journal of
International Law, à la p. 210-34. 5 Ibid., à la p. 320. 6 Brölmann, supra note 3 à la p. 323. 7 Gunther Teubner et Andreas Fisher-Lescano, « Regime-Collisions: The Vain Search for Legal Unity in the
Fragmentation of Global Law » (2003-2004) 25(4) Mich. J.Int’l L., 999 à la p. 1000
remarquable de la nature et des compétences de ces instances. On compte bien sûr la Cour
internationale de justice (CIJ), mais aussi le Tribunal du droit de la mer, les divers tribunaux pour
les réparations, les cours hybrides, les organes judiciaires de commerce et d’investissement, les
tribunaux régionaux des droits de la personne, ainsi que toutes les cours régionales8, mais aussi celle
de l’instance d’appel de l’Organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du
commerce (OMC) et la création récente des tribunaux pénaux « ad hoc » pour juger les crimes contre
la paix et la sécurité internationale : le Tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie (TPIY)
et le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR)9. Si la création de multiples tribunaux
internationaux est, selon certains, un signe de la maturité croissante du droit international10 et le
miroir de la légalité des relations internationales11, d’autres ne verront pas d’un si bon œil cette
constellation d’organes interpréter et appliquer le droit seulement en fonction des standards
inhérents à leur domaine spécifique12. La question se pose alors d’une suffisante garantie dans l’unité
d’interprétation des normes internationales appliquées par ces diverses juridictions.
3. Les régimes autonomes13
Un autre facteur mettant en cause l’unité de l’ordre juridique international est celui de la
multiplication des « systèmes spécifiques de rétribution des conduites étatiques »14. Il est généré
notamment par les régimes de contrôle d’application de certaines normes juridiques, qui ne sont pas
toujours établies par voie conventionnelle. Les experts y voient des systèmes autogérés pratiquement
sans lien avec les règles générales (régimes autonomes) 15. La fragmentation du droit international
s’observe donc par la tendance à une « compartimentalisation »16 excessive des domaines droit
international. Associé au concept de régime autonome, la notion de lex specialis concerne aussi des
régimes juridiques étant plus spécifiques dans leur contenu pouvant exclure l’application du droit
international général. Le droit diplomatique, le droit international des droits de la personne, le droit
international humanitaire, le droit international de l’environnement, le droit international du
commerce sous l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont des exemples de lex specialis ou
de régimes autonomes17. L’existence de ces systèmes de contrôle n’est pas sans lien avec les
phénomènes précédents (développement des organisations internationales et multiplication Des
8 Par exemple, la Cour européenne de justice, Court of Justice of the European Free Trade Association
(EFTA), Court of Justice of the Benelux Economic Union (Benelux CJ) pour en nommer quelques unes. 9 Cesar P.R. Romano, “The Proliferation of International Judicial Bodies: The Pieces of the Puzzle” (1998-
99) N.Y.U. J. Int’l L.& Pol, 709 aux pp. 717-18; Jonathan I. Charney, «The Impact on the International Legal System
of the Growth of International Courts and Tribunals» (1998-1999) 31 N.Y.U. J. Int’l L.& Pol. aux pp. 697- 708. 10 Pemmaraju Sreenivasa Rao, «Multiple International Judicials Forums: A Reflection of the Growing
Strenght of International Law or its Fragmentation» ( 2003-2004) 25(4) Mich. J. Int’l L. à la p. 930. 11 Voir Robert O. Keohane et Helen V. Milner (dir.), Internationalization and domestic politics, Cambridge,
Cambridge University Press, 1996, 308 p. 12 Gerhard Hafner, « Pros and Cons Ensuing From Fragmentation of International Law » (2003-2004) 25(4)
Mich. J. Int’l L, p. 849-863; C.P.R. Romano, supra note 9 aux pp. 710-751. 13 Bruno Simma, « Self-contained Regimes » (1985) 16 Y.B. Int’l L., aux pp. 111-136. 14 Pierre-Marie Dupuy, Droit international public, 5e éd., Paris, Dalloz, 2000, à la p. 21[ci-après : DIP]. 15 Simma, supra note 13 à la p. 111. 16 Rao, supra note 10 à la p. 933. 17 Ibid.
juridictions internationales) et en particulier avec le second. Selon Pierre-Marie Dupuy, « [de tels
régimes] offrent bien souvent des modes alternatifs de règlements des différends combinant, de
façon inventive, la négociation, l’assistance technique et la sanction économique »18. Le régime
conventionnel de protection de la couche d’ozone est un exemple des plus cités.
4. Diversification des sources Le droit international classique oppose les normes juridiquement obligatoires aux règles de
conduite ou de comportement qui peuvent être souhaitables, mais dépourvues par elle-même
d’autorité juridique. Cette approche uniforme de la normativité internationale est remise en
question depuis quelques décennies. Il existe d’un côté des obligations à l’autorité renforcée (ex. jus
cogens) et d’un autre, des normes à l’autorité atténuée (ex. la soft law). Ainsi, pour Jean Combacau,
« la normativité serait démultipliée et son autorité diversifiée »19. Le recours accru à des formes
souples de normativité (soft law), particulièrement dans le cas d’actes d’organisations
internationales20, constitue une crainte pour plusieurs auteurs. La soft law possède
essentiellement une nature de recommandation pour l’articulation des droits et des obligations des
États, ce qui peut constituer « une confusion sur la nature normative des prescriptions en général »21.
Ainsi, la soft law, qui n’apparaît pas au titre des sources formelles énumérées à l’article 38 du Statut
de la Cour internationale de Justice (CIJ)22 [conventions, coutumes et principes généraux], peut
alors être interprétée et appliquée différemment – ou pas – par différents États. Tandis que
certains croient que cette diversification enrichit le droit international23, d’autres, notamment
l’école normativiste, verront que cette altération ou relativité24 du droit sape les bases de
l’obligation juridique et de la notion même de droit. Cette dilution de la forme et du contenu du
droit international serait un des facteurs susceptibles de mener à une fragmentation du droit
international25.
18 Dupuy, DIP, supra note 14 à la p. 21. 19 Jean Combacau et Serge Sur, Droit international public, 6 éd., Paris, Domat, 2004 à la p. 49. 20 La soft law comprend aussi « les déclarations des conférences intergouvernementales, les résolutions de l’Assemblée
générale des Nations Unies, les recommandations des organisations internationales, les dispositions souples d’un traité, les
conventions non ratifiées, les actes concertés non conventionnels, les gentlemen’s agreements, les avis consultatifs, les
opinions individuelles et les dissidences des juges de la Cour internationale de Justice (CIJ), et les codes de conduite ou
initiatives privées volontaires émanant d’acteurs non étatiques comme les entreprises multinationales » Isabelle Duplessis, «
La mollesse et le droit international : mode d’emploi privilégié pour une société décentralisée » (à paraître -2005) 21 Rao, supra note 10 à la p. 931. 22 Annexe de la Charte des Nations Unies, adoptée le 26 juin 1945, C.N.U.C.I.O. vol. 15 à la p. 365. 23 Voir notamment Dinah Shelton (ed.), Commitment and Compliance : The Role of Non-Binding Norms in the
International Legal System, Oxford, Oxford University Press, 2000, 560 p. 24 Prosper Weil, « Toward Relative Normativity in International Law? » (1983) 77 A.J.I.L. 413 : Les premières
craintes sur la fragmentation du droit international sont formulées par Prosper Weil. Ces analyses portent notamment sur la
valeur juridique souvent accordée aux principes et déclarations, en ce qu’elles deviennent normatives, même si elles ne
possèdent pas de valeur normative au temps de sa création. Il fait aussi remarquer qu’un principe de droit international devien t
jus cogens, obtient le statut de normes péremptoires ou devient un principe dont sa violation est un crime international, non
pas par contenu du principe, mais par la reconnaissance de la communauté internationale lui étant accordée par la communauté
internationale. Une fois ce principe reconnu et accepté par cette communauté internationale, cette norme sera ipso jure
imposée sur tous les États, incluant ceux qui étaient en désaccord. D’autre part, selon le droit international, un État n’est pas
obligé d’honorer les obligations d’un traité qu’il n’a pas acceptées ou les obligations du droit coutumier dont il s’est
constamment opposé.
5. Conflits de normes
Traditionnellement, le droit international était un droit de coexistence entre des États souverains
reposant essentiellement sur des questions de souveraineté territoriale, de relations diplomatiques,
sur un droit de la guerre et sur un droit des traités de paix. Si les régimes juridiques étaient
essentiellement fondés sur les traités conclut par les États, ils opéraient néanmoins les uns les autres
dans une certaine isolation. La mission des institutions de Bretton Woods était dédiée aux
préoccupations économiques mondiales au même titre que celle de l’Organisation des Nations Unies
l’était pour les préoccupations politiques mondiales. Depuis la fin de la guerre froide, on est passé à
un droit régulant la coopération entre les États pour la poursuite d’objectifs communs26. La
période actuelle se caractérise donc par une interdépendance croissante entre les États, mais aussi
entre les domaines du droit international (commerce et environnement, droits de l’homme et
développement économique, etc.). On assiste donc à une expansion du nombre de normes
internationales et, par conséquent, à une augmentation du potentiel de conflit entre ces normes. Pour
Pauwelyn, les causes du potentiel de conflit de normes sont opposables à la nature du droit
international. Sans législateur ni exécutif centralisé, il existe alors sur la scène internationale
autant de producteurs de droit qu’il existe d’États et d’organisations internationales. La question
des conflits de normes nécessite alors une analyse d’un point de vue horizontal – entre deux normes
du droit international – plutôt que d’un point de vue vertical – entre des normes internationales et
des normes étatiques. Pour Pauwelyn, plusieurs cas de figure démontrent que très peu de liens
structurels ont été établit entre les institutions internationales, elles jouissent de faibles niveaux de
cohérence et le droit international souffre d’une insuffisance de règles pour résoudre ces conflits,
que ce soit dans des régions géographiques différentes ou dans les domaines divers du droit27.
dichotomie dans l’invocation des obligations du droit international apparaît pour Prosper Weil une source de
fragmentation. 25 Rao, supra note 10 à la p. 931; sur la soft law voir notamment C. M. Chinkin, “The Challenge of Soft Law:
Development and Change in International Law” (1999) 36 International and Comparative Law Quarterly, p. 850 - 866;
Kenneth Abbott and Duncan Snical, « Hard and Soft Law in International Governance» (2000) 54(3) International
Organization, p. 421-456; R.R. Baxter, “International Law in ‘Her Infinite Variety’” (1980) 29 Int’l & Comp. L. Quart.,
p. 549-853; Dinah Shelton, “Compliance with International Rights Soft Law” (1997) 29 Studies in Transnational Legal
Policy, p. 119-143; Dinah Shelton (dir.), supra note 23. 26 Joost Pauwelyn, Conflict of Norms in Public International Law: How WTO Relates to Other Rules of
International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 17 [ci-après: Conflict of Norms]; Joost
Pauwelyn, « Bringging Fragmentation and Unity: International Law as A Universe of Inter-Connected Islands » (2003-
2004) 24(5) Mich. J. Int’l L., aux pp. 903-916. 27 Pauwelyn, Conflict of Norms, supra note 26 à la p. 93; voir aussi Klaus T. Samson, « Human Rights
Coordination Within de UN System » dans Philip Alston (dir.), The United Nations and Human Rights: A Critical
Appraisal, Clarendon; Oxford University Press, Oxford: Toronto: 1992. Sur la coordination entre les organisations
internationales, voir Nicolas Valticos, «Activités normatives et quasi normatives; «Contrôle» dans Jean-Marie
Dupuy (dir.), Manuel sur les organisations internationales, 2e éd., Dordrecht/Boston/Londres, Martinus Nijhoff
Publishers, 461 aux pp. 483-484.
II. L’unité comme raison-méthode28
Le phénomène d’expansion du droit international est porteur d’incertitudes et de complexité. La
prolifération d’institutions internationales et la création de multiples tribunaux judiciaires
internationaux entraînent de nouvelles formes de normativités, un potentiel accru de conflits de
normes et l’existence de régimes autonomes. Ces conséquences font craindre une fragmentation du
droit international. A contrario, on peut supposer l’unité comme postulat de la théorie juridique,
comme dogme de la raison. Nous analyserons donc comment l’unité est fonction du droit selon deux
paradigmes - le normativisme et le pluralisme juridique - et quels éléments de solution chacun de
ces paradigmes proposent aujourd’hui pour réduire la complexité.
1. Normativisme
Chez les normativistes, l’unité se conçoit par la systématisation qui elle se conçoit essentiellement
par la hiérarchie des normes. La hiérarchie des normes va conduire l’ordre, l’unité et la linéarité du
droit. Cette conception du droit est moniste, car les normativistes ne voient que l’État comme
créateur de droit et comme système étant le plus abouti.
Pour H.L.A. Hart, le système juridique est constitué de normes primaires et de normes
secondaires. Les règles primaires sont les règles qui dictent des comportements, tandis que les règles
secondaires sont celles qui permettent de faire évoluer, améliorer, abolir, modifier les règles
primaires. Deux conditions sont nécessaires pour qualifier un système juridique, soit une obéissance
générale aux règles du système par ses sujets, soit une acceptation des normes secondaires par les
autorités29. Dans The Concept of Law30, Hart établit que c’est l’existence de
« rules of recognition» socialement acceptées qui permettent aux autorités d’identifier et de changer
les normes primaires et de décider, si ces dernières normes ont été violées, quelle sanction appliquer.
En conséquence, les « rules of recognition» constituent l’élément unificateur qui transforme un
ensemble de règles contraignantes en un système cohérent.
D’autre part, Kelsen explique que le fondement de la force obligatoire du droit par une loi dite « loi
de normativité ». Formant un système, les lois sont ordonnées, hiérarchisées. Chaque norme tire sa
force obligatoire d’une norme supérieure et, inversement, chaque norme sert de fondement à une
norme suprême qui se situe au sommet de la hiérarchie. Cette dernière devient le principe
d’intégration du système tout entier (Grundnorm). La validité du système est également pour Kelsen
intimement liée à son effectivité.
28 Edgar Morin, La complexité humaine: la réforme de la pensée, Paris, Flammarion, 1994 aux pp. 260-62. Selon
Edgar Morin : «La rationalité produit des systèmes cohérents d’idées ou de théories. Or. , […] les théories tendent à se
durcir en doctrine qui, dès lors, se referment et deviennent rationalisatrices. La rationalisation abandonne la méthode
rationnelle (dialogue avec le réel) au profit de la logique du système doctrinaire qu’elle croit prouver à jamais. La
rationalisation devient alors aveugle à l’expérience. […] La raison-idole produit le rationalisme, c’est-à- dire a) une
vision du monde postulant l’accord total entre le réel et le rationnel; b) une éthique anthroposociale affirmant que tous
les actes humains peuvent et doivent être rationnels dans leur principe, leur conduite et leur finalité. À l’inverse, la
raison-méthode est instrumentalisée. […] Pour sauver et développer la rationalité, il faut rendre capable d’affronter la
complexité, c’est-à-dire la multidimensionnalité, l’incertitude, la contradiction ». 29 Yuval Shany, The Competing Jurisdictions of International Courts and Tribunals, Oxford, Oxford
University Press, 2003 à la p. 88. 30 Herbert L.A. Hart, The Concept of Law, Oxford, Clarendon Press, 1965.
Au regard de ces théories, il ressort que l’existence d’un principe unificateur, soit le concept de «
basic norm » sous le modèle de Kelsen ou le concept de « rules of recognition » sous celui de Hart,
transforme le droit en un système juridique valide et unifié.
1.1. Constitutionnalisme
Le droit international est un système qui diffère des paradigmes du système juridique interne des
États. Contrairement à ces derniers où une structure normative est perceptible (constitution,
législation primaire, législation secondaire), les normes internationales sont généralement
considérées être sur le même niveau normatif (coutumes, traités, principes généraux du droit). Dans
la société internationale, les règles secondaires comme la Convention de Vienne sur les traités sont
considérées sur le même niveau normatif que les normes primaires qu’elles régulent31. Si le droit est
perçu comme l’imposition hiérarchiquement ordonnée d’un contrôle social émanant de l’existence
de facto d’un seul pouvoir souverain et en théorie, sur une
«Grundnorm» ou sur une «rule of recognition» socialement acceptée, la persistance de la structure
horizontale du droit international dans un contexte de mondialisation devient éminemment
problématique.
Continuant le projet théorique du XIXe siècle32, plusieurs auteurs continuent de penser
l’effectivité et la validité de la structure du droit international de la même manière qu’elles puissent
exister dans les systèmes étatiques. Ces auteurs ont proposé immédiatement, comme élément de
solution à la fragmentation, des traits de constitutionnalisation du droit international pour pallier aux
menaces de l’unité à l’ordre juridique international. Partant du principe que le droit international
manquait de structure hiérarchique, cette évolution du droit viendrait organiser la prolifération
d’institutions et le potentiel de conflits de normes. L’adoption de l’article 103 de la Charte des
Nations Unies aurait ouvert la voie à un tel développement : « en cas de conflit entre les obligations
des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout
accord international, les premières prévaudront »33. De plus, tout comme Kelsen, certains peuvent
identifier une «Grundnorm» supérieure aux autres normes internationales. Pour Tahvanainen, la
protection de certaines normes par obligations erga omnes34 et l’approbation de l’existence de
règles impératives (jus cogens)35 contribuent à la constitutionnalisation du droit international,
mais aussi à une certaine forme de hiérarchie des
31 Weil, supra note 24 à la p. 428. 32 Martti Koskeniemi, Global Legal Pluralism : Multiple Regimes and Multiple Modes of Thought, Harvard, 5
March 2005 à la p. 8. 33 Charte des Nations Unies, art. 103 34 Barcelona Tractation, Light & Power Co. (Belg. c. Spain), 1970 I.C.J. 3. Une règle erga omnes est la
reconnaissance d’obligations impératives impossible de dérogation conventionnelle. 35 Convention de Vienne sur le droit des traités, art. 53 et 64 :
Art. 53 : Traités en conflit avec une norme impérative du droit international général (jus cogens)
Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international
général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative du droit international général est une norme
acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune
dérogation n'est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant
le même caractère.
Art. 64 : Si une nouvelle norme impératrice survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul
et prend fin.
normes. La constitutionnalisation du droit international mènerait au développement d’un ordre
juridique international plus objectif36. En ce sens, le droit positif a changé de visage et cette tendance
doit se poursuivre en élevant les droits de la personne au statut d’obligations erga omnes ou de jus
cogens pour ainsi protéger les valeurs fondamentales et les intérêts communs de la communauté
internationale.
Pour Jean-Marie Dupuy, l’existence d’obligations erga omnes nécessite l’intervention d’une autorité
judiciaire pour la protection de ces normes et montrer leurs implications aux États37. Il accepte le
modèle de Hart en décrivant, contrairement à lui, que le droit international serait composé autant de
règles substantielles (règles primaires) que de règles formelles (règles secondaires)38. Elles ont pour
fonction de créer, modifier ou annuler d’autres normes internationales. Pour lui, des règles formelles
seraient désormais présentes à l’intérieur du droit international grâce à son expansion. L’unité
substantielle du droit international s’aperçoit notamment par l’existence d’obligations erga omnes
dans les normes concernant l’interdiction de l’emploi de la force, la mise hors de la loi du génocide,
le principe de non-intervention, le droit des gens et la protection de certains droits de la personne.
Selon lui, la Cour internationale de justice (CIJ) pourrait remplir un rôle accru d’harmonisation pour
réduire les conflits de normes. Il s’agit plus d’une question de politique judiciaire que de faisabilité
technique, car selon lui, la CIJ est hantée par sa propre ambition démontrée dans l’affaire
Nicaragua39 où elle a exercé son pouvoir jurisdicto (pouvoir normatif). Elle préfère désormais
ignorer la question le plus possible en se référant aux caractéristiques spécifiques de la cause
lorsqu’elle est confrontée à des cas substantiels du droit40. La création d’un ordre juridique
international doit passer nécessairement par l’attribution d’un rôle central de la CIJ pour venir
interpréter la substance et l’étendue des principes du droit international41. Plus le système évolue et
se complexifie, emportant avec lui un potentiel de conflits d’obligations, plus les États nécessitent
l’aide d’un tiers parti.
2. Pluralisme juridique
À savoir ce qui caractérise l’unité, une différente approche se trouve dans les écrits de Santi Romano.
Tenant de l’école dite institutionnaliste sociologique42, ses théories ont un côté prophétique pour
notre époque. On lui doit d’avoir approfondie et enrichie la notion d’ordre juridique. En théorie, des
unités se constituent en « ordre juridique » et l’élément intégrateur de ces ordres juridiques se
comprend par la notion de « relevance ».
Selon Romano, le droit ne doit pas être pensé seulement à partir du concept de norme. Il est plus
qu’un ensemble de normes. Il est même plus qu’un système de normes, si le mot « système » devait
être pris dans son sens qui renverrait à une quelconque idée de cohérence logique43. Pour qualifier
36 Annika Tahvanainen, « Comments to Professor Hafner » (2003-2004) 25(4) Mich. J. Int’l L., 685 à la p. 867. 37 Dupuy, DIP, supra note 14 à la p. 806. 38 Ibid., p. 19 39 Affaire sur les activités militaires et paramilitaires au Nicaragua 40 Pierre-Marie Dupuy, « The Danger of Fragmentation or Unification of the International Legal System and the
International Court of Justice » (1998-1999) N.Y.U. J. Int’l L. & Pol., aux pp. 803-804. 41 Ibid., à la p. 804. 42 Inspirée en France des travaux de Hauriou, Duguit et Renard. 43 Santi Romano, L’ordre juridique, Dalloz, Paris, 1946, p. VII.
ce type de globalité, Santi Romano parlera plutôt d’ « ordre juridique » et d’institutions. Il constate
que :
« la nécessité de considérer un ordre juridique comme une unité […] a été maintes fois relevée. Elle
est même devenue une sorte de lieu commun des théories de l’interprétation des lois; mais il est
étrange qu’elle n’ait jamais été utilisée et poussée jusqu’à ses conséquences logiques pour la
définition du droit »44
Guy Rocher précise que les « conséquences logiques » de l’unité de l’ordre juridique dont parle Santi
Romano consistent à faire éclater le cadre trop étroit qui réduit le droit aux seules normes et règles
juridiques, « [c]ar ce qu’[il] conteste, c’est précisément une conception trop restreinte. […] Le droit
dans sa totalité est plus que les normes, il les dépasse et les englobe »45. En ce sens, Romano
considère que Kelsen propose une vision partielle du droit.
Le droit dans sa totalité est alors institution et c’est elle qui donnera corps à l’ordre juridique.
L’institution se définit comme « (1) ‘un corps social’; doté d’une (2) ‘existence objective et
concrète’, ayant (3) une individualité ‘apparente, visible’. Elle est une unité (4) ‘stable et
permanente’; (5) elle peut être composée de personnes formant un groupe, une association, mais elle
transcende ces personnes, leur individualité, leur existence »46. En théorie, l’ordre juridique est donc
une totalité institutionnelle, il apporte cohésion et il est organique.
Toutefois, Romano rompt radicalement avec le monisme et le dogmatisme juridiques. Pour lui, il
existe un pluralisme juridique qui réside dans la conception qu’il existe autant d’ordres qu’il existe
d’institutions47. Dans un contexte de pluralisme juridique, l’unité générale s’aperçoit donc entre les
ordres juridiques au regard de la notion de « relevance ». Pour qu’il y ait relevance juridique, il faut
que « l’existence, le contenu ou l’efficacité d’un ordre soit conformes aux conditions de mises en
œuvre par un autre ordre »48. Cette notion lui permet d’élaborer différents types de rapport de
hiérarchie, mais aussi de succession, de dépendance et d’interinfluence49 entre les ordres juridiques.
2.1. Pluralisme juridique : vers un changement de paradigme?
La vision du pluralisme juridique semble aujourd’hui être au centre de deux forces opposées, l’une
poussant vers une fragmentation du droit international et l’autre vers une inter-connectivité et une
cohérence entre les ordres juridiques. Comme ces forces interagissent, un nouvel ordre juridique
international émerge. Il n’est ni complètement fragmenté, ni complètement unitaire50. Selon cette
vision, cet ordre universel doit donc être décrit comme pluraliste.
44 Ibid., à la p. 8, cité dans Guy Rocher, « Pour une sociologie des ordres juridiques » dans Guy Rocher,
Études de sociologie du droit et de l’éthique, Montréal, Éditions Thémis, 1996, 123 à la p. 130 45 Ibid., à la p. 130. 46 Ibid., à la p. 131. 47 Romano, supra note 43 à la p. 77. 48 Ibid., p. 106 49 Rocher, supra note 45 à la p. 131. 50 William W. Burke-White, « International Legal Pluralism » (2003-2004) 25(4) Mich. J.Int’l L.à la p. 977.
Selon la théorie du pluralisme juridique, l’ordre juridique est «une entité qui se conduit selon les
normes, mais qui conduit les normes elles-mêmes»51. Ainsi conçue, la notion d’ « ordre juridique »
au sens de Romano, n’est pas seulement un ensemble statique de normes constituant un ensemble
juridique plus ou moins cohérent, mais elle constitue aussi une entité dynamique qui conduit les
normes elles-mêmes dans un développement dynamique cohérent52.
En effet, la diversification des sources est fonction de l’expansion de droit international. La
conception du pluralisme juridique vient rompre avec la vision normativiste que les règles tirent leur
juridicité de la coercition ou de l’existence de la sanction. Le pluralisme juridique et la sociologie
verront que « ce n’est pas dans l’univers des règles elle-même qu’on peut déceler ce qui distingue le
juridique du non juridique, le droit du non droit. Ce qui fait qu’un ensemble de règles appartiennent
au droit, c’est qu’elles s’intègrent à un ordre juridique »53. Serait alors obligation une norme qui
émerge d’un ordre juridique.
D’autre part, l’expansion du droit international se conçoit comme des phénomènes dynamiques qui
appellent à une analyse parallèle et comparée des ordres juridiques et de leur développement54.
Cette conception devient intéressante pour expliquer l’évolution du droit international, des
organisations internationales et de leur droit dérivé. En effet, :
« la notion d’ordre juridique ne constitue pas simplement un concept susceptible de clarifier les
idées et de préciser les rapports entre les diverses normes et institutions. En plus de cet
incontestable avantage théorique, le recours à la catégorie d’ordre juridique présente […] un
avantage incontestable par rapport à l’approche classique du droit des traités »55.
L’approche du pluralisme juridique apporte donc une vision alternative au constitutionnalisme
comme solution à la fragmentation du droit international en analysant les liens entre les normes et
les institutions. Chaque ordre est « relevant ». En effet, les liens entre l’ordre juridique international
général et les ordres juridiques internationaux particuliers peuvent variés sensiblement, mais il ne
saurait, selon cette théorie, y avoir des ordres qui puissent être complètement autonomes dans ce
domaine. Ce qui distingue l’ordre juridique international général des ordres particuliers est
naturellement le fait que ceux-ci visent des domaines spécifiques. Ils peuvent comporter des
ensembles de normes spécifiques et des techniques juridiques qui leur sont propres, tout en n’étant
pas partie du droit international général, sans pour cela que ces règles généralement plus spécifiques
lui soient contraires56.
Une étude conduite en 1995 par le Netherlands Yearbook of International Law a regardé différents
domaines du droit international - le droit diplomatique, le droit de la guerre, le droit international des
droits de la personne, le droit international de l’environnement, le droit du GATT/OMC, le droit de
l’espace et le droit de l’Union européenne – pour ainsi analyser la
51 Rocher, supra note 45 à la p. 131. 52 Nicolas Valticos, « Pluralité des ordres juridiques internationaux et unité du droit international » dans Jerzy
Makarczyk (dir.) Theory of International Law at the Threshold of the 21st Century, Kluwer Law, The
Hague/London/Boston, 1996, 301 à la p. 302. 53 Rocher, supra note 45 à la p. 136. 54 Valticos, supra note 52 à la p. 303.
55 Id.
56 Id.
question des régimes autonomes au regard du droit international général57. Cette étude s’est penchée
sur les règles secondaires à l’intérieur des régimes spéciaux et ont cherché à savoir s’ils deviendraient
un risque, constituaient une menace à l’unité globale et à l’efficacité du droit international. Cette
étude a souligné dans plusieurs sens que les règles de ces régimes spécifiques déviaient du droit
international général, mais sans aboutir pour autant à une conclusion assez négative :
« On balance, the relative autonomy of special fields has been used by different actors involved, as
far as the secondary rules are concerned, in a way which, at the same time, promoted and
guaranteed the growing effectiveness of their own particular set of primary rules, without putting
in jeopardy the unity or coherence of the international legal order »58.
Même si cette étude a souligné que les régimes spéciaux ne portaient pas atteintes au droit
international général, il a été conclut que les régimes fermés ou autonomes posaient moins problèmes
que les régimes semi-autonomes qui appliquent les concepts du droit international général, mais
selon une perspective spéciale. La menace à l’unité du système seraient plus dirigées en ce sens, non
pas vers les nouveaux régimes semi-autonomes, mais par l’application du droit international général
par de nouveaux organes représentant des intérêts qui ne seraient pas identiques aux régimes plus
vieux59. Pour Pauwelyn, le droit international est conçu comme un univers d’ « inter-connected
islands ». La fragmentation serait alors résultante de l’existence de « self-contained islands » en
perte de lien avec les autres branches du droit international. D’après lui, les institutions spécialisées
doivent continuer à créer et appliquer leur droit spécialisé et ce, tout en prenant en compte autant le
droit international général et que le droit créé dans les autres institutions60. «If all fora were to follow
this approach, fragmentation and unity of international law could go and in hand, when it comes to
law-enforcement, conflicting rulings could largely be avoided »61.
Finalement, il s’avère que, sous la conception du pluralisme juridique, l’ordre doit se concevoir
comme le maintien de la conformité des ordres juridiques spéciaux avec le droit international général
et la conservation de quelques liens structurels leur permettant de préserver une unité. Tous ces
ordres juridiques doivent donc être intégrés et avoir recours aux mêmes sources du droit
international.
En résumé, cette analyse du normativisme et du pluralisme juridique démontre que l’unité est
fonction de la rationalité en droit. Dans chacune de ces théories, l’unité se conçoit respectivement
par le concept de « système », dans lequel son effectivité et sa validité reposent sur la hiérarchie des
normes, et par le concept de « relevance » où les ordres juridiques spéciaux sont structurellement
liés au droit international général. Les normes, tout comme les institutions, ne peuvent exister dans
un vacuum.
57 Martti Koskenniemi et Päivi Leino, Fragmentation of International Law? Postmodern Anxieties » (2002)
Leiden J. Int’l L. 553 à la p. 561 58 K.C Wellens, Diversity in Secondary Rules and the Unity of International Law, The Hague, Nijhoff, 1995, à
la p. 28 cité dans Koskenniemi et Leino, supra note 57 à la p. 561 59 Id. 60 Pauwelyn, « Inter-Connected Islands », supra note 26 à la p. 904. 61 Id.
En effet, chacune de ces théories rencontre le principe d’intégration normative : chaque norme est
liée à une autre norme du droit international, soit par des liens structurels hiérarchiques, de
succession et d’interinfluence sous la théorie du pluralisme juridique, soit par une « rule of
recognition » ou une «Grundnorm» sous la théorie du normativisme62.
Toutefois, au regard de ces concepts, on observe que ces deux théories proposent la hiérarchie pour
réduire la complexité. Si la théorie juridique se réfère essentiellement au rationalisme pour fonder
sa justification, les principes rationnels ne peuvent se défaire d’une explication normativiste –
hiérarchique – pour démontrer leur contenu63. La hiérarchie devient donc une sorte de figure
emblématique de la simplification, du traitement rationnel de la réalité et une conception
relationnelle « anti-complexe » qui se doit d’aspirer tout débordement.
III. La hiérarchie : un modèle désuet?
Face à la menace de l’unité de l’ordre juridique international, la Commission du droit international
(CDI) des Nations Unies a consacré une série d’études et examens approfondis venant interpeller le
droit positif et ce, pour prévenir la fragmentation. En 2000, la CDI a observé nombre de conflits
entre certains régimes juridiques et leurs organes d’application du droit : entre les normes de la
Charte des Nations Unies et autres règles, entre l’immunité et les droits de la personne, entre
l’environnement et le commerce64. Cette étude a suggéré que l’absence de hiérarchie posait une
carence à la crédibilité, à la fiabilité et par conséquent, à l’autorité du droit international. La CDI a
proposé l’élaboration d’une nouvelle convention pour régler ces conflits. Dans un autre rapport
élaboré en 200465, la CDI a étudié les questions de la lex specialis, des régimes autonomes et des
conflits de normes. Le Groupe d’étude a finalement interprété que la hiérarchie reflétait le
développement du droit66et a soutenu qu’une certaine hiérarchie devrait être développée aux fins des
techniques de règles de conflit.
Nous soutenons que le concept de fragmentation du droit international constitue essentiellement une
remise en question des postulats de l’école positiviste. Comme le prétend Edgar Morin, il ne suffirait
d’accéder à la compréhension par des voies réductrices de l’extraordinaire complexité des choses.
Denys de Béchillon ajoutera qu’ :
« une approche véritablement complexe de notre fascination inconsciente de la hiérarchie, ici
entendue comme outil réducteur de la complexité, […] doit conduire, plus globalement, à réfléchir
encore sur le statut et la fonction de la rationalité en droit et surtout sur le nombre extrêmement
limité des formes d’expression de ce que nous tenons pour des modes d’appréhension et de
traitement rationnels de la réalité »67.
62 Shany, supra note 29 à la p. 100. 63 Koskenniemi, Global Legal Pluralism : Multiple Regimes and Multiple Modes of Thought, Harvard, 5 March
2005 à la p. 21; voir aussi Edgar Morin, supra note 28 à la p. 262. 64 Gerhard Hafner, Risks Ensuing from the Fragmentation of International Law, dans Commission du droit
international, Report of the Working Group on Long-Term Programme of Work, CDI, 25 juillet 2000. 65 Commission du droit international (CDI), Fragmentation du droit international : Difficultés découlant de la
diversification et de l’expansion du droit international, Chap. X, 56e Session, 2004, 265 à la p. 284. 66 Ibid., p. 306 67 Denys de Béchillon, « L’ordre juridique est-il complexe?» dans Denys de Béchillon (dir.) Les défis de la
complexité : Vers un nouveau paradigme de la connaissance? Autour de Edgar Morin et Georges Balandier, Paris,
l’Harmattan, 1994 à la p. 59.
De même, plusieurs auteurs soutiendront aussi l’idée que la hiérarchie est un modèle réducteur
pour concevoir l’unité à un niveau global. Pour Teubner, « [lawyers] identify a danger to the unity
of international law because the conceptual-doctrinal consistency, the clear hierarchy of norms
and the effective judicial hierarchy that was developed within the nation-states, is lacking
»68. Pour Koskenniemi, les préoccupations de fragmentation du droit international serait une sorte
de caprice exclusivement créée et amplifiée par la CIJ au sens où elle connaîtrait désormais une
‘perte de contrôle’ ou une ‘absence de plan’ pouvant seulement se traduire par « the concrete worry
[…] about loss of control by me, absence of an overall plan under my institution »69. Il conclut que
les débats sur la fragmentation du droit international serait simplement une volonté hégémonique de
la CIJ et constate, en somme, que:
« Here no overall solution – a single hierarchy – is available. The ICJ, a human rights body, a trade
regime or a regional exception may each be used for good and for ignoble purposes and it should
be a matter of debate and evidence, and not of abstract “consistency”, as to which institution should
be preferred in a particular situation »70.
Koskenniemi fait donc remarquer une impossibilité logique à la présence d’un seul centre ou d’un
organe centralisé devant préserver à lui seul la cohérence, la légitimité et l’effectivité d’un ordre
pluraliste international.
Nous avons démontré également en deuxième partie que le pluralisme juridique constituait un
paradigme plus susceptible d’appréhender le phénomène du droit dans un contexte de
mondialisation, mais qu’il ne pouvait toutefois se départir d’une conception rationnelle hiérarchique
pour expliquer la « relevance » entre les ordres juridiques. Selon cette théorie, les ordres juridiques
spéciaux doivent agir en conformité avec le droit international général. La fragmentation du droit
international signifierait-elle alors la perte du potentiel d’organisation hiérarchique dans une société
pluraliste internationale? Là où le processus dynamique d’autonomisation des organisations
internationales au regard de l’État et face au droit international général se poursuit; où les organes
d’application du droit se conjuguent avec les organes de production du droit pour ainsi former des
régimes autonomes également en perte de conformité avec le droit international général, les conflits
de normes qui en résultent naîtraient non pas comme résultat d’erreurs techniques, mais plutôt,
comme effets politiques ou fonctionnels, selon Teubner. Autrement dit, l’idée d’une organisation
hiérarchique ou pyramidale autant des normes que des institutions et le projet de
constitutionnalisation de la société internationale ne pourraient, dans un même ordre d’idées,
suffisamment contenir la complexité grandissante de la société internationale.
Grandement influencé par Luhmann71, Teubner illustre brillamment la fragmentation de l’ordre
pluraliste international. Selon lui, la différentiation nationale du droit est désormais remplacée par
68 Teubner et Fisher-Lescano, supra note 7 à la p. 1002. 69 Martti Koskenniemi et Päivi Leino, supra note 57 à la p. 576. 70 Ibid., à la p. 576. 71 Niklas Luhmann aurait perçu une certaine différentiation fonctionnelle de la société moderne pouvant mener
à la fragmentation. Ses théories accordent une vision alternative à l’approche institutionnaliste des théories juridique
et politique. Pour Luhmann, les sociétés modernes sont vues comme émergeant via des systèmes fonctionnels et de
communication qui traversent les sociétés en étant irrespectueux non seulement des frontières territoriales, mais aussi
des frontières institutionnelles. Sa théorie met l’emphase sur les systèmes économiques, politiques, juridiques,
scientifiques et sur les mass-médias, la religion, les arts et l’amour. Aucun système de communication n’est
une fragmentation fonctionnelle dans une société globale décentralisée. Cette fragmentation apparaît
sous la création de sphères sociales de plus en plus autonomes. Pour lui, le modèle de
constitutionnalisation du droit international serait en processus d’organisation, mais la persistance
du postulat normativiste ne se situerait plus au niveau global, mais se déplacerait plutôt à l’intérieur
de ces sphères72. En faisant référence aux régimes autonomes, Teubner qualifie ces sphères sociales
de régimes auto-constitutionnels puisqu’elles tendent à se constituer de plus en plus de manière
constitutionnelle. Faisant chacune la promotion de leur rationalité propre, elles aspireraient
dorénavant à une validité globale : les droits de la personne, le commerce, l’environnement, la
science, la santé. Comme l’exprime Koskenniemi, « in the language of political theory, the organs
are engaged in a hegemonic struggle in which each hopes to have its special interest identified with
the general interest »73. Ces sphères poursuivraient en quelque sorte une mission « rationalisatrice
». Dans une société décentralisée et polycentrique, les régimes produisent des normes juridiques
conflictuelles qui s’illustrent comme des conflits institutionnels surgissant des politiques conduites
par les organisations internationales. Ces conflits s’opèrent selon la dialectique suivante : droit
international du commerce v. droit international de la santé (OMC v. OMS); droit international du
commerce v. droit international des droits de la personne; droit international du commerce v. droit
international de l’environnement. Pour Teubner, ce sont les conflits de rationalité qui agissent
comme barrière à l’unité et à l’intégration hiérarchique des divers régimes et mènent à une
fragmentation du droit international global.
1. Étude de cas : conflit de rationalités entre le
commerce et l’environnement
La création de l’Organe de règlement des différends (ORD) permanent de l’OMC en 1995 a, pour
plusieurs analystes, non seulement constitutionnalisé le droit international du commerce, mais aussi
permis de mettre en place un modèle de constitutionnalisation du système international74. Pour
Teubner, à un niveau global, le modèle de constitutionnalisation serait passé du système des relations
internationales à des secteurs sociaux différenciés. Il parle alors de pluralisme constitutionnel à
l’échelle globale, de l’émergence de constitution à l’intérieur des systèmes autonomes75. Cette idée
semble douteuse pour Koskenniemi, mais il s’étonne toutefois de constater qu’en sept ans, 250
jugements ont été appliqués sous l’organe de règlement des différends, ce qui peut, à son sens, le
caractériser de régime spécial76. Les Groupes spéciaux et l’Organe d’appel sont tenus d’appliquer
seulement le droit de l’OMC qui consiste essentiellement
privilégié, ni vu au centre de la société. Ils sont caractérisés par une autonomie normative, des relations complexes et
par une interdépendance. Selon Teubner, Luhmann décrivait lui-même comme hypothèse spéculative que le droit
global connaitrait une fragmentation radicale. Cette fragmentation consisterait à une transformation de phénomènes
normatifs (politiques, morale, juridique) en des phénomènes cognitifs (économie, science, technologie); une
transformation qui serait effectuée pendant la transition d’une société organisée nationalement en une société globale.
Inger-Johanne Sand, « Polycontextuality as an Alternative to Constitutionalism » dans Christian Joerges, Inger -Johanne
Sand et Gunther Teubner (dir.), Transnational Governance and Constitutionalism, Oxford/Portland, Hart Publishing,
2004, 41 à la p. 47. 72 Teubner et Fisher-Lescano, supra note 7 à la p. 1015. 73 Koskenniemi et Leino, supra note 57 à la p. 562. 74 Koskenniemi et Leino, supra note 57 à la p. 571. 75 Teubner et Fisher-Lescano, supra note 7 à la p. à la p. 1015. 76 Koskenniemi et Leino, supra note 57 à la p. 571
aux accords conclus sous les auspices de l’OMC ainsi qu’à la jurisprudence établie par ses
organes77. Le système de l’OMC n’est pas fermé au droit international général. L’article 3(2) du
Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends prévoit
que les Groupes spéciaux et l’Organe d’appel doivent interpréter les accords en vertu des règles
coutumières d’interprétation du droit international public78. Lorsque l’Organe d’appel stipule que
les accords ne peuvent être lus en isolation du droit international public, cela signifie que le droit
international général entre dans le système de l’OMC par le canal de l’interprétation des traités en
fonction du contexte normatif pertinent79. Il apparaît donc que les Groupes spéciaux de l’OMC et
l’Organe d’appel soient appelés à appliquer le droit international général puisque les accords n’ont
pas expressément exclut cette option.
Toutefois, même si l’OMC a recours au droit international général, il reste que sa mission consiste
à faire la promotion du libre commerce. Cette mission « rationalisatrice » s’est notamment heurtée
à la mission des environnementalistes. Dans l’affaire du bœuf aux hormones80, l’Organe d’appel n’a
pas retenu la pertinence du principe de précaution. Il l’a reconnu comme un principe autonome au
regard du droit international coutumier. Il a conclut que même si le principe de précaution avait
obtenu le statut de principe sous le droit international de l’environnement, il n’était pas devenu
contraignant au regard du droit international coutumier, suggérant que s’il devenait ainsi coutume,
ce principe aurait été relevant au droit de l’OMC81. Cette interprétation suggère donc que la validité
d’une norme au regard d’un régime spécial – le droit international de l’environnement – permet aux
organes de l’OMC d’être libres d’appliquer ou non ce principe sous le motif que l’OMC ne fait pas
partie de ce régime. Est-ce que cela signifie que les règles du droit international humanitaire, du droit
de la mer ou du droit de l’espace puissent subir la même interprétation selon laquelle ces régimes ne
seraient pas « relevant » au regard du droit de l’OMC?
Les débats sur la position environnementale, sociale, culturelle et sur les droits de la personne vis-
à-vis du libre commerce demeurent encore aujourd’hui ouvert, mais il ne convient pas pour le
présent propos d’ouvrir ce débat. Il suffira tout simplement de souligner que, selon cette
perspective, l’extension des juridictions des organes de l’OMC au droit international général et aux
accords hors OMC contribuent à soulever plusieurs critiques. En effet, les interprétations du droit
international général faites sous le système de l’OMC peuvent contribuer à la création de
précédents non seulement à l’intérieur de l’OMC, mais plus généralement pour les autres
instances judiciaires. Pour Koskenniemi, «if one really believes that the WTO Agreement has
brought citizens all over the world more freedom, non-discrimination and economic welfare gains
than probably any other international treaty, then there is no doubt that one will tend to think
highly of the particular hierarchies it has stimulated »82. Plus les juridictions des organes de l’OMC
deviennent extensives, plus les autres tribunaux et organes de mise en œuvre risquent de se
chevaucher. Finalement, comme le système de l’OMC continue à faire ses preuves en termes
77 Id. 78 OMC, Mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends, en ligne :
OMC <http://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/28-dsu.doc>, art. 3(2). 79 Koskenniemi et Leino, supra note 57 à la p. 572. 80 OMC, Affaire bœuf aux hormones, 12 juillet 1999. 81 Koskenniemi et Leino, supra note 57 à la p. 572. 82 Koskenniemi et Leino, supra note 57 à la p. 573.
d’efficacité, il agit ainsi comme modèle puisqu’il confirme avec plus d’ardeur son influence
grandissante à promouvoir ses propres intérêts, ce qui peut constituer une forte motivation à vouloir
user du même modèle.
2. La théorie des réseaux
La société globale est donc une société caractérisée par l’absence d’un seul centre. Aucune autorité
ne semble être dans une position d’assumer la coordination de cette fragmentation sociétale. Le droit
traditionnel serait-il lui-même apte à jouer ce rôle? L’émergence de nouvelles formes de droit qui
opèrent à travers les lignes traditionnelles est un des aspects majeurs de la globalisation. L’expansion
d’un réseau de « légalités » ne serait pas basée sur un ensemble cohérent de hiérarchie normative et
institutionnelle83. L’émergence de nouvelles formes de normativité comme la soft law serait la
conséquence de cette transformation. Le code binaire légal/illégal est alors appelé à étendre ses
frontières84. Tandis que la «sanction» perd sa place à être le concept central de la définition du droit,
la «règle» perd sa position stratégique à en être le cœur, et lorsque l’on passe d’une structure à un
processus, les éléments centraux d’un ordre juridique sont dorénavant les actes de régulation et de
communication plutôt que les règles juridiques traditionnelles85. De plus, la globalisation
représenterait une forte mixité de régimes juridiques pluralistes, accompagnés de variables structures
organisationnelles et thématiques : des systèmes étatiques – comme le système de règlement des
différends sous l’OMC ou le système adjudicatif de la Convention sur le droit de la mer – à des
régimes hybrides ou privés86. Cette dernière catégorie inclut le domaine croissant de la
standardisation technique, la nouvelle structure de gouvernance de l’Internet et le domaine de
l’arbitrage transnational.
Si la pensée hiérarchique est abandonnée au niveau global, la théorie des réseaux semble devenir
une réponse théorique plus adéquate pour expliquer l’expansion du droit international et les liens
devant garantir l’unité dans une société internationale polycentrique et décentralisée. Cette théorie
vient rationaliser et englober dans la théorie les facteurs de complexité. Pour Teubner, la méthode la
plus réaliste consiste à développer des formes de droit hétérogènes - kaléidoscopiques
- qui se limiteraient elles-mêmes à créer des pertes de relations entre les fragments du droit. Ceci
pourrait être accompli à travers un processus sélectif de réseautage qui solidifie déjà normativement
les réseaux factuels entre les régimes juridiques. Combinant plusieurs logiques d’action, les réseaux
agissent entre des systèmes fonctionnels autonomes, des organisations formelles et des régimes
autonomes. Teubner identifie trois lignes directrices devant être appliquées pour le réseautage
décentralisé des régimes juridiques :
1. « Simple normative compatibility instead of hierarchical unity of law;
2. Law-making through mutual irritation, observation and reflexivity of autonomous legal
orders;
3. Decentralized modes of coping with conflicts of laws as a legal method »87.
83 Oren Perez, «Normative Creativity and Global Legal Pluralism: Reflections on the Democratic Critique of
Transnational Law » (2003) 10 Ind. J. Global Legal Stud. 25 à la p. 25. 84 Voir Hart, supra note 30. 85 Stefan Oeter, «International Law and General System Theory » (2001) 44 German Y.B. Int’l L. 72 à la p. 74. 86 Id. 87 Teubner et Fisher-Lescano, supra note 7 à la p. 1018.
Pour cet auteur, en l’absence de principes ordonnés de manière hiérarchique, de
compétences centralisées et de pouvoirs collectifs contraignants, l’absence de
hiérarchie serait remplacée par une solidification de l’observation mutuelle entre
les réseaux et par des mesures informelles de compatibilité. Une décision finale
contraignante par une seule autorité est substituée par une variété de positions
observationnelles dans un réseau; « a process in which network nodes mutually
reconstruct, influence, limit and control, and provoke one another, buth which
never leads to one final collective decision on substantive norms »88. En ce sens,
les processus communicationnels, la transparence et l’accessibilité doivent être
les premiers commandements pour arriver à une cohérence du système, à l’unité
du droit global. Pour cet auteur, en l’absence de principes ordonnés de manière
hiérarchique, de compétences centralisées et de pouvoirs collectifs contraignants,
l’absence de hiérarchie serait remplacée par une solidification de l’observation
mutuelle entre les réseaux et par des mesures informelles de compatibilité. Une
décision finale contraignante par une seule autorité est substituée par une variété
de positions observationnelles dans un réseau; « a process in which network nodes
mutually reconstruct, influence, limit and control, and provoke one another, buth
which never leads to one final collective decision on substantive norms »88. En ce
sens, les processus communicationnels, la transparence et l’accessibilité doivent
être les premiers commandements pour arriver à une cohérence du système, à
l’unité du droit global Au regard de cette étude théorique, nous devons conclure
que la fragmentation du droit international signifie essentiellement un
changement de paradigme. Cette expression qui emporte l’idée de troubles et
d’incohérence constitue principalement une crainte de l’école normativiste.
Fonctions de l’expansion internationale, la prolifération d’institutions
internationales, la multitude de tribunaux judiciaires, la diversification des
sources du droit international, le potentiel de conflits de normes et l’existence
de régimes autonomes agissent comme débordement au cadre de ce modèle
théorique. Ces conséquences sont, en somme, l’illustration de l’agonie du modèle
théorique normativiste au niveau global. En effet, le modèle hiérarchique n’étant
plus en mesure de contenir la complexité grandissante de la société internationale,
la théorie du pluralisme juridique semble plus apte à expliquer ce processus
d’expansion. Cette société est pluraliste. La multitude d’organisations
internationales et la prolifération de tribunaux judiciaires internationaux, les
régimes qui en résultent subissent une tendance à une autonomie croissante au
regard autant des États que du droit international général. Nous élaborons
finalement comme hypothèse que, tandis que la hiérarchie serait de moins en
moins susceptible de garantir l’unité entre ces ordres juridiques, ce dernier modèle
coordonnerait paradoxalement de manière accrue l’intérieur des sphères
globales. Comme le suggère Teubner, ces sphères seraient en processus de
constitutionnalisation. La théorie de Teubner offre une vision contemporaine du
pluralisme juridique. Dans une société décentralisée et globalisée, la
polycentricité semble mieux décrire la réalité. Chaque centre aspire à une validité
globale en vertu d’une mission « rationalisatrice ». Ce sont des processus
dynamiques, plutôt que des structures, qui émergent sur la scène globale ne
pouvant être régulés seulement par une conception positiviste du droit. Cette
conception se relativise et différentes formes de normativité possèdent dorénavant
la fonction d’intégration et de liaison de l’ordre international pluraliste. La théorie
des réseaux offre une conception alternative venant pallier à l’absence de
hiérarchie entre les ordres juridiques à un niveau global. Ces réseaux sont
communicationnels et poussent à une intense réflexion juridique sur ce qui peut
caractériser l’unité dans un contexte global. L’unité semble existante, les
processus d’unification sont mouvants, mais l’unité présente à un niveau global
sous-tend de nombreuses contradictions. Les conflits de normes sont ainsi la
conséquence de rationalités en contradiction. Pour Edgar Morin, il faut éviter de
tomber dans des représentations simplistes de la réalité. Il faut entreprendre la
complexité comme réforme de la pensée. Bien que la fragmentation du droit
international sous-tende l’idée de chaos, le rationalisme se montre ici sensible à
l’expérience, aux transformations, pour expliquer le réel. Le rationalisme doit
pallier aux phénomènes de complexité en les faisant entrer dans des conceptions
explicables. Tandis que nos représentations sont statiques, le réel est toutefois un
dynamisme constant. L’anarchie, le désordre, la complexité, les conflits semblent
décrire les temps présents. 88 Ibid., p. 101
Selon la sociologie, ces contradictions entre l’économie, l’environnement,
les droits de la personne, la culture, sont la conséquence d’un processus
social, mais elles peuvent tout autant être la conséquence d’intérêts
politiques comme le soutient Koskenniemi. Assiste-t-on simplement à
une différence de langage? Il semble que cette période d’expansion et de
globalisation soit difficile pour le juriste. Koskenniemi remarque que
ressurgit la même conception du droit international qu’au XIXe siècle en
pensant le droit international comme les systèmes étatiques pour venir
pallier à la fragmentation. Selon lui, une certaine analogie semble se dégager
entre le concept d’État et celui d’organisation internationale ou de régime.
À l’époque, le concept d’État était lui-même conflictuel, indéterminé et
ouvert. Ce concept n’a jamais été réellement une entité close, leurs frontières
ont toujours été ouvertes et leurs principes continuent encore aujourd’hui à
se contredire. L’État comme l’organisation internationale reste en somme
une représentation. Alors, est-ce que le formalisme juridique et son
instrumentalisation sont capables de capturer toute la réalité?
AXE I
Acteurs, sources formelles et hiérarchie des normes en
droit international économique
Un bref rappel théorique des acteurs, sources et hiérarchie
des normes permet d’asseoir notre réflexion sur la transformation du droit international économique (DIE), sur la base de termes et de notions communs.
Le champ d’application du DIE, qui inspire les grands thèmes de notre colloque, couvre (1) l’organisation de la production et du commerce, (2) les relations monétaires et financières, (3) le droit du commerce international et, (4) le droit de 1’environnement et la gestion des ressources communes.
Soulignons que depuis la seconde guerre mondiale, le DIE ne cesse d’évoluer et de voir son importance confirmée. De plus en plus d’acteurs participent a son élaboration et ñ son application. Le nombre d’États et d’organisations internationales gouvernementales
ou privées se multiplie, le poids des sociétés transnationales s’accroit et favorise l’interdépendance et la mondialisation des marches. Une certaine redistribution des pouvoirs s’opère entre différents acteurs au profit du dialogue et de la coopération.
Parallèlement, les sources du droit international économique se sont progressivement adaptées au rythme qu’impose l’organisation des transactions internationales économiques. Les acteurs ont développé une panoplie d’accords dits « souples » et préféré dans leurs rapports contractuels l’obligation de moyens a l’obligation de résultat.
Dans le cadre de ce premier colloque sur la transformation du DIE, il nous semble important de dresser la liste des principaux acteurs (I) et des sources classiques et nouvelles du droit international économique (II). Enfin, nous commenterons le degré d’organisation hiérarchique des normes (III).
I. LES ACTEURS DES RELATIONS ECONOMIQUES INTERNATIONALES
Les États, les organisations internationales et le secteur privé (individus, organisations non-gouvernementales (ONG) et sociétés) participent a des degrés divers a l’élaboration et au respect des normes tant au niveau mondial que national. Les premiers sont des sujets de droit international (États et leurs dérivés), les autres relèvent principalement d’un ordre juridique interne.
A. LES SUJETS « NATURELS » DE DROIT INTERNATIONAL
1. L’Etat
Seuls a disposer de la souveraineté, les États interviennent dans les échanges économiques, que ce sort pour les encourager, les orienter ou les restreindre. Ils sont, incontestablement, les auteurs principaux des actes juridiques relatifs ñ l’organisation des transactions économiques, tant au niveau international qu’interne.
En droit international économique, le principe d’égalité des États comme modèle d’organisation par rapport au droit international « classique » est très souvent remplacé par le principe de la « pondération » des États en fonction de leur puissance industrielle, monétaire et commerciale 2.
2. Les Organisations internationales
Dérivées des États, les organisations internationales3 , sont passées de 10 a plus de 400 depuis la seconde guerre mondiale. Elles n’ont cessé d’influencer le cours des relations économiques. Devenues le cadre normal de coopération, tant au niveau mondial que régional, et le lieu privilégié dans lequel se développe le droit international
économique, elles se nourrissent des pouvoirs que les États leur ont cèdes.
De fa9on générale, elles vont réaliser des « opérations » et/ou adopter des normes et en surveiller l’application. A ce niveau normatif, elles
1. L’État possède un territoire, une population et une administration permanente et, est
souverain. D. NGUYEN Quoc, P. DAILLIER, A. PELLET, Droit international public, Paris,
LGDJ, 1987, p. 372.
2. La pondération des pays membres en fonction de leur importance économique et
industrielle a été inaugurée avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale et
reprise, avec des variantes, au niveau des banques régionales de développement et de la CEE. 3. Le Professeur V irally définissait 1’Organisation internationale com me une
« association d’Etats, établie par accord entre ses membres et dotée d’un appareil permanent
d’organes, charges de poursuivre la réalisation d’objectifs d’intérêts communs par une
coopération entre eux ». Virally, Le droit international en devenir. essais écrits au fil des ans,
Paris, PUF, 1990, p. 227.
ont en principe pour fonction de rapprocher des politiques qui restent de la responsabilité des États (coopération) plutôt que de développer des politiques communes définies et gérées par l’organisation en cause (intégration).
B. LES AUTRES ACTEURS, PRINCIPALEMENT RATTACHES A UN
OU PLUSIEURS ORDRES JURIDIQUES INTERNES
1. Les individus
L’individu, qu’il soit consommateur, travailleur, migrant. , s’intéresse de plus en plus ñ L’élaboration et a l’application du DIE. La libéralisation des échanges n’est-elle pas per9ue comme une condition de l’augmentation des niveaux de vie et du bien-être des populations. De plus, par le biais des pressions dont les médias se font l’écho, l’opinion publique exerce une influence certaine sur le cours des événements internationaux et sur l’action des États.
Juridiquement, 1’individu n’« existe » qu’en tant qu’il est rattaché par un ensemble d’éléments (nationalité, résidence principale) a un ou plusieurs ordres juridiques internes. Notons que certaines conventions, notamment en matière de droits de l’Homme, leur confèrent un statut « international », qui leur permet d’exercer des droits contre leur propre État. Ces conventions les protègent et favorisent ie respect de droits, tels le droit ñ la vie, ñ la sureté, a la propriété, les libertés de pensée, d’expression, d’association et de circulation 4.
2. Les organisations non-gouvernementales (ONG)
La croissance spectaculaire du mouvement associatif depuis quelques décennies témoigne de 1’intérét que portent les individus et groupements aux destinées de notre monde. On compte aujourd’hui plus de 5 000 ONG. La contribution des ONG est particulièrement importante, tant sur Ie plan normatif qu’opérationnel, dans des domaines tels 1’aide au développement ou la protection de l’environnement 5.
Les ONG ne disposent pourtant pas de personnalité juridique internationale: elles sont rattachées à un ordre interne. Cependant, certaines
4. De leur propre initiative les individus peuvent transmettre des communications au
Comité des droits de l’homme (art. 28 Pacte de 1966 relatif aux droits civils et politiques). Mais les décisions des organes saisis par des individus ne sont en principe jamais obligatoires sauf pour la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des liberiés fondamentales de 1950.
5. Voir 1’action des ONG en matière de droit de l’environnement dans l’article de L. M. JURGIELEwicz, « Climate Change and International Law » reproduit dans ie présent dossier.
jouissent d’un statut consultatif auprès d’Organisations internationales. A titre d’exemple, l’article 71 de la Charte des Nations unies a prévu la consultation des ONG « s’occupant de questions relatives ñ la compétence du Conseil économique et social ». Elles doivent répondre aux conditions suivantes:
— caractère international de leur composition et objectif, — caractère privé de leur constitution, — caractère bénévole de leur activité.
3. Les sociétés transnationales
Peuvent être qualifiées de « sociétés transnationales », les sociétés dont le siège social est situé dans un pays déterminé, et qui étendent leurs activités a un ou plusieurs pays, par l’intermédiaire de succursales ou de filiales obéissant ñ une stratégie commune. Le droit a des difficultés a les appréhender; comme les ONG, ces personnes morales de droit privé sont rattachées a un État par un lien de nationalité 6 .
Elles sont responsables de la presque totalité des investissements directs réalisés a l’étranger. Agents dominants du commerce international, elles exercent également une influence considérable sur le système monétaire international.
Bon nombre de sociétés transnationales ont organise, dans certains secteurs et sous diverses formes, un véritable « ordre international économique privé » : il est fait ici allusion ñ 1’existence de nombreux « cartels » ou ñ des marches comme celui des « eurodevises » ou des « euro-émissions » qui se trouvent en marge de la réglementation internationale publique. De plus, par le respect d’une pratique, elles favorisent l’émergence de principes de droit international que certains auteurs qualifient de « tiers droit » ou lex mercatoria7 .
II. LES SOURCES DU DROIT INTERNATIONAL ECONOMIQUE
Les sources du droit international économique sont ñ la fois « classiques » et nouvelles, publiques et privées.
6. Symboliques sont les difficultés que connaissent en Europe les institutions communautaires pour faire adopter le projet de « société européenne ». L’obstacle n’est toutefois pas insurmontable: le GEIE créé par le Règlement du 23.07.85 s’analyse comme un premier pas vers la reconnaissance d’une personne morale, sujet direct de droit international. Voir: H. SYNVET, « Enfin la société européenne », [1990] RTDE, n° 2, pp. 253-274 ; S. ViCHATZKY, « Le groupement européen d’intérêt économique », [1990] RTDE, n° 2, pp. 275-306.
7. Pour une étude complète lire: Le droit des relations économiques internationales, Études offertes a B. Goldman, Paris, Litec, 1982 et notamment aux pages 373-385.
A. LES SOURCES PUBLIQUES
Pour le droit international public traditionnel, ces sources sont définies par l’article 38-1 du Statut de la Cour internationale de justice (CIJ) qui indique la provenance des règles que la Cour doit appliquer. Sont ainsi nommés successivement les conventions internationales reconnues par les États au litige, la coutume internationale comme preuve d’une pratique générale acceptée comme étant de droit, les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées8 comme source supplétive du droit et comme moyen auxiliaire, les décisions judiciaires et la doctrine.
En pratique, Ie traité constitue la principale source de droit international économique. La coutume est, par contre, peu utilisée. Toutefois, de nouveaux débats semblent lui offrir de « prometteuses virtualités », comme mode de production de normes9.
A celles-ci s’ajoutent, pour comprendre l’évolution intervenue en droit, les actes unilatéraux des États'0 et les Organisations internationales, ainsi qu’une gamme d’instruments juridiques nouveaux (déclarations ministérielles, rapports de comités. ..) qui sont ñ mi-chemin entre la simple résolution d’une Organisation internationale et le traité multilatéral.
Plutôt utiles en matière financière et monétaire, ces « nouveaux instruments se caractérisent par la souplesse de l’engagement qu’ils énoncent. A titre d’exemple, les déclarations ministérielles permettent l’énoncé de principes qui pourront par la suite faire l’objet de normes précises 11 . II s’agit d’engagements politiques signés par les chefs ou représentants d’États et de gouvernements.
Les rapports de comités sont quant a eux des rapports négociés entre délégués gouvernementaux ou paragouvernementaux, voire entre
8. Ces principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées sont constitués: — des principes communs aux ordres juridiques nationaux, — des principes transposables dans l’ordre juridique international.
9. Rappelons que la coutume se compose de deux elements: — un element matériel: la repetition d’une pratique qui prouve que la regle est appliquée ; — un Element psychologique, l’opinio )uris (acceptation de cette pratique comme faisant partie du droit). Cet element psychologique peut se former a l’occasion de l’adoption de grandes resolutions.
10. Ces actes unilatéraux peuvent étre soit des actes du pouvoir législatif, soit des actes du pouvoir exécutif, soit méme des decisions du pouvoir judiciaire, des lors que ces actes ont une incidence sur les relations macro-économiques entre Etats.
11. . Des exemples permettent d’en évaluer l’efficacité: — Preparation des accords monétaires de la Jamalque (revision des statuts du FMI) lors du sommet du G-5 de Rambouillet en 1975, — Conclusion des Accords du Louvre par les ministres des Finances du G-5 de 1987, — Engagement du Canada d’entreprendre un processus de réforme fiscale ñ Venise en 1987, qu’il a effectué par la suite, etc. Voir: G. DE MENIL, Les sommets économiques: les politiques nationales â 1’heure de 1’interdépendance, Paris, Economica, 1983, p. 51 .
experts. Ils précédent souvent la norme obligatoire et peuvent avoir pour effet d’engager moralement les parties en cause. Leur autorité se trouve renforcée lorsque des organes dotes d’une certaine autorité recommandent l’application des conclusions dégagées du rapport ' 2.
Au niveau du droit interne, la détermination des sources relève en principe du droit constitutionnel. Par ailleurs et compte tenu du phénomène d’interdépendance, certaines normes adoptées dans un État peuvent avoir une, portée extraterritoriale et affecter certains secteurs d’activité dans un État tiers.
B. LES SOURCES PRIVEES
Ce tour d’horizon exploratoire des sources du DIE serait incomplet sans l’analyse (1) des accords conclus entre opérateurs privés ou organismes para-publics ou entre acteurs a statut juridique diffèrent qui revêtent parfois plus d’importance que nombre de traités internationaux et (2) des divers codes élaborés au sein de comités internationaux destinés a étre respectés par l’ensemble d’un secteur donné (industrie, banques. ..).
Les grands accords auxquels nous avons fait référence comprennent a titre d’exemple, les importants prêts internationaux (eurocrédits. ..), les cartels privés en matière de transport aérien ou maritime' 3 et les accords créant des fonds d indemnisation en matière de pollution de la mer par les hydrocarbures 1 4. Ceux-ci sont en principe rattachés a la loi nationale d’un État.
Par ailleurs, les codes privés élaborés par des organismes tels l’Organisation internationale de normalisation (ISO) et la Chambre de commerce internationale (CCI) sont très utiles en matière de normalisation, de crédits documentaires et de commerce international (i.e. Incoterms). Leur
12. Par exemple, les Gouverneurs des Banques centrales des pays du G-10 ont approuvé
les conclusions du rapport Convergence internationale de la mesure ct des normes de fonds propres mis au point par le Comité des regles et pratiques de controle des operations bancaires fcomposé des représentants des banques centrales et des autorités dc surveillance des pays membres du groupe des Dix et du Luxembourg). Ces normes ont été intégrées dans Ie droit bancaire d’un nombre d’Etats supérieur qui a pris part a leur elaboration. Voir: B. COLAS, « Systeme monétaire international: la dette et ie Canada en 1988 », [1988) ACDI, p. 335.
13. Mentionnons IATA (Association internationale des transporteurs aériens) et les « conferences maritimes », D. CARREA,U, Droit international, Etudes internationales, n° 1 , Paris, Pedone, 1986, p. 177.
14. Accord volontaire entre amateurs de navires-citernes relatif a la responsabilité due ñ la pollution des hydrocarbures (TOVALOP) et Contrat supplémentaire relatif a la responsabilité des armateurs de navires-citernes en cas de pollution par les hydrocarbures (CRISTAL). Voir: B. COLAS (dir.), Accords économiques internationaux: répertoire des accords et des institutions, Paris, Documentation fran9aise, Montreal, Wilson et Lafleur, 1990, p. 337.
mise en œuvre est en principe volontaire l5 bien qu’ils puissent être incorporés a un ordre juridique interne par législation. Parfois, la jurisprudence leur confère une valeur, en tant que tel, bien qu’ils soient de nature supplétive au contrat; par exemple, les Incoterms sont cites par la jurisprudence fran9aise pour constater l’usage du commerce.
Enfin, mentionnons les « usages commerciaux internationaux » qui se dégagent de la pratique suivie par des personnes privées, par exemple du secteur bancaire dans le domaine des relations monétaires et financières ; certains peuvent être considérés comme possédant une valeur coutumière ou comme constituant, dans certains cas, des principes généraux de droit *.
III. LA HIERARCHIE DES NORMES
Compte tenu de la diversité des sources, l’observateur et 1’acteur peuvent s’inquiéter des conséquences que cela peut entrainer sur le niveau d’organisation de la société économique internationale.
Au niveau international, il n’existe pas de gouvernement mondial, ni d’autorité législative et judiciaire chargée d’adopter et de faire respecter le droit a l’échelle de la planète.
A. DROIT INTERNE ET DROIT COMMUNAUTAIRE EUROPEEN
Au niveau interne, la norme suprême est la constitution. Certaines peuvent prévoir l’application directe du droit international (moniste: France) d’autres vont exiger une norme de réception en droit interne (dualiste: Canada). Les lois sont adoptées conformément aux règles constitutionnelles ; les règlements et décrets doivent respecter les dispositions sous l’autorité desquelles elles sont adoptées.
Des tribunaux nationaux sont charges d’en assurer le respect et leurs décisions sont en principe obligatoires.
Le droit communautaire européen est également bien hiérarchisé 7. En principe, le Traité de Rome et le droit dérivé (qui est en soi un droit autonome) l’emporte sur ie droit national. Un mécanisme institutionnel veille a son développement et a son application.
B. DROIT INTERNATIONAL ECONOMIQUE
Au niveau international, la société n’est pas a ce point structurée. Si nous avons pu identifier les principales sources et acteurs du DIE, la
15. A tire d’exemple, l’application des Règles et usances uniformes sur le crédit documentaire est subordonnée a l’adhésion volontaire du système bancaire d’un pays donné on a l’adhésion individuelle des banques.
16. D. CARREAu, op. cit. , note 13, p. 165. 17. R. ABRAHAu, Droit international, droit communautaire ct droit frangais, Paris,
Hachette, 1989, p. 127.
hiérarchisation des normes s’avéré être un exercice délicat. En plus d’avoir recours aux principes juridiques d’interprétation, il nous faut procéder a une analyse politico-économique du contexte entourant l’adoption des normes. Nous limiterons toutefois notre commentaire aux principales normes de droit international public.
Cette liste hiérarchique suivra un ordre décroissant de valeur allant du jus cogens ñ la simple résolution. Par hypothèse, nous tiendrons pour acquis que l’ensemble des États appartiennent on respectent les dispositions de traités qui par nature ont une valeur supérieure aux autres traités, soit la Charte des Nations unies et la Convention de Vienne sur le droit des traités.
I. Jus Cogens
Le Jus Cogens est compose de normes impératives auxquelles nul traité, au moment de sa conclusion ne saurait déroger, a peine de nullité. De
plus, « si une nouvelle norme impérative du droit international survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin » (art. 64 Convention de Vienne).
La Convention de Vienne ne donne pas de liste de ces normes impératives. Il est seulement question, dans son article 53, de règles « acceptées et reconnues [...] par la communauté internationale dans son ensemble». Un certain consensus semble reconnaitre qu’il comprendrait l’interdiction de l’esclavage, de la piraterie et du recours a la force.
2. Nullité des traités
Un traité peut également être frappé de nullité en raison de l’existence de vices de consentement, c’est-a-dire l’erreur, le dol, la menace ou l’emploi de la force (art. 46 a 52 Convention de Vienne). Dans le cas de la contrainte exercée sur le représentant d’un État (art. 51) ou sur un État par la menace ou l’emploi de la force (art. 52), ie traité conclu dans de telles conditions serait dépourvu de tout effet et serait nul ab initio.
3. Charte des Nations
Les dispositions d’un traité doivent être conformes aux
dispositions de la Charte des Nations unies . En effet, l’article 103 de la
18. J.P. COT, A. PELLET, Charte des Nations Unies, Paris, Bruxelles, Economica, Bruylant,
1985, p. 137 I . Cette supériorité des dispositions de la Charte est également reconnue
expressément dans un nombre considerable de traités internationaux, voir:
D. CARREA U , op. cit. , note 13, p. 66.
Charte lui donne un caractère quasi-constitutionnel en créant une situation objective, opposable a l’ensemble des États.
Cet article énonce qu’« en cas de conflit entre les obligations des membres des Nations unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront ». L’article 103 constitue ainsi une simple règle de conflit de normes juridiques qui n’entraine pas la nullité des traités incompatibles avec les dispositions de la Charte. Ceux-ci peuvent rester en vigueur entre les parties contractantes ; ils ne seront cependant pas « opposables » aux pays tiers et a I’ONU.
4. Traité — coutume
Comme sources formelles, les traités et les coutumes internationaux ont la même valeur juridique. En pratique toutefois, le traité permet une expression plus claire des volontés des sujets de droit que la coutume.
Sans ignorer les considérations pratiques avancées précédemment et lorsqu’il existe un conflit de normes introduites par traités et /ou coutumes, il est utile de se référer aux règles d’interprétation de base suivantes:
— la norme spéciale l’emporte sur la norme générale (specialia generalibus derogant),
— la règle la plus récente l’emporte sur la régle la plus ancienne (lex posterior derogat priori),
Enfin, i1 est permis d’établir une relation hiérarchique entre les normes — conventionnelles ou coutumières — universelles, régionales et bilatérales. En effet, ñ maintes reprises nous constatons que la norme universelle 1’emporte sur la norme régionale et que la norme régionale 1’emporte sur la règle bilatérale 9 . A titre d exemple, les parties contractantes du GATT qui voudraient constituer entre elles une zone de libre-échange ou une union douanière sont tenues de respecter les dispositions de l’article XXIV de l’Accord général (GATT).
5. Principes généraux de droit
Ils ont la même valeur que les traités et les coutumes, mais les parties vont d’abord invoquer la coutume et les traités avant les principes généraux. Ils visent a combler certaines lacunes du droit coutumier et conventionnel 20.
19. D. CARREAU, id. , p. 79.
20. Les plus notoires dégagées par les juges sont notamment: l’enrichissement sans cause, l’abus de droit, la responsabilité sans faute on la stipulation pour autrui.
33
6. Actes unilatéraux des Organisations internationales
La valeur des actes des Organisations internationales est en principe donnée dans l’acte constitutif de l’O. I. responsable de leur adoption ; elle s’étend de la simple résolution au traité multilatéral. De plus, ce droit « dérive » des O.I. doit être conforme au droit « originaire » qui lui donne sa légitimité et son fondement juridique.
Ainsi, parmi les actes des O.I. nous retrouvons par ordre décroissant d’importance: — actes obligatoires, directement applicables dans tout État membre; ils peuvent être invoqués
par les individus devant les tribunaux nationaux qui en assurent le respect (ex. règlement CEE) ; même certains peuvent être considérés comme ayant une valeur supérieure aux traités qui ne sont pas self executing ,’
— décisions obligatoires pour les États membres ; sa non application engage la responsabilité internationale de l’État qui ne la respecte pas (i.e. décisions OCDE) ;
— résolutions non obligatoires qui invitent les destinataires ñ adopter un comportement donné ; leur efficacité est plutôt morale et politique que juridique. Les États sont toutefois tenus de les examiner de bonne foi.
Ces résolutions peuvent favoriser la formation de coutumes en contribuant a faire évoluer l’opinio juris. Leur importance et leur valeur dépendent 2l :
— du nombre d’États intéressés et des conditions d’adoption des textes (unanimité, majorité qualifiée, majorité simple) ;
— de la teneur juridique de l’acte, c’est-ñ-dire du degré de précision des prescriptions destinées a devenir règles de droit et du caractère plus ou moins impératif des formulations ;
— de l’existence d’un mécanisme de contrôle. Ce mécanisme contribue ñ faire naitre, par une sorte de contrainte psychologique, le sentiment d’une obligation a la charge des États22 .
Peuvent également s’ajouter à notre liste, les décisions judiciaires internationales dont la portée varie; elles peuvent être obligatoires pour les États au litige (i.e. art. 59 Statut de la CIJ) ou revêtir la valeur d’une simple résolution 23 .
Les défis que présentent la globalisation des échanges et 1’interdépendance continue des questions économiques, sociales et environnementales rendent nécessaire la construction d’un ordre mondial cohérent. Cette mise en perspective des acteurs et normes du droit international économique permet de constater une organisation progressive, quoiqu’inachevée, de la société internationale.
21. Voir: J. BOUVERESSE, Droit ct politique du développement et de la coopération, Collection droit fondamental et droit international, Paris, PUF, 1990, p. 148.
22. Bien qu’extérieur a toute organisation internationale, mentionnons 1’impact des reunions périodiques de la Conference sur la sécurité et la cooperation en Europe prévue par I’Acte d’Helsinki de 1975.
23. Pour une discussion sur la question, voir dans ie present dossier: H. J. CHEETHAM, « Dispute Settlement System: Continued Momentum for a Rules-Oriented Approach to Dispute Settlement in International Trade Agreements ».
34
AXE II
LA SOUVERAINETE PERMANENTE SUR LES RESSOURCES NATURELLES
COMME UNE NORME DU DROIT INTERNATIONAL
Les années qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale furent particulièrement
marquées par une préoccupation quant au contrôle des ressources naturelles. Cela a provoqué
un conflit entre États développés occidentaux et États exportateurs de matières premières. De
ce conflit, a émergé une volonté d’affirmer un droit de l’État sur ses propres ressources
naturelles.
- Les années de l’après-guerre et la préoccupation relative au contrôle des
ressources naturelles
Ayant vu le jour à la fin des années 1940, l’Organisation des Nations Unies est née
dans un contexte où prédominait la volonté de maintenir la paix et la sécurité internationale.
Mais l’organisation envisageait également de garantir l’égalité souveraine des « nations
grandes et petites » et « le respect du principe de l’égalité de droit des peuples et de leur droit
de disposer d’eux-mêmes »93. Par la suite, les pays en voie de développement et les anciennes
colonies ont commencé à réclamer que leurs droits de jouissance économique de leurs
ressources naturelles soient reconnus, et ce afin de garantir leur indépendance économique, et
donc, d’après eux, leur indépendance politique.
Les difficultés d’approvisionnement engendrées par les deux guerres mondiales, et
en particulier par la Seconde, ont engendré de nombreuses inquiétudes à propos du stock de
ressources naturelles, et de l’accès à celles-ci. Les discussions relatives aux ressources
naturelles ont fait apparaître les divergences entre intérêts nationaux (volonté des pays
détenteurs de ressources naturelles de préserver les bénéfices de ces ressources à leur propre
pays), et les intérêts internationaux (volonté de garantir l’accès aux ressources des pays en voie
de développement). Les pays du Nord94 défendaient l’ouverture internationale de l’accès aux
ressources naturelles, position qui est apparue de façon discrète dans les articles des accords de
Bretton Woods de 1944, adoptés avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, ou dans les textes
constitutifs de la Banque mondiale pour la reconstruction et le développement (BIRD)95 ou
encore l’accord GATT-4796.
93 Préambule et article 1 § 2 de la Charte des Nations Unies (1945). 94 En particulier, les États-Unis. 95 Les accords de Bretton Woods sont des accords économiques qui avaient pour ambition de dessiner les grandes lignes du système financier international en 1944. Ils ont été adoptés le 22 juillet 1944 à Bretton Woods (États -Unis), alors que la Seconde Guerre mondiale ne finirait que le 8 mai 1945. Ces accords allaient cependant entrer en vigueur le 27 décembre 1945. Leur objectif principal était de mettre en place une organisation monétaire mondiale et de favoriser la reconstruction et le développement économique des pays touchés par la
35
De surcroît, de nombreuses propositions ont été faites dans ce même esprit, à
l’exemple de l’Alliance Coopérative Internationale (ACI) 97 qui, en 1947, a soumis au Conseil
Économique et Social des Nations Unies une proposition de contrôle sur les ressources
mondiales de pétrole 98 . Cette même année, l’Organisation des Nations Unies pour
l’alimentation et l’agriculture (FAO), a organisé une conférence internationale, The
International Timber Conference, afin d’affirmer la nécessité d’une distribution satisfaisante
des ressources et de mesures de long terme pour la restauration de forêts comme partie
intégrante du plan de reconstruction de l’Europe99. Parallèlement, le Conseil économique et
social, associé à d’autres agences spécialisées comme la FAO, a également organisé une
Conférence Scientifique des Nation Unies sur la Conservation et l’Utilisation des ressources.
L’objectif premier de cette conférence était, selon N. Schrijver, d’échanger des idées à propos
de la gestion et de l’usage des ressources naturelles, en mettant l’accent sur la situation des
ressources naturelles dans le monde100.
guerre. Deux organismes ont vu le jour lors de cette conférence, qui sont toujours en activité : le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM), cette dernière étant composée de l’Association internationale de développement (IDA) et de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le développement (BIRD). Cette dernière affirme dans son Statut l’encouragement au développement des ressources et moyens de production des pays les moins avancés (article 1er). 96 Le préambule du GATT-47 annonce que les gouvernements « [r]econnaissant que leurs rapports dans le domaine commercial et économique doivent être orientés vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein emploi et d’un niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective, la pleine utilisation de ressources mondiales et l’accroissement de la production et des échanges de produits ». 97 Ayant son siège à Genève, l’Association Coopérative Internationale, ou « International Co-operative Alliance (ICA) », est une organisation non-gouvernementale. Plus précisément, il s’agit d’une union coopérative fondée en 1895. L’organisation représente et sert les coopératives dans le monde afin de fournir une voix mondiale effective et efficiente et coordonner l’action à l’égard des coopératives (voir [http://2012.coop/en/ica], consulté le 15 octobre 2012). 98 À cet égard, l’ACI soutenait que « [f]rom the consumers’ viewpoint it is absolutely necessary that raw materials should be made available to the whole humanity on equal terms. No valid reason can be constructed for regarding every material as the monopoly of the State within whose boundaries it happens to exist or can be produced. » (UN. Doc. [E/449], 2 juillet 1947, p. 2 et UN. Doc. [E/449/Add.1, 31 juillet 1947. Cité également dans SCHRIJVER, N. Sovereignty over natural resources – Balancing rights and duties, op. cit., p. 38). L’ACI insistait sur la nécessité d’un contrôle mondial des ressources pétrolières afin de garantir la paix internationale, ce qui était une condition essentielle pour la reconstruction du monde dans l’après-guerre (Ibidem.). De plus, l’ACI avait déjà adopté une résolution dans laquelle elle affirmait le besoin d’un contrôle et d’une administration des ressources mondiales pétrolières par un organe dédié des Nations Unies, une Commission Pétrolière des Nations Unies. Selon cette même résolution, le premier pas vers ce contrôle mondial devait être relatif aux ressources du Moyen-Orient. 99 Ibid., pp. 38-39. Il est intéressant de remarquer que cette conférence, qui a eu lieu en République Tchèque du 28 avril au 10 mai 1947, a réuni tous les pays de l’Europe Occidentale et de l’Europe orientale prochaine (« near East ») et certaines « interested nations » d’Amérique du Nord et du Sud. Voir [http://www.fao.org], consulté le 12 octobre 2012. 100 Il s’agissait d’une proposition des États-Unis. Voir Ibid., p. 39. La proposition des États-Unis a été examiné par le Conseil économique et social, lequel a adopté la résolution suivante le 28 mars 1947 : « Le Conseil Économique et Social reconnaissant l'importance des ressources naturelles mondiales, due en particulier à l’énorme prélèvement que la guerre a fait sur ces ressources, et à leur importance pour la reconstruction des régions dévastées, et reconnaissant de plus la nécessité d'un développement continu et d'une application universelle des techniques pour l'économie et l'utilisation des ressources / Décide de réunir une Conférence scientifique sur la Conservation et l'Utilisation des Ressources dans le but d'échanger des vues sur les techniques dans ce domaine, sur leurs prix de revoient, leurs avantages économiques, et sur leurs interrelations (…) ». Nous soulignons. Voir [http://www.fao.org/docrep/x5339e/x5339e0b.htm], consulté le 13 octobre 2012. Il est intéressant observer que le Conseil a employé le terme « ressources naturelles mondiales » et qu’il a souligné la nécessité d’avoir une « application universelle » pour l’utilisation de ressources naturelles.
36
Toutes ces initiatives démontrent la préoccupation de l’après-guerre quant à l’accès
et à la gestion des ressources naturelles, en particulier de la part des ex-Alliés. Il existait à
l’époque un net clivage idéologique quant au contrôle des ressources naturelles101. D’une part,
les pays du Nord, à travers les nouvelles institutions financières et les accords commerciaux,
défendaient la garantie à l’accès aux ressources naturelles et à une gestion internationale de
celles-ci. D’autre part, les pays du Sud et les pays socialistes voulaient garder le contrôle sur
les ressources naturelles en fonction d’intérêts nationaux. Ce serait surtout ces derniers qui
feraient la promotion de l’affirmation d’un droit à disposer de ses propres ressources naturelles.
- Les premières tentatives d’affirmation du droit des peuples à disposer de leurs
ressources naturelles au sein des Nations Unies
Dans les années qui ont précédé la Seconde Guerre, le Mexique a entamé un
processus de nationalisation de l’exploitation de ressources pétrolières en 1938. Ces
nationalisations ont fait « naître le premier différend sérieux spécifique au problème de la
souveraineté sur les ressources naturelles qui eut des répercussions internationales, entre un
gouvernement qui jugeait qu’il s’agissait là de l’exercice d’un de ses droits fondamentaux et
des États capitalistes soucieux de préserver leurs intérêts » 102 , comme l’a souligné
D. Rosenberg. Suivant l’exemple mexicain, d’autres pays d’Amérique Latine décidèrent
d'entamer des discussions relatives à la nationalisation103. Parallèlement, le litige de l’Anglo-
Iranian Oil Company (1950-1952) est devenu une question brûlante devant la Cour
101 Cette répartition figure déjà dans la Charte de la Havane de 1948. Cette Charte avait reconnu la grande importance des investissements étrangers dans les pays en voie de développement. Ce document renforçait, tout de même, certains droits des États d’accueil des investissements, ainsi que le droit des États à la non -interférence dans leurs affaires intérieures. Voir l’article 12 §1 (a) et (c) de l’Acte final de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et l’emploi (Charte de la Havane) du 24 mars 1948. La Charte de La Havane a été négociée lors de la Conférence de la Havane, qui a eu lieu du 21 novembre 1947 au 24 mars 1948. La Charte prévoyait la création d'une Organisation internationale du commerce (OIC) intégrée aux Nations Unies. Il s’agissait donc, d’abord, d’un accord qui deviendrait une organisation. Bien que la Charte ait été signée le 24 mars 1948, la Charte de la Havane n’est jamais entrée en vigueur. Néanmoins, en attendant l'entrée en vigueur de la Charte de La Havane, il fallait un mécanisme pour mettre en œuvre et protéger les concessions tarifaires négociées en 1947. À cet effet, il a été décidé d'extraire le chapitre sur la politique commerciale de la Charte de La Havane et d'y faire quelques ajouts pour qu'il devienne l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, qui est devenu le GATT-47. Celui a été intégré aux Accords du Cycle d'Uruguay au moyen du GATT de 1994, lequel a créé l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Voir [http://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/prewto_legal_f.htm], consulté le 13 octobre 2012. 102 ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, Paris, LGDJ, 1983, p. 80. À propos des nationalisations mexicaines, D. Rosenberg expose que “[l]e 18 mars 1938, le Président mexicain Cardenas, promulguant un décret portant expropriation avec indemnité des biens des compagnies pétrolières - essentiellement américaines et britanniques – du Mexique et donc restitution à la nation mexicaine de ses richesses (…) cette décision constituait l’aboutissement des efforts déployés par ce pays, afin de tirer profit des richesses de son sol et de son sous-sol (…) » (Ibidem.). 103 SCHRIJVER, N. Sovereignty over natural resources – Balancing rights and duties, op. cit., p. 4. À cet égard, la Bolivie a nationalisé ses mines en 1951, le Guatemala était en train de démarrer une réforme agraire qui impliquerait l’expropriation de titres propriétaires de l’United Fruit Company, et d’autres pays d’Amérique Latine, tels que le Chili et l’Argentine, envisageaient de prendre les mêmes mesures. Au sujet des nationalisations de l’après-guerre, voir PÉTREN, S., « La confiscation des biens étrangers et les réclamations internationales », RCADI, vol. 109, 1963, en particulier, pp. 545-559.
37
internationale de Justice (CIJ) et sur la scène internationale104. Dans ce contexte, le Conseil
économique et social et l’Assemblée générale de l’ONU se sont mis à discuter du droit des
peuples de veiller sur ses propres ressources, notamment sous l’impulsion du projet de
résolution polonais de 1952.
- La Résolution 523 (VI) du 12 janvier 1952 : un premier pas
Si la souveraineté permanente sur les ressources naturelles n’était à l’origine qu’une
composante économique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, après la Seconde Guerre
mondiale, le principe de la souveraineté permanente se fit peu à peu une place exclusive dans
le droit international105.
Le rapport de ce droit avec l’indépendance économique des États nouveaux s’est
combiné aux intérêts des États socialistes et des pays en voie de développement de réaffirmer
leurs droits sur leurs propres ressources naturelles afin de promouvoir leur développement
économique. Ces pays ont commencé à mener la discussion sur le sujet au sein des Nations
Unies afin d’établir de meilleures méthodes de financement du développement économique des
pays en voie de développement106.
Ainsi, la Pologne déposa un projet de résolution107 visant à promouvoir un échange
d’équipements nécessaire pour les plans d’industrialisation des pays en voie développement,
alors que ceux-ci fourniraient des matières premières aux pays industrialisés108. Cependant, les
États-Unis ont proposé des amendements à ce projet, dont le but était d’affirmer que les pays
développés ne se résigneraient pas à l’idée de jouissance des droits sur les ressources naturelles
par les pays en voie de développement109. En conséquence de ces amendements,
104 Affaire de l’Anglo-Iranian Oil Company, op. cit., p. 93. L’affaire portait sur la nationalisation par l’Iran de la compagnie pétrolière britannique Anglo-Iranian Oil Company. Selon D. Rosenberg, cette affaire représente « la première tentative de l’après-guerre de rendre un peuple maître de sa principale richesse naturelle ». ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 94. 105 HYDE, J. N., « Permanent Sovereignty over Natural Wealth and Resources », AJIL, vol. 50, 1956, p. 855. 106 Notamment, lors de la Deuxième Commission de l’Assemblée générale. 107 UN. Doc. [A/C.2/L.81], 26 novembre1951 et Corr. 1. 108 Le texte du préambule du projet de résolution énonçait que « Considérant que les richesses naturelles des pays arriérés du point de vue économique doivent être exploitées pour réaliser les plans de développement économique de ces pays conformément à leurs intérêts nationaux et que ces pays ont le droit absolu de disposer librement de leurs richesses naturelles, ce que, dans la plupart des cas, ils ne font pas encore à l’heure actuelle (…) » UN. Doc. [A/C.2/L.81], 26 novembre1951, préambule. 109 ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 101. Parmi les amendements des États-Unis, figurait la proposition d’ajouter au texte du préambule, après « du point de vue économique doivent être exploitées » le mot « surtout », d’ajouter « aider à » après « exploitées pour », et d’ajouter « et à ceux du développement de l’économie mondiale » après « intérêts nationaux ». Était également proposé de supprimer toute la phrase à partir de « ce que, dans la plupart des cas… ». UN.Doc.[A/C.2/L.120], 20 décembre 1951. Ces amendements ont été qualifiés par Ibid., p. 101).
38
sera adoptée la Résolution de l’Assemblée générale 523 (VI) du 12 janvier 1952, intitulée
« Développement économique intégré et accords commerciaux »110.
Dès son préambule, cette résolution atteste de la réussite des propositions nord-
américaines qui visaient à encourager les investissements et l’économie mondiale, ce qui a
résulté en une affirmation assez timide d’un droit souverain sur les ressources naturelles111.
Cette résolution ne peut pas être regardée comme un instrument effectif en vue de la
formulation juridique du droit de souveraineté permanente112. Il est intéressant d’observer que
l’Assemblée générale a joué un rôle très important à ce moment-là, en tant que forum d’un
débat politique et en tant que mandataire de l’avis des divers États membres113.
Bien que la Résolution 523 ait eu une portée assez timide, l’inclusion du droit de
libre disposition sur les ressources naturelles dans les textes internationaux continuerait à être
réclamée par d’autres États114. L’occasion suivante se ferait durant la négociation des Pactes
Internationaux relatifs aux droits de l’homme.
- Le projet chilien des Pactes Internationaux relatifs aux droits de l’homme du 8 mai 1952 :
une tentative pour rendre effectif le principe de souveraineté permanente
Après l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, la
Commission des droits de l’homme s’est penchée sur les projets des Pactes internationaux
relatifs aux droits de l’homme115. Même si ces pactes ne sont entrés en vigueur qu’en 1966, les
débats entamés lorsqu’ils ont été votés et adoptés ont eu un effet capital sur la reconnaissance
juridique de la souveraineté permanente au début des années1950.
À la suite de l’adoption « non sans peine » d’un article reconnaissant le droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes dans les projets des deux Pactes internationaux116, le Chili a
déposé, lors de la 8ème session de la Commission des droits de l’homme le 16 avril 1952, un
110 Par trente-six votes contre quatre (Nouvelle Zélande, Afrique du Sud, Royaume-Uni et États-Unis) et douze abstentions. Voir Annuaire des Nations Unies 1952, p. 390. 111 Résolution 523 (VI) du 12 janvier 1952, préambule : « Considérant que les pays insuffisamment développés ont le droit de disposer librement de leurs richesses naturelles et qu’ils doivent utiliser ces richesses de manière à se mettre dans une position plus favorable pour faire progresser davantage l’exécution de leurs plans de développement économique conformément à leurs intérêts nationaux, et pour encourager le développement de l’économie mondiale (…) ». 112 SCHRIJVER, N. Sovereignty over natural resources – Balancing rights and duties, op. cit., p.48, 113 SCHRIJVER, N. Sovereignty over natural resources – Balancing rights and duties, op. cit., p.48, 114 Bien que constituant un effort timide, la Résolution 523 a eu sa valeur dans les débats et la formation juridique du principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles. G. Fischer la considère comme « la première résolution de l’Assemblée générale reconnaissante le principe ». (FISCHER, G., « La souveraineté sur les ressources naturelles », AFDI, 1962, p. 516). 115 Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. 116 L’article 1er des deux Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme établit le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
39
projet afin d’ajouter un autre paragraphe à cet article117. Dans ce projet, il tenta de préciser le
contenu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, incorporant son aspect économique118. Il
a ainsi réaffirmé que :
« [l]e droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comprend en outre un
droit de souveraineté permanent sur leurs richesses et leurs ressources
naturelles. Les droits que d’autres États peuvent revendiquer ne
pourront en aucun cas justifier qu’un peuple soit privé de ses propres
moyens de subsistance »119.
Ce projet a provoqué une division manifeste entre pays développés d’une part, qui
craignaient que cette affirmation puisse justifier des nationalisations et des expropriations sans
conditions, et pays en voie de développement et pays socialistes d’autre part120. Le Chili a
néanmoins réussi à faire adopter son projet d’article par la Commission des droits de l’homme
le 8 mai 1952121. Par la suite, l’Assemblée générale allait incorporer le droit des peuples à
disposer d’eux-mêmes122 ainsi que le droit de souveraineté permanente sur les ressources
naturelles, dans les projets de deux conventions, même si ces dernières ne seraient adoptées
qu’en 1966123.
117UN.Doc. [E/CN.4/L.24], 16 avril 1952 (voir Annexe I). 118 ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 102. A. Cristescu présente ainsi les efforts menés au sein des Nations Unies pour inclure le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans les Pactes internationaux : « À sa sixième session, en 1950, la Commission des droits de l'homme a été saisie d'une proposition visant à inclure, dans le projet de pacte international relatif aux droits de l'homme, un texte prévoyant notamment que : ‘Chaque peuple et chaque nation ont le droit de disposer d'eux- mêmes dans l'ordre national. Les Etats chargés de l'administration des territoires non autonomes sont tenus de faciliter l'exercice de ce droit en s'inspirant, dans leurs rapports avec les populations de ces territoires, des buts et principes de l'Organisation des Nations Unies ". À la cinquième session de l'Assemblée générale, en 1950, la Troisième Commission était saisie d'un projet de résolution (A/C.3/L.76) sur le projet de pacte international relatif aux droits de l'homme et aux mesures de mise en œuvre et sur les travaux futurs de la Commission des droits de l'homme. Parmi les amendements présentés à ce projet de résolution, un amendement (A/C.3/L.96) proposait l'inclusion dans le projet de pacte du texte cité au §28 ci-dessus [du texte précité]. Un autre amendement (A/C.3/L.88), qui a été adopté par 31 voix contre 16, avec 5 abstentions13, forme la section D de la résolution 421 (V) [adoptée par l'Assemblée générale le 4 décembre 1950 et intitulée «Projet de pacte international relatif aux droits de l'homme et mesures de mise en œuvre ; travaux futurs de la Commission des droi ts de l'homme »] qui a la teneur suivante : « Demande au Conseil économique et social d'inviter la Commission des droits de l'homme à étudier les voies et moyens de garantir aux peuples et aux nations le droit de disposer d'eux-mêmes, et à rédiger des recommandations que l'Assemblée générale examinera à sa sixième session. » (CRITESCU, A. Le droit à l’autodétermination : développement historique et actuel sur la base des instruments des Nations Unies , Nations Unies, New York, 1981, §§28-29, UN. Doc. [E/CN.4/Sub.2/404/Rev. 1].). Le 5 février 1952, l’Assemblée générale a effectivement adopté la Résolution 545 (VI), intitulée « Insertion dans le Pacte ou les Pactes internationaux relatifs aux droits de l'homme d'un article sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». 119 UN. Doc. [E/CN.4/L.24], 16 avril 1952. Nous soulignons (voir Annexe I). 120 Voir encore sur le Projet chilien : infra, Première Partie, Titre I, chapitre 1, section I, §1, la rubrique « Des interprétations divergentes sur le lien de la souveraineté permanente avec un droit fondamental … ». 121 Par dix votes contre six et deux abstentions (Chine et Grèce). 122 À l’occasion de sa 10ème session de la Troisième Commission de l’Assemblée générale en 1955. Voir UN.Doc.[A/3077], §75, 8 décembre 1955 et UN.Doc.[A/C.3/SR.676],§26, 19 novembre 1955. La Troisième commission de l’Assemblée générale traite des questions sociales, humanitaires et culturelles. 123 L’élaboration des deux projets a demarré en 1947 (du 9 au 25 juin) et a duré jusqu’au 16 avril 1954. Par la suite, l’Assemblée générale a pris douze ans pour les adopter, ce qui a eu lieu le 16 décembre 1966 (BOSSUYT, M. Guide to the « travaux préparatoires » of the International Convenant on Civil and Political Rights , Martinus Nijhoff Publishers, Dordrecht, 1987, pp. xix-xx.
40
Une fois encore, il a été possible d’observer le clivage assez marqué entre pays
développés d’un côté et États socialistes et pays en voie de développement de l’autre. Cette
division idéologique se poursuivrait lors les débats suivants, en particulier au cours des
discussions qui ont mené à l’adoption de la première résolution relative au droit des peuples à
disposer de leurs ressources naturelles : la Résolution 626124.
- La Résolution 626 (VII) du 5 novembre 1952, une résolution sur la nationalisation
des ressources naturelles ?
En 1952, certains États avaient décidé, avec fermeté, de mettre en exergue
l’affirmation du droit de disposer librement de leurs ressources naturelles125. C’est pour cette
raison que, le 5 novembre 1952, l’Uruguay a soumis un projet de résolution sur le
« développement économique et les pays en voie de développement ». Ce texte prévoyait que
les États devaient respecter le droit de chaque pays de nationaliser et d’exploiter librement ses
richesses naturelles afin d’assurer son indépendance économique et le besoin des populations
des pays en voie de développement, ainsi que la volonté de leurs gouvernements de nationaliser
leurs ressources naturelles126.
Au projet uruguayen, s’ajouta une disposition plus précise proposée par la Bolivie.
Selon celle-ci, le droit de chaque État de disposer de ses ressources naturelles était une
condition indispensable à son progrès et à son développement économique. De plus, le projet
commun uruguayen-bolivien prévoyait que, pour parvenir à cette fin, les États disposaient
également du droit « de s’abstenir de toute pression directe ou indirecte qui menacerait
l’exécution des programmes de développement économique intégral ou la stabilité économique
des pays insuffisamment développés ou l’entente mutuelle et la coopération économique entre
les nations du monde »127.
Toutefois, ce projet de résolution fit l’objet de la réprobation des médias, de sociétés
commerciales et des pays de l’Ouest, à l’instar de la Suède et des Pays-Bas qui critiquaient le
projet pour son absence d’affirmation d’un principe juridique d’indemnisation.
124 ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 103. 125 Ibidem. 126 Voir Annuaire des Nations Unies 1952, p. 387. Projet de résolution UN Doc. [A/C.2/L.165], 5 novembre 1952 et UN Doc. [A/C.2/L.165/Corr. 1 à 3], 6 novembre 1952. Le représentant uruguayen expliquait dans son projet qu’ « il [fallait] envisager des mesures qui leur permettent d’exploiter eux-mêmes et à leur profit les ressources naturelles qu’ils possèdent (…) » (UN. Doc. [A/C.2/SR.231], 6 décembre 1952, p. 278). Cette initiative provenant de l’Uruguay n’était pas incohérente, dans la mesure où ce pays avait « always pursued a policy of ‘scrupulous observance of its obligations towards foreign investors and foreign capital’, it claimed to have ‘the necessary moral authority to introduce its draft resolution’ », comme le souligne N. Schrijver (SCHRIJVER, N. Sovereignty over natural resources – Balancing rights and duties, Cambridge University, 1997, p. 43). 127 UN. Doc. [A/C.2/L.164/Rev.1], 25 novembre 1952 (voir Annexe I).
41
Cette idée est apparue dans la proposition d’amendement nord-américaine au projet, qui a
finalement été rejetée128. En raison de toutes ces controverses, l’Assemblée générale fut amenée
à diriger plusieurs débats sur ce sujet129.
Il est intéressant de souligner qu‘au cours de ces débats, il est devenu clair que la
grande majorité des États soutenait la reconnaissance d’un principe selon lequel l’État détient
un droit souverain d’exploiter librement ses ressources naturelles et de procéder à des
nationalisations, lorsque l’exploitation de ces ressources a été concédée à des capitaux
étrangers130. C’est dans ce contexte que l’Assemblée générale est parvenue à adopter le projet
uruguayen-bolivien sous la forme de la Résolution 626 (VII) du 21 décembre 1952, intitulée
« droit d’exploiter librement les richesses et les ressources naturelles ». Il s’agit du premier
texte qui reconnaît expressément le droit de souveraineté permanente sur les ressources
naturelles.
Par le biais de ce texte, l’Assemblée générale a reconnu qu’il importait d’encourager
« les pays insuffisamment développés à profiter de leurs ressources naturelles » et que le droit
des peuples de disposer et d’exploiter librement leurs ressources naturelles
« était inhérent à leur souveraineté »131. Par ailleurs, l’Assemblée générale recommandait à
tous les États de s’abstenir de tout acte destiné à empêcher un État quelconque d’exercer sa
souveraineté sur ses ressources naturelles 132 . Ainsi, l’organe des Nations Unies a expressément
affirmé l’existence d’une souveraineté de l’État sur ses ressources naturelles.
Cependant, même après son adoption, les réactions négatives contre la Résolution
626 ne se sont pas apaisées. Les « hommes d’affaires » nord-américains condamnaient le «
caractère essentiellement unilatéral »133 de la Résolution 626, vu qu’elle ne faisait aucune
référence à une indemnisation134. Craignant que les expropriations soient
128 Dans son amendement, les États-Unis recommandaient « aux pays qui décident de développer leurs richesses et ressources naturelles de s’abstenir de prendre, en violation des principes applicables et des usages du droit international, ainsi que des dispositions des accords internationaux, toute mesure dirigée contre les droits ou intérêts des ressortissants d’autres États membres, en ce qui concerne l’esprit d’entreprise (…) » (L’amendement avait été proposé lors de la discussion de l’article 3 du projet, voir UN. Doc. [A/C.2/L.188], 10 décembre 1952). L’amendement nord-américain a été rejeté par 28 voix contre 17 et 5 abstentions. Il est intéressant de noter que les votes défavorables émanaient principalement d’États américains, asiatiques et du Proche -Orient, ainsi que de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) et des États d’Europe de l’Est. 129 Voir Annuaire des Nations Unies 1952, pp. 387-390. 130 SCHRIJVER, N. Sovereignty over natural resources – Balancing rights and duties, op. cit., pp.42-48. À propos des négociations, voir encore UN.Doc. [A/C.2/SR.231] 6 décembre 1952, UN.Doc. [A/C.2/SR.235], 10 décembre 1952, UN.Doc.[A/C.2/SR.237], 11 décembre 1952, UN.Doc.[A/C.2/SR.238], 12 décembre 1952, UN.Doc. [A/C.2/L.189], 10 décembre 1952 et Annuaire des Nations Unies 1952, pp.387-390. Voir également à cet égard UN.Doc.[A/C.2/L.189], 10 décembre 1952. 131 Préambule. 132 § 2. 133 Brochure no175, des publications de la Chambre française de Commerce et Industrie, p. 39. La résolution énonçait que « [c]ette émotion est provoquée non par le contenu de la résolution, mais par ses graves omissions et par son caractère essentiellement unilatéral ». 134 ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 108.
42
réalisées de façon immédiate, soudaine et sans aucune sorte d’indemnisation135, les États
capitalistes et les personnes du monde des affaires ont surnommé la Résolution 626 « la
résolution de la nationalisation »136.
En dépit de cette crainte, la Résolution 626 n’a pas donné lieu à une vague
révolutionnaire de nationalisations et d’expropriations sans indemnisation. En réalité, la
question de l’indemnisation était déjà garantie par d’autres textes internationaux137. La
nécessité d’une indemnisation, dans les cas d’expropriation ou de nationalisation, est devenue
indiscutable et serait plus tard confirmée comme une norme coutumière du droit international.
Il ne restait plus qu’à déterminer les caractères et les conditions de l’indemnisation138.
À cet égard, R. Binschedler a constaté que « [l]a résolution n’a pas le caractère
révolutionnaire qu’on a voulu lui prêter (…). On voit que l’accent est passé de l’affirmation
du droit – incontesté – d’exploiter à l’affirmation de la nécessité d’assurer, ce faisant, la
sécurité aux capitaux étrangers. » 139. Cette Résolution a été plutôt considérée comme un
« équilibre entre volontés » 140 , ou encore « une synthèse entre la liberté d’action des
gouvernements et la sécurité du capital apporté du dehors », comme l’a expliqué
D. Rosenberg141.
135 Dans le même sens, le juge Levi-Carneiro a estimé dans son opinion dissidente sur l’affaire Anglo-Iranian Oil Company (Royaume-Uni c. Iran) : « [à] mon avis, il doit en être ainsi dans des cas de nationalisation d'entreprises déjà installées. Mais, si l'on invoque encore l'intérêt de la collectivité pour justifier, dans ces cas - là, une indemnisation incomplète, au contraire de ce qui se passe dans les cas d'expropriation, il faudra reconnaître que cette considération ne peut pas valoir par rapport aux étrangers qui, par le fait même de la nationalisation, sont écartés de la collectivité nationale favorisée par un tel acte. Il n'y a pas de raison pour les soumettre - comme on pourra prétendre eu égard aux nationaux - à un « sacrifice plus étendu » que celui imposé dans les cas d'expropriation. Cela découle des principes de traitement des étrangers assurés par le droit international contemporain. », affaire de l’Anglo-Iranian Oil Company (Royaume-Uni c. Iran), arrêt du 22 juillet 1952, Recueil 1952, p. 162. 136 ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 107. 137 À l’exemple du rapport provisoire sur les effets internationaux des nationalisations de l’Institut du Droit International (IDI) en 1950 (Rapport présenté par le M. A. de La Pradelle. Annuaire de l’IDI, vol. 1, 1950, p. 42 et ss), la Résolution 520 (VI) du 12 janvier 1952 votée sans opposition (et intitulée « Financement du développement économique des pays insuffisamment développés») et les conventions internationales conclues par les États occidentaux comme le Protocole Additionnel no1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 30 mars 1952, qui prévoyait le droit à l’indemnisation comme une des conditions du droit à la propriété. 138 À cet égard, voir BINSCHEDLER, R. L., « La protection de la propriété privée en droit international public », RCADI, vol. 90, 1956, en particulier, pp. 245-277. 139 BINSCHEDLER, R. L., « La protection de la propriété privée en droit international public », RCADI, vol. 90, 1956, p. 195. Nous soulignons. 140 ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 111. 141 PÉTREN, S., « La confiscation des biens étrangers et les réclamations internationales », op. cit., p. 562. M. Fouilloux considérait par ailleurs que la Résolution 626 ne faisait pas de l’indemnisation une condition à la nationalisation, mais plutôt une conséquence de cette dernière (voir FOUILLOUX, G. La nationalisation et le droit international public, Paris, LGDJ, 1962, p. 187 et p. 444). D. Rosenberg critiquait cette théorie car selon lui le résultat revenait au même : l’obligation d’indemniser. Il faut remarquer que la distinction de M. Fouilloux n’est pas pour autant juridiquement sans intérêt (ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p.108). L’idée de Fouilloux était, en d’autres termes, que l’État a le droit absolu de nationaliser, quelles qu’en soient les conditions. Pourtant, dans un deuxième temps, l’acte de nationaliser crée une obligation de réparation à la charge de l’État.
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Nonobstant ces divergences, la résolution a été une étape importante pour la
reconnaissance normative de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, ainsi que
pour l’affirmation des droits en faveur des pays en voie de développement. L’étape suivante,
dans le même sens, serait la création d’une Commission des Nations Unies pour la Souveraineté
Permanente sur les Ressources Naturelles (CSPRN).
- La création de la Commission des Nations Unies pour la Souveraineté Permanente
sur les Ressources Naturelles (1958-1961)
Au vu des controverses suscitées par la notion de souveraineté permanente sur les
ressources naturelles, la Commission des droits de l’homme recommanda en 1954 à
l’Assemblée générale, à travers le Conseil économique et social, la création d’une Commission
pour étudier le sujet142.
Cette commission avait pour objet de « rassembler les renseignements nécessaires
sur la portée et la nature réelle de ce droit »143, « de procéder à une enquête approfondie sur
la situation du droit de souveraineté des peuples et des nations sur leurs richesses et leurs
ressources naturelles »144 et de formuler des recommandations destinées à renforcer ce droit145.
De plus, il a été recommandé que la commission fût composée de représentants de
gouvernements146.
La Commission des droits de l’homme a été convaincue de la nécessité de
« renseignements complets sur l’étendue et la nature effectives de cette souveraineté »147, vu
qu’elle considérait le droit de souveraineté permanente sur les ressources naturelles comme un
« élément fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » 148. Malgré les
142 Commission des droits de l’homme, Rapport sur la 10ème session, 23 février – 16 avril 1954, UN.Doc.[E/2573], §§ 322-335. Il convient de remarquer que l’Assemblée générale avait donné pour mission à la Commission des droits de l’homme d’élaborer des recommandations « concernant le respect, sur le plan international, du droit des peuples et des nations à disposer d’eux-mêmes », Résolution de Assemblée générale 738 (VIII) du 28 novembre 1953. Voir encore, la Résolution 637 C (VII) du 16 décembre 1952. La Commission des droits de l’homme a examiné la question dans ses 474ème, 475ème et 476ème séances. De plus, elle a été saisie d'un projet de résolution déposé conjointement par les représentants du Chili, de la Chine, de l'Égypte, de l'Inde, du Pakistan et des Philippines (UN. Doc. [E/CN.4/L.381]), qui établissait la création d’une commission chargée d’étudier le droit de souveraineté sur les ressources naturelles. Le projet de résolution a été adopté par 11 voix contre 6, les pays ayant voté pour étant le Chili, la Chine, l’Égypte, la Grèce, l’Inde, le Pakistan, les Philippines, la Pologne, la République socialiste soviétique d'Ukraine, l’Union des Républiques socialistes soviétiques, et l’Uruguay ; les votes contre ont été ceux de l’Australie, de la Belgique, des États-Unis, de la France, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, et de la Turquie (Voir Commission des droits de l’homme, Rapport sur la 10ème session, 23 février – 16 avril 1954, UN.Doc. [E/2573], §§323-325). 143 Ibid., §330. 144 Ibid, § 324 145 Ibidem. 146 Ibid., §331. 147 Ibid., § 335. 148 Ibidem.
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efforts de la Commission des droits de l’homme, l’établissement d’une commission pour la
souveraineté permanente sur les ressources naturelles n’a pas été simple.
En 1954, la Troisième Commission de l’Assemblée générale a persisté sur la
question. Elle s’est mise à examiner le Rapport du Conseil économique et social et de formuler
des projets à ce propos149. Malgré la résistance des pays développés durant des mois, la
Commission des droits de l’homme a insisté, lors de sa 11ème session en 1955, sur la nécessité
de procéder à une enquête approfondie sur la souveraineté permanente sur les ressources
naturelles150. Mais ce n’est qu’en 1958 que l’Assemblée générale considéra sérieusement cette
proposition.
Le 12 décembre 1958, après quatre ans de débats, l’Assemblée générale a créé la
Commission des Nations Unies pour la souveraineté permanente sur les ressources naturelles
(CSPRN), par la Résolution 1314 (XIII). La commission était composée de neuf États Membres
sélectionnés par le Président de l’Assemblée générale selon la distribution géographique151. Au
cours de ses trois ans d’existence, la CSPRN a tenu trois sessions de trente-trois séances. Ses
discussions furent bien prises en compte et ont servi comme travaux préparatoires en vue
d’interpréter adéquatement le droit de souveraineté permanente sur les ressources naturelles152.
À sa première session, en 1959, il fut discuté davantage des dispositions des
législations nationales, des constitutions et des traités internationaux, lesquels définissaient ou
restreignaient les droits de sociétés ou de gouvernements étrangers, de posséder ou d’exploiter
les ressources naturelles d’un pays153. Ainsi, le Secrétariat des Nations Unies devait rassembler
tous les documents nécessaires à la réalisation d’une enquête approfondie sur la souveraineté
permanente sur les ressources naturelles.
Par la suite, lors de sa deuxième session l’année suivante, la CSPRN a examiné
l’étude préliminaire préparée par le Secrétariat, qui comprenait des réponses à un questionnaire
élaboré par des gouvernements, des agences spécialisées et des commissions économiques
régionales154. Il a été reproché à cette étude préliminaire de se limiter à des compilations de
législations nationales et de traités internationaux, et de contenir peu de
149 ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 134. 150 Résolution du Conseil économique et social no 586 D (XX), UN Yearbook 1955, pp. 158-160. 151 Ces membres étaient les États-Unis, les Pays-Bas et la Suède, représentant les États occidentaux développés, et l’Afghanistan, le Chili, le Guatemala, les Philippines, la République Arabe Unie (l’Égypte et la Syrie) et l’URSS. 152 SCHRIJVER, N. Sovereignty over natural resources – Balancing rights and duties, op. cit., p. 59. 153 Ibidem.Voir UN.Doc. [A/AC.97/3], du 18 mai 1959. 154 À l’exemple de la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes). La seconde session a eu lieu de février à mars 1960. Voir UN.Doc.[A/AC.97/5] et Add.1.
45
renseignements sur les bénéfices que les pays en voie de développement pourraient tirer des
investissements155.
Ce n’est qu’en 1961 que les membres de la Commission ont eu l’occasion d’aborder
et d’entreprendre un débat plus approfondi sur sa deuxième tâche prévue dans la Résolution
1314 : celle de formuler de recommandations, voire d’établir une résolution, outre le fait de
mener une enquête approfondie 156 . Ainsi, au cours de cette année, des
« recommandations tendant à renforcer » le droit de souveraineté permanente sur les ressources
naturelles157 ont été rassemblées sous la forme de deux projets de résolution, l’un présenté par
l’URSS et l’autre par le Chili158.
- Le projet chilien de résolution du 10 mai 1961
Le projet chilien a été considéré comme plus équilibré par rapport aux intérêts
divergents des États159. D’une part, le projet reconnaissait le droit souverain des peuples et des
nations de disposer de leurs ressources naturelles, et était donc surtout favorable aux États en
voie de développement et aux États socialistes. D’autre part, ce texte comprenait une stipulation
selon laquelle le capital étranger devait être protégé et qu’en cas de nationalisation ou
d’expropriation, il devait y avoir une compensation adéquate.
Le projet chilien « (…) constituted a careful compromise between developed and
developing countries as well as between respect for national sovereignty and other rights and
obligations under international law »160, comme l’a souligné N. Schrijver. Ainsi, le projet du
gouvernement chilien a réussi à trancher ce qui était considéré comme « the central problem
» 161 à l’époque : la réconciliation de la souveraineté permanente des pays en voie de
développement avec la prévision de garanties adéquates aux investisseurs potentiels162.
155 Voir par exemple, UN.Doc.[A/AC.97/SR.8], du 23 février 1960, p.7, le commentaire de l’URSS. De plus, la question des sources utilisées par l’étude a été aussi critiquée. Leur validité était remise en cause dans la mesure où la CSPRN s’est essentiellement servie de sources gouvernementales, c’est-à-dire celles qui présentent toujours des intérêts politiques, au détriment des sources privées. ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 137. 156 Ibidem. 157 Résolution 1314 (XIII) du 12 décembre 1958, §1. 158 UN.Doc. [A/AC.97/L.2] du 5 mai 1961, le projet de l’URSS et UN.Doc.[A/AC.97/L.3] du 10 mai 1961, le projet chilien (voir Annexe I). 159 Il est probable que ce rôle chilien d’équilibrage des intérêts en jeux est dû à la politique internationale de neutralité, adoptée par ce pays dans l’après Seconde Guerre, et à ses liens avec le commerce international nord - américain et européen (voir à ce sujet, NOCERA, R., « Ruptura en eje y alienamiento Estados Unidos. Chile durante la Segunda Guerra Mondial », Publicación del Instituto de Historia, vol. 38, décembre 2005-II, pp. 397- 444). 160 SCHRIJVER, N. Sovereignty over natural resources – Balancing rights and duties, op. cit., p. 70. 161 UN Yearbook 1962, p. 500. 162 Ibidem.
46
Néanmoins, plusieurs amendements furent présentés à ce projet. Ceux-ci portaient
en particulier sur les conditions de nationalisation, d’expropriation et sur la compensation à
verser dans de tels cas. Pourtant, lors de sa 17ème session, après l’adoption de certains
amendements163, l’Assemblée générale adopta ce projet le 14 décembre 1962. C’est ainsi que
fut adoptée, avec une majorité remarquable164, la Résolution 1803. Cette dernière, appelée la
Déclaration des Nations Unies pour la souveraineté permanente sur les ressources naturelles,
préciserait le contenu du principe de la souveraineté permanente. Elle constituerait la principale
référence de ce principe en droit international.
1) La Résolution 1803 (XVII) du 14 décembre 1962 : l’aboutissement de la « Déclaration
sur la souveraineté permanente sur les ressources naturelles »
Les années qui ont précédé la Déclaration de 1962 sont appelées par N. Schrijver
« the formative years » de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, puisque la
Résolution 1803 (XVII) de 1962 a marqué la consécration effective de la souveraineté
permanente sur les ressources naturelles au plan international165. En effet, la Résolution1803
est considérée comme « le texte de référence (…) pour les juristes et hommes d’État de plus
en plus nombreux à aborder ce problème (…) »166. Ainsi, considérant que la Résolution 1803
représente l’aboutissement de la formation normative du principe de la souveraineté
permanente et de sa prise en compte à l’échelle internationale, il faut à présent présenter les
caractéristiques de ce droit et, en particulier, celles déterminées par la Résolution 1803 (XVII)
de 1962.
La Résolution 1803 qualifie ce droit d’« inaliénable » : « Considérant que toute
mesure prise à cette fin doit se fonder sur la reconnaissance du droit inaliénable qu’a tout
État de disposer librement de ses richesses et de ses ressources naturelles (…) »
(préambule)167. Cette inaliénabilité devait être comprise comme signifiant que la souveraineté
permanente des peuples et des nations sur leurs ressources naturelles « est inhérente à leur
163 Citons notamment l’amendement proposé par l’U.R.S.S. concernant le rappel des Résolutions 523 (VI) et 626 (VII) dans le préambule (UN.Doc.[A/C.2/L.620, sub.1) et l’amendement commun du Royaume-Uni et des États- Unis à propos du §4 sur la nationalisation et l’expropriation, qui a ajouté le membre de phrase suivant : « sur l’accord des États souverains et autres parties intéressées » (UN.Doc.[A/C.2/L.686]). 164 La Résolution 1803 a été adoptée par quatre-vingt-sept votes contre deux (la France et l’Afrique du Sud) et douze abstentions. Il est intéressant de noter que la France a été contre l’adoption de la Déclaration sur la souveraineté permanente sur les ressources naturelles. La raison avancée par la France pour justifier son opposition se fondait sur le fait que les organes compétents des Nations Unies pour les questions légales, tels le 6 ème Comité et la Commission du droit international, n’avaient pas été consultés. 165 SCHRIJVER, N. Sovereignty over natural resources – Balancing rights and duties, op. cit., pp. 36-76. Voir également, ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, op. cit., p. 149. 166 ROSENBERG, D. Le principe de souveraineté des États sur les ressources naturelles, Paris, LGDJ, 1983, p. 149. Nous soulignons. 167 Nous soulignons.
47
souveraineté », comme l’affirme la Résolution 626 de 1952168. Par conséquent, en tant que
tel, ce droit n’est pas susceptible d’être aliéné169.
Par ailleurs, l’expression « souveraineté permanente », qui avait déjà été discutée
durant les travaux préparatoires des Pactes internationaux des droits de l’homme de 1966, fut
incorporée par le projet chilien et préservée lors de l’adoption de la Résolution 1803.
Néanmoins, cette résolution a désigné la souveraineté permanente comme celle « des peuples
et des nations » et non en tant qu’une souveraineté « de l’État »170, ce qui a causé une
controverse à propos du titulaire de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles,
comme il sera examiné postérieurement171.
La Résolution 1803 énonce, de plus, que le droit de souveraineté permanente
comprend les droits de prospection, de mise en valeur et de disposition des richesses et des
ressources naturelles (§2)172. Autrement dit, la Résolution affirme que le droit de souveraineté
permanente comprend le pouvoir souverain de dominium de l’État.
La Résolution établit que l’importation de capitaux étrangers, nécessaires à ces
activités relatives à l’utilisation de ressources naturelles, doit se conformer aux règles et aux
conditions nécessaires ou souhaitables de l’État « pour ce qui est d’autoriser, de limiter ou
d’interdire ces activités » (§2). De plus, ces capitaux importés seront régis par la législation
nationale173. Ainsi, la Résolution no 1803 met l’accent sur les pouvoirs souverains de l’État,
voire sur sa compétence exclusive territoriale (jus imperium), et sur toutes les activités relatives
à l’exploitation de ressources naturelles.
De surcroît, ce texte reconnaît que la souveraineté permanente sur les ressources
naturelles prévoit le droit de nationalisation et d’expropriation des ressources naturelles, et le
droit de réquisition en temps de guerre. Ces droits devaient pourtant être assujettis à certaines
conditions, comme « se fonder sur des raisons ou des motifs d'utilité publique, de sécurité ou
d'intérêt national (…) » (§4). De plus, une indemnisation adéquate doit être accordée au
propriétaire exproprié « conformément aux règles en vigueur dans l'État qui prend ces mesures
dans l'exercice de sa souveraineté et en conformité du droit international » (§4) 174.
168 Cette résolution est d’ailleurs rappelée dans le préambule de la Résolution 1803 (XVII) de 1962 (voir Annexe II). 169 Voir supra, dans la rubrique « Le ‘principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles’ ». 170 Voir préambule §3 et §11, ainsi que §3 et §4 du texte de la Résolution 1803, voir Annexe II. 171 Voir infra, Première Partie, Titre I, chapitre 1. 172 §2 « [l]a prospection, la mise en valeur et la disposition de ces ressources ainsi que l'importation des capitaux étrangers nécessaires à ces fins devraient être conformes aux règles et conditions que les peuples et nations considèrent en toute liberté comme nécessaires ou souhaitables pour ce qui est d'autoriser, de limiter ou d'interdire ces activités ». 173 §3, voir Annexe II. 174 §4, voir Annexe II. Ce paragraphe qui fut objet de plusieurs amendements et discussions durant la 17 ème session de l’Assemblée générale pour l’adoption de la Résolution 1803. Voir Annuaire des Nations Unies 1962, pp. 500-502.
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En ce qui concerne les tiers, la Résolution souligne que les États et les organisations
internationales doivent respecter strictement et consciencieusement la souveraineté permanente
sur les ressources naturelles. D’après la Résolution, cela doit se faire en conformité avec les
principes exposés dans la résolution elle-même et dans la Charte des Nations Unies (§8)175, ce
qui comprend donc « le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous
» (article 1er de la Charte). Il en va de même pour le §7 qui affirme que la violation de ce droit
de souveraineté permanente « va à l'encontre de l'esprit et des principes de la Charte des
Nations Unies et gêne le développement de la coopération internationale et le maintien de la
paix »176. La Résolution 1803 se préoccupe tout de même de bien délimiter l’exercice de la
souveraineté permanente selon les principes et les obligations du droit international.
Il faut enfin souligner que ce texte prévoit, dans son tout §1er, que : « [l]e droit de
souveraineté permanente des peuples et des nations sur leurs richesses et leurs ressources
naturelles doit s'exercer dans l'intérêt du développement national et du bien-être de la
population de l'État intéressé »177. D’après ce texte, l’exercice de ce droit doit s’accomplir en
gardant à l’esprit l’intérêt du développement national et l’intérêt du bien-être de sa population.
Le contexte international et les débats qui ont abouti à l’adoption de la Résolution
1803 ont imprimé une interprétation économique au texte de la résolution. En effet, le §1er
relatif à l’exercice de ce principe était interprété selon cette conception économique, qui
s’adressait particulièrement aux rapports interétatiques178.
Ainsi, l’exercice de la souveraineté permanente « dans l’intérêt du développement
national et du bien-être de la population » renvoyait, d’abord, à l’idée de l’intervention des
investissements étrangers qui devait se faire en vue de l’intérêt du développement national et
du bien-être de la population, comme l’a précisé le représentant chilien lors de la proposition
du projet de résolution179. Par la suite, eu égard au fait que la souveraineté permanente avait
pour but de garantir les droits des futurs États, ces deux finalités – celle tenant au
développement national et celle tenant au bien-être de la population – impliquaient que la
175 § 8 « (…) les États et les organisations internationales doivent respecter strictement et consciencieusement la souveraineté des peuples et des nations sur leurs richesses et leurs ressources naturelles, conformément à la Charte et aux principes énoncés dans la présente résolution ». 176 §7, voir Annexe II. 177 §1, voir Annexe II. Nous soulignons. 178 ZAKARIYA, H. S., « Sovereignty over Natural Resources and the Search for a New International Economic Order », in SNYDER, F.E., SATHIRATHAI, S.(éd.). Third World Attitudes toward International Law – an Introduction, Dordrecht/Boston/Lancaster, Martinus Nijhoff Publishers, 1987, p. 644. 179 BOSSUYT, M. Guide to the « travaux préparatoires » of the International Convenant on Civil and Political Rights, Martinus Nijhoff Publishers, Dordrecht, 1987, p. 39. Voir UN.Doc.[E/CN.4/SR.260], p.6 (Chili) et p. 10 (Lebanon).
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puissance administrante de territoires occupés devait exercer la souveraineté permanente
en veillant au développement national et au bien-être de la population. Dans les deux
cas, les finalités de l’exercice de la souveraineté permanente prévues par la Résolution
correspondaient au développement national économique et au bien-être économique de
la population, dans le sens où cette dernière pourrait garantir sa subsistance économique
par ses propres moyens, c’est-à-dire garantir son autodétermination économique.
Ce paragraphe, considérée par N. Schrijver comme l’objectif fondamental de
la souveraineté permanente sur les ressources naturelles180, sera essentiel dans la
présente étude, comme il sera traité plus loin.
Après la Résolution 1803 (XVII) de 1962, d’autres résolutions de
l’Assemblée générale ont réaffirmé la souveraineté permanente sur les ressources
naturelles et les droits de l’État sur les ressources naturelles de son territoire et les
activités reliées181. Néanmoins, force est de constater que depuis 1962, le droit
international a évolué : ses textes et mécanismes juridiques se sont multipliés et les
centres d’intérêt des internationalistes se sont étendus et certains domaines, comme celui
des droits de l’homme, se sont consolidés au plan international.
Par conséquent, il est aujourd’hui possible d’observer que le contenu normatif
du principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles – qui garantit à
l’État des droits exclusifs relatifs à la jouissance économique des ressources naturelles
– doit faire face au développement progressif de la protection des droits de l’homme en
droit international.